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AccueilNumérosN° 1, vol. 9DébatLes ambitions théoriques de la socio(…)

Les ambitions théoriques de la sociologie

The Theoretical Ambitions of Sociology
Bernard Lahire

Résumés

La sociologie est une science à double niveau, qui articule théorie et matériaux empiriques. En tant que telle, elle a autant besoin de théorie pour construire les données sur lesquelles elle travaille que de données pour borner sa réflexion théorique. Elle est aussi une science nécessairement critique qui rompt avec le sens commun et détruit les illusions sur le monde social. Mais le défi qu’elle doit relever concerne sa capacité actuelle à produire des théories générales malgré les contraintes empiriques, la concurrence entre théories régionales et la division sociale du travail scientifique. Une formule théorique synthétique dans le champ des théories de l’action est présentée en conclusion.

The Theoretical Ambitions of Sociology

Sociology is a two‑level science that articulates theory and empirical materials. As such, it needs as much theory to build the data it works on, as data to limit its theoretical reflection. It is also a necessarily critical science that breaks with common sense and destroys illusions about the social world. But the challenge it faces is its current ability to produce general theories despite empirical constraints, competition between regional theories and the social division of scientific work. A synthetic theoretical formula in the field of action theories is presented in conclusion.

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Texte intégral

Une science à double niveau

  • 1 . Cette distinction est opérée par Norbert Elias (2016).

1Pour s’interroger sur la nature et la place de la théorie dans la connaissance sociologique, il est nécessaire d’opérer une distinction entre les discours savants « à niveau unique », qui n’ont pas de base empirique directe (mathématiques, logique, physique théorique, philosophie, etc.), et les discours savants à « double niveau », qui articulent sans cesse théories et matériaux empiriques (sciences de la vie et de la matière, sciences humaines et sociales)1.

2En tant que science théorico‑empirique de la réalité sociale, la sociologie ne peut guère s’appuyer sur une philosophie des sciences qui s’intéresse prioritairement à la théorie indépendamment des relations qu’elle entretient avec les faits, pour penser ce que « faire science » veut dire (ou implique) dans son cas. Comme l’a souligné Norbert Elias, un philosophe des sciences comme Karl Popper place les mathématiques et la logique formelle, sciences de la « relation pure », au cœur de son raisonnement dans La Logique de la découverte scientifique (2007) et néglige les sciences indissociablement théoriques et empiriques. Norbert Elias épingle avec humour la généralisation abusive liée à la focalisation philosophique sur la théorie perçue comme étant l’aspect le plus fondamental et le plus noble de toute activité scientifique :

Tout se passe comme si, en s’efforçant de développer une théorie de la science sur le canevas d’un genre unique, en tâchant de définir, à partir d’un type particulier de science, un modèle censé représenter la totalité de ce que les sciences ont en commun […], on voulait élaborer un modèle des propriétés communes aux mammifères sur le seul fondement de notre connaissance des lions, parce que ces derniers correspondraient mieux à notre idéal du mammifère, ou que leur prestige et leur statut en tant que mammifères seraient des plus élevés (Elias, 2016, p. 78).

3Pour ne pas tomber dans le piège où nous conduit K. Popper, il faut donc éviter de traiter le cas d’une science à double niveau (ce qu’est notamment la sociologie) comme si l’on avait affaire à une science à niveau unique. Il est pourtant d’autant plus facile d’y tomber qu’au fur et à mesure que la sociologie s’est autonomisée par rapport aux traditions philosophiques, elle a inventé des lexiques et des argumentations propres, et a ainsi rendu possible le réemploi de cette langue dans une logique purement théorique qui détourne les mots d’une science théorico‑empirique pour les faire tourner à vide, sans s’embarrasser des faits empiriques auxquels ces mots sont indissolublement attachés. C’est dans cette faille que s’engouffrent tous les essayistes ou éditorialistes sociologisant, mais aussi tous les sociologues exclusivement théoriciens qui font en permanence retomber les mots d’une science à double niveau dans les cadres d’un discours auto‑suffisant, y compris quand ils (se) donnent l’illusion de dire le « réel ».

4Pour dire les choses plus prosaïquement, écrire sur un thème ou un sujet à la manière de ou en s’inspirant des mots d’Émile Durkheim, Max Weber, Norbert Elias, Erving Goffman ou Pierre Bourdieu ne fera jamais de celui qui écrit un sociologue, même s’il emprunte les mots et la syntaxe d’auteurs incontestés de la discipline. Car derrière les mots, les textes et les « points de vue » des sociologues, il y a des opérations empiriques et des faits « conquis, construits et constatés » pour parler comme Gaston Bachelard. Il y a donc « théorie » (celle qui ne se détache jamais totalement de l’empirie passée ou à venir) et « théorie » (celle qui ne s’appuie sur aucune base empirique et qui n’a pas pour objectif d’imaginer de nouvelles enquêtes permettant de produire des connaissances sur la réalité sociale).

5Toute discussion sur la théorie sociale, au sens de théorie de la société, sur la possibilité d’élaborer une théorie sociale générale ou sur les obstacles à une telle élaboration, doit donc tenir compte du fait que, pour une sociologie scientifique, la théorie en question est nécessairement contrainte empiriquement et qu’il n’existe pas de « théories sociologiques au second degré » (Passeron, 1991, p. 65).

Les théories théoriciennes

  • 2 . On aura reconnu les thèmes d’ouvrages écrits par Georg Simmel, Daniel Bell, Niklas Luhmann, Jean (...)

