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Christine Détrez et Karine Bastide, Nos mères. Huguette, Christiane et tant d’autres, une histoire de l’émancipation féminine (La Découverte, 2020)

Ruggero Iori
Référence(s) :

Christine Détrez et Karine Bastide (2020), Nos mères. Huguette, Christiane et tant d’autres, une histoire de l’émancipation féminine, Paris, La Découverte, 280 p.

Texte intégral

1Nos Mères est un ouvrage ambitieux au statut singulier dans l’univers des sciences sociales du début des années 2020. Il paraît au même moment que d’autres ouvrages aux éditions La Découverte qui croisent biographies et féminisme (Lagrave, 2021 ; Pavard, et al., 2020) et s’inscrit plus globalement dans le sillage d’une littérature en sciences sociales qui montre comment certains parcours biographiques permettent d’éclairer des changements collectifs – des travaux de Pierre Bourdieu et de Bernard Lahire ou, plus récemment, la France des Belhoumi de Stéphane Beaud et l’œuvre de Didier Eribon ou d’Annie Ernaux en littérature. Le livre de Christine Détrez et Karine Bastide, l’une sociologue, l’autre historienne, est singulier et important pour plusieurs raisons. Nos mères est un ouvrage sur l’histoire des deux mères des auteures et sur une enquête originale en sciences sociales à partir d’archives personnelles et institutionnelles. Nos mères est un livre sur deux femmes « ordinaires » des années 1940 aux destins singuliers qui montre comment elles se réapproprient certains codes de la féminité dans leurs progressives mobilités sociales. C’est aussi une recherche sur les rapports de genre, les changements qui ont affecté la vie de nombreuses femmes dans les années 1960 et les voies d’émancipation de la domination masculine – par l’école, la politique, la culture –, qui, comme l’indique le sous-titre, ambitionne « une histoire de l’émancipation féminine ». Enfin, Nos mères porte sur certaines institutions et certains espaces : l’école normale de filles, le phénomène de la coopération enseignante au Maghreb, la famille et le couple, les échanges avec le féminisme intellectuel et le militantisme dans « l’espace de la cause des femmes » selon la configuration explicitée par Laure Bereni. Nos mères est à la fois tout cela et c’est ce qui fait la force du travail intellectuel effectué par ces deux auteures.

2À partir d’une approche en termes de socialisation, l’ouvrage reconstitue, en huit chapitres accompagnés d’une introduction et d’une conclusion, les trajectoires des deux mères, Huguette et Christiane. Il s’agit pour les deux auteures de « penser par cas » (Passeron & Revel, 2005) afin de comprendre les logiques plus générales qui entourent ces biographies, en départicularisant les individus et en regardant comment leurs parcours s’imbriquent dans des histoires plus globales. L’une, Huguette, née en 1941 en Lozère, d’origine bourgeoise, commence sa carrière dans une « école-taudis », échange avec Simone de Beauvoir, milite au Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), décède en 1998 à 56 ans. L’autre, Christiane, née en 1945 dans une famille populaire lilloise, intègre l’école normale et devient d’abord institutrice et ensuite coopérante en Tunisie, où elle décède précocement d’un accident de voiture à 26 ans. À travers l’histoire de ces deux femmes, il s’agit de reconstituer le parcours de deux « sorcières ordinaires » en les croisant avec une analyse en termes de genre, de classe et de génération, entre singularités et régularités sociales. Les auteures montrent comment ces trajectoires remettent en cause ce que Dominique Memmi nomme la « domination rapprochée » qui régit globalement les relations hommes-femmes tout le long de ces années, jusqu’au corps même des individus.

