Le devant du bonnet, porté sur le front, présentera un écran numérique, un peu comme un taximètre, sur lequel sera affiché en temps réel le nombre de fois que les travaux de cet universitaire auront été cités. Au fur et à mesure que les centres automatisés conçus à cet effet enregistreront les nouvelles citations, celles-ci, retransmises par signal satellite, seront automatiquement affichées sur l’écran numérique à l’avant du bonnet, un peu comme une version miniature du décompte de la population mondiale qui s’affichait autrefois en diodes à Times Square. (Scott, 2013)

2Évaluation bibliométrique, technologie, concurrence : cette scène fictive campe avec mordant l’obsession productiviste d’une certaine recherche contemporaine.

3Frugalité de la recherche ? Mais pour qui, pourquoi et comment ? Frugalité de la recherche publique ou industrielle ? Des outils ou des méthodes ? De la construction des savoirs ou de leurs usages ? Pour quelles disciplines ou cultures épistémiques ? Frugalité individuelle ou collective et, si collective, à quelle échelle ? Celle des politiques institutionnelles ou des collectifs de travail ? Frugalité des mots d’ordre ou des investissements ? De l’accès aux terrains ou aux circuits de reconnaissance par les pairs ? Frugalité pour contraindre ou pour s’autonomiser, pour aménager les réductions budgétaires ou remettre en cause le fonctionnement actuel de la recherche ? Ces questions permettent de ne pas reconstituer l’image d’une science une et homogène, indifférente aux contextes de son élaboration, et servent de fil directeur aux articles de ce numéro de Socio. Nous n’avons par ailleurs ici aucune prétention définitive sur ce sujet. Au contraire le présent texte assume un positionnement exploratoire, qui est aussi marqué par la situation de ses autrices et auteurs dans le champ scientifique français. La réflexion sur la frugalité de la recherche prend en effet un tout autre contour dans des pays où les libertés académiques sont inexistantes ou menacées ou dans ceux où la faiblesse des conditions matérielles de travail entrave la possibilité concrète de se questionner. Comme c’est souvent le cas quand il s’agit de terrains à défricher, de tendances diffuses et de mouvements émergents, l’enjeu principal est d’ajuster les méthodes de prospection à une construction théorique d’objet robuste et en même temps suffisamment souple pour amorcer de nouvelles explorations en produisant un déplacement par rapport à la littérature autour de la sobriété (Villalba, 2016 ; Lorrain, Halpern et Chevauché, 2018 ; Guillard, 2019 ; Cézard et Mourad, 2019 ; Flipo, 2020 ; Charbonnier, 2022). Le souci d’une restitution en cours s’illustre dans la sélection des études de cas qui composent ce dossier tout comme dans l’esquisse de conceptualisation du phénomène dans toutes ses dimensions. Ainsi, nous ne trancherons pas dans la description de tel ou tel aspect de la frugalité, ni dans l’explication des ressorts ultimes de ces processus saisis ici à l’échelle globale, mais il ressortira de notre analyse un premier tableau d’ensemble.

La frugalité : aux origines d’une tentative de restauration morale du capitalisme

