1Le fort niveau de sélection et de spécialisation du personnel politique constitue un acquis central de la sociologie politique. D’une part, des études quantitatives montrent la persistante sur‑sélection sociale, sexuée, racialisée, professionnelle des élus, parlementaires en particulier, en France comme ailleurs (Dogan, 1967 ; Gaxie, 1980 ; Lovenduski & Norris, 1995 ; Best & Cotta, 2000 ; Achin, 2005). Mais on la connaît surtout en tant que résultat, et moins les logiques qui la rendent possible : cet article propose de déplacer le regard vers les processus à l’œuvre dans la sélection du personnel politique. Envisager les « entrées en politique » (Politix, 1996) bien avant la première candidature à une élection est central pour comprendre, par exemple, les difficultés à tenir le rôle rencontrées par les élus dont l’accès au mandat a été atypique, comme c’est le cas des femmes élues avec la parité, que les têtes de liste sont allées chercher hors des partis politiques (Achin, Bargel, Dulong et al., 2007).
2D’autre part, l’autonomisation de l’activité politique, et avec elle la nécessité pour les acteurs politiques de maîtriser toute une série de savoir‑faire spécialisés, a été traitée de manière approfondie par la socio‑histoire du politique, en particulier autour du moment de l’extension du suffrage et des transformations des manières de faire campagne (Offerlé, 1999 ; Joana, 1999 ; Phélippeau, 2002). Mais la compétence politique professionnelle, parce que la majorité de ses éléments n’est pas formalisée, demeure largement une « boîte noire » seulement saisie par des éclairages partiels. Que recouvre précisément cet « habitus du politicien [qui] suppose un entraînement spécial » (Bourdieu, 1981) ? Les « usages du flou que réalisent ceux qui se consacrent à temps plein à ce métier, à titre professionnel, tout en en revendiquant l’exercice sur le mode de la vocation, du service et de l’art » (Offerlé, 1999, p. 17) créent des difficultés particulières à identifier les composantes du métier politique. De ce fait, celles‑ci sont le plus souvent saisies par analogie, en identifiant les transpositions de savoir‑faire sociaux, scolaires et surtout professionnels (d’avocat [Willemez, 1999] de journaliste, d’enseignant ou de haut‑fonctionnaire) (Dogan, 1967 ; 1999) dans l’exercice d’une activité politique professionnelle. Surtout, la part la plus propositionnelle (Delbos & Jorion, 1984) de la compétence politique est la mieux connue, c’est‑à‑dire les compétences qui peuvent être acquises sur un mode scolaire, proches de celles des hauts fonctionnaires. La part procédurale de la compétence politique, soit ce qui se forme au cours de l’engagement politique et qui ne peut être appris ailleurs, est quant à elle moins investiguée.
3Cet article voudrait montrer qu’une approche par la socialisation au métier politique éclaire sous un jour nouveau ces deux aspects de la professionnalisation politique – professionnalisation des acteurs et des compétences politiques.
- 1 . Voir notamment RFSP (2001), Darmon (2003), Sawicki & Siméant (2009).
- 2 . Voir l’annexe 1 sur le site de la revue : http://sociologie.revues.org/2172. Il faudrait ajouter (...)
4Comment apprend‑t‑on un métier qui ne s’apprend pas ? Quels processus soutiennent l’incorporation de savoirs, savoir‑faire et savoir‑être qui n’existent qu’à l’état tacite et sont pour une part stigmatisés ? Plus largement, comment acquiert‑on un « sens du jeu » propre au champ politique – et comment l’enquête peut‑elle le saisir ? Entrer dans la « boîte noire » de la compétence politique professionnelle suppose de rompre avec un regard rétrospectif, voire déductif, inférant a posteriori l’acquisition de savoir‑faire spécifiques à partir des trajectoires et surtout des postes atteints par les leaders du champ politique. Cette inversion de l’ordre du raisonnement présente l’inconvénient majeur de produire une vision téléologique de la professionnalisation politique. La notion de « carrière », outil analytique forgé par les sociologues interactionnistes, permet a contrario une approche inductive et compréhensive de la socialisation du métier politique comme processus, progressif et réversible. Elle offre un outil précieux pour saisir conjointement les pratiques auxquelles se livrent les enquêtés comme les changements de perspectives qui les rendent possibles et qu’elles engendrent1. Elle permet d’envisager la socialisation politique en train de se faire, sans supposer que les enquêtés y sont par essence « prédestinés », par une « vocation » pré‑existante, mais bien en étudiant la construction de cette vocation, ni présager de son « résultat », que serait la « transformation » de ces jeunes en professionnels de la politique, mais au contraire en s’attachant aux effets socialisateurs de cette condition spécifique de membres d’une organisation de jeunesse d’un parti politique. Deux organisations de jeunesse, liées au PS et à l’UMP, constituent en effet mon point d’entrée empirique pour analyser ce processus de socialisation. Elles ne constituent certes pas la seule filière d’accès au métier politique, ni même l’intégralité de la filière partisane. Environ un tiers des anciens membres des instances nationales des organisations partisanes de jeunesse occupent une profession politique2. Au‑delà du constat quantitatif, les affinités entre les savoir‑faire acquis dans les organisations de jeunesse et ceux reconnus dans leur « organisation‑mère » varient selon l’état de la configuration socio‑politique, et en particulier des mobilisations de la jeunesse scolarisée, de la concurrence intra‑partisane et de la présence ou non du parti au pouvoir (Bargel, 2009). Avec ces précautions, le Mouvement des jeunes socialistes (MJS) et les Jeunes populaires (JP) sont intéressants car ils rassemblent des individus qui vivent leur première expérience d’engagement (l’enquête l’a confirmé), mais également car ils constituent des milieux d’interconnaissance propices à l’observation.
5L’enquête ethnographique semble en effet l’outil le plus adapté pour cette approche processuelle de la socialisation au métier politique. La saisie des micro‑apprentissages implicites, qui reposent largement sur l’incorporation par imprégnation et mimétisme, constitue une sorte de défi méthodologique. S’ils sont certes nécessaires afin de percevoir les motifs d’action et les mises en cohérence de leur trajectoire que produisent les enquêtés, les entretiens ne peuvent suffire à appréhender ce processus dans son ensemble. En revanche, l’observation ethnographique offre de saisir au plus près les pratiques concrètes et les interactions entre celles et ceux qui s’y livrent. Ma démarche se rapproche alors de « l’ethnopraxie » défendue par Wacquant, consistant à « pratiquer en temps et en situation réels avec les indigènes de sorte à acquérir, comme eux, par la routine, les savoirs tacites et les catégories de perception qui composent pour partie leur univers » (Wacquant, 2000).
6L’enquête de terrain a duré treize mois au Mouvement des jeunes socialistes. Elle a commencé en février 2003 par l’assistance aux réunions (et aux « pots » qui les suivent) d’un des six groupes parisiens et de celles de la fédération de Paris, et par la réalisation d’entretiens avec leurs membres. En juillet, j’ai fait partie de la délégation française au festival de l’organisation internationale des jeunes socialistes en Grèce, d’une durée de deux semaines. Ensuite, jusqu’en décembre, j’ai continué d’assister aux réunions de groupe et fédérales, et j’ai également eu accès aux réunions, parisiennes et nationales, du courant majoritaire au MJS (Nouvelle gauche) dans le cadre de la préparation du Congrès, pour lequel j’ai été « déléguée ». Début 2004, je suis devenue Secrétaire fédérale du MJS Paris, j’ai donc également assisté aux réunions du Collectif fédéral ainsi qu’aux réunions de cadres fédéraux du courant, et participé à la campagne pour les régionales, après laquelle j’ai arrêté le terrain. Lors de ces trois derniers mois de mon travail de terrain, j’assistais en général à une activité du MJS chaque soir de la semaine. Aux Jeunes populaires, l’enquête de terrain, entamée en septembre 2004, a été d’une intensité plus variable selon les périodes, en raison de bouleversements importants des structures et des responsables au cours de l’enquête, sur lesquels on reviendra. Elle s’est poursuivie jusqu’aux Universités d’été de l’organisation de septembre 2006. J’ai commencé par assister à des réunions de groupes locaux, ainsi qu’à des réunions parisiennes, et à réaliser des entretiens avec les responsables de ces groupes et des membres des instances nationales. J’ai observé également quelques activités de campagne électorale lors du référendum sur le TCE. J’ai assisté enfin à des événements nationaux, Congrès de l’UMP en novembre 2004, soirée « jeunes » de ce Congrès, Université d’été des JP de septembre 2005 et 2006. Mon inégale insertion sur les deux terrains tient autant aux propriétés des organisations qu’aux miennes comme enquêtrice. D’un côté, au moment de l’enquête, j’étais une adhérente potentielle de chaque organisation (j’en avais l’âge), et j’étais évaluée comme telle par les enquêtés. De l’autre côté, au MJS, mes propriétés sociales (sexe, âge, trajectoire scolaire) étaient très proches de celles d’une partie des responsables nationales de l’époque et permettaient de m’identifier, pour l’ensemble des membres de l’organisation, par le biais d’une catégorie familière et alors valorisée, celle de la « fille diplômée ». Je ne bénéficiais pas d’une telle « présomption de compétence politique » aux JP, dont la plupart des membres manifestait une plus grande distance, voire une hostilité, à la recherche, a fortiori publique et en sciences sociales.