6Comme la « politique politicienne » qui renvoie à la fermeture sur soi du jeu politique et à la mise à distance des réalités sociales, on peut appeler « théorie théoricienne » la théorie qui, sans examen méthodologiquement organisée de la réalité sociale, propose un modèle de la réalité dont le lien avec les réalités socio‑historiques reste lâche et incertain. Selon les cas, les auteurs bâtissent de véritables cathédrales théoriques, mènent des discussions théoriques sur l’intérêt relatif des diverses théories passées et présentes et ne retiennent des travaux de recherche empiriquement fondés qu’il leur arrive de commenter que les thèses qui y sont soutenues ou proposent des interprétations suggestives de tel ou tel phénomène sans données de « première » comme de « seconde main ». Quels que soient les mots utilisés et les thèmes abordés, qu’on parle de la consommation, de l’argent, des pauvres, de l’étranger, du cosmopolitisme, du pouvoir, du risque, de l’amour, de la confiance, du conflit, de la violence, du capitalisme, de la postmodernité ou de l’individualisme2, les concepts de la sociologie sont vidés de leurs contenus empiriques (ou plus exactement détachés de toute référence à des travaux d’enquête, personnels ou réalisés par d’autres chercheurs) et comme dé‑fonctionnalisés, puisqu’on leur retire toute utilité scientifique du point de vue de la production de connaissances sur le monde social.

  • 3 . Je me permets de renvoyer ici à L’Esprit sociologique (Lahire, 2005) qui décline cette pensée sur (...)

7Théoriser en sociologue c’est toujours théoriser sur matériau3 et, malgré leurs ressemblances de surface, les théorisations des chercheurs empiriques ne sont pas de même nature que les théorisations de purs théoriciens qui fondent leurs systèmes conceptuels ou déploient leurs interprétations d’autant plus facilement qu’aucune contrainte empirique (avec ses faits et ses contre‑exemples) ne vient contenir, orienter, réguler ou contrôler leur discours. Cette nécessité pour la sociologie de ne pas déroger au principe de réalité empirique n’est pas une conquête récente, fruit d’une professionnalisation croissante exigeante, mais bien présente dès les fondations de la discipline. Ainsi É. Durkheim insistait‑il sur la nécessité de travailler sur des objets bien délimités pour permettre d’avancer, même de manière modeste, sur des questions précises :

Que le sociologue, au lieu de se complaire en méditations métaphysiques à propos des choses sociales, prenne pour objets de ses recherches des groupes de faits nettement circonscrits, qui puissent être, en quelque sorte, montrés du doigt, dont on puisse dire où ils commencent et où ils finissent, et qu’il s’y attache fermement ! (Durkheim, 1975, p. 45).

8Et quand il commentait les productions d’un auteur comme Georg Simmel, il lui reprochait une dispersion interprétative et une « extrême indétermination », qui s’expliquait par le fait que l’auteur ne se donnait la peine ni de « s’attaquer à un objet défini » ou de traiter de problèmes en les rapportant à des « catégories de faits déterminés », ni d’apporter des preuves empiriques pour fonder un tant soit peu ses interprétations. Du coup, les « objets » de G. Simmel sont davantage des « thèmes généraux de méditation philosophique » traités selon les « hasards de l’inspiration » et convoquant « les faits les plus divers, les plus disparates » (Durkheim, 1975, p. 143).

9Sans bornes empiriques, la théorie n’a aucun moyen de trouver les limites de sa pertinence. Pour qu’elle ne tourne pas en rond et qu’elle ne se vide pas de son sens, elle doit s’alimenter en permanence d’enquêtes variées réalisées sur des terrains diversifiés, qui apporte son lot de surprises, de problèmes difficiles à résoudre, de contradictions et de contre‑exemples qui seuls sont susceptibles de relancer la réflexion dans un sens réaliste.

L’impérieux besoin de théorie

10La sociologie est historiquement la plus théorique des sciences sociales : moins descriptive et narrative que l’histoire et l’ethnologie et moins modélisatrice que l’économie, elle engage des points de vue théoriques explicites et clairement énoncés (qui peuvent rester discrets et presque implicites dans certaines disciplines cousines) pour justifier l’élaboration d’enquêtes empiriques dont les résultats sont interprétés à partir des cadres théoriques annoncés. Les « données » sont donc toujours théoriquement construites, de la question de départ qui donne l’idée de chercher à prélever tel type de données plutôt que tel autre dans l’infinité du réel, à leur interprétation finale, en passant par le choix de méthodes adéquates et les multiples décisions que suppose leur mise en œuvre, pour accéder aux faits escomptés.

11Nul n’a mieux exprimé que les auteurs du Métier de sociologue cette nécessité d’une théorie explicite assumée qui s’expose du même coup à la contradiction du réel, prenant le risque d’une révision, et même d’une possible destruction progressive. Critiquant le double risque du théoréticisme vide et de l’hyper‑empirisme pointilliste, ils rappellent l’importance de la théorie si l’on veut éviter de projeter ses propres catégories spontanées de représentation (schèmes moraux, religieux ou politiques construits dans divers cadres de socialisation) sur l’objet d’étude, ou de régresser vers des formes de soumission aux catégories de représentation des enquêtés :

À ces praticiens des sciences de l’homme qui accordent une foi désuète à ce que Nietzsche appelait « le dogme de l’immaculée perception », il faut rappeler, avec Alexandre Koyré, que « l’expérience, dans le sens de l’expérience brute, n’a joué aucun rôle, sinon celui d’obstacle, dans la naissance de la science classique ». Tout se passe en effet comme si l’empirisme radical proposait en idéal au sociologue de s’annuler comme tel (Bourdieu et al., 1973, p. 56).

  • 4 . Les sociologies inspirées de l’ethnométhodologie, qui se contentent d’être une sorte de caisse de (...)