4Les origines du terme de frugalité se tracent du côté d’une promesse : celle de la baisse des coûts et du prix au nom de l’accessibilité de certains biens et services avec une qualité minimale, voire supérieure. Dans une liste non exhaustive des biens et services destinés généralement à des populations qui n’ont pas accès à leur version plus onéreuse, il est possible de citer pêle-mêle des maisons à 300 dollars, des opérations de la cataracte, des frigos sur batterie, des électrocardiogrammes, filtres à eau, lampes solaires ou encore les modèles citadins Nano du constructeur indien Tata Motors à moins de 100 000 roupies (2 000 dollars), réservés au marché intérieur et qui ont matérialisé la possibilité d’un transport individuel de masse. Un autre terrain d’application, lié, est celui de l’« ingénierie frugale », encouragée dans les années 2000 chez le constructeur automobile Renault. La conception et la production de la Logan en furent le test déclencheur. Construite par la filiale roumaine Dacia, cette voiture promet alors d’« offr[ir] l’assurance d’avoir un véhicule plus grand, plus fiable, plus simple et moins coûteux », selon l’ancien P-DG de Renault Carlos Ghosn (préface à Midler, Jullien et Lung, 2012), promoteur de cette « frugalité » (sic) dans l’ingénierie automobile et louée comme une avant-garde. La croissance des ventes de ce véhicule abordable et solide a justifié l’inclusion d’autres modèles siglés Dacia, de même qu’une montée en gamme sans coût exorbitant, et cette réussite a banalisé ce mode de production et de consommation, y compris en France où cette frugalité fait florès. Il n’est cependant pas certain que la démarche perdure dans l’industrie, car la conversion du parc automobile au tout électrique renchérit substantiellement les coûts de fabrication, de vente et les frais d’usage, sans parler de son coût environnemental avec les terres rares extraites pour les batteries, et elle érige les voitures en produits de consommation rares.

7Les dérives de la frugalité semblent ainsi emprunter à différents registres pour se légitimer auprès de chacun d’entre eux et à leur carrefour : la tentative de respectabilité scientifique d’un côté et l’aspiration à l’efficacité économique de l’autre dans le but d’entraîner l’ouverture de nouveaux marchés et par un registre applicatif qui décline un modèle pour « solutionner » des problèmes sociaux. En 2015, Navi Radjou poursuit l’entreprise de rationalisation et de promotion dans un nouvel ouvrage, coécrit avec Jaideep Prabhu. Sans référence au mot jugaad, publié par l’hebdomadaire libéral The Economist, et déclinant six principes, Frugal Innovation: How to Do More With Less, est de nouveau préfacé par un P-DG, cette fois celui de l’entreprise Unilever. Ce n’est d’ailleurs pas le seul patronage : le livre s’ouvre sur une collection de 22 commentaires élogieux qui, pour la grande majorité, sont signés par des dirigeants d’entreprise. Ainsi, Carlos Ghosn, alors P-DG de Renault-Nissan, y raconte :

Longtemps pratiquée dans les pays en développement par pure nécessité, l’innovation frugale devient aujourd’hui un impératif commercial stratégique dans les économies développées, où les consommateurs exigent des produits abordables et durables. Le flux de connaissances industrielles est ainsi devenu une rue à double sens, où le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest apprennent l’un de l’autre et échangent entre eux. Aucun chef d’entreprise du xxi^e siècle ne peut ignorer le changement de paradigme décrit en détail dans ce livre.

8Pour Navi Radjou, l’Inde est le lieu de naissance de l’innovation frugale et cette notion se trouve au cœur d’une réorientation personnelle. Dans une interview en septembre 2020, il revient sur sa carrière et la fatigue croissante suscitée par un changement de culture dans la Silicon Valley où il travaillait : ce lieu, qui associait ambition et humilité, a selon lui changé à partir de la fin des années 1990 pour faire place à des valeurs d’avidité et de quête d’enrichissement rapide. La trajectoire de la notion est ainsi embarquée dans le récit rétrospectif de l’éveil et du changement de vie. Quant à l’évolution de la perception de cette même notion, Navi Radjou raconte, là aussi, une transformation des valeurs qui tranche avec le dédain et le manque d’enthousiasme perçus dix ans plus tôt :

[Les chefs d’entreprise] commencent à voir comment l’innovation frugale peut être utile pour fabriquer de meilleurs produits, plus durables, plus abordables pour les pauvres. Par exemple, elle peut donc contribuer à l’inclusion sociale. Si vous pouvez utiliser moins de ressources naturelles. Pour fabriquer des produits tout en étant bon pour l’environnement aussi. Il y a eu une sorte de rédemption de ce concept d’innovation frugale en Inde, menée par des personnes influentes, des célébrités, et il y a même eu des films réalisés à Bollywood célébrant ce type d’état d’esprit frugal. (Radjou, 2020).