7De plus, il était important de pouvoir saisir ce que les interactions observées devaient à leur cadrage institutionnel et à ses évolutions. J’ai donc mené des entretiens avec des anciens dirigeants des organisations de jeunesse, ainsi qu’un travail sur archives, jusqu’alors inédites, concernant les Jeunes socialistes, afin de saisir la genèse de leurs règles respectives de fonctionnement. Bien comprendre ce que les institutions font aux individus qui les peuplent, mais également les effets en retour de leurs membres sur ces institutions impliquait, enfin, de prendre en compte les caractéristiques sociologiques de ces univers institutionnels et les évolutions de leur recrutement. Les données issues des questionnaires passés auprès des membres des Jeunes populaires et du MJS permettent de l’approcher, et également de cerner les spécificités sociales et spatiales de mes terrains d’enquête ethnographique.
8Cette perspective d’analyse de la socialisation au métier politique en train de se faire apporte un éclairage nouveau et complémentaire aux analyses du recrutement des professionnels de la politique et à celles du processus socio‑historique de spécialisation de leurs activités qui consacre leur statut social et politique singulier. Elle montre comment les dispositions de classe et de sexe inscrites dans les trajectoires des enquêtés sont actualisées et rejouées au cours de leur socialisation au métier politique, c’est‑à‑dire les mécanismes qui concourent à l’entretien de logiques sélectives de recrutement. En s’attachant à leurs appropriations et à leurs incorporations dans le détail des pratiques quotidiennes des membres des organisations de jeunesse des partis, elle saisit finement les savoirs, savoir‑faire et savoir‑être – débattre et écrire autour de questions de « politique publique », parler en public, mettre en scène ses émotions, s’investir dans la concurrence et les conflits avec habileté et recul, être loyal à son « sous‑groupe », etc. – qui composent une compétence politique professionnelle singulière telle qu’elle a été façonnée au cours de l’histoire, et également ses logiques d’entretien et de reproduction. On pourrait ainsi dire, en s’inspirant de La civilisation des mœurs, que l’étude de la socialisation au métier politique donne à voir comment « s’accomplit dans chaque individu, en raccourci, un processus qui dans l’évolution historique et sociale a duré des siècles » (Elias, 2003, p. 183).
9L’article suit les nouveaux entrants au MJS et aux JP dans les deux premières étapes de leurs carrières – « prendre goût » aux activités politiques et « se retrouver » dans un sous‑groupe – pour montrer les transformations de leurs pratiques comme de leurs perspectives, et souligner l’entremêlement entre incitation et sélection qui caractérise leurs interactions avec les militants plus anciens.
10À l’entrée dans ces organisations politiques, les « nouveaux » sont dans un premier temps confrontés à deux grands types d’activités : des réunions politiques d’un côté et des activités de « terrain » de l’autre. Alors que les secondes sont extrêmement légitimes au MJS et difficilement discutables, leur appropriation est en revanche moins évidente pour les jeunes partisans de droite, c’est pourquoi on les présentera à partir de ce cas.
11Les nouveaux entrants au MJS sont mis en contact avec le responsable local, qui leur propose d’abord une rencontre individuelle afin de leur présenter l’organisation, puis l’assistance à une réunion, avant d’adhérer. La participation aux réunions, et aux « pots » qui les prolongent toujours, sont ensuite des occasions de se familiariser avec les activités de l’organisation et, inséparablement, avec ses membres. Tout au long de ce processus de découverte, les nouveaux arrivants au MJS rencontrent des dispositifs d’incitation et de sélection conjointes, pris entre le souci explicite de renouveler les cadres et la sélection tacite des bons profils.
12Le déroulement des réunions locales conjugue ces deux aspects. Organisées autour d’une thématique, parfois programmatiques (« quel projet socialiste pour la prison ? »), elles font souvent intervenir en introduction un militant « expert » du thème, qualifié scolairement ou professionnellement, puis se poursuivent sous forme de débat, sans qu’une décision finale ne soit explicitement prise. Il faut alors aux entrants des dispositions, rares, à la discussion politique, puis s’approprier les modalités singulières de ces réunions, marquées par des thématiques et des lexiques spécifiques, et par des encouragements à l’expression qui visent à atteindre un consensus.
- 3 . Entretien avec Thibaut, 26 septembre 2003.
13Les nouveaux entrants qui prennent goût à ces réunions valorisent les occasions d’apprentissage qu’elles leur fournissent, grâce aux échanges avec des personnes plus compétentes politiquement. La mise en perspective de leurs trajectoires sociales, scolaires et professionnelles et des inégales dispositions à aimer apprendre de ses pairs qu’elles façonnent invite à rapprocher ces dernières de la « bonne volonté culturelle » des classes moyennes (Bourdieu, 1979). Ainsi, les dispositions à prendre goût aux réunions du MJS sont certes socialement discriminantes dans la mesure où elles supposent une familiarité culturelle à l’univers politique inégalement distribuée, mais elles ne sont néanmoins pas propres aux agents qui détiennent le plus fortement un sentiment de compétence politique. Elles dessinent alors une position singulière par rapport au jeu politique : suffisamment proche pour en valoriser la connaissance et la maîtrise des enjeux, suffisamment éloigné pour ne pas se considérer en mesure de le faire seul.3
14Le processus d’apprentissage informel à l’œuvre au sein de ces réunions passe donc en premier lieu par la proximité qui peut s’établir entre les « formateurs » et les « formés », et les encouragements tacites que les premiers prodiguent aux seconds en les intégrant à la discussion. Alors même que leur première réaction est de se taire et d’écouter, face à des compétences qu’ils valorisent et qu’ils ne détiennent pas, leur intégration au groupe réuni par le thème du débat nécessite qu’ils prennent la parole à leur tour. Deux logiques s’entremêlent de ce point de vue. D’une part, l’absence de sanction cumulée avec la valorisation de la compétence technique, incarnée par les pairs plus qualifiés, qui sont ainsi à la fois des modèles de parole légitime et des incitateurs, permettent un effet de formation euphémisé et d’autant plus efficace, encore renforcé par la fonction intégrative des « pots ». D’autre part, la « liberté de parole », c’est‑à‑dire le fait que l’expression en réunion soit laissée à l’initiative des entrants, produit un effet de sélection tacite et de reproduction des conditions sociales et genrées de la prise de parole.
15Pour recevoir les encouragements tacites des pairs, les arrivants doivent en effet se mettre en situation de les obtenir, autrement dit prendre la parole une première fois afin d’éprouver l’absence de sanction négative. La même réunion peut ainsi être décrite de manière très différente selon que les participants sont restés silencieux ou non. Quentin et Thibaut ont assisté ensemble à leur première réunion de groupe. Il s’agissait de la première de Quentin, et de la première parisienne de Thibaut, qui avait déjà assisté à quelques réunions du MJS dans son département d’origine, sans jamais s’impliquer activement, ce qu’il a fait en revanche à Paris. Quentin, qui y avait pris la parole, choisit précisément l’exemple de cette réunion pour souligner la « pédagogie » à l’œuvre au sein du MJS, pédagogie qu’il entretient désormais puisqu’il est devenu responsable de ce groupe local parisien. Thibaut, qui avait été plus long à prendre la parole, mais l’a néanmoins fait par la suite, lui succède d’ailleurs à ce poste.
Thibaut : La première réunion que j’ai faite, moi, c’était avec Quentin, on est arrivé en même temps, on en reparle souvent de cette réunion, c’était sur l’Europe, ou le droit européen je sais plus, c’était très technique, et tu avais Denis qui était là, Denis qui est en DEA, voire en thèse de droit européen, tu avais Amélie qui est très calée puisqu’elle prépare l’ENA, et tu avais également un autre type qui est toujours au BN [Bureau national], je ne sais plus son nom, et là je me suis dit « c’est fou, le niveau à Paris, c’est vraiment incroyable ! » Mais personne d’autre ne…, c’était un débat entre eux trois3.
- 4 . Entretien avec Nathalie et Quentin, 27 février 2003.
Quentin : Moi, ce que j’aime bien au MJS, c’est que tu… La première réunion que j’ai faite, c’était une réunion sur l’Europe, il y avait des vieux militants, enfin il y avait des vieux cadors, il y avait Paul [alors Animateur fédéral de Paris] et tout ça, ils ont commencé à débattre sur tel article du pacte de stabilité, etc. Je suis arrivé, je me suis dit « merde ! (rires) C’est bon, euh… je ne sais pas, je ne sais rien ». Et à un moment j’ai pris la parole, je me suis dit « c’est pas possible, je vais passer pour un petit con », et… et en fait non. Et vraiment, euh, non4.
