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AccueilNumérosN°3, vol. 5Théories & MéthodesLes types purs de la domination légi(…)

Les types purs de la domination légitime

Forces et limites d’une trilogie
The pure types of legitimate domination: forces and limits of a trilogy
Yves Sintomer et Jérémie Gauthier

Résumés

L’édition critique allemande de l’œuvre de Weber et les traductions françaises récentes de certains de ses textes fondamentaux offrent l’occasion d’un nouvel éclairage sur les types purs de la domination légitime. Cet article revient sur la genèse des trois idéaux‑types et s’interroge ensuite sur la question de la trilogie. Il montre que d’autres choix étaient en théorie possibles, insistant notamment sur la domination féodale ou sur la légitimation de la domination par les produits qu’elle offre aux dominés, ce qui permet en retour de mieux saisir la spécificité de la conceptualisation wébérienne. L’idée évoquée et vite abandonnée par Weber d’un quatrième mode, démocratique, de domination légitime, est symptomatique de la difficulté du sociologue à conceptualiser et à analyser concrètement la démocratie ou les résistances des subalternes. Ces réflexions incitent à penser un idéal‑type pur de la démocratie ou de la démocratisation, qui devrait être mobilisé aux côtés des modes purs de la domination légitime pour penser les dynamiques sociopolitiques empiriques.

The pure types of legitimate domination: forces and limits of a trilogy

The critical German edition of Max Weber’s work, together with the French translation of some of its fundamental texts, gives the opportunity to shed new light upon the pure types of legitimate domination. This article scrutinizes the genesis of the three ideal types and analyzes the question of the trilogy. It demonstrates that other choices were theoretically possible, insisting especially on feudal domination and output legitimacy; this enables, in turn, to underline the specificity of Weber’s analysis. The quickly abandoned Weberian idea of a fourth – democratic – mode of legitimate domination is a symptom of the difficulty that the sociologist faces when he needs to conceptualize and concretely analyze democracy or the resistance of the subalterns. These reflections impel towards the construction of a pure ideal type of democracy – or of democratization – which, in order to be able to analyze empirical sociopolitical developments, should be articulated with the pure types of legitimate domination.

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Texte intégral

«  Le fait qu’aucun des trois idéaux‑types dont nous allons immédiatement discuter ne se présente historiquement à l’état “pur” ne peut empêcher la fixation conceptuelle la plus pure possible.  »

  • 1 .Weber, 1995, p. 290 ; MWG, I/23, p. 455. Les citations françaises s’appuient sur les textes exist (...)

Max Weber, Économie et société1

  • 2 . Cet article reprend en partie une intervention effectuée au colloque « La domination » organisé d (...)
  • 3 . Dans d’autres contextes, le terme Herrschaft peut avoir plusieurs acceptions : domination, mais a (...)
  • 4 . Le texte date d’une période comprise entre l’été 1917 et la livraison de la première partie de Wi (...)

1Dans le second semestre de l’année 1917, alors que la première guerre mondiale s’enlise et que Weber reprend son travail interrompu sur Wirtschaft und Gesellschaft (Économie et société), il hésite un moment sur la typologie de la domination qu’il convient de proposer2. Avant‑guerre, il avait commencé à adopter un schéma qui deviendra célèbre, classifiant la domination légitime en trois modes idéal‑typiques  : la domination rationnelle (qui deviendra dans d’autres versions la domination légale‑bureaucratique), la domination traditionnelle et la domination charismatique (MWG, I/22‑4, pp. 148‑149  ; Weber, 2013, p. 60)3. Dans une conférence prononcée le 25 octobre 1917, intitulée «  Problèmes de sociologie de l’État  », il semble se proposer d’infléchir cette conception en esquissant ce que pourrait être un quatrième «  type pur  » de domination légitime qui, «  officiellement du moins  », ferait «  dériver sa légitimité de la volonté des dominés  » (MWG, I/22‑4, pp. 745‑756  ; Weber, 2014a). Cette ouverture est cependant vite refermée et lorsqu’il rédige le texte sur «  Les trois types purs de la domination légitime4  », il revient à la trilogie et s’y tiendra jusqu’à la fin de ses jours, ne faisant que l’approfondir et l’affiner.

2La piste d’un quatrième type de domination légitime n’a visiblement pas résisté au travail de mise en cohérence auquel Weber a procédé durant ces années. En soi, cette exploration fugitive pourrait n’être qu’anecdotique. Elle peut cependant être considérée comme symptomatique, pour deux raisons au moins. D’une part, ce quatrième type de domination légitime est l’une des manières par lesquelles l’auteur d’Économie et société a tenté de conceptualiser la démocratie, et celle‑ci n’a jamais trouvé une place stable dans son architecture théorique. D’autre part, ce court texte a aussi pour effet de dénaturaliser le chiffre «  trois  ». Des décennies de travail avec et sur la fameuse typologie ont rendu celle‑ci familière aux lecteurs, et peut‑être trop familière  : elle a été construite avant de s’imposer, et aurait pu être construite autrement. Il ne fait guère de doute qu’elle ait fonctionné, chez Weber lui‑même puis chez celles et ceux qui s’en sont servi. Mais pourquoi une trilogie  ? Et pourquoi cette trilogie  ? Quel en est le sens  ? Telles sont les questions auxquelles cet article se propose de travailler.

3Nous procéderons en cinq temps. Dans une première section, nous aborderons brièvement l’élaboration par Weber de la typologie des trois types purs de domination légitime. Dans une seconde étape, nous essaierons d’en apprécier la dynamique et les tensions internes, qui révèlent une structure en «  deux plus un  ». Dans un troisième moment, nous nous demanderons pourquoi le féodalisme n’a pas été constitué comme un mode de domination légitime, ce qui nous permettra d’aborder les notions de cas limite et d’idéal‑type dérivé. Un quatrième temps nous permettra de tenter de comprendre pourquoi la légitimité par les produits (output legitimacy), c’est‑à‑dire par les biens et services matériels et symboliques procurés aux dominés et à l’appareil de domination, n’a pas été proposée comme un type de domination légitime  ; nous aborderons ainsi les critères qui permettent selon Weber de considérer une domination comme légitime. Enfin, nous reviendrons dans la dernière section sur les raisons qui ont poussé à l’abandon d’un quatrième type de domination faisant officiellement dériver sa légitimité de la volonté des dominés, ainsi que sur la difficulté de Weber à penser la démocratie et à élaborer l’idéal‑type d’une société minimisant la domination. L’objectif premier de cet article n’est pas de nature philologique, même si des éléments informatifs seront sur ce plan livrés aux lecteurs. Il s’agira plutôt de se demander jusqu’à quel point les choix effectués par Weber révèlent des lignes de force ou, au contraire, des points de tension dans sa pensée  ; s’ils apparaissent cohérents avec un siècle de recul  ; et en quoi ils constituent encore des instruments productifs ou, au contraire, problématiques.

Une élaboration progressive et relativement continue

  • 5 . On sait désormais que les manuscrits rassemblés de manière posthume sous le titre Wirtschaft und (...)

4La sociologie wébérienne de la domination ne constitue pas un ensemble homogène et a fait l’objet de développements étalés sur une dizaine d’années. L’édition critique allemande des œuvres complètes du sociologue, la Max Weber Gesamtausgabe (MWG), permet désormais d’en reconstruire le fil de façon précise5. L’analyse de la domination ne s’est pas présentée dès le début sous la forme de la célèbre trilogie (Radkau, 2014, p. 665), et les différentes phases d’élaboration de celle‑ci permettent d’appréhender la pensée de Weber «  en train de se faire  ». Edith Hanke identifie ainsi jusqu’à huit versions successives de sa formulation (Hanke, 2005, pp. 88‑89).

5Les premiers signes de la naissance d’un intérêt de Max Weber pour le concept de «  domination » remontent à décembre 1910, lorsqu’il reproche dans une lettre à Robert Michels son approche trop «  simpliste  » de la notion (MWG, II/6, pp. 754‑761, cité in Hanke, 2001, p. 22). Le concept sera pour l’essentiel forgé dans le travail de composition de Wirtschaft und Gesellschaft, même s’il sera aussi travaillé dans le cadre de la sociologie de la religion. La première définition véritable de la domination est proposée en 1913, dans l’essai «  Sur quelques catégories de la sociologie compréhensive  » (Weber, WL, p. 456  ; Weber, 1992, p. 371). Elle est reprise et développée dans l’un des manuscrits appartenant à la phase de rédaction d’avant‑guerre de Wirtschaft und Gesellschaft  : « Par “domination”, nous entendrons donc ici le fait qu’une volonté affirmée (un “ordre”) du ou des “dominants” cherche à influencer l’action d’autrui (du ou des “dominés”) et l’influence effectivement, dans la mesure où, à un degré significatif d’un point de vue social, cette action se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que tel, la maxime de leur action (“obéissance”)  » («  Sur la domination  » (1911‑1914), in Weber, 2013, p. 49  ; MWG, I/22‑4, p. 135). Cette définition de la domination comme une relation de commandement/obéissance restera jusqu’au bout la pierre angulaire de l’approche wébérienne.