9Sans entrer dans une généalogie historique de cette notion, plusieurs constats peuvent être faits, qui mériteraient d’être confrontés à des investigations empiriques pour confirmation. Le premier est le penchant culturaliste de ce rapport à l’innovation : il consiste à associer une certaine manière d’innover à un pays en particulier, tout en célébrant, dans une tentative de renversement du stigmate, un bricolage qui est parfois un accommodement avec des mécanismes de rareté ou de pauvreté, lesquels ne sont pas, et n’ont pas été, le propre de l’Inde. Plutôt que d’identifier alors ce qui caractérise, et distingue ce bricolage en Inde, ses potentielles singularités sont effacées dans un discours orientaliste de l’innovation. À rebours de cette démarche, David Edgerton (2008) propose la notion de « technologie créole » pour décrire les déclinaisons locales de technologies qui n’ont pas été élaborées localement. Il prête ainsi utilement attention aux circulations et aux recompositions des connaissances et des procédés technologiques.

10Deuxième constat : le champ de la frugalité ne doit pas être compris comme une entreprise sans contestation. Vijay Govindarajan, professeur au Dartmouth College de la Tuck School of Business considère que l’innovation jugaad est de « l’improvisation » (2013) et Raghunath Anant Mashelkar, ingénieur de formation qui a occupé différents postes dans la recherche en Inde et aux États-Unis, la qualifie de « nom terrible » :

Il s’agit de faire les choses d’une manière ou d’une autre, avec le coût comme seule considération, sans tenir compte de la sécurité, de l’impact environnemental, de l’esthétique et de la durabilité. Jugaad consiste à obtenir moins avec moins. Cela a donné une mauvaise image de l’Inde. Nous devons viser ce que j’appelle l’excellence abordable. (Mashelkar, 2014)

11Les discussions autour de ces concepts doivent ainsi être situées dans un espace de concurrence à propos de ce qui définit à la fois une « bonne » innovation et une « bonne » manière d’innover. Elle relève toutefois d’un double cadrage décrit par Mario Pansera (2018) : celui de la rareté et du manque comme conditions prétendument structurelles dans les pays du Sud et celui d’une réduction des causes de l’exclusion à une question de technologie plutôt que de justice sociale.

12Troisième constat : ces « entrepreneurs de cause de la frugalité » situent cette notion, et ses déclinaisons, dans des sphères économiques et managériales, même si les positions multiples qu’ils occupent peuvent en apparence les teinter de scientificité. La frugalité ou l’innovation frugale ne sont toutefois pas absentes de la littérature scientifique. Des dizaines de définitions existent (Hossain, 2018). Lidia Melnikova et Ainhize Gilsanz font une analyse des publications dans ce domaine qui montre que la recherche se concentre principalement « dans les secteurs des technologies de l’information et des communications, des soins de santé, de la conception de produits et de l’industrie manufacturière » (Melnikova et Gilsanz, 2022). Quelques années plus tôt, une autre publication a cartographié les domaines de publications (« soins de santé, électricité et électronique, transports, finances, technologie de l’information et de la communication et énergie ») ainsi que le rôle des universitaires indiens dans cette recherche (Hossain, 2017). Au-delà des articles scientifiques, l’innovation frugale prend parfois des formes institutionnelles, comme avec la création en 2013 d’un International Centre for Frugal Innovation aux Pays-Bas. Des réactions à des crises majeures sont aussi qualifiées d’innovations frugales, parfois même dans le cours des événements. Avec la Covid-19, « l’Inde et le Pakistan réaménagent leur matériel roulant de trains pour en faire des salles d’hôpital pour les patients atteints de Covid-19. La Chine a construit un hôpital de 1 000 lits en 10 jours. Des distilleries ont pivoté pour produire des millions de bouteilles de désinfectant pour les mains » (Harris et al., 2020). Au-delà de l’effet d’homogénéisation de contextes sociotechniques différents, la situation en France lors de l’épidémie de Covid-19 a aussi illustré des adaptations au manque. Des particuliers ont fabriqué des masques et des personnels hospitaliers ont bricolé dans l’urgence du matériel médical, par exemple des surblouses à partir de sacs-poubelle. Moins que l’éloge de la débrouillardise et du « citoyen entrepreneur », ces adaptations ont aussi souligné les doubles dégâts de l’imprévoyance et de la pénurie budgétairement organisée.

