1« L’Histoire – arrachée de gré ou de force aux Historiens professionnels – est en train de (re)devenir l’arme politique qu’elle fut à la veille de la Révolution » (Zemmour, 2013). Ainsi Éric Zemmour se réjouissait-il dans une chronique du Figaro de novembre 2013 en constatant que des politiciens comme Philippe de Villiers se lançaient comme lui dans ce qu’il a plus récemment appelé une « guerre de l’histoire » (Zemmour, 2023 : 221). Le journaliste devenu candidat à la présidentielle de 2022 explicite les enjeux de cette extorsion de l’histoire des mains des historiens dans son dernier livre, Je n’ai pas dit mon dernier mot : « Cette guerre des histoires se sédimente en une guerre des mémoires, qui peut se transformer un jour ou l’autre en guerre civile » (ibid. : 222)
2Le ton est donné. L’histoire, la ou les mémoires ne sont pas des objets de savoir ou d’investigation mais des « armes » dans une guerre culturelle qui précède une guerre civile, laquelle n’aura selon lui rien de métaphorique.
3La récupération de figures historiques, tout comme le détournement ou la simplification de l’histoire à des fins de propagande électorale ne sont pas l’apanage de l’extrême droite. On assiste cependant dans ce camp à une instrumentalisation particulière par sa nature, son intensité, et son rôle de matrice idéologique. À tel point qu’il faudrait parler – et les métaphores belliqueuses de Zemmour nous y invitent – non seulement d’instrumentalisation, mais d’embrigadement (au sens littéral d’utilisation militaire) de l’histoire, d’arsenalisation – ou, pour emprunter un terme anglais particulièrement adéquat, de « weaponization » de l’histoire.
4Cet embrigadement de l’histoire et des mémoires ne relève pas d’un choix stratégique ponctuel, du recours pragmatique à un argument efficace. Il est au contraire au cœur du projet politique de l’extrême droite, car le passé y détermine l’identité des individus et des peuples. La récitation de l’histoire et la perpétuation de la mémoire d’une communauté vécue comme assiégée sont donc consubstantielles à une vision politique où l’enracinement dans la terre des aïeux va de pair avec la valorisation des généalogies.
5Il s’agira donc ici d’explorer pourquoi et comment l’appel au passé est intrinsèque au projet politique nationaliste de l’extrême droite : comme origine identitaire, comme valeur en soi, comme rituel, comme récit mobilisateur et même comme horizon. On s’interrogera par la même occasion sur les visées politiques de l’instrumentalisation de l’histoire, de la mémoire et de l’oubli.
6Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (Ricœur, 2000), Paul Ricœur détaille sur plus de 670 pages les méandres de l’inscription, du resurgissement et de l’effacement du passé dans le présent. Cette œuvre monumentale esquisse les conditions de possibilité de l’écriture du passé, collectif et individuel, de son recouvrement (au double sens de « recouvrer » et « recouvrir », de retrouver et de cacher), mais aussi de ses abus : « abus de la mémoire », passé falsifié, et « ruses de l’oubli ».
7Bien que ces trois concepts – histoire, mémoire et oubli – soient simplifiés dans les textes des leaders d’extrême droite française, ils nous serviront de guide pour analyser tour à tour l’histoire comme mythe, la mémoire manipulée, puis les « ruses de l’oubli » .
8L’histoire de France est au cœur du projet politique de l’extrême droite française tout d’abord parce que pour elle le passé (les origines) détermine, au sens fort du terme, l’identité des peuples et des individus.
- 1 En capitales dans le texte original. Charles Maurras, L’Action française, 3 janvier 1939, dans Id. (...)
9Dans un article de l’Action française de janvier 1939, Charles Maurras déclare : « Le patriotisme sans l’Histoire n’est rien ». Et d’expliciter sa pensée en citant Fustel de Coulanges : « LE VÉRITABLE PATRIOTISME N’EST PAS L’AMOUR DU SOL, C’EST L’AMOUR DU PASSÉ, C’EST LE RESPECT POUR LES GÉNÉRATIONS QUI NOUS ONT PRÉCÉDÉS1. » Ce « respect des générations » est éminemment politique. Il n’a rien d’un sentimentalisme et tout d’une profession de foi idéologique : les « générations » font la nation car les généalogies fondent la citoyenneté.
- 2 Chez les auteurs d’extrême droite d’avant 1945, l’expression de « race française » est parfois int (...)