16Leurs trajectoires sociales permettent précisément de comprendre les lectures différentes de la même réunion qu’adoptent Thibaut et Quentin. L’incapacité initiale du premier à intervenir au sein d’un débat entre des personnes « très calées » sur les institutions européennes doit en effet être rapportée à ses origines sociales modestes (il est le fils de deux employés) ainsi qu’à son manque de familiarité avec des institutions universitaires prestigieuses : il naît et grandit dans une commune d’environ 15 000 habitants de l’Ouest de la France, puis entre en fac d’histoire dans une petite ville universitaire voisine. Au moment de cette réunion, il vient d’arriver à Paris, où il « ne connaît pas grand monde », après l’obtention d’un concours catégorie A de la fonction publique. Quentin, pour sa part, est le fils d’un cadre supérieur d’un grand groupe français, qui y connaît une carrière internationale. Pendant ses études d’ingénieur en région parisienne, il crée une association d’animation locale avec des amis étudiants dans différentes ENS et écoles d’ingénieurs. Les deux arrivants au MJS diffèrent ainsi très largement, tant en termes d’origines sociales que de familiarité avec les institutions universitaires élitistes, ce qui n’est pas sans lien avec leur inégale capacité à intervenir en réunion.
17De plus, mes observations de ces réunions confirment ce que d’autres enquêtes soulignent également (Dunezat, 1998 ; Bargel, Fassin & Latté, 2007 ; Dulong & Matonti, 2007) : les hommes prennent davantage la parole en public que les femmes. Au MJS aussi, les prises de paroles en réunion sont majoritairement masculines, et les « orateurs » reconnus pour leur « charisme » sont des hommes. M. Parlee (1989) décrit ce type d’organisation des prises de parole comme structurée autour d’un rôle d’attention‑getting (« attirer l’attention ») socialement dévolu aux hommes d’une part, et d’un rôle d’attention‑giving (« donner de l’attention ») socialement dévolu aux femmes d’autre part. Ainsi, il est attendu d’un responsable de groupe, ou d’un Animateur fédéral – et par conséquent, d’un homme le plus souvent – qu’il anime les réunions (internes, du groupe ou du Collectif fédéral, et les Assemblées générales publiques de la Fédération), qu’il introduise la séance, qu’il y distribue la parole, etc. Les nouveaux entrants rencontrent ainsi des réunions organisées par des logiques de classe et de genre, et leurs opportunités de s’y intégrer sont déterminées par leurs socialisations à la prise de parole en public, elles‑mêmes sociales et genrées.
18Or, les prises de parole en réunion constituent une manière pour les plus anciens d’identifier, d’une part les personnes « motivées », susceptibles de s’engager encore davantage, ce dont l’assiduité aux réunions atteste déjà en partie, et d’autre part les « nouveaux » dont les prises de positions laissent présager qu’ils pourraient être intégrés dans leur courant – ou, plus exactement, qui ne tiennent pas de propos radicalement incompatibles avec les positions de ce courant. Les anciens ne sont donc pas seulement des modèles et des facilitateurs pour les « nouveaux » : ils jouent également un rôle actif de repérage et d’« incitation sélective » (pour faire un usage décalé de l’expression d’Olson), qui contribue à reproduire les logiques sociales et genrées de la prise de parole publique. L’apprentissage des modalités de participation aux réunions est ainsi inséparablement, pour les entrants, un apprentissage de leur position de sexe et de classe au sein du groupe. Mimétisme, incitation, sélection tacite et sélection active se combinent donc pour modeler le processus de prise de goût aux réunions du MJS.
19Si les entrants au MJS sont inégalement disposés à aimer apprendre de leurs pairs, pour les enquêtés des Jeunes populaires qui prennent effectivement goût aux activités de terrain, il s’agit, davantage que d’une découverte, d’une conversion. En effet, avant de pouvoir apprécier ce type d’activité, ils n’ont pas seulement à s’en approprier les modalités routinières de réalisation, mais surtout, à transformer leurs dispositions initiales, porteuses d’un mépris à la fois social et politique pour ces tâches associées à l’imagerie populaire du « militant » (Collovald, 2002). La transformation de leurs perceptions de ce type d’activité repose d’une part sur l’intégration dans des relations de sociabilité fondées sur le partage d’émotions collectives qui tiennent de la croyance en l’efficacité politique des activités « militantes » et de l’adhésion à une identité commune transgressive, et d’autre part sur l’apprentissage d’une rhétorique politique valorisant « la base » et sa représentation.
20Le premier processus d’appropriation des pratiques « militantes », par l’intégration dans la sociabilité qu’elles occasionnent, concerne principalement les activités de terrain qui se déroulent dans l’entre‑soi de l’organisation : coller des affiches, animer des meetings, etc. Ces tâches militantes sont propices à l’émotion collective, qu’il s’agisse de ressentir un danger commun lors des collages « sauvages », activités (plus ou moins) illégales et concurrencées par les adversaires politiques, ou d’éprouver un engouement partagé par la foule lors des meetings.
- 5 . Entretien avec Sophie, 14 novembre 2004.
Le vrai déclic militant que j’ai eu, c’était un meeting au Grand Rex, où j’ai ressenti vraiment cette espèce de truc grisant qui ne m’a pas quittée depuis, cet engouement, un truc qui te prend aux tripes, qui est irrationnel, enfin quand tu y réfléchis après coup tu te dis « euh, mais moi dans une foule en train de crier et de sauter partout, c’est débile ! » Mais tu es pris dans un truc, et t’as envie, quoi. Et donc j’ai vraiment, si tu veux, ressenti des émotions, comme ça, fortes, du militantisme, un truc hyper grisant, comme les collages de nuit ou ce genre de choses, où en plus t’as un esprit collégial hyper sympa, et vraiment tu agis pour ton engagement, y’à un petit côté euh… sacerdoce, etc., et t’as l’impression d’être, enfin tu sais bien que tu n’es pas au cœur de la décision politique dans une campagne mais, le militantisme pour moi c’était le super engouement, quoi5.
21Et c’est en effet l’émotion collective ressentie lors d’un meeting qui, pour Sophie – alors Responsable départementale des Jeunes populaires et doctorante à l’Université Catholique de sa ville, qui a commencé à s’engager au sein des « Jeunes avec Madelin » pendant la campagne présidentielle de 2002 – contrebalance une défiance « rationnelle » à l’égard de ces événements collectifs. Son insistance sur le caractère émotionnel de son « déclic militant » (« ce truc grisant », « qui te prend aux tripes », « cet engouement », « ces émotions », etc.) lui permet de ne pas sacrifier sa « rationalité » initiale (« quand tu y réfléchis après coup, tu te dis c’est débile ! ») tout en expliquant sa conversion.
22L’aspect collectif de ces activités participe à leur valorisation et en particulier à la sensation de faire partie d’une force commune capable de produire des effets politiques : cette croyance est à la source de l’adhésion « émotionnelle » à ces activités et de l’effet de conversion qu’elle produit. Il est en effet frappant que celles et ceux qui participent aux campagnes électorales, et c’est également vrai au MJS, considèrent plus ou moins explicitement que leurs activités déterminent le résultat de l’élection ; en témoignent les congratulations en cas de victoire (« on a bien travaillé », « on a été bon », « on a fait ce qu’il fallait ») et les remises en causes inverses en cas de défaite. Ces remarques témoignent d’une appropriation très forte de la campagne, dont l’issue est « leur » résultat.
- 6 . Entretien avec Julien, 2 juin 2005.
Je m’en rappelle maintenant, c’est vrai qu’aujourd’hui je ne vois plus du tout les choses de cette manière‑là, mais j’étais complètement méfiant à l’idée d’un mouvement de jeunes, parce que pour moi c’était distribuer des tracts et coller des affiches, donc déjà je méprisais un peu ce genre d’activité. (…) Le côté action de terrain, j’ai appris à apprécier assez rapidement, les tractages, les collages ; les collages, c’est différent, parce que les collages, en fait, c’est drôle. On est trois en pleine nuit, habillés horriblement, à essayer de coller n’importe comment, c’est dégueulasse, on s’en fout partout. Ou alors quand on repart et qu’on voit un mur collé « Jeunes populaires », on est ravis, on a l’impression d’avoir fait du bon boulot, il y a une bonne ambiance, c’est marrant. Mon premier collage, j’étais un peu suspicieux avant, on était trois, on a collé, on avait nos vêtements dégueulasses, on a débarqué à Pizza Pino à 3 heures du matin se prendre une pizza, les gens nous regardaient, ils se demandaient d’où on sortait, c’est ce genre d’ambiance, qui est assez sympa6.
23L’aspect collectif de ces activités participe de leur appropriation (« en fait, c’est drôle »). Les propos de Julien révèlent que l’intégration dans la sociabilité liée à la réalisation de ces activités est d’autant plus forte qu’elle en distingue les participants du reste du monde, « des gens ». Cette mise à part est d’ailleurs immédiatement visible dans le cas des collages : l’activité incite les participants à mettre de côté leurs normes vestimentaires habituelles (« on est habillés horriblement »), comme leurs normes de présentation de soi soignée (« on se fout de la colle partout, c’est dégueulasse »). Cette transgression sociale est d’autant plus forte qu’elle renvoie à une trajectoire particulière : Julien, fils d’un riche entrepreneur, habite à Neuilly et étudie à Sciences Po, autrement dit fréquente de manière quotidienne des lieux et des institutions où une tenue corporelle particulièrement élaborée – mais pour lui « naturelle » – est de mise. Les réactions que suscite cette forme légère de déviance provoquent chez lui une sorte de jubilation, en ceci qu’elles lui permettent d’éprouver son appartenance à un monde à part et ainsi, à une sociabilité d’autant plus intense.
