1L’institutionnalisation de la cause des femmes conduit à « des formes de dépolitisation, à travers l’euphémisation ou la négation de la dimension politique de la revendication de l’égalité des sexes » (Blanchard et al., 2018). Pour autant, l’institutionnalisation n’entraîne pas de manière univoque de tels processus de dépolitisation, elle peut au contraire fournir des ressources aux associations féministes et favoriser des processus de politisations individuelles chez les professionnelles de l’égalité, du fait notamment de la porosité des frontières entre les espaces militants et les institutions (Blanchard et al., 2018).
- 1 Rapport d’activités du Mouvement français pour le planning familial 2014, p. 48.
2Créé en 1956, le Mouvement français pour le planning familial, association historique et centrale au sein de l’espace de la cause des femmes (Bereni, 2015) en France, s’avère un cas d’étude propice à l’analyse des processus de (dé)politisation des associations féministes qui participent à la mise en œuvre de politiques publiques en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes. Le rôle majeur de cette association dans la lutte pour la légalisation de la contraception et de l’avortement dans les années 1950-1970 est bien documenté (Bard & Mossuz-Lavau, 2006 ; Friedmann, 2006 ; Garcia, 2006 ; Le Brouster, 2008 ; Pavard, 2012 ; Sanseigne 2009, 2015). Les recherches sur les mouvements sociaux et les processus d’institutionnalisation de certaines causes soulignent par ailleurs que les groupes mobilisés autour d’une cause font face à un dilemme lorsqu’une dynamique d’incorporation de la cause dans l’institution est en marche : devenir des « militants institutionnels » ou maintenir une autonomie à l’égard de l’État (Politix, 2005). Les tensions entre logique de service et logique militante traversent l’histoire du Planning familial depuis l’ouverture des premiers centres locaux en 1961 (Romerio, 2022). En 2014, l’association se composait de 500 salarié·es et mille bénévoles1, et elle a connu un développement territorial inédit pour une organisation féministe française : on compte plus de 70 associations départementales. Tout en revendiquant son autonomie, le Planning familial entretient toutefois des relations étroites avec l’État, puisque ses associations départementales jouent un rôle clé dans la mise en œuvre des politiques publiques de santé sexuelle et d’égalité femmes-hommes. Les travailleuses du Planning familial animent des séances d’éducation à la sexualité dans des établissements scolaires ou des centres médico-sociaux et reçoivent en entretiens individuels des personnes à la recherche d’information sur la contraception, l’interruption volontaire de grossesse ou les infections sexuellement transmissibles. En s’intéressant au travail des actrices du Planning familial, à leurs conditions matérielles d’exercice et à leurs parcours, l’article met au jour les appropriations et mises en œuvre différenciées d’une politique publique par des associations féministes à l’échelle locale et explique les politisations contrastées de l’action publique en matière d’égalité femmes-hommes. Alors que l’implication de bénévoles est souvent perçue comme garante du maintien et du renouvellement du militantisme et, à l’inverse, le salariat comme synonyme de dépolitisation des discours et des pratiques, l’enquête par observation participante et entretiens, réalisée dans trois associations départementales du Planning familial, met au jour des dynamiques de politisation du travail féministe à rebours de ces présupposés normatifs sur la professionnalisation du militantisme.
3La notion de politisation fait l’objet de conflits de définitions (Déloye & Haegel, 2019 ; Hamidi, 2017 ; Gaxie, 2002 ; Lagroye, 2003). Celle proposée par Yves Déloye et Florence Haegel permet d’analyser des dynamiques contrastées de politisation au sein d’un même mouvement militant et d’éviter une opposition binaire politisation/dépolitisation : « La politisation inclut à la fois des processus de conformation à l’ordre politique et de contestation de celui-ci. Dès lors, “politiser” ou “être politisé” peut signifier dans une logique d’autonomisation, s’adapter aux fonctionnements de l’ordre politique ou, dans une logique hétéronome, remettre en cause cet ordre d’un point de vue qui lui est extérieur. » (Déloye & Haegel, 2019, p. 82). Il ne s’agit pas dans cet article d’évaluer le féminisme des associations étudiées (voir encadré), mais de rendre compte de formes de politisation contrastées dans la mise en œuvre de politiques d’éducation à la sexualité par les associations du Planning familial et d’en saisir les ressorts.
Le travail féministe
Le terme « féminisme » fait l’objet d’usages contrastés et de nombreux clivages traversent l’espace de la cause des femmes. La thèse de doctorat en science politique sur laquelle se fonde l’article n’avait pas vocation à valider ou disqualifier le caractère féministe des associations étudiées, mais d’explorer au contraire la dimension plurielle des féminismes au Planning familial. C’est pourquoi je définis l’ensemble des actrices du Planning familial, association qui revendique son féminisme dans ses statuts, comme féministes même si elles ont des positions politiques ou des expériences militantes hétérogènes. En intégrant dans l’enquête l’ensemble des membres investi·es dans les activités du Planning familial, quels que soient leurs statuts, leurs trajectoires ou leurs engagements, il s’agit de contribuer à l’analyse des renouvellements des féminismes dans leur dimension plurielle au regard de l’institutionnalisation de la cause des femmes. Par ailleurs, la diversité et la porosité des catégories de sens commun utilisées pour décrire le monde associatif (bénévole, militant, professionnel, engagé), la multiplication des contrats dans le secteur associatif (CDI, CDD, contrats aidés, service civique, stage), et par conséquent la nécessité de le penser comme un monde du travail (Hély & Simonet, 2013) et d’analyser les conditions organisationnelles du travail militant (Nicourd, 2009) m’ont amenée à privilégier l’expression « travail féministe » pour désigner l’ensemble des activités réalisées dans les associations du Planning familial, et « travailleuses féministes » pour évoquer indistinctement des bénévoles, salariées, stagiaires ou volontaires. Intégrer l’ensemble des travailleuses du Planning familial dans l’analyse permet de saisir le rôle des statuts et de l’organisation du travail à l’échelle locale sur les discours, les pratiques et les rapports aux institutions.
- 2 Des travaux récents se sont intéressés aux effets des pratiques des travailleuses féministes sur le (...)