6L’émergence de la problématique de la domination représente une inflexion importante dans la pensée wébérienne. Dans l’essai «  Sur quelques catégories de la sociologie compréhensive  », la notion n’est pas encore structurante, et l’argumentation tourne davantage autour de concepts comme l’«  action en communauté  » (Gemeinschaftshandeln), l’ordre (Ordnung), l’entente (Einverständnis) ou l’«  action en entente  » (Einverständnishandlen) (Grossein, 2005). Parallèlement apparaissent les prémisses d’un raisonnement en terme de légitimité avec les notions de «  consentement à la domination  » (Herrschafts‑Einverständnis), de domination basée sur une «  entente d’ordre légal  » (Legalitäts‑Einverständnis) ou sur une « entente impliquant une légitimité » (Legitimitäts‑Einverständnis), ou encore de «  chance de la validité empirique de l’entente  » (Chance der empirischen Geltung des Einverständinisses) (Weber, WL, p. 457, 470 ; Weber, 1992, pp. 342-343 et 359  ; Hanke, 2001, p. 23). Le terme de légitimité apparaît aussi dans La domination, mais il est là encore peu explicité et la première esquisse de trilogie que contient ce manuscrit ne le mentionne pas (MWG, pp. 148‑149  ; Weber, 2013, p. 60). En ce sens, il a pu être soutenu que dans cette première étape, le fonctionnement de la domination, plus que la légitimité, était au centre de l’attention de Weber (Hanke, 2001, pp. 31‑34).

7Parallèlement, le sens des catégories se précise. Dans La domination, le pouvoir (Macht, que l’on peut souvent traduire aussi par puissance) est défini, dans son sens le plus général, comme «  la possibilité de contraindre d’autres personnes à infléchir leur comportement en fonction de sa propre volonté  ». Or, ajoute Weber, si la domination (Herrschaft) en était un simple équivalent ou avait un sens par trop générique, son concept «  ne pourrait constituer une catégorie scientifiquement utilisable  ». Le sociologue distingue en conséquence deux types de domination  : «  D’un côté, la domination en vertu d’une configuration d’intérêts (en particulier d’une situation de monopole) et, de l’autre, la domination en vertu d’une autorité (pouvoir de donner des ordres et devoir d’obéissance). Le type le plus pur de la première est la domination monopolistique sur le marché  ; pour la seconde, le pouvoir du père de famille, le pouvoir administratif ou le pouvoir princier. La première, dans son type pur, se fonde seulement sur le fait que, en vertu de possessions garanties d’une façon ou d’une autre (ou encore d’une habileté à évoluer sur un marché), on tente d’influencer l’action formellement “libre” des dominés, qui n’obéit qu’à leur propre intérêt.  » La seconde s’appuie en revanche sur le devoir d’obéissance tout court, auquel on fait appel indépendamment de toute motivation et de tout intérêt.  » (MWG, I/22‑4, pp. 128‑129  ; Weber, 2013, pp. 44‑45). Cette dichotomie se retrouve dans la version de 1919‑1920 d’Économie et société, mais désignée cette fois par des mots distincts avec le duo pouvoir (Macht, qui peut aussi se traduire par puissance)/domination (Herrschaft), le premier concept étant décrit comme «  sociologiquement amorphe  » (MWG, I/23, p. 201  ; Weber, 1995, p. 95). L’évolution des termes n’entraîne cependant pas de bouleversement conceptuel.

  • 6 . Dans la seconde version d’Économie et société, il ajoutera à la liste les motivations « rationnel (...)

8Dans la version intermédiaire que constitue le texte «  Les trois types purs de la domination légitime  », Weber affine encore le concept de domination. D’un côté, il évoque la domination de façon générique, en ce qu’elle peut reposer sur des motifs de docilité très divers, allant de considérations purement matérielles sur les bénéfices attendus à des logiques purement émotionnelles en passant par le suivi mécanique de la coutume6. De l’autre, il distingue un type particulier de domination, qui reçoit «  le soutien de fondements juridiques  » que reconnaissent les dominés et «  qui sont à la base de sa “légitimité”  » (MWG, I/22‑3, pp. 717‑742  ; Weber, 2014b). L’introduction de la dimension juridique, qui détermine une forme tout à fait spécifique de motivation, relevant de la croyance dans une norme sanctionnée légalement, représente une évolution notable. Elle permet à Weber de dépasser l’opposition prégnante au 19e siècle entre la science de l’État (Staatswissenschaft), normative et de type juridique, et la science de la société (Gesellschaftswissenschaft), proto‑sociologique mais négligeant le fait que les normes, et en particulier celles qui reçoivent une caution légale, constituent une puissante motivation pour l’action (Hanke, 2001, pp. 27‑28 ; Gephart, 2001  ; Anter, 1996). Le juridique est ainsi intégré à une problématique empirique qui écarte l’interrogation axiologique sur la validité des prétentions juridico‑normatives au profit d’une analyse de leur incidence factuelle en termes de motivation de l’action et de stabilisation d’ordres sociaux profondément asymétriques (Duran, 2009  ; MWG, I/22‑3  ; Weber, 2007). À partir de 1917, lorsque Weber se remet à l’ouvrage sur Wirtschaft und Gesellschaft, les problématiques de la domination et de la légitimité sont désormais pleinement intégrées.

  • 7 . Elle est exposée dans le texte « Les trois types purs de la domination légitime », mais aussi dan (...)
  • 8 . Les expressions « formes de domination » (Herrschaftsformen) ou « formes structurelles » (Struktu (...)

9La tripartition des trois modes de domination légitime, arrivée à maturité, devient alors l’un des principaux soubassements de sa sociologie  : elle y est désormais omniprésente7. Le vocabulaire se fixe8. L’ordre de la trilogie oscille parfois  : dans six des huit versions élaborées par Max Weber, la séquence est domination légale, domination traditionnelle et domination charismatique, mais l’«  Introduction à l’éthique économique des religions universelles  » de 1915 (MWG, I/21‑1 ; Weber, 2006b, pp. 370-376) lui préfère l’ordre domination charismatique, domination traditionnelle et domination légale, et «  La profession et la vocation de politique  » égrène successivement domination traditionnelle, domination charismatique et domination légale. Cependant, cela n’influe guère sur le contenu du raisonnement. Au total, si les évolutions conceptuelles sur les types de domination légitime ont donc été très significatives et si les notions utilisées ont été enrichies et dotées d’une précision croissante, l’auteur de Wirtschaft und Gesellschaft a cependant suivi un chemin relativement cohérent entre les premières formulations de 1913 et ses derniers travaux en 1920, et son élaboration n’a pas connu de bifurcation majeure.

Trois égale deux plus un  ?

10Max Weber a été un grand créateur de typologies  : rappelons au hasard, en privilégiant le champ de la sociologie politique, les couples vivre pour/vivre de la politique, éthique de conviction/éthique de responsabilité, groupes de statut (Stände)/classes (Klassen), communalisation (Vergemeinschaftung)/sociétisation (Vergesellschaftung), agir rationnel en finalité/agir rationnel en valeur, comprendre (verstehen)/expliquer (erklären), ville occidentale/ville orientale, pouvoir (Macht)/domination (Herrschaft), etc. Or, les trois modes de domination légitime constituent l’une des typologies les plus célèbres. Adoptée strictement, librement adaptée ou critiquée, elle fait aujourd’hui partie du patrimoine commun de la sociologie et des sciences sociales. Son intérêt heuristique ne se dément pas et les étudiants de première année tout autant que les chercheurs peuvent s’en saisir assez facilement pour expliquer des phénomènes historiques ou contemporains. On peut considérer cette trilogie comme l’une des trouvailles conceptuelles les plus fécondes du sociologue.