- 3 La restriction de la citoyenneté au seul droit du sang est une constante dans tous les programmes (...)
10Chez Drumont, Maurras, Jean-Marie Le Pen, Renaud Camus, mais aussi Marine Le Pen ou Éric Zemmour, ce sont les racines, les origines, l’ascendance qui conditionnent explicitement l’appartenance à la « nation », un mot que ces auteurs ramènent volontiers à son sens étymologique de « naissance » commune (« nation » venant de nascere, naître), donc d’ascendance commune par le sang. N’appartiennent au corps politique que ceux qui partagent ce passé et s’inscrivent dans ces lignées2. On est de qui l’on naît ; et l’on reste d’où l’on vient. La naissance fait l’identité et la nationalité, et seul le droit du sang est légitime pour donner la qualité de Français3.
- 4 Charles Maurras, L’Action française, 18 mars 1944, dans Id. (1960-1977, art. « Histoire », t. 2 : (...)
11Dès lors l’histoire de France scelle l’unité physique, généalogique et culturelle d’un peuple aux origines et à l’histoire communes. Contrôler ce récit, en sélectionner les épisodes glorieux et retracer son dessein unificateur, en instruire les nouvelles générations ne sont pas des diversions accessoires, mais le cœur du combat politique. C’est valable pour un Éric Zemmour qui a construit son audimat sur la vulgarisation d’une « histoire » manipulée, mais aussi pour un Charles Maurras, qui dans un article de L’Action française de mars 1944 refuse que « l’enseignement […] de l’Histoire soit neutre » et avance que le « professeur d’histoire est un citoyen français qui doit prendre parti, mais le bon : le parti de la France4 ».
12De même Jean-Marie Le Pen fonde le Front national sur cette même idée. « Le Front national, écrit-il dans ses Mémoires, ne fut pas autre chose à l’origine qu’une volonté de rendre aux Français la fierté de leur histoire et de leur identité pour qu’ils se redressent enfin » (Le Pen, 2019 : 8).
13La glorification et la récitation du passé sont donc intrinsèques au projet politique nationaliste et l’histoire est à la fois le fondement de l’identité nationale, une valeur en soi, un modèle d’intelligibilité du présent et la justification d’une politique xénophobe au nom de la préservation et de la perpétuation d’une France éternelle ethniquement homogène.
- 5 L’expression aurait été forgée par l’essayiste Albert Monniot, collaborateur du journal antisémite (...)
14C’est au nom de l’appartenance à une histoire commune millénaire, d’une citoyenneté définie par l’inscription dans une lignée de souche, que se justifie la « préférence nationale ». Il s’agit de préserver l’identité physique (voire génétique chez un Renaud Camus) d’un peuple menacé de mélange, d’impureté, de « remplacement » et de disparition, car les « nouveaux Français » (autrefois les Juifs naturalisés sous la plume de Drumont ou de Maurras ; les immigrés d’origine nord-africaine aujourd’hui) ne sont toujours que des « Français de papier », expression lepéniste empruntée aux journaux antisémites5 d’avant-guerre.
15De là découle une histoire érigée en totem, hypostasiée et figée en mythe, qui se déroule ou plutôt s’enroule dans un temps répétitif et circulaire.
16Le passé a en effet une manière tout à fait particulière d’habiter le temps dans les récits d’extrême droite, et le temps historique lui-même n’est pas le déroulement diachronique attendu. Pour simplifier, on pourrait dire que, pour l’extrême droite, le passé n’est jamais dépassé ni tout à fait passé : le but de l’action politique est de le préserver et même de le restaurer, de le faire réadvenir comme un présent pérenne et permanent. Représentatif d’un âge d’or rêvé, le passé est aussi paradoxalement l’horizon politique à atteindre, donc en quelque sorte un futur. C’est donc un passé paradoxal qui est à la fois source et avenir, origine et horizon.
17Ce passé mythique implique un ordre du temps bouleversé et fantasmé, dont la marche serait un retour au connu, au passé comme valeur stable et éprouvée.
