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AccueilNumérosN° 1, vol. 10Enquêtes« Donner de son temps » pour ne pas (…)

« Donner de son temps » pour ne pas être des « assistés »

Bénévolat associatif et rapports à la politique au sein de ménages stables des classes populaires
“Giving time” as opposed to being “social cases”. Volunteering and politicization among working-class households
Séverine Misset et Yasmine Siblot

Résumés

À partir d’une enquête collective menée par monographies de ménages en France, cet article se propose de revenir sur les engagements bénévoles et le rapport à la politique de membres des fractions stables des classes populaires. L’enquête permet d’éclairer le paradoxe existant entre un engagement bénévole et associatif élevé et l’affichage d’une distance forte avec l’univers politique. Nous montrons que celle-ci manifeste davantage un rejet moral de la sphère politique qu’une indifférence à l’égard de la politique, rejet qui s’appuie précisément sur les justifications morales présidant aux engagements bénévoles ou associatifs des enquêtés. Ceux-ci reposent sur des modalités d’investissement spécifiquement populaires et rendent manifeste une « conscience sociale triangulaire ». Cette dernière prend néanmoins des formes variées selon les enquêtés, qui ont connu des trajectoires scolaires, familiales, professionnelles différenciées, et des socialisations politiques variées. Elle ne se traduit pas par des pratiques de vote homogènes et peut s’accompagner de tensions morales et politiques fortes au sein d’un même ménage, notamment à propos du vote pour le Front national.

“Giving time” as opposed to being “social cases”. Volunteering and politicization among working-class households

Based on a series of in-depth case studies of working-class households, this article discusses volunteering and politicization among the stable fractions of France’s working-classes. It lays bare a striking paradox: the respondents, middle aged men and women characterized by rather stable economic and home positions, are committed to local association or various forms of volunteering, but express a strong distrust of politics. The analysis of the practices and moral values these men and women attach to volunteering –practical and concrete actions, strong work ethic – reveals their distance from politics as well as from other social groups. Rejecting political and economic ruling classes, these industrial and service sector workers also set themselves apart from people perceived as “living of hand-outs”. In other words, they share what can be called a “triangular social consciousness.” This moral and social perception does not however result in a homogeneous political orientation. On the contrary, it often acts as a source of moral and political tensions within households, especially with regard to electoral choices.

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Texte intégral

1La sociologie des mondes associatifs a de longue date mis l’accent sur le caractère socialement sélectif de la participation, et plus encore, de la prise de responsabilités et de la multi-appartenance, au sein de ces structures (Héran, 1988a, b). Les membres des classes populaires y apparaissent ainsi comme moins présents et moins investis, du fait de processus de domination culturelle et politique (Gaxie, 1978). Soulignant le caractère légitimiste d’une telle analyse statistique, les travaux historiques et ethnographiques sur les classes populaires, et plus spécifiquement ceux portant sur les ouvriers, ont mis en lumière la place centrale de la sociabilité locale dans la culture de ces groupes et les conditions dans lesquelles elle a pu s’accompagner d’un engagement syndical, associatif voire politique (Noiriel, 2002 ; Mischi, 2010). Les recherches de Jean-Noël Retière (1994a) ont pointé l’intrication de ces dimensions : l’investissement associatif constitue une « participation à la vie publique » à la fois « civique » et « sociable » qui rend visibles les inégalités internes aux classes populaires, au sein de l’espace social et politique local. Ses travaux ont cependant souligné dès le début des années 1990 le recul des classes populaires au sein des associations et la dévaluation du capital d’autochtonie, c’est-à-dire des ressources symboliques liées à un fort ancrage local, qui s’y opère (Retière, 1994b). Qu’en est-il aujourd’hui des modalités de l’investissement associatif en milieu populaire ? En quoi éclairent-elles les rapports à la politique dans ces groupes sociaux ?

  • 1 Programme de recherche « Le “populaire” aujourd’hui. Les recompositions sociales et culturelles des (...)
  • 2 Voir l’introduction de ce numéro.

2À la différence de la plupart des enquêtes récentes sur les associations, nous ne nous sommes pas centrées sur un espace local spécifique ou une structure particulière. Nous nous appuyons en effet sur des matériaux recueillis dans le cadre d’une enquête collective visant à caractériser les conditions et styles de vie des fractions stables des classes populaires contemporaines1. Cette enquête combine l’exploitation d’enquêtes de la statistique publique visant à objectiver les caractéristiques et certaines pratiques des ménages d’employé-e-s et d’ouvrier-e-s, et l’analyse de vingt-cinq monographies approfondies de ménages populaires qui ne sont ni en situation très précaire ni en forte ascension sociale. Ces monographies sont constituées d’entretiens longs et répétés menés au domicile des enquêté-e-s, auprès de plusieurs membres du ménage, selon un guide collectif, et enrichis par des observations à l’occasion des visites. L’objectif de cette recherche collective2 est d’analyser les recompositions des styles de vie populaires sous l’effet des transformations à l’œuvre depuis les années 1960, en particulier en termes de rapports de genre, de rapports au travail et à la consommation, et de sociabilité. Cet article, et le numéro dans lequel il s’inscrit, s’attache ainsi à explorer les formes contemporaines des frontières entre « eux » et « nous » selon l’expression de Richard Hoggart (1970). Cette opposition eux/nous, déjà retravaillée dans plusieurs recherches de sociologie ouvrière des années 1980 et 1990 (Weber, 2001 [1989] ; Schwartz, 2012 [1990] ; Retière, 1994a), mérite aujourd’hui d’être réinterrogée (Pasquali & Schwartz, 2016).

3Si nous avions convenu au début de la recherche de ne pas privilégier lors du choix de nos enquêtés des militants politiques ou syndicaux très investis, nous n’avions pas évoqué le cas des personnes ayant un engagement bénévole. Or, une nette majorité d’entre eux s’avèrent engagés dans des pratiques associatives ou syndicales, au-delà d’une simple adhésion. En cherchant à rencontrer des ménages qui « s’en sortent » et disposés à nous parler longuement de leurs pratiques et points de vue dans différents domaines, il est notable que nous ayons très souvent suscité, de façon non délibérée, la prise de parole de personnes investies dans diverses activités associatives, alors qu’ouvriers et employés sont statistiquement sous-représentés dans le monde associatif. Mais nos enquêtés ont également en commun de mettre « la politique » et « les politiques » fortement à distance par le biais de jugement moraux sévères dans les entretiens. Ce double constat nous a incitées à resserrer la focale sur les liens entre engagements associatifs et rapports à la politique. La lecture transversale de cas variés en termes de composition et de situation sociale des ménages, recueillis par des personnes différentes, dans des espaces locaux diversifiés, ne permet pas d’analyser des interactions ou des pratiques collectives, comme dans une enquête monographique. Il est en revanche possible de dégager des traits communs ou des contrastes forts, incitant à des comparaisons ciblées, en prêtant une attention aux contextes locaux qui ont un impact important sur les pratiques associatives et de sociabilité. Enfin, ces monographies nous donnent accès de manière originale aux pratiques associatives, parfois étudiées de façon isolée, en les mettant en relation avec différentes autres pratiques sociales de ces ménages populaires.

4Nous avons donc choisi de nous concentrer sur les cas des quinze ménages (parmi les vingt-cinq monographies réalisées) dont au moins l’un des deux membres a (ou a eu dans une période récente) un engagement bénévole important. Si leurs pratiques d’engagement associatif ou bénévole sont statistiquement atypiques à l’échelle du groupe des ouvriers et des employés, elles s’éclairent au regard des caractéristiques de ces ménages, sur lesquelles nous reviendrons : ce sont des couples comportant des actifs d’âge intermédiaire ayant une stabilité résidentielle et économique, ce qui favorise une sociabilité locale. Les autres ménages du corpus de monographies, qui ne seront pas évoqués dans cet article, sont en général composés d’adultes beaucoup plus jeunes ou de retraités âgés, dont la sociabilité est moins dense. Nous laisserons de côté ces autres cas, sans présupposer qu’ils seraient nécessairement contrastés avec ceux étudiés ici, mais parce que la politisation ne peut y être abordée de la même manière. En effet, prendre pour point de départ les engagements et pratiques de sociabilité de ces enquêtés des fractions stables des classes populaires inscrits dans des réseaux de sociabilité locale permet, en mettant l’accent sur les modalités concrètes de ces engagements et sur les conceptions morales qui les sous-tendent, d’aborder sous un jour nouveau les rapports à la politique institutionnelle en milieu populaire, selon deux niveaux d’analyse.