11Comment expliquer un tel succès  ? À l’évidence, les raisons proprement conceptuelles ne manquent pas pour avancer des hypothèses crédibles. Il faut cependant revenir sur le chiffre trois. L’énumération du paragraphe précédent montre que la plupart des typologies à succès de Max Weber sont en fait des binômes – certains se dédoublant en cascade, la ville occidentale se divisant ainsi entre ville antique et ville moderne, et la ville moderne entre ville sud‑européenne et ville nord‑européenne. Les trilogies qui ont marqué sont loin d’être aussi nombreuses. Dans le champ de la sociologie politique, on peut certes mentionner le trio domination des notables, domination des partis et domination plébiscitaire, mais il constitue largement un dérivé de la trilogie des modes de domination légitime. Certes, nombre de typologies wébériennes comprennent des types plus nombreux  : la représentation (Repräsentation) est ainsi divisée entre représentation appropriée (appropriierte), représentation des groupes de statut (ständische), représentation liée (gebundene), représentation libre (freie) et représentation des intérêts à travers un mandataire (Repräsentation durch Interressenvertreter). Cependant, malgré leur intérêt conceptuel, de telles typologies reposant sur plus de trois éléments n’ont pas «  tenu  », ou en tout cas n’ont pas marqué autant que les dichotomies. En sociologie politique, aucune ne s’est hissée au statut de classique.

12Une analyse systématique et complexe implique généralement plus que deux ou trois idéaux‑types. Il est vrai qu’une construction idéal‑typique n’a pas forcément de prétention systématique dans une optique wébérienne  : elle est construite méthodologiquement pour servir d’instrument à un éclairage spécifique, qui entend mettre en lumière certains phénomènes tout en acceptant consciemment d’en laisser d’autres dans l’ombre, et n’implique pas que des éclairages braqués depuis des angles différents seraient illégitimes (Bruhns, 2011, p. 31). Cet argument n’épuise cependant pas l’explication. Sans doute faut‑il mobiliser également d’autres facteurs, plus inconscients, et notamment la façon dont le raisonnement scientifique et public est structuré – du moins en Occident – en suivant une sorte d’esthétique mentale privilégiant la dichotomie. La structure binaire a des racines profondes, et elle a notamment été travaillée durant des siècles comme un exercice central dans la rhétorique classique et médiévale. Elle répond à une «  économie conceptuelle  » inconsciente qui pousse à privilégier des raisonnements «  économes  ».

13Les sciences sociales actuelles s’y plient volontiers, et la contrainte d’économie évoquée ne s’est pas posée qu’à l’auteur d’Économie et société  : il n’est pas facile de proposer des typologies qui aillent au‑delà de la dichotomie ou de la trilogie et qui réussissent à s’imposer comme des classiques. Pour ne donner qu’un exemple récent, si la sociologie de la justification de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) a profondément marqué en tant que geste théorique, les six cités initialement dégagées n’ont été reprises que par un nombre assez modeste de travaux, alors que la «  cité par projets  » construite dans un second temps par Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) pour expliquer les normes managériales typiques du capitalisme postfordiste a eu un succès beaucoup plus conséquent – en étant souvent opposée à la «  cité industrielle  » typique de la période précédente.

14La construction par idéaux‑types représente un outil méthodologique original qui se différencie de la conceptualisation philosophique des essences mais aussi des typologies empiriques en sciences sociales. Aujourd’hui, la forme la plus courante de typologie empirique consiste à croiser deux dichotomies, à générer un tableau à quatre cases et à ranger les cas concrets dans lesdites cases, les regroupant ainsi par ensembles. Cette démarche diffère de celle, idéal‑typique, de Weber, pour laquelle les cas concrets doivent être analysés en mobilisant plusieurs idéaux‑types. L’idéal‑type n’est pas une moyenne, il s’obtient en sélectionnant certains aspects de la réalité, en insistant sur leur cohérence systémique et en les épurant des éléments hétérogènes, afin de bâtir une catégorie qui s’oppose (ou se combine) à d’autres. Un cas concret ne correspond qu’exceptionnellement à un idéal‑type pur, il est situé sur une carte conceptuelle dont les idéaux‑types constituent les points cardinaux (Weber parle de «  tableaux de pensée  »). Il est cependant remarquable que, malgré toutes leurs différences, la structure binaire, éventuellement dédoublée, tende à prédominer dans les deux modes de typologie – et les auteurs de ces lignes viennent à leur tour d’y recourir dans ce paragraphe…

  • 9 . Dans « Les trois types purs de la domination légitime » comme dans la livraison d’après‑guerre de (...)

15Même la tripartition wébérienne des modes de domination légitime semble soumise à une certaine instabilité et fonctionner fréquemment sur le mode «  deux plus un  ». Dans La domination, Weber commence ainsi par opposer conceptuellement l’obéissance à la règle rationnelle et l’obéissance à l’autorité personnelle, avant de dédoubler celle‑ci en avançant qu’elle peut trouver son fondement dans la domination d’un maître se basant sur la tradition ou dans l’abandon à l’extraordinaire typique du charisme (MWG, I/22‑4, pp. 148‑149  ; Weber, 2013, p. 60)9.

16Dans sa dynamique d’explication historique, la trilogie des trois modes de domination légitime fonctionne également sur le mode du «  deux plus un  », mais de façon différente. D’un côté, la domination traditionnelle s’oppose à la domination rationnelle‑légale dans une dichotomie qui évoque les duos communauté/société et communalisation/socialisation sans les recouper complètement. Dans un autre vocabulaire, nombre d’auteurs ont ainsi pu opposer la tradition et la modernité, ou la solidarité mécanique et la solidarité organique. Chez Weber, la force de cette structure duale est de deux ordres. D’un côté, elle pointe une césure historique qui spécifie notre présent et implique un angle d’éclairage a contrario qui oppose ce présent au passé  : dans celui‑ci, la domination traditionnelle était déterminante, dans celui‑là, la domination rationnelle‑légale est plus importante. Cependant, la méthodologie idéal‑typique permet d’éviter une superposition mécanique entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes d’une part, domination traditionnelle et domination rationnelle‑légale de l’autre. Il y avait en effet de la domination rationnelle‑légale dans nombre de sociétés traditionnelles (les logiques bureaucratiques qui œuvrent dans celles‑ci y sont d’ailleurs source de transformations fondamentales), comme il y a de la domination traditionnelle dans les sociétés contemporaines  ; simplement, l’autre mode de domination s’articule en position subordonnée par rapport au type plus particulièrement caractéristique de chacune des deux périodes. Comme dans la majeure partie de l’œuvre wébérienne, la dichotomie idéal‑typique n’est pas confondue avec la dichotomie empirique, même si elle permet de l’éclairer.

  • 10 . Wolfgang Mommsen note le changement de statut du charisme dans les versions tardives de la sociol (...)

17En l’occurrence, le coup de génie de Weber est cependant d’avoir introduit un troisième terme avec la notion de charisme, qu’il emprunte à l’historien des religions Rudolph Sohm (Sohm, 1892  ; Kroll, 2001  ; Heurtin, 2014  ; Bernardou, 2014). Cette introduction, qui date des années 1911‑1914, est contemporaine des premiers développements sur la domination, et c’est peut‑être en lien avec la notion de charisme que Weber en vient à coupler domination et légitimité (Hanke, 2001). Le charisme dynamise énormément la dichotomie domination traditionnelle/domination légale, et aboutit à une typologie beaucoup plus forte que la simple opposition communauté/société qu’avait popularisée Ferdinand Tönnies (1935), ou même que sa reprise complexifiée par Weber dans le couple communalisation/sociétisation. Ainsi étoffée, la typologie perd de son statisme. Le charisme est en effet transversal à l’opposition sociétés traditionnelles/sociétés modernes. C’est lui qui, par excellence, introduit le mouvement dans les mondes traditionnels  ; il permet d’y analyser les mutations radicales, les ruptures et les révolutions. Plus intéressant encore peut‑être, la notion de domination charismatique permet de donner du ressort au diagnostic sur les sociétés modernes10, de ne pas s’en tenir à la fameuse «  chape d’acier  » évoquée à la fin de L’éthique protestante comme le destin du monde occidental, et d’envisager à l’inverse celui‑ci comme reposant sur des «  fondements mixtes  » (MWG, I/22‑3, p. 738) et instables. Si la bureaucratie est une force révolutionnaire contre la tradition, une fois installée en position prépondérante, sa domination croissante instaure un ordre non pas statique, mais sans rupture – en même temps qu’un étouffoir pour la liberté individuelle et la volonté d’entreprendre. L’autorité charismatique redonne du jeu, elle constitue pour Weber le moteur des révolutions modernes – mais aussi l’un des facteurs qui condamnent celles‑ci au paradoxe, en pliant l’action des dominés dans un cadre «  absolument autoritaire et dominateur  » (MWG, I/22‑3, p. 737).

