
1Par l’originalité de son approche et de la thèse qu’il défend, Paul Pasquali apporte une contribution novatrice à la sociologie du mérite en tant que croyance institutionnalisée (voir aussi Allouch, 2021 ; Duru-Bellat, 2019). Retraçant un siècle et demi de politiques de l’enseignement supérieur français, l’ouvrage Héritocratie est précieux en ce qu’il dissipe certaines « illusions mémorielles » (p. 266) relatives au recrutement des élites et donne une épaisseur historique aux débats contemporains sur l’ouverture sociale des grandes écoles. L’auteur prend le parti d’une « histoire par le haut » (p. 24), centrée sur les grandes écoles françaises, de la création de l’École libre des sciences politiques – ancêtre de Sciences Po – aux politiques actuelles d’ouverture sociale. Cette recherche exhume des épisodes oubliés de mise en péril des filières d’élite et retrace leur consolidation sur le temps long grâce à l’accumulation de ressources. L’auteur met l’accent sur le caractère non linéaire de cette histoire, « l’entrouverture des portes » (Pasquali, 2014) des grandes écoles ayant connu une amplitude variée au cours du temps.
2Dans cet ouvrage, l’héritocratie désigne les « capacités d’agir, individuelles et collectives, que les grandes écoles et, plus largement, les filières d’élite mettent en œuvre à chaque période pour conserver ou accroître leurs privilèges » (p. 20). L’auteur se demande comment ces établissements, souvent critiqués et parfois menacés d’abolition, ont su garder la main sur les réformes les concernant. Il montre de manière convaincante comment ils « ont progressivement appris à intégrer [les critiques] à leurs propres discours » (p. 259). Accaparant le pouvoir d’instituer le mérite et d’en faire un attribut des héritiers, ces filières se sont donc progressivement posées en garantes d’une méritocratie fondée sur la sélection et la défense des frontières sociales. Selon l’auteur, « l’opposition usuelle entre le mérite et l’héritage » (p. 20-21) doit être dépassée car elle est un ressort de la grandeur de ces écoles et de leur résistance au temps.
3La démonstration s’organise en sept chapitres chronologiques dans lesquels les trajectoires des acteurs et rares actrices, leurs stratégies et leurs alliances sont finement restituées. Paul Pasquali prend appui sur une enquête par « immersion documentaire » (p. 23). Son corpus est composé d’articles de la presse nationale et de débats parlementaires, de statistiques, d’une littérature juridico-administrative – lois, règlements, rapports ministériels ou parlementaires, avis, rapports ou décisions de diverses instances ou juridictions – et politique – discours officiels, programmes de partis, journaux syndicaux, pétitions, tracts, interviews de personnalités élues, dirigeantes ou militantes. Pour les vingt dernières années, le corpus est enrichi de matériaux ethnographiques – extraits d’observation inédits, entretiens avec des personnels engagé·es dans l’ouverture sociale –, ainsi que d’une documentation interne aux établissements. Afin de gagner en cohérence et en accessibilité, l’auteur assume de resserrer la focale autour d’une poignée de grandes écoles – en particulier Sciences po et l’ENA – parmi les plus emblématiques de l’accès à des mandats politiques nationaux et à des postes de la haute fonction publique.
4Les deux premiers chapitres portent sur la IIIe République et visent à dissiper l’illusion rétrospective d’un âge d’or méritocratique. La démonstration prend d’abord appui sur les critiques portées à l’époque contre un système scolaire cloisonné dès le primaire entre filières gratuites pour le peuple et enseignement payant pour la bourgeoisie. On y découvre les voix dissidentes d’illustres boursiers devenus écrivains, philosophes ou hommes politiques, souvent critiques du maintien des frontières sociales par l’institution scolaire. La mention de statistiques oubliées souligne le faible nombre de bourses et leur versement discrétionnaire à des enfants de fonctionnaires « en fonction des “services rendus” par les parents de l’élève » (p. 44). Paul Pasquali traite ensuite du quasi-monopole de l’École libre des sciences politiques dans la formation des hauts fonctionnaires d’État jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Cet établissement privé au recrutement très bourgeois a alors mauvaise réputation. Alors que les critiques prennent de l’ampleur à gauche, Jean Zay, ministre du Front populaire, fait voter à une large majorité la création d’une école sur concours qui viendrait concurrencer l’École libre sans remettre en cause son existence. Le projet n’aboutit pas et il est concurrencé, à la veille de la Libération, par un Plan d’Alger plus radical qui préconise en 1944 la suppression des classes préparatoire et envisage l’abolition générale des grandes écoles. Ces propositions audacieuses marquent l’entrée dans une période de turbulence inédite pour ces établissements.
5Les trois chapitres suivants reviennent sur les différentes crises qu’ont traversées les grandes écoles au xxe siècle et sur les moments de vacillement du dualisme de l’enseignement supérieur français. L’idée centrale est la suivante : « d’ordinaire latente ou discrète, cette mobilisation des élites pour garder la main sur leur propre destin et celui du monde social n’apparaît au grand jour qu’en temps de guerre ou de crise aiguë » (p. 132-133).