13Quatrième constat : cette notion, dont les publications importantes adviennent après la crise financière, économique et sociale de 2008, est à comprendre comme une manière d’ouvrir de nouveaux marchés dans les pays du Nord, dans un contexte de faible croissance, de pauvreté et de chômage (Gaglio, 2017), mais aussi comme une déclinaison de différentes tentatives de restauration morale du capitalisme. Slavoj Žižek décrit un capitalisme à la recherche de « surplus culturel », prenant l’exemple de la campagne de communication de Starbucks qui vantait son café comme n’étant pas seulement bon mais « éthique » (Žižek, 2009). Linsey McGoey et Darren Thiel (2018) décrivent le rôle des fondations privées, des organismes de philanthropie ou des dons de milliardaires comme la mise en place d’une nouvelle « théodicée des privilèges » : la concentration privée de richesses profitant au bien commun, sa critique serait sans fondement. Les promesses de l’innovation frugale renouvellent ainsi cette croyance que le bricolage dans les règles du marché fournit une réponse aux problèmes sociaux, déclinaison de la vieille promesse technicienne, dans une version low-tech cette fois, mais sans en invalider les limites et les ambivalences (Compagnon et Saint-Martin, 2020).

Frugalités dans la vie scientifique

14L’actualité de ce terme dans la vie scientifique prend des contours différents. Il ne fait pas l’objet d’une tentative de mise à l’agenda dans le champ des politiques de la recherche. Sa présence est inférée d’un certain nombre d’évolutions qui reposent sur l’idée qu’il serait possible, en matière d’enseignement et de recherche, de faire mieux ou pareil avec moins.

17La frugalité prend aussi la texture d’une expérience temporelle. De nombreuses publications ont certes pu appeler à « ralentir la vie scientifique » ou à promouvoir une slow science, mais Riyad A. Shahjahan (2014) rappelle qu’« il est toujours difficile de “ralentir” dans le milieu universitaire, étant donné la prédominance de la pensée de pénurie déclenchée par la logique néolibérale et la nature coloniale du temps qui la sous-tend ». Harry Lewis, doyen du collège d’Harvard (1995-2003), peut bien écrire aux étudiantes et étudiants une lettre en 2001 intitulée « Slow down: Getting more out of Harvard by doing less », mais comme son titre l’indique, le ralentissement est branché sur la productivité : « en planifiant votre temps libre, vous le rendrez plus productif ». Ce rapport à la managérialisation du temps académique est fortement critiqué par deux universitaires, Maggie Berg and Barbara K. Seeber en 2016 dans leur ouvrage The Slow Professor.

Les valeurs de productivité, d’efficacité et de concurrence ont le temps comme facteur commun. La productivité consiste à accomplir un certain nombre de tâches dans une unité de temps donnée ; l’efficacité consiste à accomplir des tâches rapidement ; et la concurrence consiste en partie à commercialiser vos réalisations avant que quelqu’un d’autre ne vous devance. La privatisation, en somme, a accéléré l’horloge. (Berg et Seeber, 2016 : 8).

18Le sentiment du manque de temps n’est pas un phénomène contemporain. Pour Françoise Waquet, c’est au contraire une caractéristique de la vie scientifique depuis le xvi^e siècle malgré toutes les transformations de la « condition savante » :

Surabondance des informations et manque de temps sont des données constantes, quasiment structurelles, de l’activité des hommes de science, des données liées, voire se renforçant par une sorte d’effet mécanique. (Waquet, 2015 : chapitre 6).