18À gauche, l’action politique vise à « tourner la page », à dépasser et rendre caduc un certain état du monde et des relations économiques et sociales pour en instaurer un nouveau. La gauche fait de la Révolution française l’acte fondateur de la nation et de la modernité politique, l’an I de la citoyenneté, la matrice des débats et modes d’accomplissement du progrès social et politique. Le temps historique est envisagé comme possibilité du changement, d’évolutions ou de révolutions. Ce temps est linéaire, il avance vers le futur (un futur que la gauche imaginait radieux sous la forme des « lendemains qui chantent » et du « grand soir ») et rejette dans un passé irrémédiablement révolu et dépassé l’Ancien régime, ainsi que toute une série de modèles culturels, moraux et sociaux voire économiques à mesure que de nouveaux horizons d’émancipation remplacent les précédents. Exit donc la monarchie, mais aussi la France napoléonienne, coloniale, patriarcale, le modèle productiviste, etc. La gauche cherche un futur neuf, un « après » désirable.
- 6 Charles Maurras, L’Action française, 23 janvier 1941, dans Id. (1960-1977, art. « Histoire », t. 2 (...)
19Ce à quoi répondait incrédule Charles Maurras : « Quel préjugé que “l’avant“ et “l’après“ ? quel mythe, au fond, que celui du changement perpétuel »6, pour insister au contraire sur la « continuité » de « quinze siècles » d’histoire de France.
- 7 Pour reprendre le slogan du candidat François Hollande lors de l’élection présidentielle de 2012 : (...)
20La vision du temps de l’extrême droite est en effet inverse : elle valorise les continuités et les répétitions, non les ruptures. Elle entend maintenir ou restaurer des hiérarchies et équilibres séculaires. Dans cette vision, « le changement c’est [si possible] jamais7 ». La ligne du temps n’est alors pas une fonction linéaire qui s’éloigne d’un point d’origine, mais un éternel retour, une répétition de phases de grandeur et de décadence, de déclin et de sursaut national, selon un schéma circulaire régi par de véritables « lois » de l’histoire. Pour Maurras en particulier, l’histoire « révèle des lois certaines, c’est-à-dire des liaisons de causes et effets qui sont parfaitement constantes » (ibid.). Éric Zemmour en est à ce titre un parfait émule, cherchant à travers ses nombreux ouvrages historiques à démontrer des « lois » – notamment démographiques.
21Le passé sert alors de modèle d’intelligibilité du présent, au gré de projections anachroniques. Jeanne d’Arc intéresse surtout parce qu’on peut faire de sa vie un récit populiste qui oppose le courage d’une fille du peuple résistant à l’invasion aux trahisons d’élites félonnes. De même Philippe de Villiers, dans son Roman de saint Louis, fait de Louis IX le leader d’une « guerre de civilisations » contre l’Islam. Analysé sous le prisme de l’analogie permanente, chaque événement est privé de son historicité propre pour servir d’avertissement, ou de nième répétition du cycle historique d’une France menacée par les puissances étrangères et trahie par ses élites.
22Si le passé est un totem fondateur, l’histoire comme écriture et enseignement est l’instrument de sa glorification et de sa sacralisation dans une perspective de « redressement moral » de la nation. « Il faut redresser le Mental et l’épurer », assène Charles Maurras en 1943.
- 8 Charles Maurras, L’Action française, 19 février 1943, dans Id. (1960-1977, art. « Histoire », t. 2 (...)
Ce qui servirait cette cause sacrée serait une Histoire de France, où serait bien étudiée la partie contemporaine, de 1789 à nos jours, […] traitée du seul point de vue de l’intérêt, de la grandeur, de la conservation et de la préservation de la France […] la France veut être pensée par rapport à elle-même, à son être, à sa vie – et à ce qui la menace de mort8 !
- 9 Ibid. : 274.
- 10 Citée à l’occasion des commémorations de l’armistice du 11 novembre 1918 dans AFP (2022).
23Le récit sélectionne donc soigneusement les épisodes qui illustrent la grandeur de la France. Maurras l’affirme : « L’histoire de France est l’histoire de ce qui a réussi en France et non de qui a échoué9 » . Encore en 2020, Marine Le Pen s’indigne des « manipulations grossières qui cherchent à détourner l'histoire de France de la gloire et de l’honneur qu'elle a toujours suivis10 ».
- 11 Charles Maurras, L’Action française, 3 janvier 1939, dans Id. (1960-1977, art. « Histoire », t. 2 (...)