18Parallèlement, la notion permet de thématiser pour quelques personnalités d’élite la réintroduction d’une part de liberté dans la confrontation avec le destin du monde (Sintomer, 1999). Ce nouveau concept sociologique a été élaboré à l’orée de ce que qu’Eric Hobsbawm a appelé le «  court 20ème siècle  », celui des guerres, des révolutions et des contre‑révolutions, mais aussi celui des médias de masse, une période pendant laquelle les phénomènes charismatiques ont proliféré. L’architecture théorique ainsi esquissée est profonde et d’une rare élégance. Elle respecte le principe d’économie conceptuelle évoqué plus haut – et, en l’occurrence, la tripartition se révèle supérieure à la simple dichotomie. Elle rejoint à sa manière d’autres trilogies classiques. Elle nous rappelle que le nombre trois est lui aussi porteur d’une signification forte dans la tradition occidentale, marquant le domaine de la sociologie et de la philosophie politiques (avec la tripartition classique entre monarchie, aristocratie et démocratie ou la théorie de la séparation des trois pouvoirs qui s’est imposée depuis Montesquieu) tout autant que la théologie.

Le féodalisme, un quatrième mode de domination légitime  ?

19Cette économie a cependant son revers. Lorsqu’il passe du niveau le plus abstrait à des explications plus proches du matériau historique, Weber est contraint d’introduire d’autres catégories. L’une d’elle, le féodalisme, mérite une attention particulière. Un manuscrit entier, parmi ceux rassemblés de façon posthume dans La domination, lui est consacré. Une asymétrie se produit alors entre les trois types de domination légitime et les quatre types de domination politique  : la domination bureaucratique, la domination patrimoniale, la domination féodale et la domination charismatique. Certes, l’angle d’éclairage est, dans les deux cas, différent. Les trois types purs visent à éclairer la domination légitime en général, ne sont pas spécifiquement politiques et concernent également l’économie, la famille ou l’érotisme. Un constat est cependant assez troublant  : il y a sinon une identité, du moins une superposition assez claire entre les trois modes de domination légitime et trois des régimes politiques de domination  : la domination rationnelle‑légale avec la domination bureaucratique, la domination traditionnelle avec la domination patrimoniale, et la domination charismatique… avec la domination charismatique.

20Le féodalisme représente un cas à part. Ce régime politique n’est pas un idéal‑type aussi indépendant que les autres. Dans La domination, il est présenté comme un «  cas limite du patrimonialisme  », le «  problème  » pratique de domination politique du prince patrimonial sur les seigneurs patrimoniaux locaux étant «  résolu  » en confiant contractuellement à ces derniers les charges administratives et politiques en fonction d’une «  relation purement personnelle de piété à l’égard du prince  » (MWG, I/22‑4, p. 370  ; Weber, 2013, p. 205). Dans «  Les trois types purs de la domination légitime  », il constitue le cas historique qui a porté l’«  administration statutaire  », c’est‑à‑dire l’un des deux sous‑types de la domination traditionnelle – l’autre étant l’administration patrimoniale, qui est le type pur de celle‑ci et où «  les serviteurs sont en situation de totale dépendance personnelle vis‑à‑vis du maître  » ((MWG, I/22‑4, pp. 717‑742  ; Weber, 2014b). Dans la livraison d’après‑guerre d’Économie et société, l’agencement est encore différent  : le féodalisme constitue une section spécifique du chapitre trois (qui porte sur les types de domination) tout en étant explicitement renvoyé (dans des proportions variables) aux trois idéaux‑types de la domination légitime  ; il continue d’être largement présenté comme un sous‑type de la domination traditionnelle  ; cependant, la nature personnelle du lien vassalique, tout comme la figure «  héroïque  » du seigneur féodal, impliquent également une dynamique de type charismatique  ; enfin, le féodalisme annonce aussi la domination légale par l’importance de la relation contractuelle qui s’établit entre le seigneur et ses vassaux. Ces inflexions témoignent d’une certaine incertitude conceptuelle, même si les évolutions d’un texte à l’autre ne constituent pas des ruptures. Elles révèlent le statut théorique ambigu du féodalisme, qui peine à trouver une place convaincante dans le plan de l’exposé wébérien (dans la dernière version d’Économie et société, la section sur le féodalisme est placée entre celle sur «  La routinisation du charisme  » et celle sur «  Le charisme réinterprété en dehors de toute relation de domination  » (MWG, I/23  ; Weber, 1995).

21Dans La domination, Weber parle comme nous l’avons vu du féodalisme en le qualifiant de «  cas limite  ». Le terme revêt chez le sociologue deux acceptions. La première est d’ordre empirique  : il s’agit alors d’un cas historique exceptionnel, notamment parce qu’il correspond presque exactement à un idéal‑type ou, au contraire, parce qu’il tranche avec les cas standards analysés en mobilisant tel ou tel idéal‑type. La seconde acception est conceptuelle  : le «  cas limite  » est alors un idéal‑type de second rang, qui est construit comme une sous‑catégorie d’un idéal‑type de premier rang ou comme un mixte dérivé de plusieurs idéaux‑types. La construction d’idéaux‑types mixtes est fréquente chez le sociologue, et nombre d’exemples en témoignent  : charisme de fonction, bureaucratie patrimoniale, césaropapisme, État‑providence, etc. Cette multiplication se justifie en fonction des impératifs des enquêtes empiriques  : selon l’angle de vue, mais selon aussi que les chercheurs procèdent par gros plan, par panoramique ou par travelling, la façon de bâtir les idéaux‑types et de les combiner varie et ceux‑ci sont plus ou moins abstraits.

22Très souvent, après l’énoncé d’une typologie de premier rang, Weber multiplie les bémols, les sous‑types, les «  cas limites  », et ces ramifications prennent en fin de compte davantage de place que les types purs. Cela convient à la diversité du réel, qui ne saurait s’épuiser avec les types purs. Cependant, le choix de constituer un modèle en idéal‑type de premier rang, en sous‑type ou en idéal‑type mixte ne s’impose pas naturellement. Le féodalisme est certes un mixte, mais nous avons déjà évoqué le fait que ce «  type pur  » qu’est la domination traditionnelle est lui aussi tendu entre la norme traditionnelle et l’obéissance personnelle au maître (Colliot‑Thélène, 2014)  : sa «  pureté  » est donc toute relative. Conceptuellement, le choix de constituer le féodalisme en type pur aurait pu se défendre. Le choix inverse d’en faire un sous‑type ou un idéal‑type dérivé parce que mixte avait certes des raisons théoriques, mais il renvoyait sans doute aussi de façon inconsciente à une sorte d’esthétique conceptuelle  : l’adjonction d’un quatrième élément aurait fait perdre de l’intensité à la typologie, elle l’aurait rendue moins économe sans que cela soit compensé par des gains heuristiques décisifs.

Un mode de domination légitime par les biens et services distribués (outputs)  ?

23D’autres candidats étaient théoriquement possibles pour accéder au rang de type pur de la domination légitime. Un exemple empirique peut sur ce point nous éclairer  : si l’analyse de la 5e République française «  marche  » très bien en combinant les trois modes sélectionnés par Weber, il en va autrement pour la Chine contemporaine, après la fin de la Révolution culturelle et la répression de Tiananmen. Certes, des éléments de domination traditionnelle sont bien présents, à travers la tradition confucéenne (au reste largement réinventée) ou un rapport assez hiérarchique à l’autorité, mais ils sont comparativement assez faibles après une expérience maoïste où le régime s’était employé avec un succès réel à détruire la tradition. Bien sûr, un dirigeant comme Xi Jinping, qui cumule la présidence de la République et le rôle de Secrétaire général du Parti communiste chinois, a un charisme certain, mais c’était moins le cas de son prédécesseur Hu Jintao (2005‑2013), et le cadre collectif de la direction de l’État a globalement été réaffirmé  ; surtout, le charisme de Xi Jinping n’a rien à voir avec celui de Mao Zedong. Enfin, s’il y a bien une dimension de domination légale‑bureaucratique dans la Chine contemporaine, elle est dans son sens wébérien assez limitée – et son importance est en tout cas bien inférieure à celle qu’elle a dans le Nord global. Comment expliquer, du coup, la stabilité réelle du régime chinois  ? Une large majorité des chercheurs en sciences sociales chinois écartent l’hypothèse répressive, trop simpliste, reconnaissent que le régime bénéficie factuellement d’une légitimité incontestable et l’explique par les résultats  : quand le pouvoir d’achat double tous les sept ou dix ans, la perspective révolutionnaire est moins attrayante. L’explication devrait être plus complexe, mais ne touche‑t‑elle pas juste, au moins partiellement  ? La trilogie wébérienne serait‑elle moins heuristique pour la Chine contemporaine  ?

  • 11 . Nous laisserons ici de côté la distinction potentielle entre ouputs (produits) et outcomes (résul (...)