4La participation d’associations à la mise en œuvre de politiques publiques n’est pas sans conséquence sur le travail militant (Hamidi, 2017) : elle peut conduire à une redéfinition des objectifs visés et à l’adoption d’un répertoire d’action plus conventionnel (Le Naour, 2005 ; Pette, 2014). Gwenola Le Naour montre par exemple comment, à travers des processus complexes, la participation d’associations d’usagers de drogues à des politiques locales de réduction des risques les conduit à progressivement abandonner leur objectif initial de défense de groupes stigmatisés et à se conformer aux attentes des partenaires de l’action publique entrainant « une dilution des revendications en termes de droits dans un objectif de santé publique » (Le Naour, 2005, p. 27). Concernant précisément les politiques d’éducation à la sexualité, des recherches ont mis en évidence des formes de dépolitisation (Bozon, 2013) ou de « sanitarisation » (Le Mat, 2016) lors de leur mise en œuvre. Pour Michel Bozon, « ce qu’on peut appeler la dépolitisation de l’éducation à la sexualité en France, à travers la référence à la santé et à la psychologie, tient largement au fait que l’institution scolaire tend à préserver dans tous les cas son organisation et ses buts, à défendre sa “neutralité”, tout en protégeant la jeunesse. Elle le fait en proposant un contenu consensuel, non sujet à conflit, même s’il est nettement influencé par les thèmes de la gauche morale. » (Bozon, 2013, p. 102-103). La dépolitisation de l’éducation à la sexualité renvoie dans ces travaux à un évitement de la dimension conflictuelle des sujets et à l’adoption d’une approche médicale. Les associations militantes féministes ou de lutte contre l’homophobie échapperaient cependant à ces dynamiques de dépolitisation (Gelly, 2013 ; Le Mat, 2018). Pourtant, au sein même de l’espace militant de l’éducation à la sexualité, on relève des pratiques contrastées et des conceptions différentes de ce que signifie être une association féministe de terrain qui participe à la mise en œuvre de politiques publiques. En effet, si les travailleuses du Planning familial inscrivent leurs interventions dans une démarche de dénaturalisation des rapports sociaux de genre, on relève des différences importantes dans la mise en œuvre de cette politique publique d’éducation à la sexualité d’une travailleuse à l’autre mais également d’une organisation locale à l’autre. Prendre pour terrain d’analyse le Planning familial permet de mettre en évidence que l’hétérogénéité des formes d’organisation prises par ses structures au niveau local (effectif, organisation du travail, répartition bénévoles/salariés, recrutement, liens aux féminismes, etc.) se traduit à l’échelle locale dans la manière de concevoir et de réaliser le travail d’éducation à la sexualité ainsi que dans les rapports entretenus avec les institutions, et donne lieu à des politisations contrastées de l’action publique. Des recherches au croisement de la sociologie du travail et de l’action publique ont mis en lumière le rôle des dispositions sociales des agent·es des services publics dans les relations de services avec les usager·es (Dubois, 2010 ; Laurens & Serre, 2016 ; Siblot, 2006 ; Spire, 2008) ou des travailleur·ses associatif·ves impliqué·es dans la mise en œuvre de politiques publiques (Weill, 2014). À partir d’une enquête multi-située dans des associations du Planning familial aux configurations hétérogènes, l’article souligne dans une perspective complémentaire le rôle des facteurs organisationnels dans les processus de politisation des pratiques et de socialisation politique des travailleuses féministes. Comment envisagent-elles leurs actions auprès des élèves et plus généralement auprès des usager·es et quelles relations entretiennent-elles avec les collectivités territoriales et les institutions qui les financent ? Il ne s’agit pas d’analyser les effets de leurs pratiques et de leurs discours sur le public qu’elles rencontrent2, mais plutôt de saisir comment le parcours des travailleuses féministes et l’organisation du travail influent sur leurs représentations du travail féministe et sur la mise en œuvre de politiques publiques. Alors que la majorité d’entre elles n’ont pas d’expérience préalable du militantisme féministe, dans quelle mesure l’entrée au Planning familial peut-elle favoriser la socialisation politique des travailleuses et quelle forme prend-elle ? L’enquête montre que les opportunités d’être exposé à la confrontation d’idées politiques (Eliasoph, 2010 [1998]) ou encore de reconnaître la dimension conflictuelle des positionnements féministes au sein de l’espace de la cause des femmes (Duchesnes & Haegel, 2004) sont inégales au sein des trois associations et dépendent des conditions d’emploi et de l’organisation du travail.
- 3 L’enquête ethnographique repose sur la réalisation de 41 entretiens, d’une durée comprise entre 1 h (...)
5Les matériaux mobilisés sont issus d’une enquête ethnographique réalisée entre 2014 et 2017 dans trois associations départementales du Planning familial, en dehors de la région parisienne3. Il s’agissait non seulement d’adopter une méthode de recherche microscopique en multipliant les études de cas localisées et intensives (Sawicki, 2000), mais également d’appréhender les mobilisations féministes dans leur dimension locale et décentrée (Fillieule et al., 2018 ; Godard & Porée, 2014 ; Masclet, 2017). Située dans l’une des plus grandes villes de France, l’association A peut apparaître comme paradigmatique des associations féministes professionnalisées, au sens où il s’agit d’une association employeuse (une trentaine de salariées, cinq médecins et seulement cinq bénévoles qui peinent à trouver leur place), et où la division du travail repose sur une organisation hiérarchique de même que sur des savoirs et des savoir-faire professionnels spécifiques acquis et sanctionnés par des formations. Elle dispose d’un budget annuel supérieur à un million d’euros. L’association B se caractérise par contraste par un recours massif au bénévolat. Cette association départementale au budget annuel de 450 000 euros compte quatre salarié·es, autant de stagiaires en permanence et une centaine de bénévoles. Enfin, l’association C se situe dans un département rural et dispose d’environ 60 000 euros de budget annuel ; une seule salariée à temps-plein et une bénévole de manière occasionnelle animent des activités avec du public.
6Après avoir présenté les modalités d’intervention des trois associations du Planning familial et la manière dont elles concilient les objectifs visés par la circulaire encadrant l’éducation à la sexualité avec leurs engagements féministes, l’article analyse les mises en œuvre différenciées des politiques publiques d’éducation à la sexualité à l’échelle locale. Le rapport de ces associations aux institutions est au cœur de la deuxième partie, qui étudie comment les travailleuses féministes, confrontées à différentes contraintes (travail administratif, réduction du temps d’intervention, imposition de nouvelles priorités), conçoivent le sens de leur travail féministe et leurs pratiques de manière contrastée. Enfin, ce sont les ressorts de la politisation des pratiques et des discours au sein des associations qui sont étudiés. L’article montre le rôle crucial joué non seulement par les parcours des travailleuses mais également par l’organisation du travail à l’échelle locale.
- 4 Circulaire no 2003-027 du 17 février 2003, relative à l’éducation à la sexualité dans les écoles, l (...)
- 5 Sur l’association CLER et sa participation aux politiques d’éducation à la sexualité voir la thèse (...)
7La circulaire no 2003-027 du 17 février 20034 indique les principes et les objectifs des séances d’éducation à la sexualité dans les établissements scolaires : il s’agit de développer « l’esprit critique notamment par l’analyse des modèles et des rôles sociaux véhiculés par les médias, en matière de sexualité », et de prévenir et réduire les risques en matière de sexualité, en particulier les « grossesses précoces non désirées, infections sexuellement transmissibles, VIH/sida ». L’éducation à la sexualité y est présentée comme une « composante essentielle de la construction de la personne et de l’éducation du citoyen » et relève ainsi d’une politique publique de promotion de la santé autant que d’une politique d’éducation à la citoyenneté (Le Mat, 2018). Cette circulaire précise les conditions requises pour la réalisation de ces séances par des associations : ces dernières doivent avoir obtenu un agrément et respecter « [l]es principes, l’éthique et [l]es objectifs » qui y sont définis. Plusieurs types d’acteurs réalisent ces interventions (infirmière scolaire, enseignant·es, conseillères conjugales et familiales des centres de planification, associations féministes comme le Planning familial, ou catholiques comme le CLER5), mais tout·es doivent inscrire leur démarche dans les principes dictés par la circulaire. Des enquêtes menées sur ces dispositifs d’éducation à la sexualité mettent en évidence la relative différenciation des pratiques selon les structures qui les prennent en charge. Si les infirmières scolaires se concentrent sur les questions de santé, de contraception et d’anatomie, les autres intervenant·es ont tendance au contraire à mettre à distance le discours médical ou moral sur la sexualité (Gelly, 2011). Aurore Le Mat distingue quant à elle deux « éthiques sexuelles » : le premier pôle d’associations et d’intervenant·es se « caractérise[nt] par une approche de la sexualité et du genre ancrée dans une vision naturaliste » alors que le deuxième pôle « défend une approche sociale de la sexualité et du genre, et envisage l’éducation à la sexualité comme un moyen de rendre visible les normes pour les questionner » (Le Mat, 2018, p. 626-627).
8Les intervenantes du Planning familial des trois associations que j’ai rencontrées s’inscrivent dans cette démarche de démédicalisation de l’éducation à la sexualité et cherchent à rompre les tabous afin de permettre à chacun·e une sexualité qui allie plaisir, formation à l’égalité et réduction des risques. Au Planning familial les informations « techniques » qui renseignent sur l’anatomie et le fonctionnement du corps (manifestation physique de l’excitation, cycle menstruel, etc.) constituent souvent un prétexte pour aborder les questions liées au plaisir, en évoquant notamment la masturbation et le clitoris. Elles utilisent des méthodes issues de l’éducation populaire pour amener les élèves, en adéquation avec la circulaire de 2003, à réfléchir aux stéréotypes genrés qui concernent la sexualité. Plusieurs outils sont mobilisés par les intervenantes du Planning familial pour favoriser l’expression des questionnements des élèves et le développement de leur « esprit critique » : la « boîte à questions », le brainstorming ou le jeu de ligne.