5Tout d’abord, cela permet d’enrichir l’analyse des formes contemporaines d’articulation entre sociabilités et politisation. Étudier cette articulation est une démarche classique, explorée de longue date par les historiens comme par les sociologues et les politistes, en particulier à propos des milieux populaires en France : depuis Charles Tilly (1986) de nombreux travaux ont mis en lumière les situations de « cat-net-ness » au sein de groupes ouvriers, c’est-à-dire d’intrication entre sociabilités locales et professionnelles, identification à un groupe social (« nous » vs « eux »), et politisation. Comme on l’a évoqué plus haut, les sociabilités locales permettent désormais rarement une socialisation réduisant la distance sociale aux formes de la politique institutionnelle. Au contraire, les rapports à la politique des ménages étudiés dans cet article se différencient très nettement de ceux des classes moyennes et supérieures, qui manifestent souvent un plus grand conformisme à l’égard des institutions politiques et un sentiment de compétence (parfois en décalage avec une compétence objective limitée) (Agrikoliansky, 2014). En outre, ces ménages « établis » (Elias & Scotson, 1997 [1970]) contemporains se distinguent aussi fortement des pratiques et rapports à la politique des membres de groupes dotés d’un « capital d’autochtonie », valorisant une identité ouvrière ou populaire inclusive et investissant la vie politique locale, tels qu’ils ont été étudiés jusque dans les années 1980 et 1990 (voir supra).

6En second lieu, et de manière complémentaire à ce qui précède, les cas étudiés ici viennent nourrir la compréhension et la connaissance d’une autre figure, celle de la conscience sociale triangulaire (ou ternaire), pour reprendre le terme d’O. Schwartz (Collovald & Schwartz, 2006), qui renvoie à un positionnement de classe mettant à distance « le haut », ceux des « autres » classes, mais aussi le « bas » des classes populaires. Proposé pour rendre compte des rapports à d’autres groupes sociaux et des représentations de leur position sociale d’un groupe bien spécifique, celui des machinistes (conducteurs de bus), présentant une forte stabilité professionnelle, mais subissant des conditions de travail difficiles, cette notion se prête à des usages beaucoup plus généraux. Ce schème renvoie à des dispositions morales et des positionnements sociaux fréquents au sein des classes populaires contemporaines, comme en atteste sa mobilisation régulière, par de nombreuses enquêtes récentes, en particulier celles s’intéressant au vote pour le Front national (voir par exemple : Girard, 2017). Cet article propose donc, à travers l’étude des liens entre bénévolat et rapport à la politique, une contribution à une analyse affinée de cette conscience de classe ternaire. Évoquer les pratiques associatives implique en effet de rendre compte de pratiques de sociabilité et des valeurs qui sont au cœur des formes de démarcations et de clivages internes aux classes populaires, en les rapportant de façon précise à des contextes et aux trajectoires et positions sociales des ménages.

7Dans un premier temps, nous nous attacherons ainsi à caractériser les engagements de ces membres des fractions stables des classes populaires : quel est leur contenu concret ? Sont-ils au fondement d’un « entre-soi » populaire ou au contraire l’occasion de rencontres entre classes sociales et de déségrégation culturelle ? Nous aborderons ensuite les enjeux moraux liés à ces engagements, sous-tendus par une morale du travail et de l’activité. Que révèlent-ils du rapport symbolique à ceux que les personnes rencontrées perçoivent comme des « assistés » ? Nous verrons alors en quoi l’analyse des dimensions pratiques et morales des engagements associatifs éclairent les rapports ambivalents à la politique des enquêtés ainsi que les tensions qui apparaissent entre les membres de certains ménages, en particulier dans le cas du vote pour le Front national.

Des engagements de « proximité », avant tout sociables et matériels

8La fréquence des engagements associatifs et bénévoles constitue un trait distinctif des ménages rencontrés, mais ces engagements les éloignent-ils pour autant du reste des classes populaires ?

Des engagements associatifs inattendus

9François Héran (1988a, b) a montré que les classes supérieures, plus encore que les classes moyennes, étaient sur-représentées au sein des adhérents des associations de toutes natures et que le sexe (masculin), ainsi que le diplôme, jouaient un rôle central dans ce « monde sélectif ». Les travaux ultérieurs soulignent une forte inertie des déterminants sociodémographiques (sexe, PCS, diplôme, âge) de l’adhésion. En outre, les cadres et professions intermédiaires sont toujours nettement sur-représentés parmi les dirigeants (50 %), tandis que les employés et ouvriers sont sous-représentés (37 %), le poids des diplômes s’étant accru pour l’accès aux responsabilités (Bernardeau Moreau & Hély, 2007). La fonction de président, assurée à 66 % par des hommes, n’est occupée par des employés que dans 25 % des cas et exceptionnellement par des ouvriers (6 %) (Tchernonog, 2013). Les données les plus récentes (Burricand & Gleizes, 2016) confirment la permanence des différenciations sociales au sein du monde associatif : en 2013, alors qu’en moyenne 42 % des personnes de plus de 16 ans sont adhérentes d’au moins une association, c’est le cas de 60 % des cadres et professions intellectuelles supérieures, 52 % des professions intermédiaires, 37 % des employés et 32 % des ouvriers.

10Au vu de ces données de cadrage, les pratiques associatives et bénévoles des ménages rencontrés apparaissent spécifiques : dix-sept ménages (parmi les vingt-cinq étudiés) comptent des adhérents associatifs ou des bénévoles, et ce sont dans quinze cas des participants actifs. La plupart des ménages rencontrés ont donc en commun une caractéristique minoritaire (sans être exceptionnelle pour autant) au sein des classes populaires. Il faut donc mieux cerner les modalités et les ressorts de ces engagements associatifs populaires, en commençant par évoquer la grande diversité des activités en jeu ainsi que des formes d’investissement (voir encadré).

Des engagements bénévoles divers et des degrés de participation variables

Jean Audouin (55 ans, chauffeur routier) a été vice-président de son club de natation, ce qui l’a conduit à devenir conseiller municipal, sa femme Manou (41 ans, assistante familiale) est bénévole dans une structure d’aide sociale et active à la FCPE. (auteur de la monographie : Clément Degout).
Romain Boyer (32 ans, releveur de compteurs EDF, célibataire) est entraîneur d’un club de football et anime les fêtes du club. (Cyrille Rougier).
Philippe Chapalain (50 ans, ouvrier qualifié en usine), est bénévole dans une association de malades et Marianne Chapalain (48 ans, aide-soignante) est simple adhérente à la CFDT. (Séverine Misset).
Françoise Cordier (58 ans, ouvrière retraitée) est active dans une association qui organise des spectacles « sons et lumières », elle a participé à la vie de l’association où sa fille faisait de la gymnastique, a été syndiquée à la CFDT et a été élue municipale sans étiquette. Son mari, Daniel (57 ans, ancien ouvrier devenu contremaître), est membre actif de la même association culturelle et a été investi dans le club de football de leur fils. (Matéo Sorin).
Véronique Delage (39 ans, assistante maternelle) est membre de l’association de parents d’élèves, déléguée des locataires de son HLM et a participé à un vide-grenier caritatif. (Marie-Hélène Lechien et Marie-Pierre Pouly).
Éric Dufar (41 ans, agent technique municipal) est entraîneur bénévole dans un club de basket ; il donne régulièrement son sang. Sa femme Cécilia (40 ans, caissière) n’est membre d’aucune association. (Olivier Masclet).
Régine Leblanc (44 ans, assistante maternelle) participe aux activités des parents d’élèves et à l’animation des fêtes du club de pétanque dont son mari Hervé (conducteur de transports en commun) est membre. (Marie Cartier).
Vanessa Le Coz (35 ans, employée administrative d’entreprise) est adhérente à l’association des parents d’élèves, anime un bar associatif et fait des dons de nourriture ; son compagnon, Samuel Bidaud (35 ans également, tourneur fraiseur), fait partie de l’association du comité des fêtes, participe au bar associatif et est membre d’une association musicale. (Sarah Delcroix).
Denis Marronnier (39 ans, agent technique d’un lycée) et son épouse Barbara (36 ans, technicienne de sécurité sociale en congé parental) ont longtemps été entraîneurs dans un club de patin à glace. Barbara a fait du bénévolat aux Restos du cœur et est secrétaire bénévole du syndic de copropriétaires de son lotissement. (Marjorie Tilleul).
Chantal Monlouis (52 ans, ouvrière dans un hôpital) est secrétaire d’un syndicat CGT, élue des parents d’élèves, et participe à un comité d’organisation de fêtes de quartier. Son mari (59 ans, brancardier) est simple syndiqué. (Yasmine Siblot).
Damien Morand (29 ans, manutentionnaire) est très présent dans son club de football ; sa compagne Sonia Berrada (29 ans, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter) n’a pas d’activité associative. (Cyrille Rougier).
Alain Rigaux (49 ans, conducteur de cars), syndiqué à la CGT, est membre actif d’un club de pêche et d’un club de randonnée ; Nathalie Rigaux (51 ans, sans emploi) participe aux activités des parents d’élèves, à la vie de la paroisse et au club de randonnée. (Antoine Younsi et Anya Bouamama).
Florence Torelli (49 ans, vendeuse en grande surface) a été syndicaliste (élue au CE et déléguée, à la CGT), ainsi que son époux, Max (51 ans, ouvrier). (Julian Mischi).
Myriam Sanatanazefi (35 ans, femme de ménage) est présidente du comité des fêtes de l’école et vice-présidente d’un club de football ; Nicolino, son mari (38 ans, chauffeur routier), est entraîneur dans un autre club de football. (Olivier Masclet).
Henry Vasseur (54 ans, coiffeur), a été secouriste bénévole, soutient une association d’aide à des autistes, est membre d’un club de motards et a brièvement adhéré à un syndicat patronal d’artisans coiffeurs. Sa compagne Claudine Fournier (48 ans, caissière) a été adhérente à la CGT et effectue des dons de sang. (Romain Lemaire et Matthias Rosenzweig).