24On retrouve donc la combinaison de croyances (l’importance des activités « militantes » et du rapprochement avec « la base » pour l’efficacité politique) et de dispositions (à transgresser sans rompre avec les codes du milieu social d’appartenance) qui est à la source de l’adhésion émotive aux activités politiques. Les enquêtés décrits ici témoignent ainsi d’une conversion de leurs dispositions antérieures, hostiles ou méfiantes par rapport aux activités « de terrain », et sans doute modelées par le modèle social diffus de « l’engagement à droite ». Le langage de l’émotion (« je m’y suis laissée prendre malgré ma raison ») et de l’efficacité politique (« il faut le faire pour gagner ») pourrait alors exprimer l’ambivalence du rapport à ces activités « méprisables » et néanmoins attractives, parfois « malgré soi ». Ces effets de l’enrôlement dans l’institution sont ainsi, de fait, loin d’être homogènes et de concerner de manière uniforme l’ensemble de ses membres (Bargel & Petitfils, 2009).
25La puissance socialisatrice des interactions entre les membres de ces organisations tient en grande partie à leurs caractéristiques institutionnelles. Les Jeunes populaires et le Mouvement des jeunes socialistes ne produisent en effet pas de « certification », de critères rationalisés et objectivés pour mesurer la compétence de leurs participants – c’est‑à‑dire leurs savoirs et savoir‑faire politiques, mais aussi leur « motivation », la force de leur croyance dans les idées du groupe ou leur loyauté –, cette évaluation repose donc sur le partage d’informations personnalisées via les relations d’interconnaissance. Ce phénomène est accentué s’agissant des sous‑groupes, dont les frontières comme les signes de ralliement sont moins objectivés encore que ceux des organisations elles‑mêmes, et qui, dès lors, fonctionnent d’autant plus comme des « bandes d’alliés amis ».
26À cette incertitude sur les qualités requises par l’organisation, mais aussi plus largement par l’activité politique, et sur leur détention, s’ajoute l’absence de procédure objectivée pour l’accès à des postes ou à des emplois politiques. Celui‑ci dépend en effet également très largement de logiques interpersonnelles, et de l’insertion dans un réseau (plus ou moins solidifié, sous forme de « courant » notamment). Dans ces conditions, ces bandes d’alliés amis « fournissent des éléments tant cognitifs qu’affectifs, moraux et professionnels pour maximiser les chances de succès et réduire l’incertitude structurelle des identités personnelles et des devenirs professionnels » (Roueff, 2001, p. 428). Pour comprendre ces relations, il faut donc prendre en compte tant les spécificités de l’activité politique que celles des institutions au sein desquelles elles se forment.
27On s’attachera successivement aux processus d’affiliation à un sous‑groupe au sein des Jeunes populaires, puis au sein du MJS. La comparaison entre deux organisations dans lesquelles ces groupements partiels sont très inégalement institutionnalisés – peu aux Jeunes populaires, bien davantage au Mouvement des jeunes socialistes – permet de comprendre comment leurs processus de constitution et les usages qu’en font leurs dirigeants façonnent les modalités d’affiliation des nouveaux entrants à ces sous‑groupes. Ainsi, tandis qu’aux JP, les sous‑groupes sont informels, basés sur des réseaux de relations localisés et personnalisés, et orientés vers la recherche du soutien des échelons hiérarchiques supérieurs, au MJS, en revanche, les « courants » sont objectivés dans les procédures de Congrès, jouent un rôle d’unification nationale des responsables de tous niveaux hiérarchiques ainsi que de dépersonnalisation des relations de concurrence, et produisent des stratégies d’enrôlement du plus grand nombre possible d’adhérents en leur sein. De ce fait, les sous‑groupes modèlent de manière variable les carrières des Jeunes populaires et des Jeunes socialistes, notamment parce que les membres du MJS les rencontrent très tôt dans leur engagement au sein de l’organisation, avant même l’occupation d’une quelconque responsabilité, alors qu’aux JP, ils concernent principalement les cadres, qui sont, de plus, moins nombreux qu’au MJS.
28Il n’existe ni au sein de l’UMP ni dans sa fédération des moins de trente ans de sous‑groupe structuré en tant que tel. Ceux‑ci s’organisent par conséquent de deux manières. D’une part, ils prennent la forme de « clubs », parallèles au parti, ou bien de « mouvements associés » à l’UMP (Haegel, 2007). D’autre part, ils constituent des réseaux informels de relations centrés autour d’une personne, le plus souvent une « personnalité » (un élu et/ou un responsable national) du parti mais aussi parfois du mouvement de jeunes. Le découpage géographique fournit une première base à ces réseaux informels : les sous‑groupes ont ainsi tendance à être personnalisés et locaux, comme le sont les manières de les intégrer. D’une certaine manière, ces groupements partiels renvoient au premier âge des partis politiques, centrés autour d’une « personnalité » ministrable.
29La période pendant laquelle j’ai étudié l’organisation renforce encore l’impression de labilité des contours de ces groupements partiels. Elle se caractérisait en effet par une incertitude quant à l’institutionnalisation de ces derniers, promise successivement par les deux présidents du parti mais jamais concrétisée, ainsi que par leur redéfinition suite à la fusion de plusieurs organisations dans l’UMP. De ce fait, différents types de sous‑groupes coexistent aux Jeunes populaires, et leurs caractéristiques façonnent des modes variables d’intégration de « nouveaux » en leur sein. On en distinguera ici trois principaux, qui peuvent, selon les configurations, se superposer partiellement ou être concurrents.
30Julien, dont nous avons évoqué le premier collage, est entré directement en contact avec une responsable nationale de l’UMP, par l’intermédiaire de son père, entrepreneur dans le domaine des nouvelles technologies. Ce sont donc les réseaux sociaux d’élite de sa famille qui ont conduit Julien à ne pas « juste frapper à la porte du parti » au niveau local, mais à rejoindre directement ses instances nationales.
- 7 . Entretien avec Julien, 2 juin 2005.
Je cherchais un moyen d’y aller, parce que, bêtement, je ne m’étais pas dit que je pouvais juste frapper à la porte du parti. Au début, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est l’engagement municipal à Neuilly, mais bon voilà, l’engagement pour l’UMP à Neuilly, t’as vite fait le tour, sans faire campagne on fait 82 %, bon. Et puis l’aspect municipal, c’était trop limité, moi je m’intéressais plus à des sujets plus globaux. Mon père en fait connaissait – donc j’ai été un peu pistonné, je l’avoue – Nicole Guedj qui était à l’époque Secrétaire nationale aux droits de l’homme à l’UMP, et il m’a mis en contact avec elle, j’ai travaillé à mi‑temps pour son cabinet, je travaillais chez moi en fait, mais elle faisait un rapport sur les droits de l’homme, comment améliorer la situation des droits de l’homme dans le monde et tout, et donc je faisais des petites missions pour eux, sur certains chapitres ou certains aspects particuliers, donc j’ai bossé pour elle un petit moment, j’ai beaucoup aimé ça, c’était très intéressant, là c’était vraiment de la pure réflexion7.
31Sa première approche du parti est largement déterminée par sa situation d’étudiant à Sciences Po, tant dans ses attentes vis‑à‑vis de l’engagement (de la « pure réflexion » et non un militantisme local, « trop limité ») que dans les opportunités que ce statut, allié à ses ressources relationnelles familiales, lui ouvre. Cette intégration au réseau de collaborateurs techniques d’une Secrétaire nationale de l’UMP est directement convertible chez les Jeunes populaires, où ce « marrainage » lui permet un accès direct à un poste de responsable local, déconnecté de sa propre inscription territoriale.
Une fois que ce rapport a été terminé, Nicole Guedj m’a dit : « maintenant il faudrait que tu t’engages chez les jeunes, je connais un jeune là‑bas ». C’était un membre de l’équipe nationale, je suis entré en contact avec lui et bon voilà, c’est comme ça que je suis rentré dans la structure jeune, un peu méfiant, à reculons. (…) Avec lui, on a pas mal discuté de ce que je voulais faire, comment j’envisageais mon militantisme et tout ça. Même si j’étais méfiant, j’étais fermé à rien, et il m’a mis en contact avec Lilian qui était responsable adjoint de Paris à l’époque. C’était encore, pas embryonnaire, mais c’était encore les débuts du mouvement de jeunes (…). Et donc il m’avait vu, il m’avait dit : « voilà, je vois que t’es très motivé, on m’a dit du bien de toi, Nicole Guedj dit du bien de toi, donc est‑ce que ça t’intéresserait de prendre le 14e [arrondissement] ? » (…) Et le défi m’a bien amusé, j’ai beaucoup, beaucoup travaillé, et on a créé une équipe jeune8.