19La perception contemporaine du manque de temps doit être mise en relation avec l’évolution du secteur public. En France, tous les chercheurs ne sont pas fonctionnaires et toute la recherche n’est pas publique, mais le rapport au temps a aussi été altéré dans le secteur public par des réformes issues du new public management, avec de nouveaux découpages des gestes et des tâches, par exemple dans l’hôpital public avec la tarification à l’acte ou par l’entérinement d’un discours donnant la prime à la compétition dans la recherche publique. La compréhension de ce temps altéré, où frugalité et excès cohabitent et se génèrent mutuellement, gagnerait également à être envisagée au prisme des disability studies et du concept de crip time qui décrit la pluralité des relations au temps hors de la normativité dominante des bien-portants (Ljuslinder et al., 2020). Les contraintes intimes, politiques et professionnelles du temps scientifique et universitaire extraient beaucoup de personnels d’un temps linéaire, prévisible, partagé (Samuels, 2017). Sans compter que, pour une approche plus complète, il convient de tenir compte d’autres régimes de temporalités, comme celui des objets techniques ou les temps biologiques, géologiques et cosmiques (Bensaude-Vincent, 2014).

20La compétition des idées se réduit parfois à une concurrence carriériste des chercheurs où le goût de la science s’estompe au profit de l’appétence à la publication (Van Dalen, 2021). Le temps pris à faire quelque chose de non quantifié crée un désavantage compétitif. Où se trouve comptabilisé dans les métriques qui hiérarchisent la carrière le temps passé à aider un collègue (Berg et Seeber, 2016) ?

21La frugalité contrainte n’est toutefois pas un régime général. Il y a les survivants de l’université et de la recherche qui-a-fait-les-réformes-à-faire et les naufragés du monde qu’elle institue ; les héros de « l’excellence » et le cortège des lumpen-universitaires. Inégalités encore lorsqu’Anne Pasek, dans son travail sur un monde académique libéré des énergies fossiles, rappelle que l’accès aux transports aériens, au cœur du modèle de construction et de circulation des connaissances et savoirs contemporains, n’est pas accessible à tous les chercheurs, à la fois pour des raisons juridiques et politiques mais aussi financières (Pasek, 2020). S'il ne s'agit ni de généraliser ni d'essentialiser, la recherche dans les pays du Sud peut également subir une double frugalité : frugalité du travail scientifique, d’une part, celle des moyens limités de la recherche et d’un moindre accès à certains équipements dont l’utilisation nécessite des infrastructures importantes ou des quantités d'énergie élevées et, d’autre part, frugalité de la diffusion des connaissances, avec la circulation contrariée ou compliquée des connaissances et des personnes. Si le recours à la visioconférence permet de participer sans se déplacer et de bousculer ces problématiques anciennes, il est trop tôt pour savoir si cette pratique restera généralisée hors contexte de pandémie et ce que seront ses effets de long terme sur la diffusion de la connaissance et la nature de la conversation scientifique. Toutefois, il apparaît illusoire que la visioconférence puisse effacer à elle seule les effets de la concentration linguistique et financière du travail scientifique et du couplage indicateurs et algorithmes qui organisent la répartition de la valeur sociale et économique des fruits de la recherche (Pooley, 2022).