11Au-delà de leur diversité, ces pratiques associatives ont deux points communs : elles sont liées à des enjeux locaux et personnels et, surtout, elles sont investies avec assiduité et selon des modalités très matérielles. Si ces traits ne sont pas l’apanage des classes populaires, ils y sont particulièrement marqués et revendiqués, par opposition à des modalités plus intermittentes ou intellectuelles d’engagement.

Des investissements liés à des relations de sociabilité locale

12Étant donné les objectifs assignés à la recherche collective, ce sont des ménages connaissant une relative stabilité économique qui ont été sollicités. Ce sont aussi le plus souvent des couples engagés dans une relation conjugale stable et caractérisés par des spécificités résidentielles. Ce dernier point est déterminant en ce qui concerne les relations de sociabilité et les pratiques associatives. Ainsi, parmi les quinze ménages dont un ou plusieurs membres ont un investissement associatif important, six seulement résident dans des grands pôles urbains, tandis que neuf vivent dans des petites ou moyennes communes périurbaines ou rurales. Onze sont propriétaires et douze vivent dans des maisons. Et surtout, une nette majorité (treize) réside dans une commune où au moins un membre du couple a grandi et où vivent ses parents – parfois après en être parti et y être revenu – et les autres ménages ont une forte ancienneté dans leur lieu de résidence en dépit de leur mobilité passée.

13Cette ancienneté résidentielle s’accompagne d’une sociabilité locale importante, située principalement au sein des milieux populaires, et qui sous-tend la participation à des associations.

Alain et Nathalie Rigaux vivent à C., une petite ville de 7 000 habitants proche de Douai et Maubeuge, dans le Nord, très touchée par le chômage depuis la fermeture des usines locales. Tous deux sont issus de familles ouvrières résidant de longue date dans des villages limitrophes. Après avoir passé quelques années en Belgique pour Alain et en région parisienne pour Nathalie, ils sont revenus dans la région lors de leur mise en couple, ont loué un appartement à des cousins et vivent ainsi à proximité de leurs parents. Alain est investi dans deux groupes qui ont une forte base locale et ouvrière, et qui se recoupent : le club de pêche et le syndicat CGT de son entreprise de cars de tourisme, située dans la commune. Nathalie est quant à elle investie dans un réseau local socialement plus mixte, celui de la paroisse, ainsi que dans deux activités qui y sont liées : les parents d’élèves de l’école privée catholique et un club de randonnée.

14Pour certains enquêtés qui ont de multiples engagements dans des associations différentes, cet entre-soi populaire coexiste avec des formes de sociabilité qui les conduisent à côtoyer des membres des classes moyennes voire des cadres supérieurs. Ceux qui pratiquent cette double sociabilité connaissent des formes d’acculturation, sans pour autant s’identifier aux classes moyennes et supérieures qu’ils côtoient : une démarcation à l’égard de ces groupes persiste.

Myriam et Nicolino Sanatanazefi vivent dans une ville moyenne du centre de la France dans un appartement HLM d’un quartier proche du centre. Elle a grandi dans cette ville et est, au moment de l’enquête, femme de ménage dans des bureaux, avec un contrat précaire et à temps partiel. Lui a grandi à la Réunion et est venu en métropole après le bac. Il vit et travaille comme conducteur de poids lourds dans la commune depuis 15 ans. Ils sont investis dans deux clubs de football différents : Myriam comme « dirigeante », selon son terme (elle est vice-présidente), et Nicolino comme entraîneur bénévole. Ce sont des cadres de sociabilité amicale (et populaire) très denses. Myriam est par ailleurs présidente de l’association du comité des fêtes de l’école de centre-ville fréquentée par leurs enfants, où elle côtoie des membres des classes moyennes et supérieures : une avocate, une infirmière, des enseignants, un chirurgien… Elle apprécie ces contacts sociaux nouveaux pour elle, tout en soulignant la différence sociale qui la sépare de ces parents ayant de « beaux métiers » : elle les laisse rédiger les tracts et juge qu’ils ont des « goûts de luxe » ou sont « trop prout prout ».

15Ces engagements dans des associations socialement mixtes donnent parfois naissance à des relations improbables mais qui demeurent structurées par des hiérarchies sociales, comme en atteste la division du travail entre les membres en grande partie déterminée par leur position de classe.

Des pratiques valorisées pour leurs modalités matérielles

16Les investissements des personnes rencontrées s’inscrivent dans l’espace local et sont orientés également sur des enjeux très concrets qui les concernent personnellement. C’est le cas des activités liées aux loisirs notamment sportifs, mais aussi aux établissements scolaires fréquentés ou au quartier, voire au logement (immeuble, lotissement). L’engagement syndical est également suscité par des problèmes personnels ou rencontrés dans l’entreprise : le militantisme de Chantal Monlouis (ouvrière d’une blanchisserie), d’Alain Rigaux (conducteur de bus) ou de Florence Torelli (lorsqu’elle était employée dans la cantine d’une usine) renvoie aux problèmes de « terrain » ; leurs mandats (déléguée du personnel, élu-e au CHSCT ou au comité local d’établissement) sont centrés sur le quotidien de travail.

17Si les dimensions personnelles et concrètes de l’engagement concernent la grande majorité des adhérents actifs dans des associations, quelle que soit leur classe sociale, ce trait est ici très marqué. Mais surtout, il s’accompagne de la valorisation de modalités matérielles d’investissement et de la dévalorisation, le plus souvent implicite mais parfois explicite, des dimensions intellectuelles du travail associatif ou d’un engagement fondé sur des principes abstraits.

18Les activités bénévoles ancrées dans l’espace local et liées à une expérience directe sont en effet décrites par les personnes rencontrées comme opérant selon des modalités très matérielles : transport en voiture, préparation de nourriture, fabrication d’objets, organisation d’événements, animation de groupes d’enfants ou d’adolescents. Par exemple, les mères investies dans les associations sportives ou de parents d’élèves vendent des tickets de tombola ou préparent de la pâte à crêpes pour les fêtes. Françoise Cordier fait de la couture pour les costumes et son mari Daniel de la soudure pour les décors au sein de l’association culturelle à laquelle ils participent. De son côté, Nathalie Rigaux, très investie dans la paroisse notamment pour l’organisation matérielle des baptêmes, y fait également le ménage bénévolement.

19Même dans les cas, plus rares, de pratiques bénévoles renvoyant à des causes moins ancrées localement et touchant moins personnellement les enquêtés, la dimension matérielle de l’engagement et les interactions directes restent prédominants. Véronique Delage participe à un vide-grenier au profit d’un enfant du quartier malade et pris en charge par une association. Barbara Marronnier a participé, sur l’incitation de son frère, à des distributions de repas des Restos du cœur. Henry Vasseur, artisan coiffeur, offre des coupes de cheveux aux personnes prises en charge par une association locale d’aide aux autistes. Différents enquêtés donnent leur sang. Mais aucun ne mentionne des dons financiers par le biais d’une organisation ou toute autre forme de « solidarité à distance » (Naulin & Steiner, 2016).