- 6 Voir en annexe 1 une liste des questions reçues avant une intervention en classe de 3e par l’associ (...)
9La « boîte à questions » consiste à demander aux élèves de noter par écrit des questions de manière anonyme auxquelles les intervenantes du Planning familial répondent ensuite6. La lecture des questions provoque souvent des rires de la part des élèves, voire des moqueries envers les élèves identifié·es comme les auteur·es de certaines questions. Les réponses des intervenantes portent sur des informations pratiques (le cadre législatif concernant l’interruption volontaire de grossesse, les différents dispositifs de prévention, etc.), mais elles invitent également à la réflexion. Par exemple, les questions sur la virginité des femmes permettent d’interroger les normes différenciées accompagnant l’entrée dans la sexualité des jeunes filles et des jeunes garçons. Le « jeu de la ligne » consiste, quant à lui, à poser des questions aux élèves et à leur demander de se positionner dans l’espace de part et d’autre d’une ligne en fonction de leur réponse affirmative ou négative ou plus simplement de lever la main. Il s’agit de créer un débat de manière ludique entre les élèves. La question « la jalousie est-elle une preuve d’amour ? » permet ainsi d’interroger les élèves sur le contrôle et le continuum des violences dans les relations conjugales, alors que la discussion autour de la phrase « on peut savoir si une fille souhaite avoir un rapport sexuel selon sa façon de s’habiller » invite les élèves à réfléchir à la question du consentement et aux contraintes qui pèsent sur les femmes en matière d’apparence esthétique (maquillage, vêtement, épilation).
10L’objectif des interventions consiste à informer les élèves des risques liés à la sexualité, mais surtout à faire émerger de nouvelles représentations égalitaires :
Filer de l’info c’est important, c’est réussi à chaque fois, c’est pas simple, mais avec nos outils les infos elles passent très très bien. Par contre, faire changer les représentations, je ne sais pas si on y arrive, voilà je me dis […] au moins une fois dans leur vie ils auront entendu ces discours-là, ils éteignent la télé et ouvrent leurs esprits (Élodie, une vingtaine d’années, salariée, association B).
11Même les échanges d’apparence plus techniques et les moins sujets au débat peuvent être animés de manière à interroger les normes de genre. La démonstration de la pose des préservatifs, information délivrée aux élèves à partir de la 4e, permet ainsi de déconstruire certains stéréotypes. La présentation du préservatif féminin/interne s’accompagne systématiquement des rires des élèves et des remarques sur sa laideur fusent : « c’est trop moche », « on dirait un sac plastique ». Les intervenantes du Planning familial réagissent en général en leur demandant sur le ton humoristique si le préservatif masculin/externe est plus « joli » et poursuivent en les amenant à s’interroger sur les normes genrées associées au fait de se procurer un préservatif (Thomé, 2016) et plus particulièrement sur le stigmate de « salope » pesant sur les femmes qui prennent en charge cette tâche et anticipent l’éventualité d’un rapport sexuel, a fortiori en utilisant un préservatif féminin/interne qui peut se poser plusieurs heures avant un rapport sexuel.
12L’observation menée dans les trois associations du Planning familial montre que les pratiques d’éducation à la sexualité s’inscrivent dans les recommandations de la circulaire de 2003 en donnant des informations permettant aux élèves de réduire les risques sexuels (grossesses non désirées, infections sexuellement transmissibles) et en initiant des réflexions sur les normes sociales en matière de sexualité. Elles utilisent un certain nombre de ressources communes avec d’autres intervenant·es d’éducation à la sexualité, qu’il s’agisse des brochures distribuées aux élèves ou des outils pédagogiques mobilisés. Les recommandations de la circulaire de 2003 sont suffisamment lâches pour permettre une appropriation fidèle, mais différente selon les catégories d’intervenant·es. Il est ainsi tout à fait possible de lire et de mettre en œuvre cette politique sanitaire et éducative dans une perspective de psychologisation et de naturalisation du social, comme le feraient certains professionnels de santé (Gelly, 2013), aussi bien que dans une perspective féministe en visant l’égalité femmes-hommes et la lutte contre les discriminations fondées sur le genre et l’orientation sexuelle (le Mat, 2018).
13Les pratiques et discours observés au cours de l’enquête montrent cependant une mise en œuvre féministe différenciée des politiques publiques d’éducation à la sexualité à l’échelle locale. En effet, les associations A, B et C se distinguent notamment quant à leur conception des enjeux de l’usage de la mixité/non-mixité lors des interventions en milieu scolaire. Ces variations se fondent sur des conceptions de l’égalité et des rapports aux institutions locales différentes. L’association B accorde une grande importance à la présence d’hommes au sein de l’association. Cette présence masculine constitue l’un des éléments qui la distinguent des autres associations du Planning familial et de la plupart des organisations féministes (Jacquemart, 2015). L’attention à la mixité des membres de l’association traduit une volonté de distinction par rapport aux autres organisations féministes perçues comme misandres et dépassées, en témoigne l’extrait d’entretien suivant avec Jeanne, bénévole de l’association B qui a participé aux mobilisations de la séquence mai-juin 68 et a été présidente de l’association dans les années 2000 :
Il y a toujours, je suppose, une partie du Planning qui est très contre les hommes. Et nous assez tôt il me semble on a dit que le féminisme inclut les hommes, voilà ça n’exclut pas, au contraire vraiment (Jeanne, soixantaine, bénévole, association B).
14Par conséquent la pratique de la non-mixité, tant comme mode d’organisation pour les membres de l’association que comme outil pédagogique à mobiliser en séance d’éducation à la sexualité, entre en contradiction avec la représentation du travail féministe de l’association B. Les animations réalisées en binôme homme-femme dans des classes en mixité trouvent par ailleurs un écho favorable auprès des institutions scolaires et des collectivités territoriales qui les financent. L’association A se distingue de l’association B par une défense de la non-mixité adossée à une critique de celle subie par les femmes tant dans l’espace public que dans les espaces de pouvoir. Le recours à la non-mixité est motivé par les effets positifs espérés sur les adolescentes d’abord. Lorsque les travailleuses féministes de l’association A interviennent pour deux séances, elles cherchent ainsi autant que possible à séparer les adolescents des adolescentes pour les deux séances. En pratique, cela nécessite l’intervention de deux animatrices en même temps, ce qui est quasiment impossible à mettre en place dans l’association C, puisqu’une seule salariée anime ces séances en milieu scolaire.
- 7 « Faire le canard », « être un canard » renvoie à une attitude de « servilité » d’un homme envers u (...)
15On observe également dans les associations A et C un discours critique de l’ordre social et politique plus affirmé et moins consensuel que dans l’association B, qui se traduit notamment par l’usage d’un vocabulaire différent et témoigne ainsi d’une appropriation différenciée des missions d’éducation à la sexualité et à l’égalité femmes-hommes à l’échelle locale. Les travailleuses féministes de des associations A et C vont plus fréquemment que celles de l’association B recourir à des expressions comme « système d’oppression », « domination masculine », « société patriarcale ». Cela ne traduit pas seulement la détention de capitaux militants et culturels différents, mais également l’existence de diagnostics et de définitions du sujet du féminisme contrastés. Dans l’association B, il est fréquent que les travailleur·ses féministes expliquent au cours des interventions auprès d’élèves que le sexisme touche aussi bien les femmes que les hommes, ces derniers étant aussi soumis à des normes sociales genrées très fortes notamment en ce qui concerne leurs orientations scolaires et professionnelles, leur sexualité – stigmate du « Pédé » (Clair, 2012), pression de la « performance » – et leurs relations affectives (expression des émotions, stigmate du « canard7 »). Mathilde, issue d’une famille d’enseignant·es dans le public et sans expérience politique ou associative, a été d’abord stagiaire au Planning familial au cours de ses études en psychologie, puis bénévole. Elle a ensuite été recrutée sur un contrat court puis à nouveau bénévole. Lorsqu’elle présente l’association à l’occasion d’une formation destinée à des étudiant·es qui interviendront en discothèques et en festival (formation « prévention des risques en milieu festif ») elle expose cette conception d’un sexisme qui nuirait autant aux femmes qu’aux hommes :
[Formation lieu festif] Alors que la bénévole entoure le terme « droit des femmes » inscrit au tableau, un étudiant demande : « Pourquoi pas droits des hommes ? » Elle répond : « Les femmes ont eu des droits spécifiques par rapport au droit de vote ou la contraception. » Puis ajoute « C’est vrai, oui, on peut le rajouter (elle rajoute « droit des hommes » au tableau), on n’est pas anti-homme ici. Par féminisme on entend surtout humanisme, égalité. On travaille avec les hommes nous. Par violences on entend discrimination, homophobie, racisme, sexisme. Mais sexisme c’est pareil, c’est dans les deux sens. Les hommes aussi (Journal de terrain, novembre 2015, association B).