32Outre les ressources personnelles de Julien, cette conversion très directe et immédiate de son capital social personnel (« on m’a dit du bien de toi ») dans l’organisation de jeunesse est également liée à un contexte de faible concurrence pour les postes au sein des JP dont les structures sont en train d’être installées, notamment dans des endroits où elles doivent être (re)créées de toutes pièces comme le 14e arrondissement.
- 9 . Des annonces de « recrutement » de stagiaires par les « pôles » « éditorial », « études » et « in (...)
33Si Julien cumule un capital social hérité et des compétences personnelles « expertes » liées à ses études, chacun de ces éléments pris séparément peut suffire à intégrer le réseau de relations d’un cadre du parti. L’embauche sous forme de « stages conventionnés » d’étudiants pour lesquels ceux‑ci constituent de plus en plus une obligation de leur cursus universitaire – et particulièrement dans les écoles et dans les 3e cycles « professionnalisants » – pratiquée par l’UMP dans la plupart de ses services (adhésions, documentation et études, etc.)9, comme par les élus, permet à de jeunes étudiants qualifiés d’entrer en contact avec les cadres du parti et, éventuellement, d’être « repérés » et ainsi parrainés.
- 10 . Entretien avec Paulin, 16 mars 2006.
34Réciproquement, les relations parentales, qu’elles soient professionnelles ou territoriales, peuvent fournir un accès aux élus à des jeunes désireux de s’engager, et notamment en période de campagne électorale. Plus rarement, dans de petites communes, l’entrée dans le parti peut même correspondre à la conversion du capital de notabilité propre au jeune qui s’engage. Ainsi, Paulin – cadre national des JP au moment de l’entretien – était‑il actif dans les associations destinées aux jeunes dans sa ville, et nourrissait‑il par ailleurs ce qu’il présente comme une « vocation » très précoce pour la politique, deux éléments qui ont présidé à son choix d’être lui‑même candidat aux municipales, à 21 ans, alors qu’il est étudiant en histoire et géographie dans la grande ville du département voisin. Ce début de notabilité lui permet d’accumuler rapidement un capital social personnel dans le parti, accumulation qu’il présente, cinq ans plus tard, comme le résultat d’une stratégie pleinement consciente (une « campagne permanente »10). Dans son cas, l’accession à une responsabilité partisane en tant que Responsable départemental des Jeunes populaires (RDJ) est la confirmation statutaire de sa position au sein des réseaux informels du parti alors en constitution (« j’étais un peu le jeune de droite connu sur le coin »), position dont il euphémise l’aspect concurrentiel. Ce processus indique enfin que la réalité du choix du RDJ appartient bien, dans ce département en tout cas, aux dirigeants locaux de l’UMP davantage qu’à la Secrétaire nationale à la jeunesse qui est alors censée choisir les équipes.
- 11 . Entretien avec Martin, 14 mars 2006.
35Que les membres des Jeunes populaires aient ou non des relations préalables à l’engagement avec les personnalités du parti, la configuration de la participation à l’organisation de jeunesse, et plus largement à l’UMP, favorise l’établissement de ces liens au fur et à mesure de leur investissement. 11
36Le rôle important des dirigeants des fédérations de l’UMP dans les activités des Jeunes populaires au niveau départemental concourt à l’établissement de relations de collaboration entre eux. Ce rôle est pour une part inscrit dans les statuts des JP – le Secrétaire départemental de l’UMP a son mot à dire dans la désignation du Responsable départemental jeunes – mais sa réalité est plus importante et tient surtout aux modes de domination partisane et à l’état des relations entre l’organisation de jeunesse et le parti. S’il ne s’agit officiellement que d’un « avis consultatif », la pratique montre qu’il est difficile pour les instances nationales des JP, qui sont statutairement décisionnaires, de s’opposer aux responsables départementaux de l’UMP. Comme l’illustre notamment le cas de Paulin, au niveau local, de bonnes relations avec les aînés sont ainsi, le plus souvent, une condition de l’occupation de postes chez les Jeunes populaires.
37Les activités des jeunes fournissent ainsi fréquemment des occasions de contact avec les responsables du parti, dans la mesure où ceux‑ci y exercent un certain contrôle, variable selon les fédérations. Par exemple, il peut arriver que ce soit le député de la circonscription qui « valide » les tracts rédigés par l’équipe locale des JP. Il peut être de même le destinataire de « rapports » que rédigent les membres des JP autour de thèmes qu’ils choisissent et dont ils débattent en réunions, et l’invité privilégié de leurs rassemblements publics. Martin, fils de gros commerçants d’une ville moyenne d’Alsace, alors étudiant à Sciences Po Paris, est ainsi « repéré » par le député de cette ville lors de ses activités militantes.
La première fois que je suis revenu sur [ma ville], il venait d’être nommé Secrétaire d’État, et pendant la réunion, (…) on a commencé à discuter, ça s’est même presque un peu échauffé parce que j’étais pris dans l’élan du débat (…). Bref, pour un retour, euh, j’ai un ami qui voulait me présenter, je lui ai dit « ce n’est plus la peine, je crois que là maintenant il se rappelle »11.
- 12 . La trajectoire de Martin est présentée plus en détails en annexe 2 sur le site de la revue : http (...)
38Son « militantisme » local et ses compétences « techno » se rejoignent ainsi quand cet élu lui propose d’intégrer son cabinet ministériel, projet professionnel qui avait présidé à sa ré‑orientation vers Sciences Po après une grande école de commerce12. Le rapprochement entre les élus et certains jeunes peut ainsi permettre à ces derniers d’accélérer leur accession à un poste à responsabilité au sein des Jeunes populaires, voire au sein du parti et des institutions politiques. De ce point de vue, les Jeunes populaires présentent une continuité certaine avec les pratiques des jeunes RPR : on se souvient ainsi des responsabilités partisanes offertes aux « jeunes » chargés de l’animation des campagnes présidentielles de Jacques Chirac, ainsi de Nicolas Sarkozy et Roger Karoutchi en 1981, par exemple.
- 13 . « La droite universitaire », créée en réaction à mai 68.
39Au cours de l’enquête, deux modes de légitimation de la direction des JP, qui correspondent à deux modes d’affiliation à des sous‑groupes, coexistent et s’opposent. Dans un premier temps, c’est une direction largement issue des rangs des jeunes de Démocratie libérale, mais aussi de l’UNI13, qui est nommée par l’UMP. Cette équipe, incarnée par Marie Guevenoux, ancienne présidente des Jeunes avec Madelin, insiste, d’une part, sur la valorisation au sein de l’organisation du « travail » et du « mérite » militant, et d’autre part, installe un règlement intérieur qui organise, pour la première fois dans une organisation de jeunesse de droite française, l’élection du/de la président‑e par les adhérents. Autrement dit, la première équipe nationale, du fait de son extériorité aux réseaux partisans de l’UMP, en majorité issus du RPR, insiste sur d’autres modes de légitimation, davantage tournés vers les adhérents, et, en un sens, plus proche de ceux du MJS. Il est de ce point de vue révélateur que M. Guevenoux soit reconnue par les cadres des jeunes socialistes comme « une vraie militante », qui sait « tenir son orga », même s’ils s’opposent par ailleurs. Mais la présidente, quelques mois après son élection, et l’arrivée de N. Sarkozy à la tête de l’UMP, est « démissionnée » au profit du président du « comité des jeunes avec Sarkozy », déjà membre de l’équipe nationale. Cette seconde équipe nationale rassemble davantage d’anciens cadres des jeunes RPR (bien qu’une partie soit définitivement exclue de l’organisation de jeunesse du fait de l’abaissement de la limite d’âge de 35 à 28 ans), mieux pourvus en réseaux partisans.
40Ainsi donc, prendre pour objet les processus d’affiliation aux sous‑groupes des organisations de jeunesse implique d’articuler les logiques institutionnelles qui façonnent leur fonctionnement, la coextensivité des liens de sociabilité et des relations qui forment ces sous‑groupes, les types de trajectoires et de ressources politiques qui s’y rattachent, et leur modelage des croyances et des rapports subjectifs à l’engagement. Les sous‑groupes informels existants au sein des Jeunes populaires soulignent les différents types de ressources politiques et de modes de légitimation que leurs membres investissent, dans cette situation singulière où les positions des animateurs des sous‑groupes sont largement héritées des organisations de jeunesse antérieures à l’UMP (jeunes de DL et jeunes RPR). Le fonctionnement des « courants » du MJS offre, de manière complémentaire, la possibilité de détailler les multiples étapes d’un processus d’affiliation plus long et progressif, étendu à davantage de membres de l’organisation, et d’en souligner également les effets d’incitation à la poursuite de l’engagement en vertu de motifs subjectifs reformulés par l’affiliation au sous‑groupe.
41Les sous‑groupes constituent au MJS les cadres privilégiés de « formation des nouveaux », formation qui s’effectue de manière très largement informelle, hors des dispositions statutaires de l’organisation. Ce sont les militants les plus anciens qui transmettent, plus ou moins tacitement, les clés nécessaires à l’orientation dans le MJS, qui fondent, par les liens personnels qui s’établissent entre eux et les nouveaux, l’appartenance à un sous‑groupe, et qui modèlent les rites d’initiation à ces sous‑groupes.