24L’interrogation est redoublée par le parallèle qui peut être effectué entre les trois types purs de domination légitime et une tripartition fort en vogue dans les sciences politiques contemporaines, qui distingue la légitimité par l’input, par le throughput et par l’ouput. Initialement, cette typologie, proposée notamment par le politiste allemand Fritz W. Scharpf (1999), se résumait à la dichotomie input/output legitimacy, mais elle a été complexifiée par le troisième terme, avec des références à des auteurs aux orientations aussi diverses que Niklas Luhmann ou Jürgen Habermas (Schmidt, 2013  ; Levi‑Faur, 2012). La légitimité par l’input renvoie dans ce cadre aux acteurs et aux ressources disponibles ainsi qu’au cadre juridico‑institutionnel en vigueur, le throughput aux procédures de prise de décision, et l’output aux biens et services symboliques offerts par le système politique11. Malgré certains parallèles, en particulier entre la légitimité procédurale du throughput et la légitimité rationnelle‑légale wébérienne, une comparaison terme à terme avec la trilogie des types de domination légitime ne serait guère fructueuse, tant les cadres de pensée sont contrastés. L’important est ici l’accent placé sur la légitimité par les résultats, érigée en modèle idéal‑typique. Sur un registre et avec un vocabulaire assez différent, la sociologie politique française qui travaille avec une matrice dérivée des travaux de Pierre Bourdieu tend elle aussi à mettre l’accent sur la légitimation de la domination par les biens symboliques et matériels fournis aux divers groupes sociaux.

25Weber lui‑même n’est en aucun cas un idéaliste béat, et il est tout à fait conscient que cette donnée est décisive. Dans ses écrits empiriques, il montre en particulier constamment combien l’appareil administratif de la domination est largement fondé sur les récompenses que peuvent espérer ses membres. Pourquoi n’a‑t‑il pas tenté de généraliser cette dynamique en forgeant un type pur de domination légitime basé sur les résultats de l’action de l’appareil de domination  ? Plusieurs hypothèses sont possibles, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Sans prétendre à l’exhaustivité, quatre s’offrent à l’explication.

26La première renvoie à des raisons empiriques. Weber écrit que comme la force ou la coutume, le seul intérêt n’est pas assez stable pour fonder une domination légitime (MWG, I/22‑4, pp. 717‑742  ; Weber, 2014b  ; MWG, I/23, pp. 182-184  ; Weber, 1995, pp. 64‑66). L’argument peut sembler intuitivement convaincant, mais il résiste mal à un examen plus serré. Comparée à une tradition sanctionnée légalement et qui peut plonger ses racines dans un passé séculaire, ou même à un ordre constitutionnel qui se compte en général en décennies, une domination qui reposerait sur le seul intérêt apparaît effectivement plus fragile, mais ce n’est pas le cas si on la compare à la domination charismatique, dont Weber souligne de façon répétée le caractère extra‑quotidien et la nature fondamentalement instable (labil). Si cette dimension d’instabilité relative n’a pas empêché Weber de construire un type pur de domination sur le charisme (tout en proposant un type dérivé, le charisme de fonction, pour rendre compte de la permanence de la logique charismatique dans une forme particulière de quotidianisation), elle ne pouvait constituer une raison suffisante pour refuser de bâtir un type pur de domination reposant sur la légitimé des outputs.

  • 12 . Dans la version d’après‑guerre d’Économie et société, l’articulation entre les sections sur les « (...)

27La seconde hypothèse tient à la façon dont Weber théorise le concept de validité (Geltung), qui n’est que peu présent explicitement dans «  Les trois types purs de la domination légitime  » mais qui est fondamental pour l’élaboration wébérienne. La légitimité d’un ordre repose pour le sociologue sur sa validité aux yeux de ceux qui y participent. Or, ajoute Weber, «  la “validité” d’un ordre signifie quelque chose de plus qu’une simple régularité dans le déroulement de l’action sociale  ». Il donne en exemple le fait que si un fonctionnaire est ponctuel et régulier, ce n’est généralement pas seulement par habitude ou par intérêt bien compris, mais parce qu’il a intériorisé la validité de la norme de ponctualité et de régularité dans la fonction (Amt) qu’il exerce (MWG, I/23, pp. 182-184  ; Weber, 1995, pp. 64‑66). Cette insistance sur la dimension normative, au sens où l’intériorisation de la norme (en particulier lorsqu’elle est explicitée juridiquement) représente une motivation de l’action et constitue un ressort clef de la stabilité d’un ordre social, est dans sa formulation abstraite très convaincante. Elle joue à n’en pas douter un rôle déterminant dans la cohérence interne de la conceptualité wébérienne. Il faut cependant ne pas surestimer cette cohérence12. Surtout, l’idée qu’il serait impossible d’ériger un ordre normatif fondé une distribution satisfaisante des outputs n’est pas très convaincante. Des ordres normatifs de ce type ont bien été bâtis. Une partie de l’utilitarisme anglo‑saxon repose sur cette base. Un peu avant les années où Weber inventait sa tripartition des modes de domination légitime, Émile Durkheim (1986) proposait de combattre l’anomie due au capitalisme et de restaurer la légitimité de l’ordre social en mettant en place une distribution méritocratique des fonctions et des produits de la division du travail. Les théories de la justice distributive, du moins dans la mesure où elles ne se penchent pas uniquement sur l’ordre idéalisé d’une société à peu près juste et à peu près démocratique et où elles se confrontent avec les ordres profondément inégalitaires des sociétés réellement existantes, sont également candidates à une justification normative des outputs. À l’heure actuelle, des théoriciens chinois proposent de moderniser la théorie confucéenne pour thématiser la légitimité de l’ordre social comme reposant sur un ordre méritocratique et la satisfaction des besoins des dominés (Chan, 2014). Du point de vue sociologique, il n’est nullement besoin que ces constructions normatives soit philosophiquement «  vraies  ». Il suffit qu’elles représentent un motif de croyance des dominés, qu’elles aient donc une validité à leurs yeux et qu’elles puissent ainsi constituer le fondement de la légitimité d’un type de domination. Cela explique d’ailleurs la facilité avec laquelle la science politique empirique peut manier la notion d’ouput legitimacy. L’immense culture de Weber lui donnait toutes les ressources pour thématiser un tel ordre normatif  : pourquoi ne l’a‑t‑il pas entrepris  ?

  • 13 . La philosophie politique contemporaine oppose souvent les théories déontologiques qui, comme cell (...)

28Une troisième hypothèse fait porter l’explication sur les réticences de Weber à prendre en compte de façon positive le rôle de la justice matérielle. L’auteur d’Économie et société insiste en effet sur la rationalité purement formelle qu’il pense typique du monde occidental moderne – celle du droit et de l’action bureaucratique – et tend à rejeter la rationalité matérielle comme contradictoire. On touche là un point où les raisonnements «  objectifs  » (sachlich) et les prises de parti éthico‑politiques du sociologue s’interpénètrent étroitement. Malgré quelques exceptions, le raisonnement est massif et cohérent d’un point de vue interne  : Weber rejette pêle‑mêle l’État social naissant et le droit matériel, il considère comme impossible l’introduction d’une certaine éthique dans l’économie capitaliste, il fait l’éloge de l’administration monocratique où les fonctionnaires se contentent d’exécuter les tâches sans considération éthique, sine ira et studio, pour reprendre une expression qui revient régulièrement sous sa plume. Weber était doté d’une prescience théorique qui lui a fait anticiper nombre de développements ultérieurs, mais il n’a guère été lucide sur les prémisses de construction d’un État social et de ce que les Allemands appellent aujourd’hui «  l’économie sociale de marché  ». Faire apparaître un quatrième mode de domination légitime fondé sur les ouputs n’était de ce point de vue pas seulement une complication «  esthétique  ». Cela aurait mis en péril la thèse wébérienne selon laquelle la modernité occidentale est soumise à une domination croissante de la domination bureaucratique‑légale, contrebalancée seulement par le renouveau de dynamiques de domination charismatique. Plus exactement, c’est la conceptualisation d’un type de validité fondé sur une répartition équitable (quel que soit le sens donné à la notion) des outputs qui allait à l’encontre de la problématique wébérienne  : celle‑ci pouvait fort bien souligner les motivations empiriques basées sur les seuls intérêts mais ramenait le jeu sur ces motivations au rang de simple moyen de la domination, n’impliquant pas une validité normative aux yeux des dominés.13

  • 14 . De même, on ne trouvera pas chez Weber de concepts pour expliquer des asymétries structurelles co (...)

