1À partir des années 1960, une poussée des mémoires et des identités est à l’œuvre dans le monde occidental, mais et pas seulement. Aux États-Unis, le débat sur la Shoah est certainement fondateur, dans un contexte où le mouvement noir, avec notamment le Black Power, et la mémoire autochtone acquièrent une visibilité nouvelle ou renouvelée. C’est l’époque où les westerns classiques, dans lesquels les Indiens sont généralement des barbares cruels, à l’intelligence limitée, et éventuellement alcoolisés, cèdent la place à un tout autre cinéma, celui de Little Big Man (1970) ou d’Il était une fois dans l’Ouest (1968) et autres western-spaghettis. Dans toute l’Amérique latine, des mouvements indiens imposent que l’on s’intéresse à La vision des vaincus, titre du livre de l’historien Nathan Wachtel (Paris, Gallimard, 1971). En France, la mémoire des génocides juif et arménien ouvre la voie, et dans les années 1980 et 1990 commencent à s’imposer des débats sur des questions liées à l’esclavage et à la traite négrière, à la colonisation et à la décolonisation. Viendront beaucoup plus tard des polémiques parfois virulentes, dans lesquelles il est question de « wokisme » ou de « cancel culture » à propos de la mise en avant de ces enjeux, comme on l’a vu dans la livraison précédente de Socio avec notre dossier « Racisme, antisémitisme, discriminations ».

2Dans tous les cas, cette poussée des mémoires est indissociable de la mobilisation d’acteurs concernés, survivants ou descendants d’un drame historique, mais aussi ONG, Églises impliquées dans le soutien aux victimes de guerres et de crises humanitaires, juristes, diplomates, intellectuels, artistes, écrivains, chercheurs. Et le plus souvent, elle trouve son aboutissement institutionnel, éventuellement judiciaire, et politique au niveau national des États, voire à un niveau supranational. Peuvent alors venir des lois, dites « mémorielles », des mesures de reconnaissance, parfois de réparation, des demandes et des gestes de pardon. L’ère des mémoires est aussi nécessairement celle des témoins et des victimes, celle, également, de la justice réparatrice.

3Le phénomène, dans sa diversité, entraîne des effets variés, d’une part sur l’histoire comme discipline scientifique et sur son enseignement, et d’autre part sur la vie politique et dans le droit. Des drames historiques, jusqu’ici parfois oblitérés par l’État ou par de grandes institutions, comme l’Église catholique, sont les uns reconnus publiquement, les autres l’objet de controverses. La judiciarisation de la mémoire se traduit par l’apparition de lois dont certaines divisent les historiens, y compris quant à leur principe même : est-ce au législateur de dire la vérité historique ? La mémoire et l’histoire peuvent être en phase, consensuelles, mais pas nécessairement. La concurrence des victimes peut prendre l’allure d’une guerre des mémoires, et compliquer la tâche des historiens, et le débat peut virer à l’idéologie, à l’instrumentalisation politique ou à la pure polémique. Un cas complexe de tensions est donné par le choc des mémoires de la guerre d’Algérie : les descendants de pieds-noirs, souvent en leur temps liés à l’OAS, de juifs algériens, d’immigrés éventuellement proches du Front de libération nationale, ou du Mouvement national algérien, ce qui n’était pas la même chose, de harkis, etc., n’ont pas la même vision du passé, qui est pourtant commun, et le font savoir, y compris par leurs comportements électoraux.

4Le débat, de plus d’un demi-siècle à présent, n’a cessé de se renouveler, dans le temps et dans l’espace. Il est global, au sens où ses enjeux sont souvent à la fois planétaires, régionaux, nationaux et locaux. Il est aussi international, dans la mesure où histoire et mémoire relèvent d’affects et de connaissances qui peuvent mobiliser des acteurs et des analystes de plusieurs pays, sur un mode éventuellement comparatif, ou sous la forme d’échanges intellectuels et scientifiques, souvent indissociables de logiques politiques, comme c’est actuellement le cas entre la France et l’Algérie, avec la commission d’historiens des deux pays dont la mise en place, en 2022, a été annoncée conjointement par leurs deux chefs d’État Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune.

5En quoi les mémoires pèsent-elles sur l’histoire et sur la politique ? En quoi enrichissent-elles, ou au contraire pervertissent-elles le débat démocratique et à la limite menacent-elles la démocratie elle-même ?

6« Mémoire, histoire et politique » : la thématique a été discutée sous cette formulation lors d’un colloque organisé les 22 et 23 novembre 2023 à la Maison de l’Amérique Latine à Paris, par la Plateforme internationale de recherches sur le racisme et l’antisémitisme (PIRA) sous la responsabilité de Régis Meyran et de moi-même. Socio était partenaire de cette initiative, qui a rassemblé une vingtaine d’intervenants, et cette livraison de notre revue en reprend certaines interventions.