- 14 . Entretien avec Quentin et Nathalie, 27 février 2003.
42Les responsables de groupe du MJS disent prendre soin de ne pas « dégoûter » les nouveaux adhérents en ne leur révélant que progressivement les luttes internes. Il s’agit également de s’assurer de leur attachement personnel à ceux qui se révèleront ensuite incarner le courant avant de leur demander des preuves de loyauté. Nathalie explique ainsi que « sur le nouvel adhérent, en fait, l’enjeu est plus d’affinités de personnes… Sachant que moi, et puis [dans le groupe] de toute façon, la première fois qu’on voit un adhérent, on ne lui présente pas les courants. (…) C’est pas la première chose, il faut aussi qu’il se fasse une idée des personnes…14»
43L’attachement premier à certains membres du groupe local du MJS tel qu’il se crée au cours des premières expériences des activités de l’organisation, et notamment à ses responsables, qui sont chargés de « l’accueil des nouveaux », et à ses militants plus aguerris et plus compétents politiquement, est bien essentiel dans le processus d’initiation aux courants. Ce sont eux, en effet, qui font découvrir, et surtout accepter, ces sous‑groupes aux entrants. Ainsi, ce qui est dans un premier temps mis en avant par les initiateurs, c’est la liberté de pensée, d’expression des désaccords, en interne, qui fait très directement écho au déroulement des réunions de débats tel que l’ont déjà perçu les entrants. Pourtant, ceux qui découvrent les courants s’aperçoivent également très vite que leur liberté de choix de leur propre courant est en pratique restreinte. En effet, les groupes locaux étant, sinon homogènes, du moins très fortement dominés par un courant, les seules personnes qu’ils connaissent déjà et qui ont participé à leur initiation aux activités de l’organisation, sont membres du même courant – le plus souvent Nouvelle gauche, courant majoritaire au MJS. Il peut alors leur sembler difficile de s’opposer sur des sujets de doctrine à ces membres plus expérimentés qu’ils valorisent précisément pour leur plus grande compétence politique.
44Fabien, qui a assisté à quatre réunions au moment de l’entretien, exprime ainsi cette loyauté à ses premiers interlocuteurs, Quentin et Thibaut. En même temps qu’il acquiert les informations nécessaires pour situer les membres des autres courants (« c’est pas marqué sur leur front »), il prend conscience d’avoir été « catalogué » par ses liens avec Quentin, le responsable de son groupe, qui s’est chargé de l’accueillir, comme avec Thibaut, membre du bureau du même groupe. La présentation des autres courants que produit ce dernier suppose implicitement que Fabien est du côté du « nous », c’est‑à‑dire de Nouvelle gauche, et par conséquent le construit comme tel.
– Y’a des clivages à l’intérieur même du MJS et… J’ai été un petit peu, voilà, catalogué maintenant euh… un petit peu, avec Quentin, enfin… Et puis à l’AG, c’était l’occasion de voir les différents courants justement à l’intérieur du MJS…
– Tu arrives à repérer ?
– Ben, il m’a expliqué, Thibaut, il m’a dit « tu vois ces trois‑là, ils sont plutôt fabiusiens, ces deux‑là ce sont des cambas » (…). Après, tu vois, une fois la réunion terminée, il m’a dit « tu vois, ceux‑là, ceux‑là », enfin c’est pas marqué sur leur front non plus. (…) Pour l’instant, je n’ai vu que ceux qui… comment ils s’appellent, la Nouvelle gauche, là… Après, je n’ai pas pu, je n’ai pas eu l’occasion de parler aux autres… Donc finalement c’est un peu tronqué, parce que le fait de ne pas pouvoir discuter avec d’autres personnes, je ne peux pas savoir si je suis en désaccord avec eux, c’est un procès d’intention que de dire « ouais, ils sont cambadélistes », ça ne veut pas dire qu’ils sont mauvais ou que forcément je ne vais pas voter pour eux, ou que je ne vais pas soutenir leur…
– Ouais, donc en fait c’est les personnes que t’as rencontrées en premier qui…
- 15 . Entretien avec Fabien, 30 juin 2003. La trajectoire de Fabien est présentée plus en détails en an (...)
Voilà, c’est ça. Ça ne m’empêchera pas, par exemple, si jamais je suis en désaccord, de changer de courant, je veux dire, c’est selon ce que j’entendrai ou que je verrai… les évolutions aussi15…
45Cette intégration quelque peu « forcée » dans le courant est ainsi d’abord vue comme temporaire, uniquement basée sur ses liens avec les responsables de son groupe, et non sur une connaissance précise des thèses adverses. Ces relations avec des interlocuteurs plus expérimentés continuent par conséquent d’être nécessaires à l’apprentissage de l’organisation ; d’une part parce que ceux‑ci peuvent prolonger leur rôle d’encouragement lors des réunions, et d’autre part parce qu’ils constituent une source d’information qui permet aux « nouveaux » d’intégrer progressivement les discussions informelles entre « cadres » auxquelles ils assistent et que dans un premier temps ils ne comprennent pas. Les nouveaux arrivants sont ainsi rapidement confrontés au fait qu’ils ne détiennent pas encore toutes les informations nécessaires pour être intégrés aux conversations et plaisanteries informelles, et que seuls les « cadres » qu’ils côtoient pourront leur livrer les clés de compréhension de ces enjeux, qui ne s’expriment pas explicitement lors des réunions. Les discussions entre initiés qui se déroulent face aux profanes, comme lors des « pots », sont également une manière pour les premiers de donner à voir le fait qu’ils détiennent la maîtrise du jeu et de l’entrée – sélective – dans ce jeu.
- 16 . Elle se rapproche ainsi de la compétence que doivent acquérir les premiers députés au sein des dé (...)
46La capacité à identifier les frontières des courants et leurs relations dépend ainsi dans un premier temps de repères personnalisés, incarnés par les premiers interlocuteurs qui accueillent et initient les nouveaux entrants. Le « passage de témoin » n’est néanmoins complet que lorsque ceux‑ci s’approprient les codes de démarcation entre sous‑groupes. Pouvoir s’orienter au sein des luttes internes du MJS demande l’apprentissage d’une compétence politique très spécialisée : il s’agit d’être capable, à la lecture d’un texte politique ou face à une intervention orale, de situer leur auteur au sein des sous‑groupes de l’organisation16. Les moments de Congrès sont les plus propices à l’acquisition de ces codes.
47Dès lors, « l’accueil », tel qu’il est pratiqué pour les nouveaux, n’est plus nécessaire pour assurer la capacité à s’orienter des membres du courant. En revanche, la stabilité de leur propre position au sein des courants n’est pas encore établie. Puisqu’elle dépendait en premier lieu des personnes de référence au sein de l’organisation, l’élargissement croissant, au fur et à mesure de l’investissement dans l’organisation, des occasions de contact avec d’autres membres peut la mettre en péril.
48L’appartenance à un courant demande en effet à ses membres de faire preuve régulièrement de loyauté vis‑à‑vis de celui‑ci, loyauté qui vise avant tout à s’assurer que le même phénomène d’initiation ne puisse être reproduit dans le cadre d’un autre courant, mais qu’au contraire, ses membres deviennent eux‑mêmes des recruteurs et des animateurs du sous‑groupe. Autrement dit, c’est seulement à partir du moment où ils sont reconnus comme des personnes « fiables » que les arrivants dans le courant sont sollicités pour les diverses tâches d’entretien des positions de ce dernier, et cette « fiabilité » doit sans cesse être réaffirmée : elle est en effet la seule manière de signifier l’appartenance au courant, qui ne peut être institutionnalisée sous la forme d’une adhésion par exemple, puisque les membres du MJS sont « avant tout socialistes » – comme l’exprime la formule rituelle pour aborder publiquement les luttes internes : « ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous divise ». La loyauté au courant ne peut ainsi s’exprimer qu’en pratique.
49Un signe visible de la fidélité au courant consiste ainsi à continuer d’avoir pour relations au sein du MJS essentiellement des membres de ce dernier. Le sentiment d’appartenance au courant se construisant largement sur la stigmatisation partagée des adversaires, et par conséquent sur une sociabilité exclusive en son sein, nouer des relations avec des membres d’autres courants peut être considéré comme l’expression d’un éloignement. C’est pourquoi les relations sexuelles et/ou conjugales acquièrent un sens politique : nombreuses sont les anecdotes racontant le passage à un courant adverse consécutif à l’établissement de relations privilégiées avec l’un de ses membres. Les relations nouées au sein du MJS comme les manières de les vivre sont ainsi inséparablement personnelles et politiques, contribuant à lier carrière politique et carrière sexuelle et affective.