20En abordant l’analyse par les modalités pratiques de l’engagement associatif, on met ainsi en lumière les limites des typologies qui distinguent (dans les enquêtes Insee par exemple) les associations reposant sur la « pratique d’une activité culturelle ou sportive », celles « tournées vers la convivialité » et celles visant la « défense de droits et d’intérêts ». Les personnes rencontrées s’investissent dans un club sportif, un comité des fêtes, une association de parents d’élèves, une association caritative ou d’aide à des malades, selon des modalités proches, fondées sur la sociabilité et des activités matérielles. Leurs engagements ne sont jamais justifiés au nom de valeurs abstraites et décontextualisées, même quand leur objet semble s’y prêter (défense des salariés, des élèves, des plus démunis, etc.), et plusieurs enquêtés s’opposent explicitement à ce type de rapport à l’investissement. Ainsi, Véronique Delage (assistante maternelle) prend ses distances envers ceux des militants de la FCPE qui « débattent » tout le temps, parce que « ça la gave ». Pour elle, cet engagement doit permettre d’obtenir des choses concrètes (comme des travaux dans le collège), et non avoir pour objectif de « refaire le monde ».

21Cette valorisation des pratiques matérielles de la participation associative a été mise en lumière par différents travaux comme un trait qui demeure spécifique aux membres des classes populaires, ainsi que le donnent à voir les observations réalisées par Héloïse Fradkine (2015) dans des sociétés de chasse en région parisienne et en Bourgogne, ou encore par Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon et Emmanuel Pierru (2009) à propos des harmonies dans l’Est de la France. Décrivant la sociabilité dans une commune périurbaine industrielle, Violaine Girard (2017) met elle aussi en évidence le rôle de ménages d’ouvriers ou d’anciens ouvriers dans plusieurs associations, où ils mobilisent, outre des dispositions à la sociabilité locale, des savoir-faire techniques, par exemple en développant l’aquariophilie. Ces pratiques contrastent avec celles, tournées vers les pratiques culturelles légitimes, des « nouvelles couches moyennes » étudiées par Catherine Bidou (1984) dans les années 1980.

22Ainsi, par différence, voire par opposition, à des pratiques plus intellectuelles, cette valorisation de pratiques matérielles constitue une forme de démarcation de classe de ces adhérents et bénévoles de milieu populaire à l’égard des membres des classes moyennes ou supérieures qu’ils peuvent côtoyer. Elle s’accompagne dans le même temps d’une conception morale fortement affichée, qui constitue un marqueur social et symbolique de distinction à l’égard de fractions plus précaires des classes populaires.

Des engagements sous-tendus par une morale du travail et de l’activité et une mise à distance des « assistés »

23La réalisation des monographies a permis d’aborder différentes dimensions morales du rapport au monde, lors de l’évocation par les enquêtés de leurs engagements et de leur rapport à la politique, mais également à propos de thèmes variés (le travail, les loisirs, la scolarisation des enfants, la vie de quartier, etc.). Ces propos mettent en évidence une posture partagée, qui associe une morale du travail et de l’activité – combinaison d’un trait ancien de la culture populaire et de l’intériorisation d’une injonction plus récente des politiques sociales – et une mise à distance des « assistés ».

« Faire des choses »: une source de valorisation morale et de plaisir

24Comme nous venons de le voir, le bénévolat associatif des enquêtés repose sur le fait de « faire des choses » pour et avec les autres (proches ou voisins), tandis que les justifications au nom d’idées ou de valeurs sont absentes, voire dénigrées. La valeur morale de ce bénévolat réside précisément dans le fait de « faire des choses », de « s’occuper au lieu de rester assis le dimanche quand on sait pas quoi faire », d’avoir « plein de choses dans sa vie », explique ainsi Myriam Sanatanazefi. On « donne de son temps » mais on s’engage aussi « pour se faire plaisir », selon deux expressions récurrentes, ce qui renvoie à un rapport plus hédoniste qu’ascétique (et encore moins sacrificiel) à l’engagement. Morale et goût du travail sont ici indissociables, comme dans le « travail à-côté » étudié par Florence Weber (2001 [1989]) dans une commune ouvrière au milieu des années 1980.

Régine Leblanc participe à l’animation du club de pétanque où pratique son mari, Hervé. Elle aime y avoir l’occasion de « jouer à la serveuse de bar », métier qu’elle a pratiqué dans le passé. Elle valorise cette activité qui lui permet de « passer un bon dimanche ou un bon samedi » tout en étant active : « y a du boulot, on s’assoit pas une minute ». À propos de sa participation (sans adhésion formelle) à l’association des parents d’élèves, elle raconte : « Je cousais pendant des heures, sans compter, des petits bibelots pour les marchés de Noël… Je me faisais plaisir ! Moi j’étais une mère et j’assumais mon rôle de mère ! Donc je faisais plein de bricolage, plein de couture, tout ce que je savais faire, des tonnes de crêpes comme ça pour vendre au marché de Noël et tout… Alors j’ai donné, hein du temps, du temps, du temps ! Mais je me faisais plaisir ».

25En outre, cette morale du travail, trait central de l’autonomie culturelle populaire, qui met en avant les savoir-faire manuels, ainsi que l’entraide, s’accompagne fréquemment d’un discours critique envers les dominants dans le monde professionnel : l’encadrement, les patrons, les actionnaires, le management sont ainsi dénoncés de façon virulente. On est peu surpris de l’entendre de la part de ceux qui ont un engagement syndical comme Chantal Monlouis, Florence Torelli ou encore Alain Rigaux – qui critique ainsi les « gens qui veulent faire du fric, du fric, du fric […] sur le dos du travailleur » – mais il est également très présent chez ceux qui se positionnent plus à distance des syndicats. Ces discours d’opposition très nette au monde des bureaux, de la hiérarchie, du management rappellent la persistance de la place des rapports de domination au travail dans la perception des hiérarchies sociales et d’intérêts fondamentalement contradictoires entre « nous », qui travaillons, et « eux », ceux qui supervisent directement ou dirigent. Cette lecture antagoniste des rapports de travail, qui opposeraient patrons ou encadrement, d’un côté, aux salariés subalternes, de l’autre, est portée aussi bien par les enquêtés qui travaillent dans de grosses structures privées ou publiques que par ceux qui sont salariés de PME ou indépendants.

Philippe Chapalain se montre très critique envers la hiérarchie et la direction de l’usine au sein de laquelle il travaille, estimant que ces derniers évoluent « dans leur monde », sont obsédés par des « chiffres » déconnectés du vécu des salariés, dans une complète méconnaissance des réalités du « terrain », ce qui les amènent à préconiser des actions inapplicables ou absurdes. Il fait explicitement un parallèle avec le monde politique, auquel on peut, selon lui, reprocher les mêmes travers.
Samuel Bidaud occupe actuellement un poste de tourneur-fraiseur dans une petite entreprise fabriquant des composants notamment à destination de l’industrie aéronautique. Il est fier d’évoquer en entretien son parcours professionnel ascendant dans cette entreprise où il n’est salarié que depuis un an et demi. Pour autant, il décrit sa nouvelle position professionnelle comme celle d’un « animateur de production », ou d’un « référent », et s’oppose fermement à l’idée qu’il serait devenu ce faisant un supérieur hiérarchique pour ses camarades : « moi, je fais pas de management » explique-t-il pour faire comprendre qu’il ne conçoit son rôle que comme celui de pourvoyeur d’un appui technique. Se plaçant du côté de « [s]es gars », il souligne par d’ailleurs des formes d’affinité de classe qui ne peuvent pas s’envisager avec les managers ou les ingénieurs : « on vient du même milieu, on est passé par les mêmes trucs ».

26Cette opposition s’articule cependant avec un autre schème de perception, la valorisation du travail allant en effet de pair pour la plupart des enquêtés avec la dévalorisation de ceux qui, ne remplissant pas cette obligation morale, seraient « assistés ». Si cette dévalorisation peut apparaître comme une modalité de distinction ancienne des fractions stables et « établies » envers les catégories perçues comme inférieures, mais relativement proches dans l’espace social (Elias & Scotson, 1997 [1970]), la prégnance de ce discours sur les « assistés » est aussi la conséquence de sa diffusion plus récente au travers des politiques sociales et de représentations stigmatisantes des classes populaires.

« Être actif » : mise à distance des « assistés » et des « cas soc’ »

27Faire pour soi-même et pour ses proches revient en effet à mettre en avant sa capacité à « s’en sortir » seul, à ne pas être « assisté ». La fréquence de la dénonciation de l’« assistanat » dans les entretiens n’est pas surprenante tant la multiplication de ces discours, et leur diffusion politique et médiatique, est symptomatique d’une « crise de légitimité de l’État social » (Duvoux, 2009) et d’une évolution des politiques sociales (Castel, 2009) qui conduisent à dénier les causes structurelles de la pauvreté pour l’imputer à une responsabilité individuelle. Ces politiques « proactives » s’accompagnent d’une injonction à l’ « activité » qui conduit à soupçonner les bénéficiaires des aides sociales d’en « profiter », voire d’en abuser, mais aussi l’ensemble des individus à apporter des preuves de leur propre mérite. Un des effets de ces politiques qui visent à une « société de pleine activité », pour reprendre l’expression de Robert Castel qui l’oppose à la société salariale, est d’accroître les clivages et concurrences internes aux classes populaires.