24« Gloire, victoire, mémoire, histoire » sont les rimes qu’entrelacent ces épopées (« Gloires et victoires, lauriers et guerriers sont les rimes familières à de vieux rimeurs comme nous »11, pontifie Charles Maurras) : glorification d’un passé monarchique et impérial, mythe de la « grandeur » de la France, célébration des dynasties royales, Clovis, Jeanne d’Arc, Richelieu, Napoléon.
25L’âge d’or s’est déplacé au fil des générations d’extrême droite. Pour les penseurs contre-révolutionnaires et jusqu’à Vichy, il se situe avant la Révolution, origine de la décadence de la France ; pour l’extrême droite actuelle, il est à présent les Trente Glorieuses, avec leur plein-emploi et une société traditionnelle apaisée, blanche et sans questions sociétales, et Mai 68 fait office de cassure, cause de toutes les décadences.
- 12 Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen se font écho à cinq ans d’intervalle en affirmant chacun « de l (...)
26Cette histoire glorifiée sert d’argument ou de preuve des qualités « naturelles » et de la continuité d’un peuple français essentialisé. Soustraite à toute critique, l’histoire de France (une fois soigneusement édulcorée) est l’objet d’une vénération et d’une adhésion totale. C’est un dogme, l’objet d’une foi et de rites (les commémorations) et une valeur en soi autant qu’une série de faits. Elle est par définition essentiellement bonne en tant que manifestation de la grandeur de la France12. Cette dimension axiologique et morale se double d’une dimension quasi ethnologique au sens où l’histoire de France fonctionne dans le discours d’extrême droite comme un mythe des origines, un récit fondateur.
27Or comme le soulignait Roland Barthes, « Le propre du mythe est de transformer l’Histoire en Nature : d’abstraire de l’objet sa réalité politique et historique pour un faire un constat de sens commun, une essence » (Barthes, 1957 : 202).
28Étymologiquement « mythe » signifie « récit ». Le mythe de la France éternelle signe l’idéalisation de l’histoire comme destin national et la négation de l’histoire comme processus de changement. Dans une phrase incroyable, Marine Le Pen signe cette impossibilité d’envisager que le passé ne soit plus. En novembre 2022, elle critique ainsi le parcours mémoriel organisé par Emmanuel Macron pour célébrer l’armistice de 1918 : « Certains cherchent à déconstruire notre patrie pour décrire un passé qui ne ressemble à rien à ce que nous sommes et à ce que nous avons vécu13 » (AFP, 2022). Cette phrase fait se télescoper de manière révélatrice un passé (« ce que nous avons vécu ») et le présent (« ce que nous sommes ») à la faveur du verbe « être » qui marque ici une essence immuable, une identité à soi (« ce que nous sommes »), invariable, préservée donc de l’histoire. Ce « nous » est une substance, une essence irréfragable que les accidents du temps laissent intacte.
29L’histoire n’est plus une chaîne de temps irréversible, mais un espace figé dans la répétition comme sont figées les identités individuelles assignées elles aussi à une « nature » (pour reprendre la formule de Barthes). Car si l’histoire est transfigurée en nature, c’est bien parce que le corps national lui-même est compris selon une métaphore organique d’une « nature » déterminée par ses « racines ». Marine Le Pen l’expliquait à Châteauroux, le 26 février 2012 dans un discours contre la naturalisation des immigrés :
Interrogeons-nous […] sur ce mot de naturalisation […] : pour naturaliser, il faut une nature. Pour naturaliser français, il faut une nature française, une terre française, des paysages, une lumière, un air français ; on ne naturalisera jamais dans une morne grisaille de béton et de bitume, on ne naturalisera d’ailleurs aucun jeune Français, […] sans qu’il ne se reconnaisse une terre, une souche, des racines […].
30On retrouve ici presque mot pour mot (mais Marine Le Pen le sait-elle ?) une vulgate véhiculée au moins depuis Drumont et sa France juive, comme le souligne Charles Maurras, qui use quasiment des mêmes termes que la présidente du Front national :
- 14 Charles Maurras, L’Action française, 9 juin 1937, dans Id. (1960-1977, art. « Drumont », t. 1 : 38 (...)
[Drumont] nous a enseigné à faire une distinction radicale entre le fait physique et historique de notre nationalité ou naissance française, et les formalités par lesquelles peut être acquise cette nationalité : la « naturalisation » est une fiction, juridique ou autre, par laquelle on acquiert une nationalité que l’on n’a pas naturellement. La formule « La France aux Français » a promu et stimulé le développement de cette vérité à travers notre peuple14.