50Une autre manière de publiciser son appartenance à un courant consiste à publier, dans les journaux internes du MJS (national ou fédéraux) des textes politiques. Cette modalité cultivée de participation à l’organisation est particulièrement valorisée au MJS. Si l’écriture est à ce point importante, c’est que des textes constituent toujours la base des débats internes au MJS. Ainsi, les réunions de son Conseil national visent essentiellement à débattre puis à voter pour l’adoption de « résolutions » proposées par ses membres. « C’est le Parlement du MJS », précise le guide de l’adhérent, et c’est bien en effet à un travail législatif que s’apparentent ces discussions autour de textes souvent longs, programmatiques (défendant des mesures législatives ou budgétaires précises, chiffrées) comme les votes et leurs nuances (on peut voter « pour », « contre », « s’abstenir » ou « ne pas prendre part au vote »). Les textes d’orientation du MJS prennent une forme similaire à ces résolutions, et la première version en est rédigée par les membres du BN, éventuellement en reprenant certaines résolutions. Ils se caractérisent, de plus, par une procédure d’amendement de la première version du texte, ouverte à l’ensemble des adhérents de l’organisation : tous sont ainsi appelés à participer à l’écriture de la motion nationale d’orientation avant qu’elle ne soit proposée au vote.
51La participation aux procédures d’amendement du texte d’orientation confronte, là encore, les nouveaux arrivants à des discussions extrêmement spécialisées. Maîtriser les propositions d’amendements demande d’abord de connaître les modalités de la procédure pour leur adoption. La maîtrise des codes doctrinaux est ensuite nécessaire afin de pouvoir anticiper les points du texte qui seront l’occasion d’un conflit entre les courants de la fédération. Enfin, connaître l’état des rapports de force entre courants dans la fédération permet d’émettre des prévisions quant à l’issue du vote fédéral sur les amendements. Le déroulement d’une réunion, en septembre 2003, entre des membres parisiens de Nouvelle gauche pour préparer les propositions d’amendements du courant, l’illustre (voir l’encadré).
Une réunion d’amendement en 2003
La tenue de cette réunion n’est pas rendue publique ; Thibaut, membre du bureau d’un groupe, m’en parle la veille en précisant qu’il s’agit d’une réunion « majo ». C’est la deuxième réunion pour amender le texte, elle réunit douze personnes. Emmanuelle, Secrétaire fédérale, l’anime. Arthur, également Secrétaire fédéral, est installé au bureau devant l’ordinateur, afin de prendre des notes. Il commence ainsi par noter l’orthographe exacte des noms et prénoms de chacun des participants, dont certains sont « nouveaux ».
Certains amendements sont décidés à l’unanimité sur des questions de forme (supprimer « avancer tout droit, toujours tout droit »). Emmanuelle propose d’introduire une distinction entre [les traités européens de] « Maastricht » et « Amsterdam », elle y renonce après une brève discussion avec Denis, délégué régional, et Yves, membre du bureau d’un groupe, « non, bon, ok, tant pis ». Arrivée de Paul, AF, qui lui, a des amendements tout prêts (ajouter « spéculatifs » derrière « mouvements de capitaux » à chaque fois que le texte mentionne la Taxe Tobin). Paul précise à Arthur de bien noter à chaque fois qui propose l’amendement, pour savoir qui doit le défendre en AG fédérale. Quand Paul et Denis proposent des amendements, ils les dictent à Arthur, demandent qui soutient, et il note. Pour Emmanuelle c’est plus flou, elle tente de le négocier avec Paul, explique qu’elle n’a pas rédigé à l’avance les amendements, elle ne trouve pas la phrase sur le moment (alors que Paul et Denis en rédigent certains au pied levé), suggère de « quand même dire si on est d’accord ou pas sur le principe ». Paul réplique « ah non moi je ne vote jamais sur un truc pas rédigé, attends, la façon dont c’est rédigé ça change tout » et Denis le soutient.
Paul fait référence en permanence à ses anticipations des votes en AG (« ça passe ou pas ») : « ça, là-dessus, je fais 85 % », « ça, la dernière fois, on l’a passé à Paris », « ma tactique : je fais deux amendements, un de suppression et un d’ajout avec un nouveau texte, au lieu de ne faire qu’un amendement de remplacement, comme ça je suis sûr d’en passer au moins un » – Paul s’amusera en effet à calculer le « score », c’est-à-dire la proportion d’amendements adoptés parmi ceux proposés, de chacun. Il propose également un amendement qui « ne va pas passer mais on va bien se marrer » (rajouter après une critique des baisses d’impôts de Chirac « et celles des derniers mois de la mandature Jospin ») : « on va rigoler avec les faby [fabiusiens] ». Il s’amuse enfin à tenter de deviner quel membre du Bureau national a écrit les passages incriminés du texte d’orientation. (« Suppression, c’est démago, je sais qui l’a écrit ce truc » ; « suppression, attends c’est n’importe quoi, y’a patron, juge, dealer, Chirac dans la même phrase, non mais franchement qui a écrit ça ? » ; « on dirait que c’est Baptiste [un permanent du MJS] qui a écrit ça », Emmanuelle intervient immédiatement « non, non, arrêtez avec ça ».
Plusieurs débats agités éclatent entre Emmanuelle, Paul, Denis et Yves, sur le nucléaire notamment. Arthur intervient pour tenter de calmer les esprits : « camarades, le bruit est mauvais pour le cœur ». Paul et Denis proposent chacun un amendement, se conseillent : « vas-y, enlève “la sortie du nucléaire est un danger” et ça passe », « ok j’enlève ça mais pas plus. J’vais faire 75 % ! Toi, enlève “Super Phœnix” et ça passe ». Paul réplique à Emmanuelle qui n’est pas d’accord : « ça, ça passe, la dernière fois on l’a passé ».
Emmanuelle, Paul et Denis proposent la grande majorité des amendements, Yves en propose un ou deux : ils sont ainsi les seuls à prendre la parole. Aude a dit quelques mots pour soutenir un amendement, ri et répondu aux plaisanteries de Paul et Denis, y compris celles concernant sa tenue vestimentaire (« elles sont sexe tes bottes », « le bas c’est top, mais le haut ça va pas du tout »). Arthur tente de suivre pour noter les amendements. Il lance quelques blagues à Denis et Paul, des « chuut » quand le débat s’enflamme. Carole, Thibaut, Namonda, Pierrick, Olivier (qui sont, sauf Thibaut, des « nouveaux ») n’ont pas parlé, seulement levé la main quand c’était formellement demandé pour soutenir ou non un amendement. La plupart du temps, ce n’est pas demandé explicitement, donc ceux qui ne crient pas « je soutiens ! » ou « je soutiens pas ! » ne sont pas notés. Emmanuelle fait remarquer à un moment « qu’il y’en a qui ne parlent pas du tout », sans effet.
52Les plus haut placés dans la fédération, Paul et Denis, tiennent une place spécifique dans ces interactions, non seulement en vertu de cette position, mais surtout parce qu’ils surjouent leur habileté politique, en s’appuyant notamment sur leur ancienneté et ainsi sur leur connaissance des « coups » joués lors du précédent Congrès, lorsqu’ils ont atteint leurs postes actuels. Tous deux sont également les seuls à se permettre des propos conflictuels, et en particulier ironiques, et bénéficient d’un public porté à en rire. C’est principalement Aude qui tient ce rôle, y compris à ses dépens, tandis que la majorité de l’assemblée fait figure de spectateurs passifs. Les responsables de groupe présents, Arthur, Emmanuelle, Yves, et, dans une moindre mesure Thibaut et Aude, tiennent une place intermédiaire entre les « nouveaux » et les « cadors ». C’est d’abord qu’ils entretiennent des relations personnelles avec ces deux catégories de participants, qui, en revanche, ne se connaissent pas encore nécessairement. Ensuite, ils donnent à voir la possibilité de participer aux discussions sans être aussi « habiles » à se mettre en scène que Paul et Denis, et même, pour Arthur surtout, celle de se moquer de leurs emportements. Enfin, ils expriment, plus ou moins ouvertement – mais hors de leur présence – leur désapprobation du comportement de Paul et Denis, tout en l’excusant au motif que « le 21 avril [2001] » les auraient choqués et rendus cyniques. Ce faisant, ils contribuent à faire du « cynisme » que ceux‑ci affichent une composante à part entière de la procédure d’amendement et de vote interne.
53La participation aux procédures biennales de Congrès du MJS va souvent de pair avec l’accession à des responsabilités au moins locales : ces dernières dépendant ainsi directement de l’investissement dans la défense des positions d’un courant. Le même processus peut être reproduit au sein du Parti socialiste : les courants constituent en effet des sas de passage entre ces deux organisations qu’ils traversent. Nouvelle Gauche, le courant majoritaire au MJS étant, au moment de l’enquête, minoritaire au PS depuis 2002, emprunter ce « sas » signifie assumer une position oppositionnelle au sein du parti. Il s’agit alors d’une forme de poursuite et de maintien de l’engagement plus politisée – au sens de conflictualisée (Duchesne & Haegel, 2004) – encore que ne le serait un engagement découlant d’une satisfaction complète à l’égard du fonctionnement de l’organisation. Elle indique ainsi que ces membres du MJS ont appris à accepter les désaccords et les conflits plus ou moins violents dans le cadre de leur engagement, et même, à les trouver normaux. Autrement dit, elle révèle leur apprentissage des règles du jeu spécifiques à l’activité politique professionnelle. Comme certains membres du Parti socialiste décrits par R. Lefebvre et F. Sawicki, à la fois « les plus distanciés » et « ceux qui consacrent le plus de temps au parti », ces membres du MJS adoptent une « posture critique [qui] permet de créer les conditions d’une fidélité à soi‑même conjuguée souvent au don de soi » (Lefebvre & Sawicki, 2006, p. 215). Ainsi reformulée, cette posture critique implique, presque paradoxalement, de continuer à s’investir afin d’espérer pouvoir faire valoir ses ambitions de changement : la démarche est particulièrement visible dans l’explication de cette Secrétaire nationale, qui exprime le fait de devoir « se mouiller autant que les autres » afin d’être « légitime » pour critiquer.