12Les faits ne parlent pas, et il faut même parfois accomplir de grands efforts théoriques et méthodologiques pour les conquérir et les donner à voir. Nombre d’entre eux – pourtant solidement établis – ne se perçoivent pas dans la réalité immédiate des expériences sociales. Les chercheurs élaborent bien souvent une connaissance que l’on peut dire « médiate » de la réalité (Pomian, 1984), c’est‑à‑dire qu’ils établissent des faits empiriques qui n’ont jamais été observés, vus ou « vécus » comme tels par quiconque. Structures de distribution des revenus ou des diplômes, taux de redoublement scolaire par origine sociale, taux de fréquentation des institutions culturelles selon les propriétés sociales des « consommateurs », taux de chômage différenciés selon l’âge, le sexe, le niveau de diplôme, etc., taux de criminalité comparés dans la longue durée, lents mouvements démographiques étendus sur plusieurs siècles, régularités dans le choix des conjoints ou des amis, structures invariantes de séries de mythes, etc. : les chercheurs apprennent à connaître le monde hors de la perception directe et immédiate de celui‑ci, par reconstruction patiente de la réalité à partir d’un ensemble de données collectées, puis mises en forme grâce à des méthodes d’objectivation historique, ethnologique ou statistique. À l’aune des fruits de cette connaissance médiate qui opère une nette dissociation entre la perception et la connaissance, on mesure la réduction opérée par certaines formes de sociologies phénoménologiques lorsqu’elles ramènent le connaissable au perceptible, c’est‑à‑dire ce que le chercheur peut étudier du monde social à ce que les acteurs ont pu en ressentir, en penser et en dire4. En faisant coïncider « connaissance » et « perception » ou « connaissance » et « représentation », les visions phénoménologiques renouent d’une certaine manière avec des conceptions antérieures à la révolution scientifique copernicienne des xviexviie siècles.

13Non seulement les faits ne parlent pas d’eux‑mêmes, non seulement ils sont conquis et construits avant d’être constatés, mais beaucoup de faits scientifiques n’auraient pas été mis au jour sans théorie capable d’imaginer l’expérience (sciences de la vie et de la matière) ou l’enquête (sciences humaines et sociales) permettant de les faire apparaître. L’observation ordinaire des faits nous pousse ainsi à penser, en totale contradiction avec les théories scientifiques, qu’une plume ou une bille de quelques grammes tombent moins vite qu’un boulet de métal de plusieurs kilos. L’idée même de construire l’expérience, sous vide d’air, de la chute des corps prouvant que la vitesse de chute d’un corps ne dépend pas de sa masse, et la compréhension du fait que ce qu’observent ordinairement les individus est la combinaison d’une force gravitationnelle et d’une force de résistance de l’air, dépendent d’une théorie. Ce qui semblait être une connaissance évidente, immédiate, directe, vérifiable par la simple observation, se révèle n’être qu’une perception illusoire (Pomian, 1975, p. 945).

Toute sociologie scientifique est nécessairement critique

14Puisque la théorie s’avère scientifiquement nécessaire et même indispensable, on peut alors se demander de quel genre de théorie sociale nous avons besoin et quel type de progrès théorique on peut raisonnablement espérer dans les sciences sociales. En constatant que les faits scientifiques les plus robustes ont longtemps été ignorés ou contestés, on met tout d’abord le doigt sur un aspect central des théories scientifiques, à savoir leur force critique : critique du sens commun ordinaire et critique du sens commun savant.

15Qu’elles soient physiques, naturelles ou sociales, les sciences visent toujours à produire des vérités sur les réalités qu’elles prennent pour objet. Ces vérités sont toujours temporaires – il faudrait toujours parler de marche vers plus de vérité – et vouées à être critiquées et dépassées par des savants qui, s’appuyant sur un état donné des connaissances, le modifient plus ou moins fortement en poursuivant leurs recherches. Comme l’écrivait Gaston Bachelard : « Dans l’œuvre de la science seulement on peut aimer ce qu’on détruit, on peut continuer le passé en le niant, on peut vénérer son maître en le contredisant. » (Bachelard, 1999, p. 252).

16L’esprit critique est donc une disposition d’esprit qui s’applique en tout premier lieu à la science elle‑même, à ses institutions comme à ses travaux de recherche, car la critique de l’état des connaissances existant est – officiellement tout du moins – au cœur de tous les univers scientifiques. Mais si la science est critique vis‑à‑vis d’elle‑même (de nouveaux savants critiquant les travaux des savants du passé ou ceux de leurs pairs déjà installés), elle l’est encore bien plus fortement à l’égard de toutes les représentations communes. Les sciences sont de grandes « chasseuses de mythes » (N. Elias), de grandes destructrices d’illusions. Et comme ces mythes ou ces illusions constituent souvent les ciments symboliques de grandes institutions (État, Églises, Partis, etc.) ou de groupes socialement dominants, en rompant avec le sens commun, les sciences sapent nécessairement l’autorité des puissances sociales. Il n’est que de penser aux formidables résistances politico‑religieuses auxquelles des savants tels que Giordano Bruno ou Galilée ont été confrontés du fait de leur défense de l’héliocentrisme, pour comprendre qu’en ne faisant rien d’autre que de formuler des énoncés plus vrais sur notre système planétaire, ils exerçaient des effets critiques – et même profondément politiques – sur le monde social dans lequel ils vivaient. Leur profonde political incorrectness n’était qu’une conséquence de leur recherche.

17Non seulement les sciences sociales rompent nécessairement avec les représentations communes ou idiosyncrasiques, mais les acteurs sociaux n’ont pas toujours conscience de ce qu’ils sont et font réellement, de même qu’ils ne sont pas toujours conscients du monde dans lequel ils vivent, qu’ils entretiennent souvent des illusions sur la réalité et la regardent à partir de lunettes déformantes.

18Les chercheurs en sciences sociales – y compris les plus « compréhensifs » d’entre eux qui essaient de restituer l’univers symbolique ou les logiques mentales propres aux acteurs – mettent généralement plus de sens dans les actions des enquêtés que ces derniers n’en voient eux‑mêmes lorsqu’ils agissent ou lorsqu’ils commentent, à l’occasion, leurs propres actions. Les travaux neuroscientifiques confirment aujourd’hui, de façon assez magistrale, que les individus n’ont qu’une conscience très limitée du monde dans lequel ils vivent, et même du continent des perceptions non‑conscientes que leur cerveau ne cessent de traiter et de trier selon le degré d’urgence des informations qui lui parviennent (Naccache, 2009 ; Dehaene, 2014).