31Dans ce système de pensée il est logique de vouloir abolir droit du sol et naturalisations afin de consacrer la prééminence de la naissance et donc du sang, c’est-à-dire d’un déterminisme biologique, pour définir la citoyenneté.
32Ainsi dans cette histoire transformée en mythe, le passé est fondamental en tant que source, racine, origine et généalogie pour la validation et la construction de l’identité nationale ; mais le passé est aboli en tant que temporalité diachronique et transformatrice. Plus que d’histoire de France, on pourrait parler de mémoire communautaire : le récit historique de l’extrême droite se fonde sur la transmission de totems, de valeurs du groupe et d’un récit mythique des origines. »
- 15 Sur l’inversion de la rhétorique victimaire et du couple colonisateur/colonisé chez Éric Zemmour, (...)
33L’extrême droite identitaire ne se contente pas de réciter une histoire glorifiante, partiale et partielle. Elle raconte sur le mode de la prophétie une histoire au futur : celle de la fin des Français, d’une spoliation, d’une victimisation, ou d’un génocide français qu’elle dépeint comme non seulement plausible mais inéluctable15. Un futur et non un conditionnel. Voire un présent déjà vérifié.
34L’extrême droite naît lors de la Révolution française de la nostalgie de l’Ancien Régime. Elle est habitée d’une « mémoire blessée », comme disait Ricœur. À chaque génération, elle se lamente de la fin d’un monde. Le présent est constamment sous le signe de la chute, de la « décadence », selon Maurras, Pétain ou Le Pen. La crainte de la disparition et du déclin infuse son récit historique.
- 16 Marine Le Pen, « Discours du 1er mai », 1er mai 2013.
35Dans une forme de millénarisme permanent, la fin de la France (ou des « vrais Français ») est annoncée et dénoncée à longueur d’années. En 1974, Jean-Marie Le Pen fustige déjà « une accélération générale de la décadence de notre pays » (programme présidentiel, 1974). Le 1er janvier 1988, la Lettre de Jean-Marie Le Pen titre « La France existera-t-elle en l’an 2000 ? ». Marine Le Pen elle aussi annonce depuis longtemps la « mort de la France16 », une expression aussi utilisée par Charles Maurras en 1943. Et puis bien sûr, il y a le plus grand succès de librairie d’Éric Zemmour : Le suicide français.
36L’extrême droite se vit ainsi comme un peuple en sursis, martyrisé, humilié. Et sous la plume d’un Éric Zemmour ou d’un Renaud Camus, d’un Jean-Marie Le Pen dans ses Mémoires de 2019, colonisé. Autrement dit, l’extrême droite pratique elle-même la compétition victimaire et mémorielle qu’elle dénonce de la part d’autres groupes. Elle construit une identité communautaire paradoxale : celle d’une majorité qui se vit comme une minorité potentielle et emprunte la rhétorique des revendications mémorielles d’autres groupes pour des préjudices anticipés, supputés, déduits de « lois » de l’histoire ou tirés de faits divers, de « l’évidence », de ce « qu’on voit » dans la rue, pour reprendre ses expressions.
37Par analogie, raccourci et projection, elle entend inscrire la mémoire identitaire d’une communauté ethnique fantasmée soudée non par le souvenir d’un trauma commun, mais par l’anticipation d’une injustice et d’une subjugation imminentes, appelées selon les textes « soumission », « islamisation », « contre-colonisation » ou « génocide français ».
38Mais le récit se fait souvent au présent : pour des auteurs comme Renaud Camus, Éric Zemmour, Jean-Marie Le Pen, Jean-Yves Le Gallou, la « contre-colonisation » a déjà eu lieu. Il suffit de la « voir ». Cette rhétorique de l’évidence repose sur la légitimité du témoin oculaire assez courageux pour « voir ce que l’on voit », slogan de l’extrême droite ces dernières années, de Zemmour à Charlotte d’Ornellas et Renaud Camus, et détournement des mots de Charles Péguy pour défendre Dreyfus.
39Cette mémoire communautaire n’a de cesse de raconter son invasion, sa déperdition, sur le mode du témoignage comme preuve de véridicité.
