1La vérité sur le génocide au Rwanda est-elle contrainte par des enjeux politiques ? La question s’est posée très rapidement au début des années 2000 lorsque les nouvelles élites du Front patriotique rwandais (FPR) ont progressivement éliminé la représentation politique et l’expression publique des personnalités du « Rwanda d’avant », ainsi que des éléments « déviants » de son propre camp. Parallèlement débutait en 2002 le processus de justice populaire (gacaca) qui lors de sa clôture en 2012 aura jugé quelque deux millions de génocidaires hutus présumés. Ainsi, à travers les aveux, l’évocation des crimes et les condamnations publiques de tous les profils de génocidaires avérés et autres complices actifs ou passifs, l’histoire du conflit rwandais et du génocide des Tutsis s’est écrite sur le terrain dans toutes les communes du pays. Dans le même temps, les nouvelles autorités du FPR renouvelaient le personnel de l’administration locale et d’autres structures d’expression et de représentation de la population en vue des futures élections, décisives.

2Mais pour ce faire, les cadres du FPR se devaient d’échapper eux-mêmes aux enquêtes et aux poursuites du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), chargé d’élucider les événements majeurs de la guerre et de poursuivre dans le cadre de son « deuxième mandat » et des « enquêtes spéciales » les crimes commis par les troupes de l’Armée patriotique rwandaise (APR) toujours différées par les procureurs du TPIR.

2. Réaffirment la nécessité de juger les personnes mises en accusation par le Tribunal pénal international pour le Rwanda et ont réitéré leur appel à tous les États, en particulier au Rwanda, au Kenya, à la République démocratique du Congo et à la République du Congo, pour qu’ils intensifient leur coopération avec le Tribunal pénal international pour le Rwanda et lui fournissent toute l’assistance nécessaire, notamment dans le cadre des enquêtes concernant l’Armée patriotique rwandaise […]

5. A demandé à chaque Tribunal de veiller à ce que les nouveaux actes d’accusation qu’il examine et confirme visent les plus hauts responsables soupçonnés d’avoir la plus grande responsabilité dans les crimes relevant de leur compétence, tels qu’ils sont énoncés dans les résolutions 1503, 1534, ... [2003, 2004, ...].

4La nomination de Carla Del Ponte, magistrate précédée par une réputation d’inflexibilité, laissait présager un changement notable de climat. Dès que le TPIR fit savoir, en décembre 2000, que des enquêtes « spéciales » étaient engagées contre des militaires de l’ex-rébellion tutsi, le gouvernement rwandais accusa Carla Del Ponte de « politiser sa fonction ».

5De fait, avec le soutien de l’ambassadeur américain pour les crimes de guerre, les Rwandais estimaient être en mesure d’apprécier et de juger eux-mêmes les éventuels crimes commis dans leurs rangs et s’opposèrent à toute poursuite du TPIR. La procureure se voyait de facto dans l’obligation de reporter sine die ses « enquêtes spéciales » et les poursuites envers le FPR.

6Malgré les arrangements recherchés tardivement par Carla Del Ponte, l’hostilité du Rwanda envers la procureure demeura tenace et, en août 2003, le secrétaire général de l’ONU, appuyé par les États-Unis et le Royaume-Uni, recommanda le dédoublement des fonctions de procureur du TPIR et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) « pour des raisons d’efficacité ». Malgré la réaffirmation de cette partie de son mandat par le Conseil de sécurité, la nomination d’un procureur distinct apparut comme un désaveu des enquêtes spéciales.