19Nous ne sommes pas toujours spontanément conscients (et en mesure de parler) de ce que nous sommes, de ce que nous faisons et de ce que nous savons. S’il est évident que tout acteur est le plus souvent globalement « conscient » de ce qu’il fait, il ne peut toutefois être conscient de tout ce qu’il fait, de la manière dont il le fait, des dispositions qui le poussent à agir d’une certaine façon et des conditions dans lesquelles il déploie son action. Il agit sans avoir nécessairement conscience de lui comme être agissant, des ressorts internes de son action et des contraintes externes qui pèsent sur elle. Et c’est d’ailleurs bien pour cela que les sciences de l’homme et de la société ont un sens et une fonction. En effet, si les acteurs étaient entièrement conscients et capables de parler de façon adéquate de ce qu’ils font tel qu’ils le font, ces sciences perdraient une bonne partie de leur utilité sociale.

20L’idée selon laquelle la vérité sur ce que font, pensent, croient, sentent ou perçoivent les acteurs sort de leur bouche est pourtant régulièrement réactivée par des sociologues qui ne voient dans les efforts d’objectivation et de théorisation que des façons d’écraser les acteurs et leurs représentations et d’« avoir le dernier mot » sur eux. Comparer les « représentations » des acteurs à d’autres aspects de la réalité non dits ou non perçus par eux est alors interprété comme une violence faite aux acteurs. Du même coup, le sociologue ne peut qu’avoir le « souci de ne pas heurter les sentiments établis » :

Ce souci de la recevabilité du discours sociologique par ceux qui en sont l’objet ne relève pas d’une volonté d’œcuménisme ou d’une peur du conflit ; il résulte simplement du constat qu’une sociologie qui place la vérité dans la violence faite aux acteurs ne relève déjà plus du travail de recherche, mais d’une entreprise critique, plus soucieuse d’avoir raison sur les acteurs que de comprendre leurs raisons (Heinich, 1998, p. 85).

21Le sociologue n’est plus à la recherche de la vérité « par rapport aux faits » (« véracité externe »), mais de la « cohérence interne » des points de vue « par rapport aux systèmes de représentations » (Heinich, 1998, p. 34). Reproduisant le geste internaliste le plus classique en matière d’étude littéraire (Barthes, 1964), il explicite, clarifie et prolonge mais refuse de relier le discours des acteurs à une quelconque extériorité extra‑discursive.

22Replacés dans des contextes d’énonciation plus ou moins larges, comparés à d’autres discours ou à des pratiques observables, mis en série dans une histoire de plus ou moins longue durée, étudiés aussi parfois du point de vue des contradictions et des non‑dits qu’ils manifestent à l’insu de ceux qui les prononcent, les propos des enquêtés ne sont jamais de simples morceaux bruts d’expériences vécues que l’on pourrait se contenter de collecter et de transcrire aussi fidèlement que possible. Ils sont scientifiquement toujours recadrés et prennent un sens différent de celui qu’ils peuvent avoir dans la bouche et la perspective des acteurs. Max Weber formulait très bien l’existence d’un tel écart lorsqu’il écrivait qu’« une connaissance réflexive, même de notre propre expérience vécue, ne saurait jamais être une véritable “reviviscence” ou une simple “photographie” du vécu, car l’“expérience vécue”, en devenant “objet”, s’enrichit toujours de perspectives et de relations dont on n’a justement pas “conscience” au moment où on la “vit”. » (Weber, 1992, p. 287). Et c’est É. Durkheim qui complétait la remarque de M. Weber en précisant que les témoignages que livrent les acteurs sont à utiliser comme des données parmi d’autres et ne doivent en aucun cas être considérées comme le matériau empirique exclusif de la construction sociologique du réel :

Le médecin consulte le malade, il doit commencer par là, mais sa réponse ne doit être qu’une donnée entre d’autres données, et toutes ces données demandent à être élaborées méthodiquement, sans qu’aucune puisse nous fournir directement et immédiatement la cause véritable. Quelle que soit la valeur des indications contenues dans les documents, il faut donc les critiquer, les organiser méthodiquement et non les enregistrer (Durkheim, 1975, p. 205).

23Lorsque le sociologue fait correctement son travail, la théorisation des événements, des pratiques ou des représentations qu’il propose constitue donc toujours une remise en question de ce qui se dit ou s’interprète déjà ordinairement dans le monde social. Tout travail scientifique digne de ce nom rompt donc forcément, plus ou moins radicalement, avec les interprétations ordinaires. Il rend étranger, aux yeux des savants comme aux yeux des enquêtés, un monde ordinaire parfois tellement évident que l’on ne le voit plus vraiment. Comme le rappelaient les auteurs du Métier de sociologue, en se contentant de se mettre « à l’écoute des sujets » et d’« enregistrer fidèlement leurs propos et leurs raisons, pour rendre raison de leur conduite et même des raisons qu’ils proposent », le sociologue se soumet aux « prénotions de ceux qu’il étudie » (Bourdieu et al., 1973, p. 56).

  • 5  Nathalie Heinich parle d’un « tournant a‑critique, enraciné dans la tradition américaine de l’ethn (...)