28Les monographies permettent de rendre compte, à partir des pratiques associatives, des modalités de cette remise en cause largement diffusée de l’État social, de la stigmatisation des fractions précaires et de la prégnance de l’opposition entre les personnes qui « travaillent », sont « actives » et « s’en sortent » – parfois difficilement – par ce biais, et celles qui seraient « aidées » – sous-entendu « trop » aidées – et qui seraient dès lors amenées à « se laisser aller ».

Jean Audouin mobilise, lorsqu’il évoque les politiques et les aides sociales dans les domaines du logement, de la santé et du chômage, la figure du « profiteur » ou, plus rarement (hors enregistrement), celle de l’« assisté » ; figures qui s’opposent à ceux qui, comme lui, s’en sortent par le travail : « le social, ça a peut-être été bien, mais ça a été trop loin, ça a empêché beaucoup de gens de se prendre en main, d’évoluer ». Quand il raconte ses propres pratiques associatives (direction d’un club de natation), il met en revanche en avant le fait qu’il s’est « lancé » quand on l’a sollicité, même si ce n’était « pas facile ».

29Discours de distinction vis-à-vis de fractions des classes populaires jugées inférieures, celui-ci prend par moments la forme plus directe d’une critique des familles populaires déviantes, que les ménages enquêtés sont – ou ont été par le passé – amenés à côtoyer dans la sphère résidentielle. C’est alors sur le mode de la mise à l’index des familles précaires du voisinage que cette dévalorisation est effectuée, la disqualification des voisins « qui restent à ne rien faire » entrant en résonance avec le sentiment que, dans les associations et activités bénévoles, ce sont « toujours les mêmes » qui s’investissent et donnent de leur temps.

Alain Rigaux le déplore ainsi à propos des accompagnements d’enfants qu’il effectue aux matchs et entraînements, et du bénévolat de son épouse Nathalie à propos à l’école (sorties scolaires, préparation des fêtes, etc.). Cela fait écho pour lui à la distance qui se creuse avec ses voisins, dans leur commune où la population s’appauvrit, car lui travaille au contraire de certains : « Enfin, quand je vois mes voisins qui me regardent partir le matin et rentrer le soir, ils sont là tous en train… dans ma rue là, il y a 80 % de la rue qui ne travaille pas, on est 20 % de travailleurs... sur, je sais pas combien on doit être dans la rue, juste sur mes voisins y’en n’a pas un qui travaille, en face c’est la même chose. […] On les gêne, j’ai l’impression qu’on gêne les gens qui sont autour de moi, pas tout le monde mais les gens qui sont autour de moi j’ai l’impression que je les dérange parce que je pars tôt le matin, je les vois qui sont là, sans rien faire, sans... les enfants c’est la même chose. » Dans le même temps il souligne la difficulté qu’il ressent pour subvenir aux besoins de sa famille – c’est-à-dire lui-même, sa femme qui est au foyer et leurs trois grands enfants – avec son seul salaire et exprime un sentiment d’injustice : « On n’a pas beaucoup de retour, on paye, on paye, on paye. Et puis bon j’ai l’impression qu’on est un peu la vache à lait […]. On n’a plus d’aides, rien que le transport, les billets de train, on n’a pas d’aides de rien du tout, je paye tout tout tout, au point de vue de l’école, au point de vue de tout, le travailleur n’est pas aidé... ».

30L’engagement associatif et les pratiques concrètes qui le constituent, gages d’« activité » au-delà du travail lui-même, participent ainsi à la mise à distance des fractions précaires perçues comme « assistées ». Les enquêtés perçoivent ainsi toutes et tous leur position sociale comme se situant entre un « haut » constitué de dominants, souvent décriés dans la sphère du travail, et un « bas » qui leur sert de repoussoir ; cette perception recouvre toutefois des positionnements plus variés. En effet, au-delà de cette « conscience sociale triangulaire » largement partagée, des différences de posture morale entre ménages et au sein des ménages se dessinent. Les monographies réalisées conduisent ainsi, du fait de leur diversité et de l’évocation des pratiques concrètes et des valeurs morales associées à l’engagement associatif qu’elles permettent, à affiner ce schème général.

Au sein de la conscience sociale triangulaire : des postures morales différenciées

31Cette critique récurrente des « assistés », voire des « cas sociaux » au sens de familles populaires déviantes, apparaît en effet moins unanime que les discours fondés sur une morale de l’activité et une valorisation du travail salarié qui en sont le support. Ainsi, on rencontre chez certains enquêtés l’expression d’une compassion et la défense d’un principe d’aides envers les plus démunis. Si Vanessa Le Coz n’est engagée dans aucune association caritative, elle dit être « pour le social » et « donner » régulièrement aux associations d’aide alimentaire parce qu’elle pense « qu’il y a des gens qui en ont besoin ».

32Par ailleurs, la particularité du dispositif d’enquête adopté permet de faire ressortir non seulement des nuances entre ménages enquêtés, mais aussi des désaccords au sein même de ceux-ci, entre membres du couple ou entre parents et enfants.

C’est particulièrement le cas au sein du ménage Audouin, comme le souligne C. Degout, auteur de la monographie. Jean développe un discours libéral sur le marché du travail et sur l’État, déplorant également les freins à l’« initiative », les « charges » et la « bureaucratie » qui accablent les entrepreneurs, se plaint de se faire « pomper » en tant qu’auto-entrepreneur, et envisage la possibilité de « gruger » pour faire baisser la pression fiscale ressentie.
Sa femme, Manou, assistante familiale, tient des propos bien différents, dans la mesure où elle a le sentiment de travailler « pour le gouvernement » (en fait le Conseil général), et d’être payée par « nos impôts », selon l’expression qu’elle emploie alors même que le ménage n’est pas imposable. Si elle est soucieuse de l’usage qu’elle fait de « l’argent des impôts », elle évoque aussi un rapport privilégié avec « les enfants de la zone » qui viendraient facilement à son contact au sein du centre socio-culturel où elle organise un « café des parents » à destination des familles précaires.

33Ces différences entre ménages enquêtés, et parfois en leur sein même, s’éclairent en grande partie si on les rapporte aux trajectoires socio-professionnelles, aux différences de ressources économiques et culturelles, ainsi qu’aux modalités de perception de leur position dans l’espace social que développent ces enquêtés.

34Ainsi, les discours de dénigrement des « assistés » sont plus nuancés chez les enquêtés qui s’estiment relativement bien lotis. Philippe Chapalain ou Romain Boyer – qui ont connu des trajectoires professionnelles ascendantes les amenant aux marges de l’encadrement – mais aussi Vanessa Le Coz, passée brièvement par l’enseignement supérieur, qui valorise assez fortement son niveau d’emploi, disent tous trois n’être « pas à plaindre » quand ils tentent de se situer socialement. Ce sentiment ne les empêche pas d’exprimer de multiples récriminations mais il traduit l’existence de ressources (matérielles, scolaires, professionnelles, résidentielles) rendant moins nécessaires les stratégies de distinction à l’égard des plus précaires.

35À l’inverse, d’autres enquêtés se présentent davantage comme situés socialement vers le « bas », à travers l’assimilation à des catégories comme celles des « travailleurs », des « petits », mais aussi à travers une crainte diffuse d’être rabaissés (pris pour un « larbin » comme le dit Éric Dufar, ou traitée « comme de la merde » pour Véronique Delage) qui semble exacerber le besoin de se distinguer des catégories inférieures mais proches. Leurs discours de critique forte de l’assistanat peuvent ainsi être lus comme des tentatives de rétablissement d’une frontière parfois ténue, afin de s’assurer qu’ils ne risquent pas d’être confondus, notamment par l’enquêteur, avec ces catégories stigmatisées. On peut parler de manœuvres de « retournement du discrédit » (Duvoux, 2009) lorsque ces discours sont le fait d’individus bénéficiant d’aides sociales ou en ayant bénéficié à l’occasion par exemple d’une période de chômage ou de difficultés économiques transitoires.