16Cette symétrisation des effets du sexisme sur les hommes et sur les femmes fait l’objet d’une critique au sein de l’association A. Francesca fait mention de l’évolution du discours sur ce sujet :
Au départ, […] c’était [elle change de voix, moquerie] « oui il y a autant d’assignation pour les hommes que pour les femmes, donc on va travailler les assignations des hommes, les assignations des femmes, pour qu’ils se libèrent de ces assignations et qu’ils puissent pleurer, tatati tatata », mais si tu veux il n’y avait pas une vraie reconnaissance que quand même ces assignations, ça amène une domination (Francesca, une cinquantaine d’années, salariée, association A).
17La plupart des travailleuses féministes de l’association A conçoivent le sexisme comme l’expression d’un ordre hétéronormatif fondé sur une hiérarchisation des sexes. En pratique, lorsque les intervenant·es de l’association B vont dénoncer des « stéréotypes sexistes » et appeler les élèves à avoir un comportement responsable et citoyen, celles de l’association A vont davantage évoquer les effets d’un système d’oppression plus défavorable aux femmes qu’aux hommes. Ces exemples qui interrogent la place des hommes dans les interventions montrent bien que les associations du Planning familial se distinguent dans l’analyse des ressorts du sexisme et du sujet du féminisme.
18Par ailleurs, leurs différentes manières d’appréhender les contraintes du financement public sur projet révèlent des relations contrastées avec l’État et ses institutions, entre prestation de service et militantisme critique. Le monde associatif est marqué par des transformations notables depuis les années 1990 (Hély, 2009) : les financements publics des associations s’opèrent désormais davantage à l’échelle régionale ou départementale sous l’effet de la décentralisation (Prouteau & Tchernonog, 2017) et ne prennent plus la forme de subventions de fonctionnement, mais sont octroyés dans le cadre d’appels à projets et de conventions de courte ou moyenne durée – quelques années au mieux. Ces transformations des formes de soutien de l’État envers le monde associatif s’accompagnent de nouvelles injonctions qui pèsent sur l’organisation et le fonctionnement des associations. Ce type de financement n’est pas sans effet sur l’organisation du travail et les pratiques des travailleuses féministes, mais les associations départementales ne réagissent pas de manière similaire à ces contraintes.
- 8 Loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception : « u (...)
- 9 HCE, Rapport no 2016-06-13-SAN-021, relatif à l’éducation à la sexualité : répondre aux attentes de (...)
19Depuis 2001, les élèves devraient bénéficier d’au moins trois séances d’éducation à la sexualité par an tout au long de leur scolarité8. Cependant, selon un rapport publié en 2016 par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes « l’application effective des obligations légales en matière d’éducation à la sexualité en milieu scolaire demeure encore parcellaire, inégale selon les territoires », notamment à cause du « manque de moyens financiers9 ». Le non-respect de cette loi est dénoncé par le mouvement national du Planning familial et le manque de financement influe sur les pratiques des associations. L’une des premières contraintes liées au financement sur projets – par rapport aux subventions dites de fonctionnement – se traduit par une logique de rentabilité des actions. De manière générale, les trois associations sont confrontées à une demande d’interventions scolaires moins longues qu’auparavant. Autrement dit, les établissements scolaires ou les collectivités territoriales demandent davantage d’interventions de deux séances d’une heure par classe ou d’une séance de deux heures, au lieu de deux séances de deux heures ou trois séances d’une heure. Lorsqu’elles disposent de moins de temps avec les élèves que ce qu’elles estiment nécessaires, les trois associations choisissent différemment les sujets prioritaires à aborder. Ainsi, l’association B va se concentrer sur « la transmission d’informations » et tenter d’innover en proposant des modalités d’intervention différentes pour paraître attractive sur le marché de l’éducation à la sexualité et vendre des actions perçues comme plus adaptées au public « jeune ». Par exemple, le 1er décembre, journée mondiale de lutte contre le sida, l’association B est intervenue dans un lycée en partenariat avec une association culturelle d’éducation populaire qui met à disposition un bus aménagé pour recevoir des groupes d’une dizaine de personnes et organiser des ateliers. Le matin, les deux intervenantes du Planning familial ont animé des séances de 30 minutes avec six demi-groupes, soit trois classes. Pendant qu’une partie de la classe était dans le bus avec les animatrices du Planning familial, la deuxième moitié participait à un atelier « slam » avec les intervenants de l’association culturelle sur le thème du sida. Laurine, psychologue de formation et animatrice salariée à plein temps de l’association B, explique le déroulement de l’intervention aux deux stagiaires :
On a peu de temps, 30 minutes c’est vraiment court, donc le principal c’est de faire passer les messages de prévention importants : dépistage et préservatif (Journal de terrain, décembre 2015, association B).
20En une demi-heure, les stagiaires présentent rapidement le Planning familial (une association qui reçoit tous les publics sur les thématiques « violences » et « sexualités » et qui constitue un « lieu ressource »), les raisons de la journée internationale de lutte contre le sida (« il y a toujours autant de contaminations dans le monde »), puis insistent sur l’importance du dépistage, expliquent les modes de transmission du VIH et font une démonstration des préservatifs externes/masculins et internes/féminins. Les élèves peuvent poser quelques questions, mais les intervenantes ne cherchent pas à initier de débats. Ce repli vers la transmission d’informations quand le temps disponible est limité n’est pas propre à ce format original d’intervention. En effet, même lorsque j’accompagne Laurine dans un lycée pour réaliser la deuxième séance d’éducation à la sexualité d’une heure, on observe une priorisation de la prévention des risques au détriment de l’invitation à la réflexion pourtant présentée comme un objectif des séances d’éducation à la sexualité par la circulaire :
On va commencer par un brainstorming, mais pas de débat on n’a pas le temps, ce qu’il faut c’est qu’au final ils aient reçu les messages de prévention (Journal de terrain, novembre 2015, association B).
21Ainsi, lorsqu’elles sont contraintes par le temps, les membres de l’association B privilégient la prévention des risques sexuels, quitte à ne pas aborder, ou de manière secondaire, les stéréotypes sexistes affectant l’entrée dans la sexualité et les relations affectives des adolescents et adolescentes. L’association B regrette de ne pas disposer de plus de séances avec les élèves ce qui permettrait d’aborder d’autres thématiques et de prendre le temps de débattre, mais elle considère que la priorité est de transmettre des informations et des ressources qui permettent à un maximum d’élèves de connaitre les lieux et les modalités de dépistage, un moyen de contraception d’urgence ou encore des lieux d’écoute et d’accompagnement en cas de grossesse non désirée ou de violence, et ainsi de favoriser leur autonomie.