7Ainsi, lors de sa prise de fonction, le procureur Hassan Jallow assura qu’il ne renonçait pas à la mise en œuvre du « second mandat » et à partir de décembre 2004, des investigations indépendantes très précisément documentées permettant l’établissement d’actes d’accusation avaient été réalisées. Mais une nouvelle fois l’ambassadeur américain chargé des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité souhaita, au début novembre 2005, voir cette entrée en matière différée. Le procureur répéta alors chaque année devant le Conseil de sécurité que les enquêtes réalisées étaient plus longues que prévu. Ce long contentieux trouva finalement son épilogue à la mi-2008 : après avoir soumis au président du Rwanda Paul Kagame deux dossiers susceptibles de donner lieu à des procès, le procureur du TPIR annonça au Conseil de sécurité de l’ONU que le parquet général du Rwanda lui avait fait part de sa « décision d’inculper et de poursuivre rapidement pour meurtre et complicité de meurtre quatre officiers et sous-officiers rwandais » soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat, en 1994, à Kabgayi, de treize ecclésiastiques rwandais, dont trois évêques. Au nom de cette coopération inédite, le procureur annonçait que ce procès, une fois mené à bien, mettrait fin à toute action de sa part sur « ces crimes » du FPR. Le dossier conjoint établi par le parquet d’Arusha et l’auditorat militaire de Kigali établissait d’emblée que les assassinats de Kabgayi relevaient d’un « accident » et de « décisions personnelles de soldats sans ordre ». De plus, aucune venue de témoin à charge de la procédure du TPIR, qui aurait pu contester cette version et ces faits tronqués, n’était programmée. Sur ce fondement, le procès s’est déroulé comme il était prévisible : arrêtés en juin, les deux officiers supérieurs ont été acquittés et libérés en octobre 2008. Quant aux deux capitaines, qui avaient plaidé coupables, ils furent condamnés à huit ans de prison pour avoir agi « sous le coup de l’émotion ». Revue en appel en janvier 2009, la décision de la Haute Cour militaire de Kigali a été rendue publique le 25 février après validation par le procureur du TPIR. Les acquittements des deux généraux étaient confirmés et les peines des deux capitaines réduites de huit à cinq ans.

8Par ailleurs, d’un commun accord entre le TPIR et les autorités rwandaises – et sans la moindre publicité –, le second procès dit du « stade de Byumba » transféré au parquet général de Kigali, a été purement et simplement abandonné faute de témoins… Issue surprenante car, dans le rapport sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par le FPR établi en 2002 à la demande de Carla Del Ponte, figuraient les noms de 11 témoins factuels pour l’ensemble des massacres commis à Byumba dont 6 pour ceux advenus au stade. Avaient-ils tous disparu ? Le parquet rwandais ne pouvait-il identifier le moindre témoin alors que plus de 5 000 civils ont été abattus à Byumba sur ordre, en présence des plus hautes autorités de l’APR ?

9Rétrospectivement, il apparaît que la « non-politique » du procureur Jallow n’aura servi qu’à gagner du temps avant la mise en scène d’une sortie arrangée avec Kigali au terme du mandat du Tribunal. Finalement, en 2009, le TPIR abandonna définitivement toutes les charges retenues contre le vainqueur.

12Dans ce contexte, la question actuelle de la remise des archives du TPIR et du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux (MIFRTP) au Rwanda peut être considérée comme un enjeu majeur pour la recherche historique ainsi que pour la justice internationale.

13Il est tout à fait légitime que les autorités de Kigali souhaitent assurer la préservation de ces archives après la fin du cadre judiciaire de l’ONU. Cependant, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur le libre accès que le Rwanda accordera aux archives du TPIR, un tribunal qu’il a toujours vilipendé et qu’il a, depuis sa création, empêché de poursuivre ses crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Dans un tel domaine, compte tenu du contrôle politique et idéologique obsessionnel que les autorités exercent sur l’ensemble des institutions et des citoyens rwandais depuis trois décennies, il y a tout lieu de croire que le stock de nouvelles « données judiciaires confidentielles » va s’accroître de façon exponentielle. De plus, la fureur des autorités rwandaises après la fuite et la publication du rapport Mapping sur les crimes commis par l’Armée patriotique rwandaise lors de son intervention au Congo suggère que les autres rapports et archives confidentiels relatifs aux crimes du FPR détenus par le MIFRTP disparaîtraient à jamais, comme cela s’est produit avec les archives nationales de l’ancien régime.

14En effet, s’il est régulièrement démontré que les autorités judiciaires rwandaises n’hésitent pas à recourir à des faux grossiers en matière de preuves et de témoignages contre les génocidaires avérés et/ou supposés, il est difficile d’imaginer que, ayant déjà la garde de la quasi-totalité des archives de « l’ex-Rwanda » et réécrit une histoire nationale officielle juridiquement protégée, elles puissent assurer le libre accès aux archives judiciaires internationales les concernant.