22Cette frugalité contrainte peut aussi s’incarner dans les menaces qui pèsent sur l’autonomie de questionnement. Pour les sciences sociales, Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser et Yves Mirman (2022) décrivent une « transformation de l’écologie professionnelle des chercheurs, placés désormais dans un nouveau régime de dépendance et souvent de surveillance à l’égard des professionnels avec lesquels doit composer la conduite de leur activité de recherche : membres des comités d’éthique, experts des agences d’évaluation, membres des jurys d’attribution des fonds privés, avocats spécialisés dans la propriété intellectuelle, contrôleurs de gestion, conseillers en montage de projets internationaux, experts en communication scientifique et valorisation, fonctionnaires sécurité-défense, représentants des fondations, chercheurs des centres de recherche privés, des think tanks… ». Lorsque BNP Paribas cofinance une licence intitulée « Sciences pour un monde durable » de Paris Sciences et Lettres (PSL), la convention entre les deux institutions prévoit que PSL ne doit faire ni déclaration ni commentaire qui porterait atteinte à l’« image du mécène ». Qu’adviendrait-il de cours dont les connaissances scientifiques contribueraient à saper ce que ces entreprises considèrent comme leur intérêt immédiat ? Il aura fallu deux ans de procédure judiciaire au collectif « PSL contre-attaque » pour connaître le montant du versement du groupe bancaire abrité jusqu’alors derrière le « secret des affaires ». À l’échelle mondiale, un rapport de deux universitaires, Kirsten Roberts Lyer et Aron Suba (2019), décrit un moment de « clôture de l’espace académique » fait de limitations sur les institutions (interférences dans les structures de gouvernance, amputation des moyens financiers), de contraintes pesant sur l’engagement des universitaires (atteintes directes à la liberté d’expression, aux sujets de recherche, autocensure) ou encore de restrictions exercées sur les étudiants, les personnels et les institutions (en vertu de lois antiterroristes, au nom de la militarisation des campus ou par des attaques menées par des gouvernements contre leur propre système universitaire en criminalisant des personnels de recherche).

23La frugalité n’est toutefois pas que soumission et contrainte et c’est cette possibilité que souhaite explorer ce numéro de Socio. Elle peut même être comprise comme une forme de « braconnage culturel » au sens que lui donne Michel de Certeau (1990). Identifier des situations de braconnage n’est pas faire l’éloge de la débrouillardise dans les limites du fonctionnement actuel de la recherche : c’est attester de la possibilité d’alternatives déjà là, qui ne sont pas des lots de consolation pour renoncer l’espoir à changer le cours des choses, mais une manière, peut-être, de s’y préparer. Ces alternatives sont même, par endroits, constitutives de la culture professionnelle et organisationnelle de champs disciplinaires, y compris les plus manifestement immergés dans l’innovation industrielle et la haute technologie. Comme l’a documenté Morgan Jouvenet (2007), le bricolage autour des instruments dans les laboratoires de physique impliqués dans l’exploration du « nanomonde » est mis en avant par des chercheurs qui aiment à se retrouver dans la recherche « en perruque », c’est-à-dire réalisée en dehors des sentiers battus de la recherche sous contrat et cadrée par le management de projet. La figure du « braconnier » et le système D dans l’usage des ressources matérielles sont valorisés et sont autant de manifestations d’un « héroïsme professionnel ».

24La frugalité de la recherche peut aussi s’aborder au prisme des opérations décrites, et des terrains couverts, dans le champ des maintenance and repair studies, en recensant notamment ces « situations négligées qui se déroulent dans les interstices de la routine et de la rupture », avec leur part d’informel et d’improvisation (Denis et Pontille, 2019). La frugalité dans la recherche est-elle une opération de maintenance située entre l’ordinaire et la fermeture ? Quels en sont les lieux, les gestes et les outils ? Et sur qui repose-t-elle en particulier ? Décline-t-elle une acclimatation à l’insatisfaction drapée dans les vertus de l’ingéniosité afin de négocier le renoncement à des réorientations ou des contestations plus larges ? Lane Relyea (2013) souligne, au-delà du travail scientifique, les limites du bricolage :

C’est le nouveau punk, après que le capitalisme lui-même fut devenu punk – il est devenu liquide, désorganisé et flexible. Il ne s’agit plus de condamner le système, le DIY est exemplaire de la façon de négocier avec lui, de se battre pour un minimum de glamour romantique et d’estime de soi au sein du système, un sens de la valeur mesuré par les valeurs du système et atteint par ses lois et ses normes (Relyea, 2013 : 49).