22Alors que dans l’association B les intervenantes suivent un déroulé précis avec un certain nombre de « messages de prévention » à délivrer, dans l’association C, les deux salariées qui se sont succédé utilisaient fréquemment la « boîte à questions », même lorsque les séances étaient courtes, ce qui leur permettait de choisir les questions à l’avance et de délivrer à la fois des messages de prévention et de répondre aux interrogations des élèves. Par exemple, en choisissant une question comme « est-ce que la première fois ça fait mal ? », l’animatrice peut discuter avec les élèves du consentement, du plaisir, mais aussi des risques sexuels. Ce type d’intervention requiert une maîtrise des différents sujets et de la confiance pour pouvoir improviser et aborder les différents enjeux de manière transversale.
23La dépendance aux institutions qui accordent des financements sur projet et l’exigence de rentabilité ont également des effets sur l’organisation du travail dans l’association A. L’exemple de la réduction du temps prévu avec chaque usagère dans le cadre des entretiens de conseil conjugal et familial s’inscrit dans la même dynamique que celle qui affecte les séances d’éducation à la sexualité en milieu scolaire. Cette nouvelle incitation à réduire le temps d’échange en entretien individuel est dénoncée par Gaëlle, devenue conseillère conjugale et familiale au Planning familial à 27 ans après plusieurs emplois précaires (télémarketing, secrétaire, psychologue dans un centre social) et ayant milité dans des collectifs antifascistes et féministes autonomes. Elle critique également l’importation d’un vocabulaire propre aux institutions au sein de l’association :
C’est un discours implicite qui n’est pas tenu à l’intérieur du Planning, mais tant qu’on ne tient pas très fort un autre discours à l’intérieur, tant que t’as pas l’impression qu’à l’intérieur de ta structure un discours très fort est tenu, par défaut c’est le discours d’en face, c’est le discours de l’argent, il est implacable ce discours-là et il a des effets même implicites. Après c’est tout con, mais ça m’a déprimée direct : j’ai rencard avec Francesca pour un entretien dans une institution pour le projet handicap et je lui dis alors « ce qui les intéresse c’est le théâtre forum », et elle « oui, mais le théâtre forum c’est le produit d’appel », alors j’ai dit « mais Francesca, ça va pas être possible là, il va falloir qu’on fasse attention aux termes » […], je lui ai dit « tu sais entre “le développement de prestation” et le “produit d’appel”, moi tous ces petits glissements-là c’est tout con, mais ça crée une ambiance où moi ma journée d’hier la question du problème de thunes elle est revenue présente, et pas des problèmes de thunes comme problème de thunes, mais les effets insidieux que ça a sur nos pratiques (Gaëlle, une trentaine d’années, salariée, association A).
24L’importation d’un vocabulaire extérieur au monde militant au sein du Planning familial, comme le fait de qualifier le projet de théâtre forum de « produit d’appel » risque selon cette salariée d’affecter progressivement les pratiques et les choix stratégiques opérés par les travailleuses féministes – abandon de certaines activités, participation à des projets jugés trop éloignés des revendications féministes de l’association, etc. Gaëlle dénonce ainsi les concessions réalisées par l’association A pour trouver un équilibre financier et renouveler son attractivité auprès des institutions et pouvoirs publics susceptibles de lui attribuer des financements sur projets.
25Plus généralement, on note dans cette association une volonté de s’approprier les nouvelles tâches de contrôle des activités des travailleuses féministes en leur conférant un objectif politique : afficher le militantisme de l’association et transmettre auprès des commanditaires leur grille d’analyse féministe des problèmes publics. Chaque année, voire plusieurs fois dans l’année en fonction des subventions, l’association rédige des synthèses des actions réalisées par projet. Les associations A et B s’approprient différemment cet instrument de contrôle institutionnel. Alors que l’association B produit des bilans essentiellement quantitatifs et en reprenant les objectifs des politiques publiques10, les travailleuses de l’association A cherchent à concilier militantisme et professionnalisme en portant notamment une attention particulière aux termes utilisés pour décrire le déroulement et les objectifs de leurs interventions :
Notre intention est de prendre en compte la globalité des facteurs et des vulnérabilités qui influencent les relations et peuvent amener à des actes d’oppression ou de mise en danger.
Ce travail ne peut se passer d’une réflexion sur les attentes liées au genre. La question de l’asymétrie en matière de sexualité entre femmes et hommes est un des thèmes centraux des discussions dans nos séances. Les jeunes garçons et les jeunes filles repèrent bien qu’elle est une des expressions des inégalités entre sexes qui prévalent dans le monde social (travail, famille, vie publique...).
L’opposition normative, entre une sexualité affective pour les filles et un désir sexuel impérieux pour les garçons, produit des exigences contradictoires qui rendent plus difficile l’adoption de pratiques préventives, notamment pour les femmes.
Cela se traduit dans les animations de groupe, par une attention et une curiosité très forte des garçons sur les questions pratiques : « Sur quel bouton dois-je appuyer pour la faire jouir ? Mon sexe est-il assez gros ? Ne risque-t-on pas de se tromper de trou ? » Et chez les filles par des questions sur la bienséance, les enjeux de la séduction et des sentiments, la peur de la réputation.
Les séances permettent de travailler avec les jeunes sur leur rapport au corps, à la sexualité, le rapport à l’autre. Il s’agit pour elles et eux, au-delà de l’acquisition d’informations indispensables, de mieux comprendre les enjeux et les rapports sociaux pour devenir acteur·rices de leur sexualité, et par là même acteur·rices de leur propre prévention (Extrait d’un bilan des séances d’éducation à la sexualité, association A, 2014).
26Dans cet extrait d’un bilan destiné aux financeurs, on remarque la présence d’un vocabulaire militant et parfois emprunté aux sciences sociales (actes d’oppression, opposition normative, rapports sociaux), ainsi que des termes plus spécifiques à la réduction des risques (« mise en danger », « devenir acteur·rices de leur sexualité, et par là même acteur·rices de leur propre prévention »), qui pourraient traduire un processus de « sanitarisation » de l’éducation à la sexualité mais qui ici semble relever davantage d’une « ressource instrumentale » qui permet de légitimer l’action de l’association (Le Mat, 2018, p. 272-276). Dans l’association A, il ne s’agit pas seulement d’éviter d’invisibiliser la dimension militante des interventions du Planning familial dans les documents destinés aux partenaires et financeurs, mais plus encore de convaincre les acteurs en charge de la mise en œuvre des politiques publiques à l’échelle locale. Autrement dit, les bilans constituent autant une contrainte administrative qu’une occasion de développer une analyse féministe de leurs actions et de faire passer des messages directement aux pouvoirs publics, ce que montre bien cet extrait de réunion d’équipe de l’association A concernant la rédaction après chaque séance des bilans nécessaires à la synthèse finale destinée aux financeurs :
[Réunion avec les comédien·nes du Théâtre forum de l’association A, à propos des bilans de fin de séance].
Laura, conseillère conjugale et familiale : [elle s’adresse aux comédien·nes] c’est moi qui ai fait le bilan général pour le théâtre forum et je n’ai pas trouvé dans vos écrits [les bilans rédigés après chaque séance] ce que vous me dites oralement, par exemple les phrases des élèves, etc. Alors que si ça se retrouve dans les bilans des financeurs ça permet de dire la réalité du terrain, la difficulté, etc. […] Je vais reprendre une phrase de Christine « c’est celui qui a le stylo qui a le pouvoir », c’est celui qui fait le bilan qui fait les choix.
Christine, directrice adjointe : [à destination des comédien·ne·s] une autre phrase après le stylo c’est « on fait du terrain pour faire de la politique » : ce qui choque, etc., on a besoin de le relever pour en faire quelque chose.
Sophie, coordinatrice des activités : [à destination des comédien·ne·s] Les difficultés du Planning c’est que les financements c’est de plus en plus du projet et pas pour le fonctionnement. Les financements sur projets ça a ses limites et si on peut montrer qu’on ne fait pas une prestation de service et c’est tout, mais montrer que des temps de réflexion sont nécessaires c’est important ça permet de mettre des vrais morceaux de Planning dans ces bilans (Journal de terrain, juin 2014).