15Au cours de la période post-conflit, nous avons vécu intimement l’intense travail d’infiltration et de contrôle obsessionnel de la scène politique intérieure, la dissolution progressive des organisations de la société civile, la prise de contrôle de la fonction publique, les assassinats ou les fuites à l’étranger des principales figures de l’opposition démocratique, l’effacement systématique des traces des crimes de guerre, la propagande et la guerre médiatique qui ont ensuite accompagné la gestion des procédures judiciaires relatives aux différents épisodes de la guerre. Depuis le plus haut niveau des instances internationales et nationales jusqu’aux acteurs sur le terrain, de nombreuses stratégies ont en effet été mises en œuvre pour justifier des politiques partisanes, pour cacher les stratégies meurtrières des acteurs, ou, plus simplement, le négationnisme assumé des uns sur le génocide des populations tutsi, le blackout des autres sur la guerre et les massacres au Zaïre, épisode final d’une tragédie récurrente.

16Enfin, il y a depuis lors l’activité déployée à l’étranger pour surveiller et infiltrer les communautés d’expatriés rwandais (écoutes téléphoniques, suivi et surveillance affichée, menaces voire saisies, etc.). Dans cette perspective, la réécriture de l’histoire du Rwanda que les nouvelles autorités ont déjà pu mener grâce à un encadrement sociopolitique étroit de la population, des restrictions d’accès ou la disparition présumée de nombreuses archives nationales pourrait bientôt se prolonger à la suite de la fermeture du MIFRTP et garantir aux actuelles autorités rwandaises une impunité totale après la remise de ses archives.

17Trente ans après la fin de la guerre civile et du génocide des Rwandais tutsi, de nouvelles dispositions électorales viennent de permettre au président Paul Kagame de s’autorenouveler à la tête de l’État pour la troisième élection présidentielle consécutive avec plus de 99 % des voix et cet exploit pourra se renouveler lors de deux nouveaux mandats soit quatorze années supplémentaires au pouvoir. Une longévité opportune dans une région sous tension où le Rwanda surpeuplé tente de concrétiser présentement ses velléités d’expansion territoriale dans les provinces du Nord Kivu congolais militairement et économiquement déstabilisées.

19On rappellera que cette exigence concerne aussi les entités d’Arusha et de La Haye et tous les acteurs qui ont milité pour le respect des droits humains, la promotion de la paix et de la justice et qui ont consacré ­l’essentiel de leur existence à militer pour que la justice internationale dise le vrai et juge les auteurs des crimes les plus graves.

20Cet engagement qui s’impose dès lors formellement et intégralement aux récipiendaires mérite d’être explicitement rappelé et précisé. Car si les autorités rwandaises ont fait « disparaître » du stock des archives nationales celles du « Rwanda ancien » qui leur déplaisaient (ou à tout le moins n’en assurent plus l’accès), il serait inconcevable que les actuelles archives du TPIR, et notamment celles qui documentent son « second mandat », c’est-à-dire les exactions et les crimes impunis du camp vainqueur, puissent être détruites ou inaccessibles.

21La communauté internationale ne peut accepter que la consultation de ses propres archives rétrocédées au Rwanda se limite aux documents que les autorités auraient sélectionnés selon le profil des demandeurs. En effet, une chose est de documenter les preuves et témoignages susceptibles d’étayer les actes d’accusation et mandats d’arrêt de réfugiés rwandais accusés de génocide transmis aux tribunaux nationaux à l’étranger (quelquefois inventés de toutes pièces) ; une autre tient à l’impuissance systématiquement imposée au TPIR comme aux autres juridictions qui ont souhaité enclencher des procédures du « second mandat » concernant les crimes de guerre et crimes contre l’humanité que les forces du FPR auraient commis.

22Rappelons pour conclure sur ces points prosaïques que l’article 27 du Mécanisme précise que les archives du TPIR restent la propriété de l’ONU et qu’elles sont inviolables. De même, parmi les propositions susceptibles de garantir la préservation des archives rétrocédées au Rwanda, la principale est d’établir un inventaire détaillé des documents avant leur transfert.

23Soulignons enfin que le passé finit toujours par rattraper l’histoire et qu’un pays se grandit lorsqu’il affronte pleinement son histoire.