24Parce que les acteurs ordinaires (chercheurs y compris) ne sont jamais conscients de tout (la part consciente n’est que la pointe de l’iceberg dont l’énorme partie immergée du non‑conscient reste invisible), parce qu’ils sont pris dans des cadres macrosociologiques qui ne sont pas à proprement parler perceptibles mais seulement reconstructibles grâce à des moyens d’objectivation scientifique, parce qu’ils n’ont pas toujours les catégories de perception adéquates pour parler de certaines de leurs pratiques ou de certaines de leurs expériences, parce qu’ils sont porteurs de représentations déformantes de la réalité et, last but not least, parce que leurs intérêts les portent à censurer plus ou moins consciemment certaines de leurs pratiques, on ne peut qu’être très critique du programme des sociologies qui, réduisant leur objet d’étude aux représentations subjectives des acteurs, ne se donnent plus les moyens de pointer les écarts entre les mots et les choses, entre les discours et les pratiques, les représentations subjectives et l’état objectif des choses. À partir d’une telle réduction phénoménologique (certaines formes de sociologie compréhensive, d’interactionnisme ou de programmes inspirés de l’ethnométhodologie) des objets d’étude, des chercheurs ont ainsi qualifié de « sociologie critique » le programme mettant au jour notamment des structures inégalitaires, des dissymétries, des rapports de force ou des rapports de domination. En qualifiant de « critique » cette sociologie dont ils se démarquaient, ils laissaient penser – à tort – qu’il pouvait exister des sociologies qui ne le seraient pas5.

25Ce mauvais coup porté à l’esprit scientifique a fait oublier que l’étude véritablement scientifique des représentations, des catégories de perception, des formes d’imaginaire ou d’univers symbolique n’interdit ni la comparaison des discours et de la réalité dont ils parlent, ni un rattachement des discours à leurs producteurs ainsi qu’aux circonstances de leur énonciation. Et, de la même façon, l’opposition entre la « sociologie critique » et la « sociologie de la critique » (Boltanski, 1990) a, sous prétexte de « redonner » droit de cité et agency aux acteurs, laissé penser que tous les acteurs étaient peu ou prou critiques et même subversifs, alors qu’ils ne le sont, dans les faits, que très peu et très inégalement (Lahire, 2015, pp. 31‑65).

26Au cours des deux dernières décennies, on a beaucoup insisté sur les capacités critiques des acteurs eux‑mêmes (et pas seulement des chercheurs) en dénonçant la « vision de surplomb » qui aurait caractérisé les « sociologues critiques ». Pourtant ce surplomb n’est autre que la capacité de toute science à étudier la structure de la réalité en ne prenant pas pour argent comptant les représentations premières et en se fondant sur un volume et un type d’informations vérifiables qu’aucun acteur « non‑savant » ne possède le plus souvent. La rupture prônée par cette sociologie avec le sens commun ou les prénotions est le seul moyen de pratiquer une science des faits sociaux digne de ce nom. Que les acteurs individuels aient eux‑aussi des capacités de réflexion et de critique ne devrait pas changer l’objectif du travail scientifique consistant à étudier le monde tel qu’il est et pas tel que les individus pensent spontanément qu’il est. Une « sociologie de la critique » ne devrait, en bonne logique, pas être autre chose que sociologie critique de la critique, en pointant les points aveugles des critiques sociales ordinaires et en étudiant, là comme ailleurs, la distribution inégale des ressources critiques au sein du monde social, celles que fournissent notamment les institutions scolaires ou militantes.

Des théories régionales aux théories générales

  • 6  Je ne reviendrai pas ici sur les conditions institutionnelles qui contribuent à renforcer certaine (...)

27Des théories sociales générales sont‑elles encore possibles ? La question n’est pas rhétorique car la conjugaison de trois grandes contraintes rend difficile une réponse spontanément positive : 1, la nécessité d’articuler théorie, méthodes et enquêtes empiriques amène souvent les chercheurs à plus de modestie théorique que les essayistes qui ne cherchent pas vraiment à administrer la preuve de ce qu’ils avancent (parler à l’échelle de « la société » devient un énorme défi pour des travailleurs de la preuve) et les pousse à abandonner toute ambition générale ; 2, la pluralité théorique au sein de la sociologie (des modèles les plus microsociologiques aux modèles les plus macrosociologiques, des orientations pragmatiques aux orientations structurales, des théories de l’acteur aux théories des systèmes ou domaines d’action, etc.) empêche de voir la complémentarité d’une partie des programmes scientifiques et leur articulation possible ; 3, la division sociale du travail scientifique sous forme de disciplines différenciées (avec des sciences du psychisme, des sciences du langage, des sciences de la société, de l’économie, du droit, etc.) et la spécialisation en sous‑champs thématiques au sein de chaque discipline rendent difficile la construction de programmes ambitieux et contribuent à un émiettement des objets d’étude et des problèmes traités. Ces trois « contraintes » sont interdépendantes et se renforcent les unes les autres6. Par exemple, la spécialisation intra‑disciplinaire comme l’enfermement disciplinaire sont des solutions pratiques au problème de l’administration de la preuve : en limitant les objets d’étude et les questions traitées et en s’évitant un programme de lecture très coûteux, ils permettent de répondre plus facilement à la contrainte empirique. De même, l’adoption d’un modèle théorique régional préexistant sans chercher à le situer dans l’espace des modèles théoriques existants ou à tenter d’intégrer théoriquement plusieurs modèles résout d’emblée la question de la maîtrise des concepts et des méthodes associées à la théorie en question.

  • 7 . Pour ne prendre que deux exemples, Norbert Elias a combiné d’une manière inédite les apports théo (...)