27Les bilans sont utilisés par les financeurs pour évaluer la mise en œuvre du projet par l’association (nombre d’élèves, nombre de séances, appréciation des élèves…). Mais ils peuvent constituer un espace de partage d’un diagnostic sur les problèmes sociaux que rencontrent les élèves, voire susciter de nouvelles attentes et priorités du côté des collectivités territoriales lorsque le contexte est favorable. On observe ainsi, dans l’association A, une appropriation militante des instruments d’évaluation de la mise en œuvre de projets financés par les institutions locales. Dans cette association comme dans l’association C, on m’a expliqué que les agent·es en charge de l’évaluation des projets et de la création de missions prioritaires pouvaient se montrer réceptif·ves à leurs analyses et recommandations issues de leur travail de terrain.
28Les animations auprès des différents publics sont donc conçues et réalisées d’après des conceptions hétérogènes du féminisme au sein des trois associations étudiées, et ces dernières entretiennent également des rapports contrastés aux institutions.
29Les politisations contrastées dans la mise en œuvre de politiques publiques d’éducation à la sexualité entre les trois associations étudiées s’expliquent en partie par une socialisation militante et féministe préalable des membres avant leur entrée au Planning familial. Mais en étudiant avec attention l’organisation du travail dans chacune d’elles, on constate que les opportunités de développement d’un engagement féministe plus critique à l’égard de l’ordre social et politique que consensuel par rapport aux conceptions de l’ordre politique dominant sont inégales au sein des trois associations.
30Dans l’association A, les salariées recrutées depuis la phase de professionnalisation de l’association opérée au milieu des années 2000 possèdent des capitaux scolaires importants. Celles qui réalisent les activités de conseil conjugal et familial et d’éducation à la sexualité sont diplômées du supérieur (études de langues, psychologie, sciences de l’éducation, sciences sociales, droit). Elles ont toutes suivi, en plus de leurs études initiales, la formation qualifiante de conseil conjugal et familial qui se déroule sur deux ans à raison d’une semaine par mois au sein de l’association. La plupart d’entre elles ont des expériences préalables dans le domaine du travail social ou ont commencé des études de psychologie. À la recherche d’une nouvelle expérience professionnelle, elles sont entrées dans l’association A par la formation de conseillère conjugale et familiale et pour y exercer ce métier qu’elles ont découvert à l’issue d’un bilan de compétences ou d’un échange avec un·e conseiller·e de Pôle Emploi par exemple. Pour la majorité, la défense de la cause des femmes n’était pas le motif premier de leur entrée au Planning familial (Romerio, 2019). Cette association départementale se caractérise par son hétérogénéité générationnelle, la salariée la plus jeune avait 29 ans et la plus âgée 67 ans. Depuis le début de l’enquête, plusieurs départs à la retraite et l’arrivée de deux bénévoles âgées de moins de 30 ans puis de deux salariées (à la fin de l’enquête), toutes les quatre proches de groupes féministes autonomes et radicaux, ont conduit à un rajeunissement de l’association. Quelques membres de l’équipe témoignent d’un engagement durable dans des collectifs partisans, militants et/ou radicaux féministes (mouvement de squatteurs et de chômeurs, participation à des revues militantes, collectifs féministes et antifascistes locaux). Ces dernier·es font partie des membres de l’équipe de ce Planning familial les plus doté·es en capitaux scolaires (Bac+4, Bac+5, doctorat) et quelques-un·es ont rencontré les réflexions féministes dans leur cursus universitaire (Bessin & Dorlin, 2005) ou lors d’expériences militantes préalables (syndicats, collectifs autonomes) ; mais elles représentent une faible minorité au sein de l’équipe.
31Dans cette association, la poignée de bénévoles – des femmes à la retraite – tiennent occasionnellement des stands de prévention dans des établissements scolaires et universitaires. Toutes les activités financées par des subventions des collectivités territoriales ou de l’État sont réalisées par les salariées. Certaines d’entre elles sont « chargées de projet » (projet « handicap », projet « de développement affectif et social » auprès d’élèves du premier degré, projet « PJJ » auprès des mineurs aux prises avec la justice, etc.). Elles établissent des conventions et des partenariats avec les structures dans lesquelles elles interviennent, assistent aux réunions avec les professionnel·les de ces établissements, se tiennent informées de l’actualité des recherches ou controverses qui portent sur leur domaine d’intervention, ou encore rédigent les bilans annuels pour le rapport d’activité de l’association et ceux destinés aux différentes institutions qui financent les actions. Elles se forment ainsi en continu, disposent de temps pour organiser et préparer leurs interventions et d’espaces pour échanger avec d’autres professionnel·les.
32Contrairement à l’association A, l’association B ne propose pas de formation longue qualifiante et les salarié·es, bénévoles ou stagiaires, décrivent lors des entretiens biographiques leur entrée dans l’association comme la résultante de la recherche d’activité, rémunérée ou non, qui a du sens pour soi (épanouissement personnel et/ou professionnel) et pour les autres (Havard-Duclos & Nicourd, 2015). L’association B se singularise au sein du Mouvement par le nombre important et le renouvellement constant des bénévoles. De manière générale, l’organisation de ce Planning familial repose sur un modèle pyramidal : une salariée en CDI et deux salariées à temps partiel en CDD encadrent des stagiaires (quatre à cinq stagiaires en permanence) qui, à leur tour, s’occupent des bénévoles (vérifier leurs disponibilités, les accompagner s’il s’agit de débutant·es...). Cette organisation, rendue possible par la disponibilité d’étudiant·es en recherche d’expériences associatives dans le domaine médico-social, permet de réaliser de nombreuses actions à travers le département même non financées par les pouvoirs publics en réduisant les coûts à travers la mise en place d’une « politique du travail gratuit » (Simonet, 2018) et en professionnalisant la gestion de ressources militantes (Sawicki & Siméant, 2009). Chaque année, une formation gratuite « prévention des risques en milieu festif » de 25 heures est organisée par ce Planning familial à l’automne. Dès la rentrée universitaire, l’équipe de l’association fait le tour des promotions d’étudiant·es en « carrières sociales » (éducateur spécialisé, assistante sociale, technicien d’intervention sociale…) ou en études d’infirmier·e pour leur présenter cette formation. Ces étudiant·es, attiré·es par « le potentiel de sympathie » du secteur associatif (Bayou & Castel, 2013) et régulièrement à la recherche de stages et de premières expériences professionnelles, reconnaissent l’intérêt de cette formation pour leur CV et dans la constitution d’un capital social facilitant une embauche. L’association B reçoit une centaine de candidatures et sélectionne une cinquantaine d’étudiant·es. Au terme de cette formation, gratuite, de 25 heures, les stagiaires sont invité·es à rejoindre l’équipe de bénévoles.
Clairement le Planning arrive à tenir avec autant de bénévoles grâce à la formation lieu festif je pense, parce que tous les ans on renouvelle un stock entre guillemets si je devais parler en langage marchand, un stock de bénévoles, sans lequel le Planning ne pourrait pas fonctionner en fait (Maxime, une vingtaine d’années, bénévole, association B).