Véronique Delage met en avant son « sens du travail » qui lui permet d’« avoir sa bonne conscience pour soi », en précisant que parfois, travailler lui rapporte moins que si elle se mettait au chômage et vivait des aides sociales, et en exprimant un vif ressentiment envers ceux qu’elle imagine faire ce choix. On peut toutefois remarquer, à la suite de M.-H. Lechien et M.-P. Pouly qui ont réalisé la monographie, qu’elle-même bénéficie du RSA, et refuse, étant assistante maternelle, de garder plus de deux enfants pour ne pas en perdre le bénéfice.

36Outre la variation du degré de stigmatisation des « assistés », un autre principe de différenciation des attitudes morales apparaît parmi les enquêtés. Cette critique prend en effet chez certains une connotation ethnique ou raciale, voire raciste, explicite.

Éric Dufar dit ne pas supporter « l’injustice et les gens qui se laissent aller » en forçant les « braves gens » à devoir travailler pour eux. Dans ses propos, les « assistés » qui « profitent du système » au détriment de gens comme lui, qui ne bénéficient d’aucune aide, sont clairement désignés comme des « immigrés ». Éric affirme ne pas aimer les « Arabes » (il utilise le terme ouvertement raciste de « melons »), ni les « Bulgares » ou les « Roms », qui seraient accueillis en trop grand nombre en France et pénaliseraient les « gens qui travaillent ».

37Mais cette lecture assimilant les « assistés » aux « immigrés » n’est pas partagée par tous : certains s’y opposent très explicitement et soulignent le fait que les « assistés » peuvent aussi être « bien français ».

  • 3 La malchance, déformation de l’anglais to lose (perdre).

Critiquant les « fainéants » trop aidés à son goût, Claudine Fournier déplore que les « vrais », c’est-à-dire les personnes qui essaient de s’en sortir par leur travail et leurs efforts, soient trop livrés à eux-mêmes. Elle tient cependant à souligner que, dans son esprit, la distinction ne contient pas de connotation raciste : « Je suis pas quelqu’un de raciste, mais le problème, c’est qu’on aide certaines personnes et on n’aide plus… […] Et puis trop d’aides pour les fainéants aussi qui sont bien français de chez nous et qu’on aide de trop et qu’on pourrait aider des vraies familles en loose3. Bah ouais sur les vrais... les vrais quoi ».

38Il faut souligner que ce second principe de différenciation ne semble pas reposer que sur des distinctions entre des trajectoires sociales plus ou moins stables : Claudine Fournier (ancienne employée de coiffure qui a échoué à se mettre à son compte, désormais caissière) fait ainsi partie des enquêtés aux situations professionnelles les plus incertaines, tandis qu’Éric Dufar, bien qu’étant agent de catégorie C, dispose d’une protection statutaire en tant que fonctionnaire territorial et bénéficie d’un logement de fonction et d’une certaine liberté d’organisation de son temps de travail. L’attention aux positions et trajectoires n’épuisent donc pas l’analyse de ces postures morales différenciées au sein de la « conscience sociale triangulaire ».

39La prise en compte des traits communs aux modalités pratiques et morales de l’investissement dans des activités bénévoles de ces membres de ménages stables des classes populaires, mais aussi de leurs différenciations internes, éclairent alors deux caractéristiques de leurs rapports à la politique : leur distance ambivalente à cet univers, mais aussi les désaccords qui divisent les membres de certains de ces ménages.

Des rapports pratiques et moraux à l’engagement associatif qui éclairent les rapports à la politique

40Les travaux sur la « culture civique » (Almond & Verba, 1963), inspirés de Tocqueville, développent la thèse d’une continuité entre engagements associatifs et intérêt pour la politique. Les enquêtes ethnographiques décrivent pourtant des liens plus complexes entre adhésion associative et politisation. Nina Eliasoph (2010 [1998]) a ainsi montré, à partir de travaux menés aux États-Unis dans diverses associations, qu’y domine un « évitement du politique ».

41Notre enquête, qui ne se déroule pas au sein des associations mais au domicile des ménages, éclaire cette question sous un autre jour : les enquêtés expriment tous une mise à distance voire un rejet de « la politique » formulée justement au nom des pratiques et valeurs à la base de leurs engagements bénévoles, alors que les discussions montrent que ces dernières sont au fondement d’un intérêt pour les questions politiques, et s’accompagnent d’une pratique électorale régulière. Si les choix électoraux évoqués par les enquêtés apparaissent variés, ils sont aussi à l’origine de tensions politiques, dont l’origine tient en partie aux postures morales différenciées de mise à distance des « assistés » qui accompagnent les pratiques associatives.

Une expression de « désintérêt » pour « la politique » trompeuse

42L’affirmation d’une distance à « la politique » est largement partagée : si cela est observé dans bien d’autres enquêtes, il faut souligner qu’au sein de ce corpus d’entretiens, ce rejet repose précisément sur des jugements au travers desquels se retrouvent explicitement, ou en creux, les valeurs qui guident les pratiques d’investissement bénévole des enquêtés.

43Les réactions au moment d’aborder ce thème en entretien sont en général révélatrices d’une volonté de distanciation, de nombreux enquêtés déclarant d’emblée que « ça ne (les) intéresse pas », plusieurs marquant ostensiblement un mouvement de recul ou de gêne. Si certains affichent leur désintérêt sans s’en justifier, d’autres, surtout des femmes, le mettent sur le compte de leur méconnaissance : Françoise Cordier s’écrie « Oh là ! » avec une mimique signifiant qu’elle se sent dépassée ; Véronique Delage se dit « ignorante » en politique et le regrette ; Manou Audouin estime qu’elle n’y « connaî(t) rien » et que ça ne l’« intéresse pas » ; Nathalie Rigaux craint d’être prise en défaut quand les questions abordent la politique car elle « n’y connaî(t) pas grand-chose ».

44Prendre au pied de la lettre ces déclarations de « désintérêt » ou d’incompétence pourrait conduire à penser que ces enquêtés sont « peu politisés », suivant une approche légitimiste du terme (voir Collovald & Sawicki, 1991 ; Pudal, 2009). La mise à distance de « la politique » relève cependant bien plus d’un rejet moral que d’une manifestation d’indifférence parmi ces enquêtés. Comme le soulignent plusieurs ouvrages récents (SPEL, 2016 ; Buton et al., 2016), il faut en effet se défaire d’une analyse univoque sur le désintérêt à l’égard de la politique dans les milieux populaires. Plusieurs enquêtés suivent les actualités par la télévision ou la radio, lisent des fils d’information sur leur téléphone ou sur internet, et certains assidûment. Interrogés sur leurs pratiques de loisirs, les enquêtés déclarent à cette occasion (et alors que la question des informations n’est pas posée explicitement) regarder le journal télévisé très souvent, en particulier durant les repas. Plusieurs couples évoquent les discussions politiques qu’ils ont entre eux, avec leurs enfants adultes ou avec des amis. Enfin, le dispositif monographique favorise l’expression de prises de positions qui ne sont pas directement sollicitées, en lien avec la vie quotidienne ou le contexte local. Les enquêtés exposent ainsi des points de vue souvent argumentés sur le travail, les « assistés », les étrangers, la jeunesse, la consommation, la politique municipale, l’environnement…

45À propos des pratiques de consommation de son ménage (alimentation, décoration, vêtements, voiture…), Régine Leblanc aborde ainsi à plusieurs reprises les problèmes liés au « monde de la consommation » : gaspillage, mauvaise qualité des produits, alimentation néfaste pour la santé. Elle se réfère à l’éducation reçue dans sa famille (elle est fille d’agriculteurs, d’une fratrie nombreuse) pour expliquer son attachement aux pratiques d’autoconsommation (potager, couture, bricolage). Elle déplore la perte de ces valeurs et savoir-faire parmi les « jeunes générations », pointe le danger du « consumérisme », et raconte comment un de ses frères, livreur de poudre de lait pour l’alimentation des veaux, est devenu végétarien après avoir observé les techniques de gavage et de traitement hormonal. Elle fréquente un forum de consommatrices sur internet, qui est l’occasion de conférer à des pratiques quotidiennes une valeur morale et politique où se mêlent, comme l’analyse M. Cartier à l’issue des entretiens, bonne gestion domestique et défense de l’environnement :

On s’envoie des tuyaux, y en a qui s’apprécient… […] Puis sinon les questions de l’environnement euh durable, de la vie de famille, de la cuisine et de la consommation en général quoi. C’est un sujet qui m’interpelle et qui me concerne. […] Moi je suis assez sur le « pas de gaspillage » et on se retrouve groupées à se dire : « On fait la même chose individuellement et en fait, on est un max de personnes à faire notre tri recyclable des ordures ménagères ou d’autres trucs comme ça pour pas gaspiller. Donc c’est un p’tit virus qui me plaît [petit rire] ».