3Écrite à la première personne – le « je » de Christine –, l’enquête est originale car elle est à la fois fondée sur les archives personnelles inégales des auteures – nombreuses, dans le cas de Karine, très clairsemés, pour Christine –, sur des archives administratives et institutionnelles et sur une enquête originale de sciences sociales allant retracer, auprès des membres de la famille et des entourages divers – ancien·nes camarades, collègues, coopérant·es – leur socialisation tout le long des années 1950, 1960 et 1970. Le premier chapitre revient justement sur ce travail en reconstituant le parcours de recherche et en rendant compte, de manière très fine, du lignage d’Huguette et Christiane. Il rend compte des difficultés et des tâtonnements du début face aux archives personnelles et aux tabous familiaux, ainsi que des découvertes progressives, personnelles et scientifiques, qui se sont dévoilées au fil de l’enquête.

4Le deuxième chapitre suit Christiane et son expérience d’internat en école normale. À travers son parcours, il permet notamment de revenir sur la « fabrique des institutrices » et d’approfondir l’histoire de ces institutions particulières qu’ont été les écoles normales de filles (ENF, par le cas de celle de Douai). Dans le sillage des travaux de Francine Muel-Dreyfus (1983) et d’Yvette Delsaut (1992) entre autres, le chapitre montre bien l’histoire de l’éducation primaire et secondaire depuis le xixe siècle, les différentes voies de la vocation et la ségrégation présentes à l’époque dans les parcours scolaires féminins d’origine populaire avant le baccalauréat. Le chapitre est très riche et bien documenté. On rentre au sein de ces institutions « totales » pour voir comment elles façonnent les corps et les esprits des jeunes filles qui s’orientent vers le travail d’institutrices, comment on transmet des savoirs scolaires et professionnels tout en opérant un travail d’encadrement des aspirations des classes populaires sous un registre vocationnel. Le travail de « dressage » opéré par l’institution – et visible dans l’analyse que les auteures font du Code Soleil ou Livre des instituteurs – est particulièrement intéressant. On y retrouve l’attention aux façons de parler, de se tenir, à la morale, à la maîtrise de soi, qui structure cette socialisation par injonction à un ethos plus bourgeois principalement adressée aux filles d’origine populaire, ainsi que les possibles résistances montrant, entre autres, une volonté émancipatrice de rupture familiale et sociale.

5Le troisième chapitre suit toujours Christiane et le départ avec son mari Jean-Luc vers la coopération en Afrique. Dans les pas littéraires de Georges Perec, et de son « infra-ordinaire », et à la recherche des ancien·nes coopérant·es – et des traces, finalement retrouvées, de Christiane ! –, le chapitre constitue une importante ressource sur ce qu’était la coopération, peu de travaux existants à ce sujet. On y retrouve alors la volonté d’échapper au service militaire, tout comme la possibilité d’accéder à un style de vie bien placé, qui amènent Jean-Luc et Christiane de Douai à la « villa de prince » à Sfax en Tunisie. À l’endroit où s’arrête le parcours de Christiane, le chapitre nous montre comment ces jeunes institutrices et instituteurs sont parachutés dans des classes tunisiennes, sans livres, ancrages disciplinaires ou consignes, où se développe une sociabilité particulière loin de la famille, qui libère en partie les mœurs tout en ouvrant à des dépenses d’argent qui permettent une élévation du niveau de vie pour certaines trajectoires d’origine populaire.

6Dans le quatrième chapitre, c’est une autre voie d’accès à l’enseignement qui est présentée, celle d’Huguette. La voie de l’ENF abordée précédemment est mise en parallèle avec les « vocations forcées » des non-normalien·nes et de ces nouvelles institutrices que Francine Muel-Dreyfus (1983) nommait les « princesses de l’enseignement primaire », des jeunes femmes bien dotées en capitaux qui se retrouvent à enseigner à des enfants d’origine populaire, sur des postes ruraux éloignés qui engendrent solitude géographique et intellectuelle. Et c’est bien le cas d’Huguette. D’origine bourgeoise mais enceinte de son premier enfant à 19 ans, elle commence sa carrière en tant que remplaçante dans une école de campagne lozérienne. Dans ces « écoles-taudis » insalubres, sans eau ni électricité, Huguette commence par écrire sa colère. Elle écrit alors à Simone de Beauvoir qui l’incite à envoyer un texte à la revue Les Temps modernes. Paru en 1968, Institutrice de village, transformé en livre l’année d’après, a un fort succès éditorial mais une réception contrastée, notamment au niveau local, qui participera entre autres à la décision de quitter la Lozère.