29La dernière hypothèse renvoie à une raison qui est peut‑être encore plus profonde. Elle touche au concept même de domination tel que le formule Weber. C’est sa dimension symbolique et le fait que la volonté se manifeste directement, sous la forme d’un ordre, et non indirectement du fait des conséquences d’une action sur une autre action, qui séparent le concept de domination au sens strict et celui de «  pouvoir  » de fait. La domination est une relation «  verticale  » alors que le pouvoir institue une relation «  horizontale  » (ce qui ne veut pas dire symétrique). La domination implique un acquiescement en retour de la personne dominée. Une relation de domination n’existe que pour autant qu’elle est factuellement légitime, c’est‑à‑dire qu’elle est reconnue comme valide par les personnes sur lesquelles elle s’exerce et qui obéissent en conséquence. La légitimité n’est donc pas quelque chose de secondaire, de potentiel ou d’accessoire, mais bien une composante intrinsèque du concept de domination. Il faut par ailleurs comprendre celui‑ci au sens fort  : la domination «  se confond avec le pouvoir autoritaire de donner des ordres  » (MWG, I/22‑4, p. 135  ; Weber, 2013, p. 49), et avec l’intériorisation de ceux‑ci par les dominés. C’est d’ailleurs pourquoi Weber peut faire intervenir la notion de discipline comme un complément venant immédiatement après la définition du concept de domination  : celle‑ci, dans son type le plus pur, repose sur la «  chance  » de rencontrer chez une masse «  une “disposition inculquée” à l’obéissance acritique et sans résistance  » (MWG, I/23, p. 211  ; Weber, 1995, p. 95). Comme l’a montré Catherine Colliot‑Thélène (2014), Weber procède sur ce point à un retournement paradoxal de l’impératif catégorique kantien  : «  L’action de celui qui obéit se déroule, en substance, comme s’il avait fait de l’ordre la maxime de sa conduite, et cela de par le rapport formel d’obéissance, sans considérer la valeur ou la non‑valeur de l’ordre  » (MWG, I/23, p. 452  ; Weber, 1995, p. 288). La domination implique une obéissance inconditionnée. Elle peut être refusée, mais elle ne peut exister que sur ce mode. Une légitimité par les outputs est difficilement appréhendable dans cette logique. Elle implique que tout en adhérant à un ordre normatif, par exemple de type méritocratique, les dominés pratiquent la balance pour jauger de l’adéquation entre la norme et les biens et services effectivement délivrés, sur le mode du  : j’obéis, car tout bien pesé, cela m’apporte ou apporte aux membres du groupe dans lequel je me reconnais, ainsi qu’à la société dans son ensemble, d’une façon relativement satisfaisante au vu des rapports de force actuels. Ce genre d’obéissance, qui implique une validité normative de type conséquentialiste13, n’est pas celle thématisée par Wirtschaft und Gesellschaft. En retour, cela souligne la spécificité du concept wébérien. Forgé pour ne pas être «  amorphe  », il a indéniablement un tranchant acéré. Mais il a aussi des limites  : d’autres modes d’obéissances, plus retenus et qui ne s’effectuent pas sur le mode de l’impératif catégorique, ne mériteraient‑ils pas d’être conceptualisés14  ?

30Le raisonnement pourrait être élargi à d’autres types de domination potentiels. Il est par exemple frappant que Weber n’ait pas conceptualisé celui qui repose sur l’identification à une communauté, et en particulier à la communauté nationale, lors même que la réflexion sur les communautés constitue un axe important de sa réflexion. Le fait que les dominés puissent accepter dans certaines circonstances de «  mourir pour la patrie  » pourrait mériter une analyse spécifique, irréductible à la trilogie wébérienne. Cela aurait cependant impliqué une analyse de la construction de «  communautés imaginées  » (Anderson, 2006), mais aussi un retour réflexif sur le nationalisme et l’adhésion à la raison d’État qui ont jusqu’à la fin marqué les prises de position du sociologue (Weber, 2004  ; Mommsen, 1985). Dans le même ordre d’idées, le fait que la solidarité horizontale de groupe puisse être un puissant motif d’obéissance aux ordres, y compris les plus extrêmes (Browning, 2007), n’a pas été conceptualisé par Weber.

Un type démocratique de domination légitime  ?

31De tels constats amènent à revenir sur l’éphémère tentative, évoquée au début du présent article, de conceptualiser un quatrième type de domination qui ferait dériver sa légitimité de la volonté des dominés. À travers elle, c’est la question de la démocratie et de sa conceptualisation par Max Weber qui est en jeu. Nous ne ferons que résumer un propos qui a déjà été abordé ailleurs (Sintomer, 1999, 2013).

32L’auteur d’Économie et société oppose clairement ce qu’il appelle la démocratisation au sens sociologique, qui implique l’amenuisement des inégalités statutaires et «  le nivellement du groupe des dominés par rapport au groupe dominant  » (MWG, I/22‑4, p. 204  ; Weber, 2013, p. 97), et la démocratisation au sens politique, qui implique que l’ordre politique soit de façon croissante issu de la volonté des dominés. Weber rejette explicitement le sens politique comme relevant de parti pris ou de convictions naïves. Et pourtant, la question politico‑sociologique de la démocratie ne cesse de le travailler alors qu’il développe sa théorie de la domination, et ce questionnement ne fait que croître dans le contexte mouvementé de la fin de la guerre et de la Révolution allemande de novembre 1918. Jusque dans son dernier cours à Munich au semestre d’été 1920 (MWG, II/7), elle hante ses typologies et ses descriptions empiriques, et la piste très vite abandonnée d’un quatrième mode de domination légitime en est l’une des manifestations.

33Il est clair que l’idée d’un quatrième mode de domination légitime qui aurait pu être qualifié de démocratique était une impasse, et plusieurs auteurs l’ont démontré de façon convaincante (voir notamment Breuer, 1994, 2010). Le concept wébérien de domination, lié comme nous l’avons vu à celui d’une obéissance inconditionnelle tant que persiste la croyance en la validité de l’ordre légitime, faisait d’un mode de domination démocratique une contradictio in adjecto. Pour des raisons de cohérence conceptuelle, Weber ne pouvait qu’abandonner rapidement cette piste. Cependant, cette disparition laissa en quelque sorte une place vide et elle témoigne que pour lui, et ce jusqu’à une date très tardive, la façon de conceptualiser la démocratie n’était pas fixée et posait problème.

34Cette difficulté est remarquable lorsque l’on analyse philologiquement la place de la démocratie dans l’architecture conceptuelle wébérienne. Dans La domination, elle est surtout discutée dans la partie qui définit la domination en général (avec une section sur la nature et les limites de l’administration bureaucratique), ainsi que dans la partie sur la domination bureaucratique. Dans «  Les trois types purs de la domination légitime  », c’est à l’inverse surtout dans l’analyse de la domination charismatique (dans un court passage sur la réinterprétation antiautoritaire du charisme) que la démocratie est évoquée. Dans la livraison d’après‑guerre d’Économie et société, sans doute sous la pression des bouleversements que connaît l’Allemagne, l’analyse de la démocratie prolifère et occupe l’essentiel de deux sections consécutives (dans le troisième chapitre, sur les concepts fondamentaux de la sociologie, avec la section sur «  Le charisme réinterprété en dehors de toute relation de domination  » et, dans une moindre mesure, celle sur «  La collégialité et la division des pouvoirs  »). La conférence sur «  La profession et la vocation de politique  » est largement consacrée à l’analyse des démocraties contemporaines, mais la démocratie n’y est pas définie en tant que telle. Enfin, dans le dernier cours sur «  La théorie générale de l’État et la politique  », la démocratie a une place incertaine et est évoquée après la description des trois types purs de domination dans une section sur la transformation antiautoritaire du charisme puis, après un intermède sur la domination plébiscitaire, dans les sections sur la collégialité et sur la séparation des pouvoirs ainsi que sur celle intitulée «  L’administration antiautoritaire et la représentation  ». Au total, la réflexion sur la démocratie apparaît éclatée et oscille entre une place subordonnée dans l’analyse de la domination bureaucratique et de la domination charismatique ou une place spécifique mais mal assurée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le cas historique évoqué comme étant «  le porteur spécifique  » de ce quatrième mode de domination n’est autre que «  la ville occidentale  », abordée ailleurs avec la notion de «  domination illégitime  », elle aussi problématique (MWG, I/22‑5  ; Weber, 2014c  ; Breuer, 2010).