6La première crise a lieu en 1945 alors que la menace sur les grandes écoles et le discrédit des élites atteint un niveau rarement égalé. Le poids politique du parti communiste rend alors plausible une « nationalisation-sanction » (p. 86) de l’École libre des sciences politiques. Aujourd’hui tombées dans l’oubli, les préconisations du Plan Langevin-Wallon visent à mettre fin à la suprématie des filières d’élite. Comme à d’autres moments de leur histoire, les établissements et leurs dirigeants parviennent à neutraliser ces menaces « par la captation des ressources symboliques et matérielles » (p. 259). Au lendemain de la guerre, l’École libre renaît de ses cendres sous le nom d’Institut d’études politique (IEP) de Paris et conserve son patrimoine et son autonomie. Les contours du mérite républicain sont cependant redessinés à cette époque, avec la création de l’École nationale d’administration (ENA), un établissement formellement accessible aux femmes et doté d’un second concours réservé aux fonctionnaires sans condition de diplôme afin de diversifier le recrutement des élites politiques.
7La crise de Mai 1968 fait entrer les grandes écoles dans une crise aiguë de légitimité et les confronte à des critiques parfois venues de leurs propres rangs. Paul Pasquali nous replonge dans le « Mai des grandes écoles » (p. 118) dont les protagonistes en révolte sont immédiatement accusé·es de « céd[er] à la démagogie » (p. 131) – un épouvantail souvent agité par le camp en faveur des filières d’élite quelle que soit l’époque. Mais une fois encore, l’incendie est rapidement éteint et la loi Faure votée dans la foulée des grèves garde le silence sur les grandes écoles. « Tirant les leçons de Mai 68 » (p. 141), les directions d’écoles mettent en place une « stratégie préventive » (p. 142) et officialisent en 1973 la Conférence des grandes écoles qui se donne pour objectif de « protéger les forts contre les faibles » (p. 134).
8Le « programme commun » des socialistes et des communistes aux législatives de 1978 amorce une troisième période de mise en péril des grandes écoles et donne lieu à une réponse offensive de ces dernières. Ni le programme de campagne de François Mitterrand, ni la loi Savary de 1984 ne reprennent finalement l’idée d’intégrer ces établissements aux universités. Seule la réforme de l’ENA et la création d’une « troisième voie » conduisent à ouvrir pour une courte période (1983-1986) « une brèche dans la forteresse » (p. 151) en accueillant au total une trentaine de diplômé·es, dont deux tiers de syndicalistes.
9Les deux derniers chapitres portent sur la genèse des dispositifs d’ouverture sociale dans les grandes écoles à partir des années 1990. Les deux dernières décennies marquent une nouvelle étape dans la mobilisation des élites. Il s’agit désormais pour les grandes écoles de contrer les oppositions en se présentant comme des championnes du mérite. Paul Pasquali revient d’abord sur le lancement en 2001 par Sciences Po des « conventions éducation prioritaire » auprès de lycées défavorisés. Ces dernières répondent avant tout à des enjeux de concurrence entre filières d’élite sur le marché des formations.
10Dans les années qui suivent, les autres grandes écoles emboîtent le pas à l’IEP de Paris, tout en s’en distinguant par des dispositifs sans cesse renouvelés. L’auteur parle à ce sujet d’une « rhétorique de la réforme permanente » (p. 261) qui vient « brouiller les cartes et les enjeux de la reproduction » (p. 263). Par ce biais, les établissements échappent aux réformes globales et imposent leur rythme et leurs conditions à l’ouverture. Les objectifs chiffrés qui leur sont fixés par l’État sont peu contraignants et ils sont fondés sur des indicateurs discutables. C’est le cas du taux de boursier·ères, dont les origines de classe sont hétérogènes et ont tendance à se moyenniser depuis la création en 2013 d’un échelon de bourse « 0 bis » (p. 238). Associés à des rituels – cérémonies, rencontres-débats, comités d’expertise… –, ces dispositifs ont valeur de « talisman » (p. 210) déjouant les critiques et faisant perdurer la croyance dans le mérite des élites, malgré des effets mitigés en termes de recrutement.
11Un ouvrage aussi dense et stimulant que celui-ci invite à être discuté et mis en perspective. L’ouvrage Héritocratie gagne tout d’abord à être replacé dans le contexte des travaux récents en France sur les « régimes de sélection » dans l’enseignement supérieur (Chauvel & Hugrée, 2019). Mettant la focale sur des grandes écoles historiquement parisiennes, renommées et proches du pouvoir, Paul Pasquali décrit des dispositifs de sélection dont la mise en œuvre est moins contrainte que ce qu’on observe dans le « petit supérieur » des sections de techniciens supérieurs (Orange, 2009) ou des grandes écoles plus périphériques et moins dotées. Les logiques de recrutement décrites se retrouvent en revanche au sein de filières d’élite qui n’ont pas le statut de grande école. C’est le cas des facultés de médecine, dont les directions mènent une mobilisation conservatrice en réaction à Mai 68 et disposent d’une latitude dans l’application de la loi (Déplaude, 2019). Si les grandes écoles se distinguent par une sélection plus assumée, des points de convergence apparaissent donc avec certains cursus universitaires.