7D’une sociologie de la socialisation à une sociologie de la lecture, le chapitre suivant, le cinquième, se concentre sur la quasi-totalité de la correspondance sur presque vingt ans, entre 1968 et 1986, entre Huguette et Simone de Beauvoir. Des premières lettres plus politiques – contre la propagande militariste et colonialiste, la misère de l’éducation en Lozère, les principes bourgeois et le gaullisme – à des confessions plus personnelles sur son statut de femme – les tâches domestiques et l’hostilité locale, le rapport avec le mari et ses rêves en parallèle –, se dessine progressivement l’habitus clivé d’Huguette. Elle est tiraillée entre plusieurs espaces : l’ancrage familial et la socialisation conjugale, la volonté d’écrire et les difficultés à publier à nouveau – ses nouveaux écrits étant rejetés par des commentaires sexistes et politiques –, la croissante perte de confiance dans l’enseignement. Finalement, Huguette se convertira au féminisme, ce qui comportera aussi de nombreux changements dans sa vie, dans son métier ou par son militantisme au MLAC – on laissera aux lectrices et aux lecteurs le soin de les découvrir dans le détail. Ce qui ressort est aussi la manière dont la figure de Simone de Beauvoir, à l’instar d’autres expériences – Didier Eribon et Annie Ernaux parmi les plus connues –, participe, par ses écrits et les échanges qu’elle entretient, de plusieurs conversions et voies de réalisation de soi.

8Après avoir présenté dans le détail les parcours de Christiane et d’Huguette, les chapitres six et sept reviennent sur la façon dont ces deux trajectoires s’inscrivent dans des évolutions sociales nationales et au-delà. Le sixième montre les changements des années 1960 : la sortie du foyer, la généralisation des études, le travail salarié féminin, la nouvelle culture juvénile et amoureuse hétérosexuelle et les nouveaux espaces de parole pour les femmes, qui participent entre autres d’une nouvelle vague de politisation féministe et des possibles voies échappatoires d’émancipation. Les auteures reviennent dans le détail sur ces configurations institutionnelles, juridiques et sociales qui participent d’une remise en cause progressive de la « domination rapprochée ». L’analyse du livre L’Univers de la femme, best-seller des années 1960, montre comment, tout en présentant un moment de libération des femmes, les cordons invisibles de la domination intériorisée ne sont pas encore tout à fait coupés. Le chapitre suivant, le septième, poursuit cette réflexion en creusant les changements sur les corps de ces deux femmes. Les deux ont vécu des grossesses (trois pour Huguette, deux pour Christiane), un avortement (Huguette) et une ligature des trompes (Christiane). Avec les outils des approches dispositionnelles de la sociologie du corps, les auteures montrent deux voies – et voix – différentes dans la réappropriation du corps qui s’inscrivent dans une histoire collective : de la contraception à la lutte pour l’avortement, du militantisme au MLAC aux décisions individuelles de stérilisation « chacune décide que son corps lui appartient ». Si ce chapitre est le moins armé empiriquement, il atteste du passage de l’emprise sur le corps à l’emprise sur le regard sur les corps – et à de réels et présumés amants – et à la vision de la société sur ces désirs féminins d’émancipation.

9Enfin, le dernier chapitre s’intéresse aux trajectoires des deux compagnons – et des deux pères – Jean-Luc et Gaby. Les auteures abordent les « masculinités bousculées » par ces deux femmes libérées et comment ces deux hommes se réapproprient ces histoires. Car une histoire des rapports de genre, c’est une histoire des femmes mais aussi des hommes qui les accompagnent. Le chapitre enquête sur le rapport de Jean-Luc au décès de Christiane et à sa mémoire, sur celui de Gaby face aux évolutions d’Huguette. On y retrouve les difficultés à trouver sa place, entre aspirations et vocations contraintes, relations amoureuses et désajustements, qui en font aussi des exemples des difficultés face à une socialisation à une certaine masculinité dominante axée sur la virilité. La conclusion revient plus dans le détail sur l’enquête et le rapport à l’objet, notamment en ce qui concerne les émotions vécues et transmises par les deux auteures à traiter la vie des mères et celles traversées dans cette enquête.