35Cela s’explique sans doute par le statut conceptuel que Weber donne à la démocratie, qu’il qualifie à plusieurs reprises de «  cas limite  » (Grenzfall). De façon inconsciente, Weber joue sur les deux sens, empirique et théorique, qu’il donne à l’expression de cas limite. Normalement, sa manière de procéder lorsqu’il expose un idéal‑type est de le définir pleinement dans sa pureté théorique, de multiplier ensuite les nuances, les sous‑types ou les types mixtes, avant de le réutiliser combiné à d’autres idéaux‑types dans les analyses concrètes. Il en va différemment de la notion de démocratie. Si celle‑ci représente un cas limite, c’est la plupart du temps dans le sens empirique d’un cas exceptionnel, qui doit être abordé en passant dans l’analyse concrète mais qui n’a pas vocation à être construit en idéal‑type théorique. Régulièrement cependant, Weber semble lui donner le statut de sous‑type, mais c’est pour repasser rapidement à une interprétation purement empirique de ce Grenzfall et pour expliquer en quoi la démocratie au sens fort du terme (un ordre bâti sur la volonté des couches populaires) ne saurait se déployer dans les États de masse moderne. À aucun moment, il n’expose la notion pour elle‑même, en procédant à un vrai mouvement d’abstraction conceptuelle. Certaines des dimensions intrinsèques de la démocratie sont complètement absentes de l’analyse (on citera simplement ici la notion d’espace public  : si le mot est parfois employé, le concept fait clairement défaut). Comme nous l’avons vu, Weber affirme régulièrement qu’aucune société ne saurait correspondre à un idéal‑type unique, et le fait qu’une pure domination bureaucratique ou qu’une pure domination charismatique ne soit pas de ce monde, du moins de façon durable, ne l’empêche pas d’élaborer le type pur de ces deux dominations, à des fins méthodologiques et heuristiques. Lorsqu’il passe à la démocratie, la démarche suivie est fort différente. La démocratie pure, une fois proclamée comme un cas limite qui n’est pas ou plus de ce monde, n’est guère mobilisée aux côtés d’autres idéaux‑types pour analyser jusqu’à quel point telle ou telle société ou telle ou telle dynamique politique se rapproche de ce modèle. Ce «  cas limite  » ne fonctionne pas vraiment comme un idéal‑type, ce qui appauvrit considérablement les analyses empiriques des expériences démocratiques passées ou contemporaines.

Conclusion. L’entrée en politique des dominés  : un impensé des types purs de la domination légitime  ?

  • 15 . Sur la question de la place des droits individuels dans des sociétés modernes en proie à l’empris (...)

36Lorsque Weber évoque le retournement antiautoritaire de la domination charismatique ou la minimisation de la domination administrative, il souligne le caractère exceptionnel, éphémère, illusoire et contradictoire de ces dynamiques politiques ou sociopolitiques. Même la fascination qu’il éprouve pour le mode de constitution de la ville occidentale, marquée par l’irruption révolutionnaire d’un nouvel ordre politique basé sur la fraternisation de citoyens égaux, ne l’amène pas à inclure la démocratie, entendue comme autogouvernement ou comme pouvoir constituant, dans la liste de ce qu’il considère comme spécifique de la ville occidentale  : seule la constitution d’une citoyenneté rassemblant des sujets de droit y figure, aux côtés, notamment «  de la notion sociologique de fonction, de la discipline militaire, des partis politiques […] et de la figure caractéristique du démagogue dont le parti politique constitue la suite  » (MWG, I/22‑4, p. 166  ; Weber, 2014a  ; MWG, I/22‑5  ; Weber, 2014c)15. L’ordre dynamique susceptible de s’installer, qu’il pense en sociologue et qu’il appelle en intellectuel de ses vœux, est un mixte entre domination bureaucratique‑légale et domination charismatique, une «  démocratie des chefs  » (Führerdemokratie) dans laquelle l’élection se transforme en plébiscite (MWG, I/22‑3, p. 742). Le charisme, et les capacités d’innovation des «  grands hommes  » qui en découlent, constitue le seul contre‑pouvoir effectif capable de s’opposer à la rationalisation bureaucratique du monde en général, et de l’appareil de domination en particulier.

37L’idée selon laquelle les dominés pourraient devenir des acteurs du politique capables de redéfinir les termes de la domination et d’en minimiser l’emprise occupe une place très marginale chez Weber, et les fenêtres d’opportunité qui leur permettraient une marge de manœuvre sont vite refermées. Le sociologue avance certes que la domination implique trois termes  : le maître, ceux qui composent son appareil de domination (la «  direction administrative  »), et les dominés. Cependant, seuls les deux premiers échelons ont pour lui une véritable capacité d’initiative. Leur coopération et les tensions qui les opposent font l’objet de pages extrêmement pénétrantes, tandis que l’action des dominés, cantonnés à un rôle passif face aux ruses de la domination, reste largement dans l’ombre. Quel que soit le rapport de domination analysé, leur résistance est surtout envisagée par le biais des stratégies mises en œuvre par des aspirants à la domination pour susciter adhésion et croyance, et obtenir ainsi docilité et soumission.

  • 16 . Les travaux sur les univers concentrationnaires nazis ont montré que, même dans les conditions d’ (...)

38Pour conceptualiser véritablement un idéal‑type de la démocratie, il aurait fallu non pas proposer un quatrième type de domination légitime, mais forger le type pur d’une société libre de domination ou d’une dynamique sociopolitique minimisant celle‑ci au maximum. Bien sûr, hormis les sociétés sans État (Clastres, 2011 ; Scott, 2013), aucune société n’est complètement libre de domination politique, et les analyses wébériennes semblent faire preuve d’un sobre réalisme lorsqu’elles démythifient les récits par trop enchantés du «  pouvoir du peuple  ». Mais inversement, aucune domination ne se déploie sans résistance, et aucune société politique ne se réduit aux rapports de domination16. La domination fait toujours l’objet de transactions et de contestations, dans les sommets de l’État, mais également «  par le bas  », par le biais de répertoires d’action propres aux dominés, bien au‑delà d’une obéissance qui s’effectuerait sur le mode de l’impératif catégorique. Ces dimensions de coopération ou de résistance politiques ont été largement thématisées par l’histoire, la sociologie ou la philosophie politique, et ce dans des perspectives très différentes  : les analyses sur la démocratie participative et la démocratie délibérative, mais aussi celles sur les mouvements sociaux et les révolutions  ; les subaltern studies d’inspiration gramscienne, mais aussi les travaux s’inscrivant dans une perspective foucaldienne. Cette dimension n’est pas complètement absente de l’œuvre wébérienne, mais elle y agit plus comme un «  spectre  » (Balibar, 2004) que comme une notion opératoire, faute d’intégrer la capacité d’action des dominés.

39C’était seulement en construisant pleinement l’idéal‑type «  pur  » d’une société sans domination (ou d’une dynamique minimisant la domination) qu’il était possible de sortir par le haut de l’impasse que constituait l’idée d’un quatrième type, démocratique, de domination légitime. Seule sa combinaison avec les trois idéaux‑types purs de la domination légitime aurait permis de développer une analyse empirique des processus de démocratisation – et de leurs limites. Weber ne pouvait y procéder, pour des raisons qui touchaient au socle de son architecture théorique, mais également à ses prises de position politiques dans le contexte mouvementé de la première guerre mondiale et de la déliquescence de l’État allemand qui s’ensuivit.

40Ainsi, avec un siècle de recul, la tripartition des types de domination légitime se révèle d’une étonnante force heuristique – mais aussi comme un choix en partie contingent et souvent discutable. L’éclairage qu’elle permet met en lumière nombre de phénomènes, mais laisse dans l’ombre des pans entiers de la question de la domination et de la légitimité dans les sociétés passées comme dans le monde contemporain.

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Bibliographie

Textes allemands de Weber

Les références aux éditions allemandes des textes de Weber sont systématiquement celles de l’édition critique, la Max Weber Gesamtausgabe, Tübingen, Mohr (Siebeck). Les volumes cités sont les suivants  :

MWG, I/12 (à paraître), Verstehende Soziologie und Werturteilsfreiheit. Schriften und Reden 1908‑1920. La plupart des articles qui y figureront étaient rassemblés dans les Gesammelte Aufsätzte zur Wissenschaftslehre, Winckelmann J. (dir.), Tübingen, Mohr, 1988 (cité ici WL).

MWG, I/17 (1988), Wissenschaft als Beruf 1917/1919, Politik als Beruf 1919, Mommsen W. J., Schluchter W. & Schwentker W. (dir.).

MWG, I/22, Wirtschaft und Gesellschaft. Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordnungen und Mächte. Nachlaβ, comprenant principalement  :

MWG, I/22‑1 (2001), Gemeinschaften, Mommsen W. J. & Meyer M. (dir.).

MWG, I/22‑2 (2001), Religiöse Gemeinschaften, Kippenberg H. G., Chilm P. & Niemeir J. (dir.).

MWG, I/22‑3 (2010), Recht, Gephart W. & Hermes S. (dir.).

MWG, I/22‑4 (2005), Herrschaft, Hanke E. & Kroll T. (dir.).

MWG, I/22‑5 (1999), Die Stadt, Nippel W. (dir.).

MWG, I/23 (2013), Wirtschaft und Gesellschaft : Soziologie, Borchardt K., Hanke E. & Schluchter W. (dir.).

MWG, II/6 (1990), Briefe, 1909‑1910, Lepsius M. R., Mommsen W. J., Rudhard B. & Schön M. (dir.).