54L’engagement dans ces organisations devient ainsi, au fur et à mesure qu’il s’accroît, un engagement inséparablement dans l’organisation et dans l’un des sous‑groupes en concurrence pour sa définition légitime. En effet, l’implication dans ces interactions au sein de l’organisation, dans cette « coopération concurrentielle », constitue un puissant moteur de poursuite et d’approfondissement de l’engagement dans l’organisation, de deux manières, qui sont en pratique consubstantielles l’une à l’autre. D’une part, elle est créatrice de raisons d’agir spécifiquement adaptées et dessinées par l’organisation investie, et non plus générales (« défendre des idées », etc.). D’autre part, l’implication dans la concurrence interne renforce, en désignant des adversaires, l’intensité des liens avec d’autres agents impliqués dans ces luttes et qui partagent ces mêmes raisons d’agir. L’expression « se retrouver » dans un sous‑groupe articule ainsi ces dimensions et exprime leur consubstantialité, en disant tout à la fois l’alignement entre identité personnelle et identité collective (de ce point de vue on pourrait également dire que les enquêtés « s’y reconnaissent »), la centralité du groupe de sociabilité ainsi matérialisé comme lieu privilégié d’investissement – où l’on retrouve ses amis – mais aussi de « refuge » au sein de la concurrence interne, qui permet d’atténuer la violence des conflits en en fournissant une lecture et une pratique collective, et ainsi un langage pour dire son implication dans la lutte pour la conquête des postes, c’est‑à‑dire son ambition – en ce sens, ils « s’y retrouvent » également au sens le plus calculateur du terme.
55La sociabilité entre pairs continue d’être centrale durant la troisième phase de la carrière, que l’on ne peut développer ici. En effet, sa centralité croissante dans les fréquentations et les activités des agents engagés les expose à un étiquetage en tant que déviants de la part de leur entourage (à la fois parce qu’elle est politique et parce qu’elle est celle de « bandes » d’adolescents qu’ils ne devraient plus être). Ils sont de ce fait amenés à tenter d’échapper à ce stigmate en se démarquant d’une sociabilité exclusive tout en y trouvant refuge. Une même concurrence peut également s’instaurer entre l’engagement politique et les études poursuivies, autour d’une injonction paradoxale qui valorise tout à la fois la forte disponibilité temporelle pour l’organisation et la détention de diplômes prestigieux, et que certains résolvent en (ré)orientant leurs études vers des domaines proches de leurs savoirs et savoir‑faire politiques (science politique, masters professionnalisants pour l’assistance aux élus ou la communication politique, etc.). La réorganisation de l’ensemble des activités sociales des enquêtés autour de leurs activités politiques produit également des effets sur leurs perspectives professionnelles. Un élément déterminant dans leur processus de professionnalisation politique est le fait d’éprouver concrètement que leurs choix politiques, scolaires et universitaires précédents ont, de fait, fermé ou du moins amoindri certaines opportunités d’orientation professionnelle, en même temps qu’ils en rendent d’autres pensables et réalisables. C’est ainsi au fur et à mesure de l’occupation de « jobs » politiques pensés comme temporaires que les enquêtés « s’attachent » (au sens à la fois moral et contraignant) à la politique, y compris en tant qu’activité professionnelle (Bargel, 2011).
56L’étude détaillée du processus d’apprentissage à l’œuvre au sein de ces groupes a permis d’approcher les contours de ce qui est transmis et incorporé de manière largement tacite et inconsciente. De ce fait, elle a évité l’écueil qui consisterait à déduire l’acquisition de compétences politiques à partir de critères objectifs – tels que la détention de responsabilités au sein de ces organisations et l’occupation d’un emploi politique salarié – qui en témoigneraient en tant que « résultats » presque mécaniques. Plutôt, ma démarche a consisté à suivre au plus près le processus, progressif et parfois ambivalent ou heurté, selon lequel les enquêtés s’approprient des pratiques et des perspectives, des plus objectivables aux plus subjectives. La centralité croissante de l’engagement dans la définition de soi des enquêtés et dans leurs activités quotidiennes autorise ainsi à parler de la formation d’un habitus militant, d’une unification de leurs pratiques et de leurs perspectives autour de l’activité politique.
57Les réunions et les discussions internes à ces organisations de jeunesse concourent tout d’abord à l’acquisition de connaissances théoriques relatives à l’activité politique. Plus encore, elles encouragent une valorisation de ce corpus spécifique et des dispositions à vouloir l’acquérir, y compris à l’extérieur de l’organisation, dans un cadre scolaire. La détention de ces connaissances spécifiquement politiques fournit également, plus subjectivement, un sentiment de compétence politique mais aussi la possibilité d’être reconnu comme compétent. Si ce type de connaissances peut, à la limite, s’acquérir en dehors des organisations militantes, ce n’est pas le cas, en revanche, de celles, pratiques, acquises au cours de l’engagement. Celles‑ci ont trait aux activités réalisées dans ces organisations, des plus ordinaires (tenue de réunions, rédaction et distribution de tracts, etc.) aux plus exceptionnelles (participation à des mobilisations électorales ou sociales) et aux plus qualifiées (définition de la « ligne politique », discours d’« orientation politique »). Ces apprentissages, on l’a vu, sont des processus collectifs. Ils produisent, en même temps que l’assimilation de ces connaissances théoriques et pratiques, l’établissement de liens de sociabilité et de réseaux de relations politiques qui sont inséparablement un capital social susceptible d’être mobilisé en de multiples circonstances. Ce capital social prend forme à l’intérieur des échelons de l’organisation, mais également au sein des sous‑groupes qui la composent. L’intégration progressive au sein des relations de sociabilité propres à l’organisation procède inséparablement de l’acquisition d’un sens du jeu et de la « coopération concurrentielle » interne à l’organisation, mais aussi, plus largement, au champ politique. Ces différents éléments, dont on a détaillé l’installation et montré l’engrènement tout au long des trajectoires de socialisation, fournissent donc une appréhension précise, et processuelle, des compétences et des ressources spécifiques aux acteurs politiques.
- 17 . Expression qu’aurait employée Mitterrand pour désigner le MJS.
58Enfin, passer par l’observation directe de la socialisation en train de se faire permet de saisir les spécificités d’un apprentissage informel. En montrant que seule une politique explicite d’encadrement des membres du parti permet de contrevenir aux logiques extrêmement sélectives socialement et culturellement de recrutement du personnel partisan et politique, les études sur la formation des militants et des cadres du PCF (Pudal, 1989 ; Marijnen, 1996 ; Ethuin, 2003) suggèrent par conséquent qu’à l’inverse, un apprentissage informel est bien plus discriminant socialement, dans la mesure où il repose sur des attentes implicites qui mobilisent des compétences culturelles modelées par la classe sociale, le sexe, etc. Et en effet, ce type d’apprentissage tend d’abord à reproduire des logiques sociales et sexuées de sélection, de manière tacite d’une part, parce qu’il repose sur des attentes informulées, des dispositions – à la discussion politique, à aimer apprendre, à la prise de parole en public, etc. – inégalement distribuées, mais aussi sur la création de liens interpersonnels structurés par une homophilie de classe et de sexe qui favorise la reproduction de la composition du groupe, et d’autre part de manière plus active dans le repérage, par les anciens, des profils susceptibles de monter et de satisfaire ainsi à la nécessité (plus ou moins intense) de renouveler les « cadres ». Ensuite, parce qu’il ne circonscrit ni un domaine d’application ni un type de relation spécifique, l’apprentissage informel mêle personnel et politique, jeu et travail, amis et alliés. Autrement dit, sa « prise » sur les agents s’étend à des sphères socialement considérées comme relevant de l’intimité (amitiés, amours, hexis corporelle), à des moments et des activités conçus comme relevant non pas de la politique mais du loisir (« pots », moments de conversations autour des meetings, soirées, vacances, etc.). L’étude processuelle de l’apprentissage à l’œuvre au sein des organisations de jeunesse permet donc d’insister sur la non‑pertinence de l’opposition entre cynisme et enchantement. Chacune des trois phases de la carrière – « prendre goût » aux activités, « se retrouver » dans un sous‑groupe et « s’attacher » à la politique – comprend inséparablement des considérations stratégiques et affectives, des expériences choisies et subies, de la même manière qu’une passion est conjointement une dépendance. Enfin, le caractère tacite de cet apprentissage est la condition même de l’appropriation de savoir‑faire et de savoir‑être qui ne pourraient l’être s’ils étaient explicitement formulés : croyance en une « vocation », « sens du jeu » politique, pratiques dignes d’une « école du vice17 », en bref « sens pratique ».