28Un enjeu majeur auquel ont à faire face les sociologues d’aujourd’hui est donc d’éviter de renouer avec la grande théorie générale et universelle des sociétés sans fondement empirique, sans retomber dans des formes d’empirisme abdiquant toute ambition théorique. Si l’on prend exemple sur les sociologues désormais considérés comme des fondateurs de la sociologie – É. Durkheim et M. Weber notamment – on voit très clairement que l’une des voies de sortie du problème est d’autoriser des travaux qui proposent des synthèses théorico‑empiriques originales sur la base d’une multitude de travaux empiriques. Loin des essais sans assise empirique, de telles synthèses n’ont rien de commun non plus avec les classiques synthèses scolaires qui font le point sur tel ou tel secteur de la recherche à destination des enseignants et des étudiants. Elles s’en distinguent notamment par le fait qu’elles évitent l’éclectisme et le mélange contradictoire des genres en assumant clairement des points de vue de connaissance dans la lecture, l’articulation et la mise en perspective des différents travaux mobilisés. À y regarder de près, tous les auteurs qui continuent à faire référence aujourd’hui (K. Marx, É. Durkheim, M. Weber, M. Mauss, N. Elias, P. Bourdieu), et pas seulement pour de simples raisons d’effet d’autorité ou d’inertie pédagogique, ont ainsi non seulement intégré des points de vue théoriques non articulés et parfois même contradictoires7, mais synthétisé un nombre parfois considérable de travaux sociologiques et extra‑sociologiques dans une perspective nouvelle. Et c’est en procédant ainsi que les sociologues ont été en mesure de saisir des « totalités » ou de mettre en évidence les structures et les processus les plus significatifs de nos formations sociales : capitalisme, processus de différenciation sociale des fonctions, de rationalisation, de bureaucratisation ou de civilisation, fonction de reproduction des systèmes d’enseignement, etc.

29Le travail collectif d’É. Durkheim et de ses collaborateurs dans L’Année sociologique à partir de 1896 a permis de rendre visible ce qu’avaient en commun les différentes sciences du monde social de leur temps, conçues jusqu’alors comme des approches spécialisées et sans rapport entre elles :

Qui pouvait supposer jusqu’à une époque récente qu’il y avait des relations entre les phénomènes économiques et religieux, entre les pratiques démographiques et les idées morales, entre les conditions géographiques et les manifestations collectives, etc. ? Une conséquence encore plus grave de cet isolement est que chaque science étudiait les phénomènes de son ressort comme s’ils n’étaient reliés à aucun système social (Durkheim, 1975, p. 32).

  • 8 . Norbert Elias appelle aussi de ses vœux une « science de l’homme » réunifiée au sein de laquelle (...)

30En faisant apparaître les rapports entre les différents ordres de phénomènes traités séparément par des branches du savoir distinctes, ainsi que la nature sociale des différents types de faits traités, il change totalement le sens de ces différentes entreprises scientifiques parallèles. Certes, sa démarche le conduit à appeler « sociologie » la science qui rassemble les différentes sciences spéciales et à faire de ces sciences « des branches d’une science unique qui les englobe toutes » (Durkheim, 1975, p. 33). Mais on ne rendrait pas justice à la grandeur de l’opération scientifique réalisée si on la réduisait à un coup de force épistémologique consistant à annexer des territoires disciplinaires jusque‑là autonomes. Le rassemblement de disciplines séparées permet de transformer leur rôle et leur fonction dans le but d’une meilleure compréhension du monde social. En changeant l’économie d’ensemble dans laquelle elles s’insèrent, on les fait « tourner » à un autre régime : « À partir de là, il n’est plus possible de cultiver l’une d’entre elles en restant étranger aux autres ; parce que les faits qu’elles étudient respectivement s’entrelacent, telles les fonctions d’un même organisme, et sont étroitement liés les uns aux autres. » (Durkheim, 1975, p. 33)8. Que chaque science humaine et sociale particulière puisse se consacrer à l’étude de telle ou telle dimension de la réalité sociale, ne signifie pas que leurs objets soient fondamentalement différents. Des points de vue de connaissance différents ne doivent pas déboucher sur l’idée de l’existence de « substances » séparées dans la réalité.

  • 9 . Hors du domaine de la sociologie à proprement parler, on peut aussi évoquer les œuvres de Arthur  (...)
  • 10 . Voir les différents domaines de recherche que j’ai mobilisés dans Ceci n’est pas qu’un tableau (L (...)

31Jean‑Claude Passeron est un peu trop restrictif en faisant de Max Weber une exception dans le paysage scientifique des sciences sociales : « Weber, écrit‑il, est un des rares exemples de la fécondité du travail “de seconde main” pour construire une théorie capable de retenir l’attention des spécialistes concernés. » (Passeron, 1996, p. 24). C’est aussi à ce genre de synthèse que se sont livrés au cours des vingt dernières années Robert Castel dans Les Métamorphoses de la question sociale (1995) ou Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999)9. Et c’est à quoi je me suis attaché dans un récent travail qui, partant d’une enquête empirique classique, sur une histoire de controverses entre grands historiens d’art autour de tableaux attribuables au peintre Nicolas Poussin, a tenté de résoudre un certain nombre de problèmes liés au sacré, à la magie et à la domination dans l’histoire des sociétés occidentales, de les reformuler et surtout de les articuler entre eux alors qu’ils sont ou ont été formulés, travaillés et débattus dans des secteurs différents du grand continent des sciences humaines et sociales, par des communautés de chercheurs hétérogènes10.

32Il n’est évidemment pas question de stigmatiser les monographies lorsqu’elles sont réalisées par des chercheurs rigoureux et qu’elles s’appuient sur des données empiriques dont la production ou le recueil sont contrôlés. Mais l’ambition scientifique de la sociologie ne peut s’arrêter là. Décrivant des logiques d’acteurs sectorisées, les chercheurs perdent parfois toute perspective un peu large, générale ou profonde, sur le monde social. Qu’est‑ce que l’étude de telle pratique, de tel groupe ou de telle institution nous révèle des structures du monde social ou de ses mécanismes les plus fondamentaux ? Comment les univers de pratiques présents sont‑ils rattachés à des structures qui se sont constituées parfois dans la très longue durée ? Voilà des questions que devraient se poser tout monographe. Des solutions de compromis entre désir légitime de théorie générale et nécessité de maîtriser ses objets de recherche d’un point de vue empirique doivent être trouvées. Les plus grands chercheurs en sciences sociales ont toujours combiné de grandes ambitions intellectuelles, en n’hésitant pas à poser des questions larges, et un souci constant d’administration de la preuve.

  • 11 . Avec une analyse du fétichisme à partir d’une enquête portant sur la haute couture et sur la « gr (...)