12La recherche sur les universités d’élite aux États-Unis offre également des points de comparaison utiles, à commencer par le travail de Jerome Karabel (2005) à l’origine de la notion de « régime d’admission ». Si des divergences apparaissent concernant le degré de politisation de la question raciale outre-Atlantique, les filières d’élite sont marquées dans les deux pays par le souci de défendre leur position sur un marché concurrentiel. Plus globalement, l’hypothèse d’appropriations en France d’une conception du mérite promue par certaines universités anglo-saxonnes gagnerait à être creusée. Si Sciences Po et les écoles de commerce semblent avoir joué un rôle pionnier dans ce transfert, qu’en est-il d’autres grandes écoles historiquement moins dépendantes des élites économiques ? L’ouvrage ouvre des perspectives de recherche à ce sujet.
13L’ambition de réaliser un « ouvrage de recherche synthétique sur l’histoire des grandes écoles de la IIIe République à nos jours » (p. 23) nécessite bien sûr de faire des choix et de laisser de côté certains enjeux. Il aurait dès lors été utile d’expliciter dans l’ouvrage certains partis pris.
- 1 Par exemple, les femmes furent autorisées à concourir à l’École Polytechnique à partir de 1972.
- 2 Seuls les hommes sont alors admis dans cet établissement. La fusion avec l’École normale supérieure (...)
14Malgré un propos globalement très clair, les allers et retours implicites entre masculin générique et masculin sexué nuisent tout d’abord à la compréhension des enjeux liés au genre. Le terme « héritiers » désigne tantôt des entre soi exclusivement masculins tantôt des groupes partiellement féminisés, sans que la chronologie de l’ouverture et de la fermeture des écoles aux femmes soit toujours mentionnée1. S’il est fait mention des entraves à la féminisation des grandes écoles, on s’étonne de l’absence totale de mention des mouvements féministes et de leur critique de l’héritocratie. Des suffragistes de la IIIe République qui plaident pour l’instruction des femmes aux étudiant·es qui demandent, à l’heure de #MetooInceste, la démission du directeur de Sciences Po dans l’affaire Duhamel, en passant par les militant·es de Mai 68 en révolte contre la « phallocratie », ces voix sont passées sous silence. On aimerait aussi mieux comprendre ce que la défense et l’extension des privilèges des grandes écoles doivent aux solidarités masculines. Un exemple : en 1980, le directeur et des étudiants de l’ENS Ulm2 font preuve d’un soutien indéfectible envers leur professeur Louis Althusser qui vient de tuer par strangulation sa compagne, l’intellectuelle et militante Hélène Rytmann-Legotien (Dupuis-Déri, 2015).
15Le dernier point concerne la dimension raciale de l’héritocratie. Si l’auteur parle de « discriminations ethnoraciales » (p. 12) et oppose les « blonds boursiers d’antan » (p. 31) aux élèves « non blancs » (p. 169) ayant bénéficié des dispositifs récents, son propos reste superficiel et laisse en suspens certaines questions : en quoi l’idéologie impérialiste de la IIIe République participe-t-elle à la définition de la méritocratie de l’époque, que l’on pense au discours de Jules Ferry au sujet des « races supérieures3 » ? Comment sont recrutées les rares personnes colonisées ayant accédé à une bourse et étudié dans les grandes écoles (voir par exemple Barthélémy, 2010) et quels contre-discours ont-elles produits à ce sujet ? Constitué à Paris dans l’entre-deux-guerres, le mouvement de la négritude est un exemple de cette critique de l’élitisme intellectuel français par ses marges racisées. Il est animé par des personnalités noires passées par de prestigieux établissements, à commencer par Jeanne et Paulette Nardal, diplômées de la Sorbonne, ou encore Suzanne Roussi Césaire, ancienne élève de l’ENS. Par la suite, les grandes écoles sont devenues des lieux de formation pour les classes dirigeantes d’États nouvellement indépendants (Delespierre, 2016). Cette prérogative nourrit-elle le prestige de ces établissements dans la concurrence internationale ou fait-elle au contraire l’objet de réprobations politiques en France et à l’étranger ? Enfin, la mention du Club 21e siècle (p. 197) donne envie d’en savoir plus sur les intérêts et répertoires d’action des élites racisées dans la promotion récente de la « diversité » au sein des grandes écoles.
16Très lucide sur la « dissymétrie des sources » (p. 26) produite par les rapports de classe, l’auteur l’est donc moins s’agissant de l’invisibilisation liée aux rapports de genre et de race. Malgré cette limite majeure, l’ouvrage offre un éclairage passionnant sur la manière dont les grandes écoles se sont perpétuées malgré les crises et ont conservé leurs privilèges durant un siècle et demi au nom du mérite. Foisonnante d’épisodes historiques oubliés et d’analyses percutantes, la contribution de Paul Pasquali s’adresse donc à un public large, spécialiste ou non, en lui fournissant matière à penser ensemble l’éducation, le pouvoir politique et la justice sociale dans une perspective résolument critique et porteuse d’alternatives.