33L’organisation du travail est pensée pour leur permettre de s’investir au Planning familial selon leurs disponibilités et leurs attentes. On leur présente un bénévolat « à la carte », qui peut correspondre aux attentes de chacun·e : permanence individuelle/animations collectives ; public scolaire/jeunes adultes/personnes en situation de handicap/migrant·es ; dans la ville ou plus loin, la journée/le soir/le week-end. Contrairement à l’association A, les bénévoles trouvent ici une offre plurielle d’investissements et peuvent « donner de leur temps » comme ils et elles le souhaitent. Cette association attire également des jeunes femmes et des jeunes hommes qui doivent, dans le cadre de leurs études, réaliser un stage de quelques semaines jusqu’à six mois mais qui ne sont pas particulièrement intéréssé·es par la cause des femmes et n’ont jamais été membres d’organisations politiques. Les stagiaires que j’ai rencontré·es ont dans l’ensemble des trajectoires semblables. Leurs parents ne sont pas des militants, l’un des deux au moins exerce déjà dans le secteur du médico-social, et ils inculquent des valeurs perçues comme « progressistes » et « sociales » par leurs enfants (l’importance d’être indépendante économiquement pour une femme, d’aider les plus démuni·es…). Au cours de leurs études, ils et elles découvrent le Planning familial d’abord comme lieu de stage possible et convivial plutôt que comme une organisation politique féministe. Dans l’association B, les travailleurs et travailleuses n’ont pas de fonction particulière, hormis une salariée responsable administrative et le directeur. Les salariées, stagiaires et bénévoles réalisent de la même manière des activités auprès du public, préparent le matériel à apporter, rédigent les quelques lignes de bilan après chaque intervention, etc. À part la formation de prévention des risques en milieu festif et quelques formations courtes informatives sur les différents moyens de contraception ou les infections sexuellement transmissibles, il n’existe pas de temps longs d’échange formels au sein de l’équipe : les bénévoles, stagiaires et salarié·es sont rapidement « sur le terrain », se forment en participant aux actions en binômes.
34L’association C n’est composée que d’une salariée. Une bénévole la remplace occasionnellement lors des permanences pour les entretiens individuels les mercredis après-midi. Selon le président de l’association le profil recherché pour l’unique salariée était très exigeant, puisqu’il fallait une personne capable à la fois de réaliser l’ensemble des interventions auprès du public (entretien de conseil conjugal et familial individuel, animation collective de prévention, formation de profesionnel·les) et de prendre en charge la gestion associative (demande et suivi de subventions, relations avec les partenaires institutionnels, gestion des fournitures – de bureau mais aussi stocks de préservatifs, tests de grossesse, brochures, etc.). Émilie, en poste au début de l’enquête s’est engagée dans l’organisation de jeunesse de la LCR et au syndicat SUD étudiant dès son arrivée à l’Université de Toulouse II-le Mirail. Les dispositions contestataires d’Émilie trouvent à se développer lorsqu’elle entre dans une université particulièrement animée par l’engagement politique étudiant et de surcroît dans un contexte de mobilisations étudiantes marquantes en 2006 (mouvements contre le contrat première embauche, CPE). Elle découvre les questions féministes au sein de ces organisations politiques en même temps qu’elle suit ses premiers cours d’études de genre. Émilie et Hélène, qui lui succède, ont suivi des études de genre à visée professionnelle, avaient des expériences de « sous-salariat » en association féministe (service civique, stage) (Hély, 2009) et cherchaient à « militer en travaillant » (Herman, 2013) pour la cause des femmes. L’association a financé leur formation de conseillère conjugale et familiale réalisée dans une association du Planning familial d’un département voisin. Déjà très au fait des enjeux qui traversent l’espace de la cause des femmes de par leurs formations, leurs engagements dans des collectifs féministes ou encore par la lecture d’ouvrages théoriques en études féministes/de genre, la formation longue de conseillère conjugale et familiale qu’elles suivent pendant deux ans leur permet moins de découvrir de nouveaux enjeux ou discours féministes que d’entretenir leurs capitaux militants, notamment leur expertise, et d’acquérir de nouveaux savoir-faire dans le domaine du travail social. Elles sont ainsi disposées à s’approprier les politiques publiques d’éducation à la sexualité selon une grille d’analyse féministe critique des prescriptions et contraintes institutionnelles.
35Au contraire, très peu de membres de l’association B témoignent d’une expérience militante féministe préalable ou d’une construction de conscience de genre féministe (Achin & Naudier, 2010), et le local ne se prête pas aux discussions prolongées puisqu’il n’est composé que de deux bureaux dans lesquels on ne peut compter plus de cinq personnes. Morgane est entrée dans l’association B à l’occasion d’un stage obligatoire et imposé au cours de ses études d’infirmière. Elle est ensuite devenue bénévole et membre du conseil d’administration. Elle explique que depuis plusieurs années, l’association B n’organise plus de débat qui permette l’exposition de différentes positions militantes et qui favorise des processus de politisation individuelle et de transmission de capital militant, par manque de temps et d’espace :
Morgane, une vingtaine d’années, bénévole, association B : Alors il y a un temps où ça existait les soirées débats, on a voulu relancer puis on s’aperçoit que le temps c’est très compliqué, il faut des gens qui organisent, des lieux. […] On voulait faire ça de façon documentée à l’époque, en disant la personne qui va proposer un thème, qui va un peu diriger cette réunion, il faut qu’avant elle ait cherché soit des vidéos pour appuyer un peu le sujet, soit des textes qui seraient passés, des textes de loi, ou des textes du Planning familial, que ça ne parte pas en n’importe quoi.
Enquêtrice : Du coup ça demande… ?
Morgane : Pfff ouais, et plus ça va plus je me dis qu’il faut arrêter de se leurrer, c’est bien d’avoir des projets mais soit on est capable de les concrétiser soit on arrête la branlette intellectuelle.
36L’organisation de discussions sur les enjeux actuels qui animent l’espace de la cause des femmes demande une préparation que l’équipe de l’association n’est pas en mesure de fournir. Morgane ajoute également que les effets de ces discussions sont limités, puisqu’elles n’aboutissent généralement pas à la mise en place d’un projet concret de transformation sociale. Elle dénonce le manque de pragmatisme de ces débats qui se réduisent à la mise en scène d’un féminisme « intellectuel » qui n’a pas d’effets concrets, et lui oppose un « féminisme de terrain », accessible et efficace. Pour Laurine, animatrice salariée de l’association B, il est important de travailler à présenter un discours féministe simple et accessible pour convaincre et attirer à la cause un maximum de personnes qui pourraient être « féministes sans le savoir » :
- 11 Au moment de l’enquête, la signature d’une charte par les bénévoles du Planning familial était disc (...)
J’avais pas du tout la notion de l’engagement féministe avant le Planning. Ce qui m’intéressait plutôt c’était le côté bénévolat et le côté pouvoir découvrir des structures, des assos, comment on travaille avec des jeunes tout ça. Le côté féministe je l’avais déjà sûrement avant, dans mes choix de vie mais je n’en avais pas forcément conscience avant d’entrer au Planning. C’est pour ça qu’il est important de laisser du temps aux bénévoles pour découvrir la structure, de découvrir le travail avec le public avant de leur faire signer une charte sur le féminisme11, enfin tu vois quoi ça peut faire peur, alors que tu te découvres féministe en travaillant avec les structures (Laurine, une trentaine d’années, salariée, association B).
37L’association B correspond ainsi aux « associations de bénévoles » (Hamidi, 2017) : ce souci de ne pas décourager de potentiel·les féministes qui s’ignorent se traduit par un évitement des sujets qui apparaissent trop théoriques ou conflictuels au profit d’un discours plus consensuel et de la création d’espaces de sociabilité conviviale plutôt que d’espaces de confrontation d’idées politiques (Eliasoph, 2010 [1998]). On relève une familiarisation avec la cause des femmes qui est rendue acceptable en la présentant comme consensuelle et évidente. Intéressé·es d’abord par les types d’actions proposés, des étudiant·es, hommes et femmes, qui ont des dispositions à l’engagement associatif mais qui, confronté·es à des discours féministes théoriques, pourraient se sentir illégitimes, incompétent·es ou réservé·es, trouvent leur place dans l’association B et s’engagent en faveur de l’égalité femmes-hommes et contre les discriminations. L’association B permet donc de socialiser des « femmes ordinaires » et des hommes au féminisme (Achin & Naudier, 2010). La prégnance au sein de cette association du Planning familial d’un discours qui oppose un féminisme intellectuel abstrait, « radical » voire « antimecs » pour reprendre les termes d’une bénévole, à un féminisme de terrain accessible et efficace peut avoir pour effet de tenir à distance des militantes qui se retrouvent davantage dans des collectifs féministes « autonomes » qui requièrent des capitaux culturels et politiques élevés.