33Il serait tout d’abord urgent de reconsidérer sérieusement les travaux souvent qualifiés avec mépris de « travaux de seconde main ». Car la défense aveugle des « travaux de première main », dans lesquels les chercheurs présentent et interprètent des données qu’ils ont eux‑mêmes produites et seulement celles‑là, n’est peut‑être qu’une forme de soumission consentie à la division toujours plus grande du travail scientifique. Dans ce cadre, seuls les objets restreints, empiriquement appréhendables par un chercheur‑artisan, deviennent dignes d’intérêts. La solution peut ensuite passer par la revalorisation académique des grandes enquêtes collectives, qualitatives comme quantitatives, réalisées par des collectifs scientifiquement cohérents de chercheurs. Enfin, une solution réside pour tout monographe dans le fait d’« investir les questions théoriques les plus décisives dans une étude empirique minutieusement menée » et de « demander la solution de tel ou tel problème canonique à des études de cas » (Bourdieu, 1992, p. 250) 11.

Une formule intégratrice

34Mais la solution au problème soulevé passe aussi par des synthèses théoriques intégratrices. Il me semble notamment qu’une grande partie de ce qui est au cœur des travaux sociologiques contemporains se donnant pour objectif de comprendre pourquoi les individus agissent comme ils agissent, pensent comme ils pensent, sentent comme ils sentent, peut se résumer en une formule scientifique relativement simple :

35Passé incorporé <—> Contexte d’action présent => Pratiques

36Cette dernière condense l’intention de recherche consistant à penser les pratiques au croisement des dispositions et compétences incorporées (produits de la fréquentation plus ou moins durable de cadres socialisateurs passés) et du cadre toujours spécifique de l’action dans lequel elles se déploient. Elle a l’avantage de s’appliquer aussi bien à une échelle microsociologique (les actions individuelles dans les cadres de l’interaction) qu’à une échelle plus macrosociologique (les pratiques à l’échelle d’un groupe, d’une sphère d’action ou d’une formation sociale dans son ensemble), et à couvrir toutes les formations sociales imaginables. Elle se situe ainsi à un niveau anthropologique fondamental : les êtres humains sont une espèce dont la plasticité cérébrale les rend capable d’apprentissage tout au long de l’existence ; et ces êtres humains agissent dans des cadres sociaux plus ou moins variés et plus ou moins organisés (institutionnalisés). Mais les termes de la formule – cadres et modalités de socialisation, dispositions et compétences, contextes d’actions, types de pratiques – sont variables historiquement.

37Pour atteindre l’« universel », les chercheurs en sciences sociales sont le plus souvent forcés à de fortes abstractions qui n’ont plus guère d’intérêt pour la recherche. En revanche, dans toutes les sociétés humaines connues, il y a des groupes, des formes de vie et d’activité collectives et des individus qui sont socialisés et agissent dans ces groupes ou ces formes de vie collectives. Dans toutes les sociétés humaines, s’articulent des dispositions et compétences (produits de la fréquentation plus ou moins durable des différentes formes de vie sociale et, du même coup, produits d’une socialisation implicite autant que d’apprentissages expresses) et des « contextes d’action », dont la nature varie selon le type de société et au sein même d’une société donnée. L’« universalité » d’une telle articulation n’est donc pas sans lien avec les capacités naturelles, biologiques de l’homme, et notamment avec ses capacités mnémoniques, le type de cerveau dont il dispose et qui le différencie d’autres animaux.

  • 12 . Elle s’avère plus complexe quand on veut la mettre en œuvre dans une perspective dynamique. Il es (...)

38Une telle formule simplifiée12 permet tout d’abord de prendre conscience du déséquilibre que représente toute tentative de réduction de l’explication au contexte (contextualisme pragmatique, contextualisme du champ, de l’institution, de l’organisation ou du système d’action) ou aux propriétés incorporées des acteurs (essentialisme des théories du caractère ou de la personnalité, dispositionnalisme mécaniste, etc.). Si l’analyse des contextes d’action permettait de déduire les pratiques des acteurs, la sociologie pourrait se contenter d’être une science des contextes. Et si, inversement, l’analyse des dispositions et compétences permettait de prédire les comportements des acteurs quels que soient les contextes de leur action, la sociologie pourrait être une science des propriétés incorporées.

  • 13 . Il me semble qu’on trouve chez un auteur comme Norbert Elias cette attitude qui lui a permis d’ét (...)

39Les chercheurs peuvent ensuite se concentrer sur telle ou telle partie de la formule : chercher à éclairer les modalités de la socialisation et de l’incorporation des dispositions, étudier la forme que prennent les patrimoines de dispositions et de compétences en fonction des effets de socialisation auxquels les acteurs ont été soumis, montrer comment se déclenchent concrètement les dispositions dans telle ou telle circonstance, mettre en évidence les logiques d’un groupe, d’une institution, d’un champ, d’un monde ou d’un cadre d’interaction donnés, faire la sociogenèse de ces contextes d’action, étudier les rapports structurels d’interdépendance entre les différentes sphères d’action ou les passages individuels d’une sphère d’action à l’autre, etc. Le chercheur peut ainsi aller, selon les objets qu’il se donne et les problèmes qu’il entend résoudre, au plus fin des logiques mentales et comportementales individuelles, de même qu’il peut contribuer à l’analyse des structures sociales les plus larges et pluriséculaires, sans jamais cesser d’être sociologue, et sans perdre de vue la formule d’ensemble qui, au bout du compte, permet de rendre raison le plus complètement possible des pratiques13

40Relever le défi de programmes scientifiques ambitieux suppose bien sûr d’admettre que ces programmes ne puissent jamais donner lieu qu’à des accomplissements empiriques le plus souvent imparfaits et partiels. Mais les différents travaux empiriques existant n’ont pas le même sens selon qu’ils sont présentés et défendus comme des travaux complets et parfaits en leur genre ou qu’ils sont conçus et lus comme des réalisations partielles et particulières de telle ou telle partie d’un programme scientifique général. La grande variété des travaux relevant des sciences humaines et sociales ne devrait pas décourager les chercheurs audacieux d’œuvrer en faveur d’une certaine unité de ces sciences, de tenter des synthèses théoriques originales en cumulant les acquis partiels de différents programmes ou de faire apparaître la place relative que chacun des programmes en présence (et en concurrence) occupe dans l’économie générale de l’intelligibilité du monde social.