25Dans un centre d'IRM (imagerie par résonance magnétique) consacré à la recherche, Giulia Anichini (2013) montre comment « incorporer des objets anodins à des dispositifs techniques complexes en fait des objets originaux et amène à faire du neuf avec des bribes de matériel en fin de vie (boutons de clavier d’ordinateur, flacons d’aspirine...) », ce qui contribue à légitimer, plutôt qu’à contester, les règles du productivisme scientifique.

26Condamner le « système » ou s’arranger avec lui ? L’alternative est-elle seulement binaire ? Jean Frances, Stéphane Le Lay et Baptiste Pizzinat décrivent une « sociologie de garage » dans la fabrique et le déploiement d’une enquête orientée avant tout par l’envie de travailler ensemble sur le dispositif Ma thèse en 180 secondes. Une façon de s’aménager « un espace de recherche permettant de mener une enquête indépendante des commandes publiques ou privées, et d’accéder à une réelle forme de plaisir au travail en dépit des contraintes rencontrées » (Frances, Le Lay et Pizzinat, 2016). Les auteurs ne font pas de cette pratique une injonction qui finirait de transformer le travail en loisir, la créativité des à-côtés, dont l’accès est fortement stratifié, et qui réclame également du temps et des moyens financiers, pouvant renforcer l’orientation productiviste du métier. Marianne Maeckelbergh (2011) appelle, dans d’autres contextes, à l’émergence de « mouvements de préfiguration » : donner forme, dès à présent, à autre chose.

27La frugalité de la recherche peut aussi se lire comme ce qui va contraindre, limiter ou entraver l'extractivisme qui peut caractériser, dans des contextes très différents, le travail scientifique et le rapport aux savoirs. L’historien Dominique Pestre décrit les formes multiples prises par les échanges des savoirs et techniques entre les pays du Nord et du Sud depuis le xvi^e siècle et les très nombreux intermédiaires impliqués dans ces opérations, « traducteurs, guérisseurs, éclaireurs, coureurs de bois, esclaves – et aujourd’hui paysans et “peuples indigènes” » (Pestre, 2015 : 471) :

Ces nouveaux savoirs naissent certes à travers les échanges mais ces emprunts et appropriations sont rayés des récits et mémoires, et l’autre de la rencontre est raconté, essentialisé comme incapable, non scientifique – sauvage (ibid. : 472).

29Jasmine Brooke Ulmer, dans une double métaphore qui relie l’épuisement des êtres et des sols, critique, d’un côté, la « fracturation académique » (academic fracking), où la construction d’idées scientifiques épouse cette forme d’injection et de raffinement, de circulation dans les circuits et d’assèchement du même puits qui caractérise l’extraction de gaz de schiste et, de l’autre côté, ces « mines à ciel ouvert de connaissance » (strip mining knowledge) où « les données peuvent aussi être grattées, extraites, récoltées, nettoyées, saturées, épuisées et jetées » (Ulmer, 2019). Si de tels propos peuvent sembler plus génériques et moins situés, ils ont l’intérêt d’attraper, dans une même image, la matérialité du travail scientifique, qui est largement traversé par les conséquences du changement climatique, quand il n’y contribue pas.

30Nous ouvrons ce numéro en publiant de nouveau l’appel en faveur de la slow science écrit en 2010 par l’anthropologue Joël Candau qui se livre ensuite à un retour réflexif sur la postérité de cet appel et l’actualité de la critique qu’il formulait alors. Ce premier article permet de contribuer à l’historicisation des critiques du rythme et de la vitesse dans la vie scientifique, en formulant une invitation à dépasser l’opposition binaire entre slow et fast science.

31L’article de Iona Galleron prolonge cette réflexion à partir d’un point d’entrée précis : l’articulation de la pression à la publication avec le changement dans les politiques d’évaluation de la recherche et les pressions internes relevant de différents champs disciplinaires des sciences humaines et sociales. Cette fat science qui fait du quantitatif le mode électif de la carrière est aussi liée à la place croissante prise par le travail collaboratif et les articles cosignés. La frugalité à (re)construire passe alors par la défense de « pratiques développées et négociées par les pairs ».