10Nos mères est donc un ouvrage singulier et important à plusieurs égards. Si on regrette des chapitres à ancrages empiriques inégaux – certains plus armés que d’autres, sans doute par une limite des matériaux –, d’une part, il arrive à reconstituer, en reprenant la formule de Michelle Perrot, les « chemins étroits de la mémoire des femmes » par une enquête originale fortement ancrée dans les sciences sociales. Dans un contexte où l’enseignement supérieur est de plus en plus fragilisé et précarisé il atteste une fois de plus combien la recherche repose sur un travail collectif. C’est ainsi grâce aux archives de recherches doctorales – celle de Marine Rouch sur la réception des œuvres de Simone de Beauvoir ou celle de Lucile Ruault sur le MLAC – et aux travaux de plusieurs collègues, que les deux auteures arrivent à reconstituer les trajectoires d’Huguette et Christiane et à les réinscrire dans des histoires sociales globales. De même, si les auteures s’y attardent en conclusion, on aurait aimé qu’elles poussent un peu plus loin la réflexion sur leur rapport à l’objet et la socioanalyse – la volonté de se concentrer sur certaines années et de privilégier certains événements, ou encore la transmission, des trajectoires d’institutrices pour les mères à celles d’enseignantes pour les deux auteures – et sur ce que représente aujourd’hui une enquête de ce type en sciences sociales. D’autre part, cet ouvrage est important parce qu’il arrive à la fois à raconter l’histoire d’une génération – voire de plusieurs générations qui arpentent les années 1960, ce qui aurait pu être davantage souligné – en prenant le cas de ces deux destins singuliers imbriqués dans différents rapports de domination d’âge, de classe, de sexe. Sur ce point, si les auteures se réfèrent souvent au concept d’agency – et à sa lecture par Catherine Achin et Delphine Naudier (2013) –, en tant que façon pour les individus d’échapper à certains déterminismes et de se réapproprier certains espaces de liberté, on aurait aimé qu’il soit davantage développé et articulé avec une réflexion sur le croisement entre dynamiques de socialisation, étapes de conversion de l’habitus et approche dispositionnelle. Mais nul doute que dans d’autres espaces, les auteures pourront développer ces réflexions. S’adressant bien au-delà du public académique, Nos mères est un ouvrage audacieux qui contribue à montrer comment les sciences sociales peuvent décrire et expliquer de manière efficace le monde historique et social, du personnel au collectif.

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Bibliographie

Achin C. & Naudier D. (2013), « L’agency en contexte : réflexion sur les processus d’émancipation des femmes dans les années 1970 en France », Cahiers du genre, no 55, p. 109-130.

Delsaut Y. (1992), La Place du maître. Une chronique des Écoles normales d’instituteurs, Paris, L’Harmattan.

Lagrave R.-M. (2021), Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Paris, La Découverte.

Muel-Dreyfus F. (1983), Le Métier d’éducateur, Paris, Minuit.

Passeron J.-C. et Revel J. (2005), Penser par cas, Paris, Éditions de l’Ehess.

Pavard B., Rochefort F. & Zancarini-Fournel M. (2020), Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ruggero Iori, « Christine Détrez et Karine Bastide, Nos mères. Huguette, Christiane et tant d’autres, une histoire de l’émancipation féminine (La Découverte, 2020)  », Sociologie [En ligne], Comptes rendus, 2022, mis en ligne le 25 juillet 2022, consulté le 22 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/10375

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Auteur

Ruggero Iori

ruggero.iori@cyu.fr
Maître de conférences au Laboratoire EMA, Cergy Paris Université (CYU), ZAC des Barbanniers, avenue Marcel Paul, 92230 Gennevilliers, France

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