40L’activité de « mémorialiste » des auteurs d’extrême droite comme Jacques Bainville, Charles Maurras, Éric Zemmour, Jean-Marie Le Pen n’est pas anodine. Il s’agit d’écrire avec toute la légitimité du témoin direct les chroniques contemporaines, d’arracher l’histoire récente au pouvoir officiel et aux historiens, accusés de propagande. Inscrire et transmettre un point de vue mémoriel pour le léguer comme archive véridique, légitime. Se mettre en scène comme témoin ou chroniqueur, c’est imposer son récit, son angle, dès l’origine, dans les archives du temps présent, en se parant de la légitimité du témoin oculaire.
41Ainsi Jean-Marie Le Pen dans ses Mémoires annonce : « Je me suis […] voulu double en écrivant mes mémoires : passeur de mémoire et rectificateur d’histoire » (Le Pen, 2019 : 8).
42L’« histoire de France » vue de la droite la plus extrême peut donc se lire comme un récit mémoriel au sens de Ricœur lorsqu’il étudie la mémoire « non plus comme simple matrice de l’histoire mais comme réappropriation du passé historique par une mémoire [collective] que l’histoire a instruite et bien souvent blessée » (Ricœur, 2006 : 20).
43D’où l’importance des commémorations des héros fondateurs (Clovis, Jeanne d’Arc, mais aussi des militants d’extrême droite François Duprat, Dominique Verner [Dély, 2024]) comme moments de rassemblement mémoriel, de solidification du socle communautaire. Les discours du 1er Mai et de la fête « Bleu Blanc Rouge », tous pareils, sont de l’ordre du rituel, de l’invocation d’un sacré, de la réactivation d’un mythe au sens de récit des origines.
44La récitation du passé, distillé dans des livres ou psalmodié lors de commémorations, est donc elle-même un acte politique dans cette « lutte des mémoires » énoncée par Zemmour. Elle constitue une performance patriotique ritualisée qui perpétue les valeurs du groupe et s’apparente à un rite de cohésion où communier. La référence au passé dans le présent n’est donc pas accessoire, ponctuelle, accidentelle, utilitaire mais fondamentale, fondatrice et performatrice.
45Comme le souligne Paul Ricœur, il n’y a d’oubli que de ce qui a été su. L’oubli n’est donc pas l’ignorance, mais le refoulement, le recouvrement ou l’oblitération, avec un continuum concernant l’extrême droite quant au degré d’intentionnalité de l’instrumentalisation des failles de la mémoire.
46En allant crescendo sur ce continuum, on voit que l’extrême droite française va de la feinte ignorance et de l’incuriosité (pour l’histoire sociale par exemple) à l’amnésie sur son propre passé et enfin au révisionnisme et au négationnisme. Du point de vue des formes du discours, on va de simples lacunes sur des pans entiers de l’histoire et de l’omission d’acteurs jugés insignifiants (les femmes, les serfs, la classe ouvrière) au geste d’effacement volontaire des moins glorieux passages de l’histoire de France, et enfin à une entreprise de rature, de réécriture, de ripolinage pour recouvrir d’un récit alternatif des épisodes clés propres à la construction du mythe de la grande France.
- 17 Même dans un livre entièrement consacré à la « guerre des sexes », Éric Zemmour parvient à ne cite (...)
47Nous passerons rapidement sur les oublis par indifférence (le prisme de l’histoire de France évince ainsi tout le reste du monde) pour souligner plutôt les omissions par filtre idéologique. Pour l’extrême droite, qui promeut une vision d’un « peuple » uni et homogène, il n’y a pas de classes sociales, et, partant, pas d’histoire sociale. De même, dans cette histoire « des grands hommes » obsédée par les guerres et les gains de territoires, l’histoire des femmes se réduit aux figures de Jeanne d’Arc, de Catherine de Médicis, et à quelques courtisanes17.
48Après les points aveugles, un degré supplémentaire dans la manipulation de l’oubli est franchi avec l’amnésie intentionnelle, en particulier sur l’histoire même de l’extrême droite. Et par exemple, récemment, sur le passé du Rassemblement national.
49Dans une sorte de révisionnisme interne au parti mais à visée éminemment publicitaire, Marine Le Pen a entrepris d’effacer ses propres origines politiques , un comble pour un parti qui fait de la généalogie, de la transmission, de l’héritage des aïeux, l’alpha et l’oméga de sa vision du monde.
- 18 La presse rapporte qu’il est en couple avec la fille de Marie-Caroline Le Pen et Philippe Olivier (...)
- 19 BFM TV, 5 novembre 2023.