  • 4 Voir dans ce numéro l’article de Gérard Mauger et Marie-Pierre Pouly « Enquêter en milieu populaire (...)

46Par ailleurs, en ce qui concerne le vote, les personnes rencontrées adhèrent dans leur ensemble à la « norme participationniste » : elles déclarent ainsi être inscrites sur les listes électorales, être des électeurs réguliers, du fait d’un sentiment de devoir électoral. Alors qu’ils se montrent peu confiants sur la possibilité de faire « changer » les choses en votant, Jean Audouin indique aller régulièrement voter parce qu’« il faut bien », Vanessa Le Coz estime ainsi qu’« au moins [elle a] fait [s]on acte citoyen », de même que son compagnon Samuel Bidaud dit « avoir envie de faire [s]on travail de citoyen », tandis qu’Alain Rigaux résume « on nous a donné le droit de vote alors on a toujours voté ». Régine Leblanc a une expression éloquente qui souligne parfaitement le mélange du sentiment d’obligation et de celui de faire valoir un droit : « C’est un devoir auquel on a droit ». Car ce devoir électoral est aussi valorisé comme une occasion d’exprimer son point de vue. Pour Régine Leblanc ou Claudine Fournier, c’est ainsi l’occasion de « donner son avis », ou encore de « pouvoir râler » (Henry Vasseur). Chez certains, un même sentiment qui se manifeste dans leurs engagements bénévoles : ils permettent d’« ouvrir sa trappe », comme le dit Véronique Delage. Pour plusieurs enquêtés, on peut d’ailleurs faire l’hypothèse que l’acceptation de la relation d’enquête repose précisément sur ce ressort4.

47À rebours d’une image trop uniforme des classes populaires marquées par un niveau élevé d’abstentionnisme, les travaux de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen (2007) ou de Camille Peugny (2015) mettent en lumière l’hétérogénéité interne aux groupes des ouvriers et employés en matière de participation électorale, et pointent le rôle des mobilisations familiales ou de l’espace local, mais aussi des univers professionnels et de la stabilité de l’emploi. Un niveau de participation électorale apparemment plus élevé chez nos enquêtés est cohérent avec le fait que cette participation est en moyenne plus forte parmi les adhérents des associations (Burricand & Gleizes, 2016), mais ceci est aussi à mettre en relation avec leurs caractéristiques sociales : s’ils ne se situent pas tous exactement dans les mêmes strates des classes populaires, ils connaissent (au moins pour un des deux membres du ménage) une stabilité professionnelle, ce sont des couples avec enfants, pour beaucoup propriétaires, avec une forte ancienneté résidentielle, souvent dans de petites communes, autant de caractéristiques qui tendent à augmenter le niveau de participation.

48Loin d’exprimer une indifférence pour les enjeux politiques ou d’intérêt général, l’expression du « désintérêt » indique donc plutôt une démarcation qui découle du rejet moral (plusieurs parlent de « dégoût ») d’un univers auquel on ne veut pas être associé, mais aussi de la dévalorisation des rapports abstraits ou intellectuels à l’engagement. Alors que ces femmes et hommes actifs dans des associations, des syndicats, ou des pratiques d’entraide locale valorisent le fait de se rendre utiles à travers des actions très concrètes de dons matériels, de production d’objets ou de tâches manuelles, de prise en charge des autres ou de sociabilité directe, « les politiques » sont décrits comme éloignés des réalités du quotidien, impuissants ou inefficaces, agissant pour leurs intérêts, et parfois malhonnêtes : « ils paradent beaucoup », on ne « peut pas leur faire confiance » car ils « magouillent » (Alain Rigaux), ils ne tiennent pas leurs « promesses » (Régine Leblanc), quel que soit leur parti ce sont « tous les mêmes » (Éric et Cécilia Dufar), ce sont des « profiteurs », « coupés de la réalité », et la distance qui les sépare de « nous » est un « fossé » (Henry Vasseur).

49C’est en outre souvent pour s’en démarquer dans l’évocation de leurs propres pratiques associatives que les enquêtés convoquent ce repoussoir. Jean Audouin prend ainsi tout particulièrement ses distances avec « la politique » et « les politiciens » : à propos de la fondatrice du club de natation qui a exigé d’en être présidente, il note que « c’est un peu comme en politique » ; à propos d’une candidate aux élections municipales qui a promis de faire venir des entreprises puis n’a jamais donné suite : « c’était purement politique » ; il condamne vigoureusement le curé qui a appelé à participer à la « manif pour tous » (c’est-à-dire contre la loi instituant le « mariage pour tous ») en 2013, sans qu’on sache ce que lui-même en pense sur le fond, mais parce que « c’est de la politique ». Il semble que cette réaffirmation est d’autant plus nécessaire pour lui qu’il s’est rapproché des acteurs de la vie politique communale en devenant vice-président du club de natation, puis élu municipal pendant une mandature.

50En effet, si la condamnation morale de « la politique » peut aller de pair chez certains avec un réel éloignement à l’égard des acteurs et institutions politiques, elle n’exclut pas pour d’autres des formes de proximité à la politique institutionnelle et notamment à l’échelle locale.

De la méfiance à la familiarité

51Dans certains cas, le rejet et la méfiance envers le monde politique, mais aussi la faible maîtrise d’une grille de lecture des pratiques et positionnements qui y prennent place, en général partagés par les deux membres du couple, rendent impossible une participation à cet univers.

52Pour d’autres personnes rencontrées, la mise à distance de « la politique » est plus sélective, leur pratique associative les conduisant, en dépit de critiques morales, à faire des distinctions selon les élus et à envisager une participation à la vie politique locale, même sous une forme limitée et ponctuelle, selon des processus proches de ceux observés par Camille Hamidi (2010) dans des associations culturelles de banlieue, ou par Cyrille Rougier (2012) dans un club de football à Limoges. Certains enquêtés témoignent ainsi d’une acculturation partielle à la politique militante ou institutionnelle au niveau local, dans les réunions de quartier, comme Régine Leblanc qui aime participer à la « vie du quartier », prendre la parole lors des réunions publiques organisées par la mairie pour y porter des revendications liées à son statut de riveraine ou à son métier d’assistante maternelle. Ou plus encore, au sein du conseil municipal, comme Françoise Cordier et Jean Audouin qui se singularisent par leurs expériences de conseillers municipaux. Ces deux enquêtés sont les seuls à posséder un réel capital d’autochtonie lié à leur ancrage local et à leurs investissements associatifs multiples. Cette ressource les a conduits à être sollicités (on est « venus les chercher », racontent-ils) pour se présenter comme conseillers municipaux. Ces expériences de participation directe à la vie politique locale apparaissent toutefois délicates et limitées, Françoise et Jean investissant leur rôle d’élu sur un registre éminemment pratique et dépolitisé, très similaire à celui de leurs engagements associatifs.

Françoise Cordier raconte comment un voisin, conseiller général et municipal, est venu lui proposer de figurer sur une liste électorale. Elle a refusé une première fois, mais il est revenu avec sa femme qui aurait selon elle insisté, la poussant à accepter de « représenter la classe ouvrière » (elle était alors ouvrière dans la principale usine de la commune). Devenue conseillère municipale, Françoise se souvient que cette période a été très « stressant[e] » pour elle. Si elle semble en garder malgré tout un bon souvenir, son récit est marqué par le sentiment de son manque de compétences. Très active dans une association de promotion du patrimoine local, elle s’investit dans ce domaine où elle se sent plus à son aise, la notion de « culture » étant réinterprétée selon des modalités très matérielles : « Bah c’est un conseil municipal, après moi j’avais fait partie de la commission culture, culture et les espaces verts, les trucs fleuris tout ça. J’ai été mis là-dedans. […] Il fallait prendre quelque chose absolument hein ! Alors bon si c’était les finances c’était HORS de question. Si c’était équipement tout ça... Hooooo j’me voyais pas là-dedans. » Françoise faisait notamment office d’ouvreuse ou tenait le bar lors des manifestations culturelles de la salle communale (théâtre, danse, musique). Comme le souligne M. Sorin, qui a rédigé la monographie, les relations avec les membres du conseil ne se sont pas transformées en relations amicales (ils ne se sont jamais invités à manger les uns chez les autres par exemple).

53La distance et la méfiance d’emblée affichées à l’égard de « la politique » recouvrent donc en réalité des degrés et des formes de politisation différents selon les individus : d’une condamnation profonde et globale envers les partis et les élus chez les uns jusqu’à des formes de familiarisation – même limitées – à la vie politique locale chez les autres. Ces rapports contrastés à la politique militante et institutionnelle peuvent dès lors créer des tensions quand les deux types de postures coexistent au sein d’un même ménage, mettant au jour les différences de socialisation et de ressources entre les membres du couple.