MWG, III/7 (2009), Allgemeine Staatslehre und Politik (Staatssoziologie), Hübinger G. & Terwey A. (dir.).

Traductions françaises (référence aux dernières éditions disponibles)

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Weber M. (1995), Économie et société, traduction d’un collectif dirigé par E. de Dampierre, tome 1, Paris, Pocket.

Weber M. (2003), Le Savant et le Politique, traduction de C. Colliot‑Thélène, Paris, La Découverte.

Weber M. (2004), Œuvres politiques, 1895‑1919, traduction d’Élisabeth Kauffmann, J.‑P. Mathieu et M.‑A. Roy, Paris, Albin Michel.

Weber M. (2006), Sociologie de la religion, traduction d’I. Kalinowski, Paris, Flammarion.

Weber M. (2006b), Sociologie des religions, traduction de J.‑P. Grossein, Paris, Gallimard.

Weber M. (2007), Sociologie du droit, traduction de J. Grosclaude, Puf, Paris.

Weber M. (2013), La Domination, traduction de d’I. Kalinowski, Paris, La Découverte.

Weber M. (2014a), «  Problèmes de sociologie de l’État  », traduction d’I. Kalinowski, Sociologie, vol. 5, nº 3.

Weber M. (2014b), «  Les trois types purs de la domination légitime  », traduction d’E. Kauffmann avec la collaboration de J. Gauthier, Sociologie, vol. 5, nº 3.

Weber M. (2014c), La Ville, traduction d’A. Berlan, Paris, La Découverte.

Autres références

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Notes

1 .Weber, 1995, p. 290 ; MWG, I/23, p. 455. Les citations françaises s’appuient sur les textes existants, qui sont systématiquement signalés lorsqu’ils existent aux côtés de la référence au texte allemand. Les traductions ont dans certains cas été modifiées par nos soins.

2 . Cet article reprend en partie une intervention effectuée au colloque « La domination » organisé dans le cadre du séminaire « Max Weber » de l’EHESS, Paris, 08/04/2014.

3 . Dans d’autres contextes, le terme Herrschaft peut avoir plusieurs acceptions : domination, mais aussi règne, souveraineté, voire autorité – ou encore, en anglais, rule. Dans le cadre wébérien, traduire Herrschaft par authority, comme l’avait fait Talcott Parsons dans les traductions anglaises, implique d’infliger une torsion injustifiée à la problématique de Wirtschaft und Gesellschaft, et il est préférable d’opter pour domination ou pour rule.

4 . Le texte date d’une période comprise entre l’été 1917 et la livraison de la première partie de Wirtschaft und Gesellschaft en 1919‑1920.

5 . On sait désormais que les manuscrits rassemblés de manière posthume sous le titre Wirtschaft und Gesellschaft ont été élaborés en deux vagues : 1911‑1914 et 1917‑1920. C’est pour l’essentiel cette seconde livraison que reprend la traduction française publiée sous le titre Économie et société (Weber, 1995), alors que la première livraison inclut Les communautés

(encore partiellement inédit en français), Sociologie de la religion (Weber, 2006), Sociologie du droit (Weber, 2007), La domination (Weber, 2013) et La ville (Weber, 2014c). Wirtschaft und Gesellschaft était un artefact qui a en partie masqué les évolutions conceptuelles du sociologue.

6 . Dans la seconde version d’Économie et société, il ajoutera à la liste les motivations « rationnelles en valeur » (MWG I/23, pp. 449-450, Weber, 1995, pp. 285‑286).

7 . Elle est exposée dans le texte « Les trois types purs de la domination légitime », mais aussi dans l’introduction des Gesammelte Aufsätze der Religionssoziologie (MWG I/19, pp. 119‑127 ; Weber, 2006b, pp. 370‑376) ; dans la livraison de 1919‑1920 de Wirtschaft und Gesellschaft (MWG I/23,

p. 449 sq.) ; Weber, 1995, p. 289 sq.) ; dans la conférence « La profession et la vocation de politique » du 28 janvier 1919 (MWG, I/17 ; Weber, 2003, pp. 119‑122) ; ou encore dans son dernier cours sur La théorie générale de l’Etat et la politique (MWG, III/7, p. 76 sq.).

8 . Les expressions « formes de domination » (Herrschaftsformen) ou « formes structurelles » (Strukturformen) de domination laissent notamment la place à celle de « types » (Typen) (Hanke, 2001, p. 39).

9 . Dans « Les trois types purs de la domination légitime » comme dans la livraison d’après‑guerre de Wirtschaft und Gesellschaft, le fil du raisonnement est un peu modifié mais le caractère « double » de la domination traditionnelle, qui mobilise à la fois les normes de la tradition et l’obéissance personnelle au maître, perdure dans la définition générale de la domination traditionnelle (Colliot‑Thélène, 2014). La dernière livraison d’Économie et société thématise cette dichotomie interne à la domination traditionnelle

avec les sous‑types du patrimonialisme et du sultanisme (MWG, I‑24,
pp. 475-476, Weber, 1995, p. 308).

10 . Wolfgang Mommsen note le changement de statut du charisme dans les versions tardives de la sociologie de la domination (à partir de 1917) : plutôt que d’être associé de façon privilégiée aux sociétés anciennes, il est érigé en principe constitutif des sociétés modernes (Mommsen, 2001, p. 310).

11 . Nous laisserons ici de côté la distinction potentielle entre ouputs (produits) et outcomes (résultats), distinction que François Chazel a eu la gentillesse de nous rappeler.

12 . Dans la version d’après‑guerre d’Économie et société, l’articulation entre les sections sur les « Déterminants de l’action sociale », les « Types de régularités dans l’action sociale », les « Sortes d’ordre légitime », les « Fondements de la validité de l’ordre légitime » et « Les types de domination légitime » (respectivement les sections 4, 5, 6 7 du chapitre 1 et la section 1‑2 du chapitre 3) pose une foule d’épineux problèmes sur lesquels les exégètes se disputent encore.

13 . La philosophie politique contemporaine oppose souvent les théories déontologiques qui, comme celles de Kant, de Rawls ou de Habermas, défendent le fait que les normes sont valides indépendamment des conséquences des actions qui s’y conforment, et les doctrines conséquentialistes qui prennent à l’inverse celles‑ci en compte. Cette distinction n’est pas sans évoquer l’opposition wébérienne entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité. Il est intéressant de noter que Weber privilégie cette dernière lorsqu’il décrit les qualités des dirigeants politiques véritables : dans une sphère politique désormais autonomisée, ces derniers, parce qu’ils sont dominants, doivent s’affranchir de la logique « déontologique » qui s’impose au contraire aux dominés.

14 . De même, on ne trouvera pas chez Weber de concepts pour expliquer des asymétries structurelles comme celle qui implique que, dans une assemblée, les individus membres des groupes dominés ont tendance à moins prendre la parole. Pour qu’il y ait domination au sens wébérien, il faut qu’il y ait volonté et donc intentionnalité d’une part, reconnaissance de la légitimité de cette volonté de l’autre. Cela tranche avec des conceptions structurales de la domination du type de celle développée par Pierre Bourdieu.

15 . Sur la question de la place des droits individuels dans des sociétés modernes en proie à l’emprise croissante de la bureaucratie et d’un capitalisme de plus en plus réifié, voir dans des perspectives différentes, Breuer (1990) ; Mommsen (2001) ; Colliot‑Thélène (2011) ; ou Anter (2010, p. 25),

qui écrit : « chaque fois [que Weber] pose la question de la préservation de la liberté et de l’individualité dans l’État bureaucratique, ses propos s’interrompent brutalement ».

16 . Les travaux sur les univers concentrationnaires nazis ont montré que, même dans les conditions d’assujettissement d’un camp de concentration, l’ordre social repose sur des stratégies d’alliances, de résistances et de transgression partielle des règlements (Lévi, 2014 ; Combe, 2014).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Sintomer et Jérémie Gauthier, « Les types purs de la domination légitime », Sociologie [En ligne], N°3, vol. 5 |  2014, mis en ligne le 30 novembre 2014, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/2330

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Auteurs

Yves Sintomer

sy@cmb.hu-berlin.de
Membre senior de l’Institut Universitaire de France – Professeur de science politique, chercheur au CSU-CRESPPA (CNRS/Université de Paris 8) – Visiting Scholar, Ash Center for Democratic Governance and Innovation, Harvard Kennedy School – Chercheur associé, Institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. CSU-CRESPPA – 59-61 rue Pouchet – 75849 Paris Cedex 17

Articles du même auteur

Jérémie Gauthier

Gauthier@cmb.hu-berlin.de
Chercheur postdoctoral en sociologie au Centre Marc Bloch de Berlin - Centre Marc Bloch – Friedrichstr. 191 – 10117 Berlin

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Droits d’auteur

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