50Marine Le Pen a d’abord exclu son père, le fondateur du Front national, justement pour ses déclarations de 2015 dans Rivarol sur Vichy et la Shoah, puis elle a raturé le nom du parti qu’il lui a légué. Enfin, lors du 50e anniversaire du parti, elle a tout fait pour passer sous silence l’héritage paternel, ne célébrant que du bout des lèvres le fondateur, non invité, lors d’un colloque sobre et aussi discret que possible sur son passé sulfureux, dont elle conserve pourtant le programme politique quasi à l’identique. Il en va de même de Marion Maréchal Le Pen qui raie de sa carte d’identité le nom de son grand-père. Ou de Jordan Bardella, président du Rassemblement national depuis 2022, un intime de Jean-Marie Le Pen puisqu’il est en couple avec l’une de ses petites-filles18 et a ses entrées au château, qui affirme sans ciller sur BFM TV au début du mois de novembre 2023 qu’il ne « croit pas que Jean-Marie Le Pen [soit] pas antisémite19 », en dépit de six condamnations en justice pour ce fait précis, de ses nombreuses déclarations publiques sur « l’existence d’une race juive », sans parler de l’affaire dite du « détail », mondialement connue.
51Jordan Bardella use dans cet entretien d’un argument curieux prétextant un « je n’étais pas encore né » pour justifier son ignorance. Comme si la connaissance du passé antisémite de Jean-Marie Le Pen relevait de la mémoire individuelle, de la recollection réservée aux témoins de l’époque. C’est exactement le type d’argument négationniste utilisé par Jean-Marie Le Pen lui-même pour se dédouaner d’avoir qualifié de « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale » les chambres à gaz. Dans cet entretien fameux lors de l’émission « Le Grand Jury RTL-Le Monde », il avait déclaré à titre d’alibi : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir20 », confondant mémoire individuelle et fait historique.
- 21 Sur ces menaces de procès, voir Mestre (2013).
52Plus grave dans cette récriture de sa propre histoire, le Rassemblement national entend aussi taire son appartenance à l’extrême droite, voire censurer par la menace de procès en diffamation les journalistes qui utilisent cette appellation21. L’« oubli » n’a rien ici de la perte de mémoire, et tout d’une entreprise volontariste de dissimuler un passé qui ne passe pas pour engranger des gains électoraux, espérant que l’amnésie officielle conduise à une forme d’amnistie.
53Le révisionnisme, au sens fort, est une spécialité de l’extrême droite. Il s’agit tout d’abord d’effacer la « mémoire » des autres et la pluralité des points de vue, au nom d’une infaillibilité de la France et d’un refus du « devoir de mémoire » qui pourrait conduire à examiner les principes politiques qui ont abouti à des crimes contre l’humanité et des exactions au nom de la France : esclavage, colonisation, domination masculine institutionnalisée par le Code civil, collaboration, complicité dans la déportation des juifs sont autant de pages bien françaises de l’histoire mondiale à édulcorer, à effacer ou à récrire sous un jour favorable.
- 22 Minimiser la mémoire de la Shoah est une spécialité de Jean-Marie Le Pen : « la Seconde Guerre mon (...)
54Cette politique de l’oubli participe de la « guerre de l’histoire » annoncée en introduction : Maurras fustigeait déjà les « légendes suicides » qui entachaient la monarchie ; après 1945, c’est la « repentance » et la mémoire de la Shoah22 qui sont combattues par l’extrême droite.
55Les négationnistes français23 (Robert Faurisson, Hervé Ryssen) ont été des compagnons de route du Front national. Ils sont défendus jusqu’en 2004 par Bruno Gollnisch (lui-même suspendu de l’université de Lyon pour des propos négationnistes), aujourd’hui encore membre du bureau national du Rassemblement national. Jean-Marie Le Pen a été condamné à de multiples reprises pour contestation de crime contre l’humanité et apologie de crime de guerre. Éric Zemmour lui aussi a été condamné en première instance pour contestation de crime contre l’humanité pour ses propos sur Pétain qui aurait « sauvé » les juifs français.
- 24 Le programme du Front national pour les élections législatives de 2002 comporte à l’article de la (...)