41Pensés comme cela, les différents travaux n’ont plus du tout le même sens : plutôt que de s’ignorer ou de s’opposer systématiquement, ils communiquent de façon invisible entre eux et se complètent ou s’articulent pour produire des effets de sens qui permettent d’accéder à des visions plus synthétiques et plus intégratrices. Cette mise en perspective des différentes manières de faire des sciences humaines et sociales a aussi pour effet que la plupart des théories sociales présentées implicitement ou explicitement comme générales, et même universelles, apparaissent comme de simples théories régionales. Croyant parler de l’action ou des contextes d’action en général, elles ne parlent que de certaines dimensions de l’action, de certains types d’action, de certains genres de contextes, et parfois même de certaines catégories d’acteurs. C’est donc en cessant de revendiquer prématurément la généralité et l’universalité de théories sociologiques régionales que l’on ouvrirait réellement la possibilité de conquérir des savoirs plus généraux et plus universels sur le monde social.

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Notes

1 . Cette distinction est opérée par Norbert Elias (2016).

2 . On aura reconnu les thèmes d’ouvrages écrits par Georg Simmel, Daniel Bell, Niklas Luhmann, Jean Baudrillard, Ulrich Beck et Michel Maffesoli.

3 . Je me permets de renvoyer ici à L’Esprit sociologique (Lahire, 2005) qui décline cette pensée sur matériau.

4 . Les sociologies inspirées de l’ethnométhodologie, qui se contentent d’être une sorte de caisse de résonance des acteurs, de leurs imaginaires ou de leurs représentations, conduisent à penser que le sociologue ne peut pas – d’aucuns iraient sans doute jusqu’à dire « ne doit pas » – en savoir plus que les acteurs. Ces derniers ne sont d’ailleurs plus considérés « comme les victimes de croyances erronées mais comme les auteurs ou les manipulateurs de systèmes de représentation cohérents » (Heinich, 1998, p. 33).

5  Nathalie Heinich parle d’un « tournant a‑critique, enraciné dans la tradition américaine de l’ethnométhodologie » et « commun à plusieurs tendances actuelles de la sociologie française, notamment l’anthropologie des sciences et des techniques (Bruno Latour) et la sociologie de la justification (Luc Boltanski et Laurent Thévenot) » (Heinich, 1998, p. 23).

6  Je ne reviendrai pas ici sur les conditions institutionnelles qui contribuent à renforcer certaines de ces contraintes, comme celle de la limitation de la durée des thèses ou des contrats de recherche, qui oblige à faire des choix d’objets « traitables » dans un temps imparti très réduit (Lahire, 2012, pp. 319‑351).

7 . Pour ne prendre que deux exemples, Norbert Elias a combiné d’une manière inédite les apports théoriques de Max Weber et de Sigmund Freud dans ses recherches sur le procès de civilisation (voir Lahire, 2010b), de même que les auteurs de La Reproduction ont explicitement articulé les apports de Karl Marx, d’Émile Durkheim et de Max Weber pour penser une théorie du système d’enseignement (Bourdieu & Passeron, 1970).

8 . Norbert Elias appelle aussi de ses vœux une « science de l’homme » réunifiée au sein de laquelle la psychologie, au sens large du terme, aurait toute sa place, avec la sociologie et l’histoire (Elias, 1991a, p. 76).

9 . Hors du domaine de la sociologie à proprement parler, on peut aussi évoquer les œuvres de Arthur O. Lovejoy, Jack Goody, Georges Dumézil, Fernand Braudel ou Claude Lévi‑Strauss.

10 . Voir les différents domaines de recherche que j’ai mobilisés dans Ceci n’est pas qu’un tableau (Lahire, 2015, pp. 550‑551).

11 . Avec une analyse du fétichisme à partir d’une enquête portant sur la haute couture et sur la « griffe » du couturier (Bourdieu & Delsaut, 1975) et une analyse des catégories de l’entendement professoral à partir de l’étude d’une série de copies (Bourdieu & de Saint Martin, 1975), Pierre Bourdieu a montré la voie en la matière.

12 . Elle s’avère plus complexe quand on veut la mettre en œuvre dans une perspective dynamique. Il est par exemple évident que ce que l’on désigne par « contexte d’action » peut être vu, d’un autre point de vue, comme un contexte de socialisation. Les dispositions et compétences ne sont que les effets de socialisation à l’état incorporé engendrés par la fréquentation plus ou moins durable, intense et systématique, de contextes sociaux variés (Lahire, 2012).

13 . Il me semble qu’on trouve chez un auteur comme Norbert Elias cette attitude qui lui a permis d’étudier le cas de Mozart (Elias, 1991b) comme l’histoire de la constitution de l’État et de la pacification des mœurs (Elias, 1973, 2003). J’ai tenté moi‑même aussi bien d’aller vers le plus singulier avec l’étude de la création littéraire chez Franz Kafka (Lahire, 2010a) et vers le plus général avec l’étude sociologique du rapport entre art, magie, sacré et domination en Occident (Lahire, 2015).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bernard Lahire, « Les ambitions théoriques de la sociologie », Sociologie [En ligne], N° 1, vol. 9 |  2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/3406

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Auteur

Bernard Lahire

Bernard.Lahire@enslyon.fr
Professeur de sociologie à l’ENS de Lyon, Membre senior de l’Institut universitaire de France, Centre Max Weber (UMR 5283 CNRS) Centre Max Weber, ENS de Lyon, 15 parvis René Descartes, BP 7000, 69342 Lyon cedex 07, France

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