32La course à la publication n’est pas la seule manière de saisir la question de la frugalité de la recherche. Depuis le début des années 2000, une littérature émerge autour de la question des gaz à effet de serre émis par les activités scientifiques. L’entretien de ce numéro, avec Tamara Ben Ari et Olivier Berné qui sont à l’origine de la création de Labos 1point5, permet de revenir, pour la première fois, sur l’origine et la démarche de ce groupe, mais aussi d’ouvrir des perspectives sur les formes prises par la frugalité de la recherche. Le terme, qui avait pu être jugé « un peu radioactif » à cause de la forte précarisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, ne se retrouve pas dans les différents textes publiés par Labos 1point5. Pour autant, ces discussions terminologiques montrent « à quel point il est impossible de faire l’économie d’une réflexion sur l’intrication de l’impératif d’une utilisation raisonnée des ressources restantes avec l’état délétère dans lequel nos métiers se trouvent à l’heure actuelle. »

33L’article d’Antoine Hardy souligne la diversité des motivations à l’œuvre dans un processus de quantification de l’empreinte carbone de la recherche, qui, au-delà des gaz à effet de serre, quantifie les différents temps de la recherche. Tout en soulignant des formes et limites à cette « mise en équivalence », il s’interroge sur l’émergence d’une manière climatique de penser le travail scientifique.

34Violeta Ramirez prolonge le questionnement frugal sur le terrain même de l’enquête, entre deux expériences documentaires, l’une en Argentine pour un film sur l’auto-limitation avec un dispositif cinématographique qui n’avait rien de frugal, l’autre qui relève davantage d’un artisanat apparenté à une « sobriété ethno-filmique » et qui interroge la relation entre frugalité et construction de connaissances.

35Autre scène : celle des cérémonies de remise de diplômes dans les écoles d’ingénieurs, où de jeunes diplômés font entendre leur contestation de la situation politique, économique et climatique. Antoine Bouzin décrit comment des « ingénieurs militants mettent en langage leur protestation ». D’un côté, il identifie un consensus sur la définition du problème et de l’autre des divergences entre « une dimension morale » qui « se concentre sur les comportements individuels » et une critique systémique qui « dénonce la configuration sociale ». À propos des mobilisations des ingénieurs, il décèle « l’émergence d’un nouveau registre d’action visant à mettre ses savoir-faire professionnels au service de la cause écologique, soit une forme de cause engineering ».

36Les deux derniers articles de ce numéro mesurent la portée de la frugalité dans d’autres contextes sociotechniques. Jean Frances et Violette Larrieu renseignent la façon dont des membres des forces spéciales « bricolent » leur équipement et ce que produit le frottement entre les contraintes institutionnelles et cette innovation « de conception ou d’amélioration de matériels qui procèdent de besoins éprouvés par les soldats et non d’injonctions hiérarchiques ».

37L’article d’Arnaud Saint-Martin permet enfin de comprendre la trajectoire contrariée de la frugalité dans le spatial, pratique ancienne dont l’emploi du terme est « relativement récent et ancré dans le champ astronautique indien ». Pleinement compatible avec le capitalisme spatial et l’emboîtement de l’héritage de la recherche publique dans la lutte acharnée des nouveaux acteurs privés du secteur, la frugalité spatiale ne représente plus l’espace d’une possible critique mais une vertu à haut rendement actionnariale, où la discipline budgétaire est « contrebalancée par l’inertie dans la structuration de ces activités technologiques gourmandes en ressources ».

38Les usages contrastés de la frugalité nous rappellent alors combien la charge critique peut être recyclée et disciplinée, à l’image de la trajectoire des critiques du capitalisme décrite par Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999). Les articles de ce numéro mettent en tension le braconnage frugal dans la recherche afin de continuer à s’interroger sur les conditions, formes et méthodes qui construisent notre compréhension du monde social.