38Au contraire de l’association B, des espaces de réflexions formels et obligatoires, sur le temps de travail salarié – en plus de ceux plus informels qui ont lieu lors des pauses – sont organisés au sein de l’association A. Ces réunions constituent des dispositifs de « veille féministe », elles permettent à toutes d’entretenir leur intérêt pour les questions féministes et d’actualiser leur appréhension des enjeux et l’état actuel des clivages au sein de l’espace de la cause des femmes et même au sein du Mouvement national pour le Planning familial. Différentes positions peuvent s’exprimer sur un même sujet et le consensus n’est pas toujours trouvé ; ces réunions et stages constituent des séquences de conflictualisation12 (Duchesnes & Haegel, 2004) et favorisent pour les travailleuses la construction d’un discours critique sur leurs pratiques et sur leur rapport à l’ordre politique dominant (Romerio, 2019).
39L’un des leitmotivs de cette association, entendu à plusieurs reprises lors de l’enquête, se résume à cette phrase : « Le terrain c’est politique, et la politique vient du terrain. » La première partie de cette citation insiste – comme dans l’association B – sur l’idée selon laquelle mener des séances d’éducation à la sexualité et accompagner des femmes dans leurs questionnements autour de la contraception et de l’interruption volontaire de grossesse est politique et permet de lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes et de renforcer l’autonomie des femmes. Mais la deuxième partie de la citation renvoie à une deuxième idée : c’est grâce à ces activités avec les femmes et les jeunes que le Planning familial peut construire des analyses et des revendications féministes légitimes. Francesca m’expliquait ainsi que dans les réunions obligatoires et les autres espaces formels de discussion collective, les salariées partaient de situations concrètes rencontrées lors de leurs actions auprès du public pour réfléchir aux enjeux politiques sous-jacents et construire des revendications ou réflexions féministes communes :
On se parle plus sur un plan professionnel que sur un plan d’idées, de comment on fait pour aller tatati tatata, on ne s’écharpe pas sur des idées féministes radicales ou modérées ou je ne sais quoi. […] J’ai l’impression que là où on se rencontre c’est sur le boulot, sur les gens, sur comment on fait avec les gens. […] On se retrouve avec cet intérêt-là pour les gens et du coup on essaye de réfléchir comment ce serait le mieux pour les gens. Après, ça fait du politique, j’ai l’impression que c’est ça, du coup on n’arrive pas avec de grandes idées, on arrive avec les gens et on essaye de dire : « Mais qu’est-ce qu’il faut faire ? » (Francesca, une cinquantaine d’années, salariée, association A).
40Pour autant, l’équipe de l’association A s’interroge régulièrement sur la manière de mettre en œuvre une approche militante en pratique. Ainsi, lors de la réunion hebdomadaire obligatoire, une discussion émerge sur la place du militantisme dans les séances d’éducation à la sexualité lorsque les intervenantes sont confrontées à des propos sexistes. Mélanie, ancienne doctorante en démographie, conseillère conjugale et familiale proche de la trentaine, explique qu’elle a des difficultés parfois à concilier posture professionnelle et posture féministe :
[Réunion hebdomadaire] Mélanie : Je suis en interrogation. Pendant une animation de groupe, on m’a demandé ce que je pensais. Et il y a un côté schizo qui m’interroge : d’un côté il y a la bienveillance, l’écoute, le non-jugement et de l’autre notre militantisme, nos revendications (Journal de terrain, mars 2014, association A).
41Les salariées de l’association A réfléchissent sur les conditions permettant que les pratiques professionnelles au cœur du métier de conseillère conjugale et familiale s’inscrivent dans une démarche féministe. Suffit-il d’être à l’écoute et bienveillante en échangeant sur les relations affectives et sexuelles pour être une professionnelle féministe ? La directrice adjointe âgée d’une soixantaine d’années, entrée au Planning familial à 42 ans en tant qu’infirmière et ancienne militante syndicale, s’interroge également, lors d’un stage régional réunissant plusieurs associations du Planning familial, sur la place du militantisme dans leurs pratiques quotidiennes auprès du public et financées par les pouvoirs publics. Elle se demande ainsi dans quelle mesure la relation de délégation de service public, voire de « prestation de service », contraint l’association à se conformer à des pratiques professionnelles dépolitisées :
[Réunion lors du stage régional] Christine : Comment on fait pour que le terrain permette de faire de la politique ? [Ici] on est financé pour faire du terrain pas de la politique. Comment on fait pour que nos échanges là [pendant l’atelier] passent dans nos pratiques et nos discours avec nos différents interlocuteurs ? (Journal de terrain, septembre 2014, association A).
42D’autres salariées répondent lors de cette réunion que le choix des sujets abordés et les outils pédagogiques mobilisés s’inscrivent dans une démarche militante. L’une d’entre-elles explique par exemple, en faisant référence aux pratiques féministes de self-help gynécologiques des années 1970 (Ruault, 2016), que les discussions sur la représentation classique des organes sexuels féminins que l’on retrouve dans les manuels scolaires (surreprésentation des organes reproductifs, sous-représentation des organes du plaisir comme le clitoris) permettent aux élèves de se réapproprier leurs corps. Ainsi, il serait possible de s’approprier, voire de détourner une politique publique dans un objectif militant. Au contraire de l’association B, il existe dans l’association A des espaces pour l’expression des doutes et des oppositions sur les manières de réaliser un travail féministe. Mais le développement d’une analyse critique des pratiques dans le cadre de la mise en œuvre de politiques publiques d’éducation à la sexualité et d’une pensée féministe issue du travail de terrain nécessite de prendre du temps pour échanger collectivement, ce qui est difficile en raison des contraintes de la rentabilité qui devenaient toujours plus présentes au cours de l’enquête.
43Mouvement historique de la cause des femmes qui connait des déclinaisons locales hétérogènes en termes d’effectifs, de ratio salarié/bénévole ou encore de répartition des tâches, le Planning familial constitue un observatoire privilégié pour saisir le rôle de l’organisation du travail sur les dynamiques de socialisation politique et de politisation des pratiques. L’enquête dans trois associations départementales révèle des variations dans la mise en œuvre des politiques d’éducation à la sexualité à l’échelle locale. En effet, le sujet du féminisme, les ressorts du sexisme ou encore les réponses politiques à défendre et les rapports aux pouvoirs publics divergent entre l’association B, d’une part, et les associations A et C, d’autre part.
44L’enquête ethnographique montre que les processus de politisations individuelles par l’engagement associatif au Planning familial ainsi que les processus de politisation des pratiques et des discours auprès des usager·es et des institutions sont contrastées d’une association à l’autre. On relève des dynamiques de conformation à l’ordre politique et de socialisation à un féminisme consensuel dans l’association B, alors que l’on observe dans l’association A des processus menant davantage à la contestation de l’ordre politique et à une socialisation au féminisme plus polarisante dans le sens où les positionnements en tension au sein de l’espace de la cause des femmes font l’objet de débats et de formations.
45La comparaison ethnographique met ainsi en exergue que les stratégies de professionnalisation déployées localement ont des effets concrets sur la manière de concevoir et de mettre en œuvre les politiques publiques d’éducation à la sexualité. En portant une attention particulière non seulement aux parcours des travailleuses mais également aux organisations de travail dans lesquelles elles exercent, l’article montre que le fait de disposer de temps d’échange collectifs formels et obligatoires ou informels favorise la transmission à l’équipe salariée d’un rapport contestataire à l’ordre politique et à l’ordre du genre par la minorité la plus aguerrie au militantisme féministe, rapport qui se traduit ensuite dans les discours et les pratiques des travailleuses féministes. L’évitement du conflit et la mise à distance d’un « féminisme intellectuel » permettent au contraire à des bénévoles ou stagiaires, pour lesquelles le Planning familial apparaît comme un lieu d’épanouissement professionnel et convivial plutôt que comme une organisation politique féministe, de développer une socialisation féministe plus consensuelle et une conformation à l’ordre politique dont témoigne leurs rapports aux élu·es et aux institutions.