56Ce tropisme pour le négationnisme n’est pas seulement le fait de certains individus situés à l’extrême droite. C’est un élément officiel du programme des candidats du Front national et de Reconquête ! : l’abolition de la loi Gayssot de 1990, qui a créé le délit de négationnisme à la suite de la profanation du cimetière de Carpentras, figure dans le programme du Front national24 jusqu’en 2017, et dans celui du candidat Éric Zemmour en 2022.
57L’agenda politique est limpide : effacer l’opprobre qui entache une France idéalisée, et, pour un Zemmour, favoriser l’union des droites en abolissant la barrière séparant encore extrême droite et droite républicaine autour de l’héritage pétainiste25 Surtout ce révisionnisme entend lever l’interdit moral qui pèse encore sur les politiques discriminatoires au cœur de leur programme.
58C’est très exactement le but de la polémique alimentée par Zemmour autour de l’hypothèse d’un Pétain qui aurait « donné les juifs étrangers » pour « sauver les juifs français » pendant l’Occupation. Cette falsification historique a un but de propagande politique : il s’agit d’habituer les esprits à penser que discriminer les étrangers peut être un devoir national salvateur en situation de crise. Si on lit entre les lignes, c’est faire de Pétain un modèle de préférence nationale salutaire, au prétexte qu’il aurait (ce qui a été démenti à plusieurs reprises par les historiens) sauvé les juifs français en livrant les étrangers. Le révisionnisme a ici peu à voir avec le passé vérifié, et tout à voir avec le présent et le futur.
59Cette politique de l’oubli n’est que le pendant narratif d’une idéologie qui par essence oblitère l’autre et procède par exclusions. Les mêmes principes politiques, la sélection et l’exclusion (des faits, des gens) sous-tendent la préférence nationale et la réécriture de l’histoire.
60Dans cette pensée qui construit par soustraction un corps national homogène, aucun ajout n’est possible, ni d’êtres ni de cultures sur le territoire national, ni d’autres récits, d’épisodes, ou de mémoires. « Il ne peut pas y avoir sur le même sol, au sein de la même nation et du même peuple, différentes histoires qui se font concurrence, rivalisent, s’affrontent », écrit Éric Zemmour (2023 : 222).
- 26 Ainsi Renaud Camus refuse-t-il aux troupes nord-africaines la moindre influence sur la libération (...)
61L’oubli en tant que mécanisme de relégation hors champ de ce qui est jugé hétérogène et non conforme à l’identité française est le principe fondamental de ce courant de pensée : l’oblitération des mémoires et des personnes, la relégation hors du territoire et de l’histoire des nouveaux venus, le tri sélectif des pages et des acteurs du roman national permettent de préserver l’image idéalisée d’un peuple homogène à travers les siècles26.
62L’exclusion est donc un principe politique et narratif, un programme et une manière de raconter.
63Ainsi le passé n’est pas utilisé par l’extrême droite comme un argument parmi d’autres : il constitue au contraire son socle idéologique, une valeur hypostasiée, un mythe, et l’horizon même du combat politique. Loin d’être cantonné dans le révolu, le passé transformé en mythe des origines est aussi l’avenir proposé par le discours d’extrême droite.
64La force du récit historique, même lorsqu’il est falsifié, lacunaire ou mensonger, est de s’énoncer exactement dans les mêmes termes, les mêmes temps de l’indicatif, la même structure narrative que le récit historique étayé. Le contrat de lecture implicite du livre d’histoire, c’est son régime de véridicité. Ricœur comme Jean-Pierre Faye (1972) ont insisté sur la force de persuasion de la forme même de la narration historique, qui risque toujours de faire passer du discours pour du récit, de l’opinion pour des faits, de la fiction pour de l’avéré.
65Les auteurs d’extrême droite eux-mêmes en sont bien conscients, tel Charles Maurras, qui fait de la rééducation par l’histoire le fer de lance du redressement national :
La puissance éducative de l’Histoire est immense. […] elle parle au cœur et à l’imagination avec une force supérieure, peut-être, à celle de la poésie et des arts. C’est qu’elle a pour elle – en plus de n’être pas une fable, de se présenter avec les couleurs et la figure du réel, d’avoir à son appui le haut privilège de l’existant, de ce qui est arrivé. Elle est donc vraie et belle (Maurras, 1942).
66L’histoire écrite par l’extrême droite française n’est, le plus souvent, ni belle ni vraie. Elle risque cependant aujourd’hui de « parle[r] au cœur et à l’imagination » des électeurs, à force d’oubli et de mythes consolateurs.
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