Le cas de la famille Rigaux en est exemplaire. Alain est issu d’une famille « de gauche ». Son adhésion à la CGT relève d’une socialisation professionnelle (selon lui, 99 % des chauffeurs de son entreprise sont syndiqués à la CGT) mais aussi familiale : « Mon père était à la CGT, mon grand-père aussi, on a toujours été plutôt milieu travailleur, ouvrier, donc mes grands-parents, ils étaient dans les mines, c’était Parti Communiste, mon beau-père était pareil donc on a toujours été du côté ouvrier. » Malgré cela, et le fait qu’il affirme voter régulièrement, sa distance à la politique est forte. Ainsi il ne se souvient pas du nom du maire de sa commune, a du mal à le positionner, explique n’avoir jamais lu un programme complet et conclut de façon générale : « On s’intéresse pas trop à la politique […], la droite, la gauche [soupir] c’est pas vraiment un truc qu’on suit. » Il manifeste des formes de perte totale de confiance envers la politique (dont il dit « avoir horreur »). Très critique sur « les politiques » en général, il relativise aussi l’opposition droite/gauche : « Que ce soit l’un ou l’autre, c’est toujours pareil, il n’y a rien qui change. »
Par contraste, Thomas, l’aîné de leurs trois garçons mais aussi le plus scolarisé, apparaît particulièrement politisé. Vivant désormais à Lille, même s’il rentre souvent, il prépare au moment de l’entretien le CAPES d’histoire-géographie. Ses engagements au Parti Communiste, aux Jeunesses Communistes, à l’UNEF, à la Fédération des étudiants en résidence universitaire, auxquels il consacre tout son temps libre, l’ont fait accéder à de nombreux mandats dans les instances universitaires. Il possède par ailleurs des compétences politiques beaucoup plus affirmées que celles de ses parents : il considère par exemple que l’absence d’étiquette du maire de la commune cache en réalité une orientation « divers droite », vote de façon privilégiée pour le Front de gauche (formation politique allant de la gauche à l’extrême gauche), décrit dans l’entretien ses positions « socialistes mais au sens premier du terme, au sens du xixe siècle ».
Cependant, comme il le raconte aux enquêteurs, A. Younsi et A. Bouamama, eux-mêmes étudiants et politisés, ses parents ne sont pas au courant de ses multiples engagements, car il craint leur réaction et ne veut pas de « rupture » avec eux. Les discussions en famille sont en effet parfois animées lors des dîners pris devant la télévision allumée. Les désaccords se manifestent en particulier sur les questions sécuritaires et sur l’immigration. Nathalie, dont l’éloignement à la politique est encore plus prononcé que pour Alain, se fixe pour mission de temporiser ces divergences : « Ils ont pas le même âge déjà, ils ont peut-être pas les mêmes opinions, ils voient différemment les choses, alors donc… souvent quand ils abordent un peu, je dis “eh, on est en train de manger alors c’est pas le moment de parler de ça, parlons d’autre chose”. »

54Les différences de socialisation scolaire, professionnelle, mais aussi de genre et de génération, et celles liées à l’inégal ancrage local apparaissent ici fortement, y compris au sein d’un même ménage. Les pratiques électorales dont les enquêtés font état lors des entretiens donnent à voir de façon encore plus nette ces variations et les conflits qui peuvent en découler au sein des familles populaires.

Des rapports contrastés au vote FN : tensions politiques et morales

55Au-delà d’un civisme électoral partagé, les pratiques électorales s’avèrent hétérogènes. Nous manquons d’éléments de contextualisation pour interpréter les votes dont il est question dans les entretiens de manière déclarative et rétrospective (sur ces points, voir SPEL, 2016 et Buton et al., 2016) mais on peut malgré tout souligner que très peu d’enquêtés votent de manière homogène à droite ou à gauche, du fait des décalages (bien connus) entre les critères de vote au niveau national et au niveau local, mais aussi du caractère très conjoncturel de chaque décision de vote, même si ceux qui témoignent d’une socialisation politique familiale, locale, professionnelle ou estudiantine déclarent des votes à gauche nettement moins variables que les autres.

56À défaut de pouvoir proposer des analyses fouillées sur les votes passés déclarés par les enquêtés, nous voudrions nous centrer sur un point souvent placé au cœur du questionnement des pratiques électorales des classes populaires contemporaines : la question du rapport au vote FN. Plusieurs enquêtes récentes montrent l’importance de le replacer au sein de trajectoires de votes, et de l’interpréter au regard d’autres pratiques, et de perceptions subjectives de sa propre position sociale, afin de rendre compte de la grande diversité des processus qui le sous-tendent (Mauger & Pelletier, 2016 ; Pudal, 2016 ; Marchand-Lagier, 2015). Nos matériaux empiriques, confrontant les points de vue de plusieurs membres de mêmes ménages, permettent d’éclairer un autre point central mais peu pris pour objet : ce vote, qui peut apparaître comme banalisé, révèle pourtant parfois de forts clivages au sein de couples ou de familles.

57Si une partie des enquêtés déclarent avoir voté pour le FN, pour d’autres un tel vote est impensable. Ces postures contrastées renvoient principalement à deux éléments : les jugements moraux différenciés sur l’État social évoqués supra, mais aussi les formes de socialisation familiale, scolaire et professionnelle.

58Le double rejet « des politiques » et « des assistés » (et des étrangers qui y sont parfois assimilés) alimente ainsi chez certains le vote FN. Quelques enquêtés sont prêts à évoquer et à expliquer leurs pratiques de vote pour le FN, même s’ils ont tendance à les relativiser : ils affirment n’avoir voté pour ce parti qu’une fois, ou à de rares occasions, n’affichent pas une adhésion totale avec ses orientations, tout en admettant être séduits par certains arguments.

Si Éric Dufar votait souvent PS aux élections locales, parce que le maire sortant était son « patron », il confie à O. Masclet avoir voté pour Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2012 (il dit avoir voté pour Nicolas Sarkozy en 2007 et blanc lors du deuxième tour). Il explique qu’il n’aurait jamais pu voter pour Jean-Marie Le Pen, mais qu’à cette occasion, il a voté pour sa fille « pour faire chier les gens ». Ce vote FN est très cohérent avec le discours général sur les assistés et sur l’immigration que tient par ailleurs Éric (voir supra).

59Néanmoins, et même si ce double rejet des « politiques » et des « assistés » est très partagé par les enquêtés de notre corpus, il s’accompagne, comme nous l’avons vu à propos de l’évocation des fondements moraux de l’engagement associatif, de différences de degré dans la critique de l’État social, et de différenciations dans le fait d’assimiler ou non « assistés » et « étrangers ». Cette posture n’empêche donc pas certains de rejeter explicitement le vote FN. C’est le cas des plus politisés, se situant clairement à gauche, et dont les fondements du positionnement sont à rechercher dans une socialisation familiale, locale ou syndicale (Florence et Max Torelli, Chantal Monlouis), mais aussi, pour les plus jeunes, une socialisation estudiantine (Romain Boyer, Thomas Rigaux, Vanessa Le Coz).

60Mais c’est aussi le cas d’enquêtés très peu politisés, qui se démarquent du vote FN au nom d’un antiracisme de principe et de la peur du chaos associé à ce parti, y compris chez ceux qui reconnaissent explicitement avoir été tentés par le vote FN, donnant à entendre leurs dilemmes et hésitations.

Myriam et Nicolino Sanatanazefi affirment ne pas s’intéresser beaucoup à la politique mais votent néanmoins régulièrement. En 2007, Myriam a voté pour Nicolas Sarkozy, et Nicolino pour Ségolène Royal parce que « ça changeait » : « Je ne suis ni de droite ni de gauche, moi j’m’en fous un p’tit peu. Mais là je voulais un changement, une présidente femme pour voir, ben elle n’est pas passée. » En 2012, ils ont voté pour François Hollande, mais ils ne peuvent pas dire pourquoi, faute de posséder les compétences linguistiques et politiques requises, mais aussi parce que leur vote semble avoir été guidé par le courant dominant, analyse O. Masclet, auteur de cette monographie.
Tous deux affirment n’avoir jamais voté pour le FN, parce que l’image de J.-M. Le Pen comme représentant d’un parti « raciste » rendait ce vote inenvisageable. Il faut mentionner que le père de Myriam, avec qui elle a très peu de liens, est algérien, et que Nicolino, qui est réunionnais, a la peau mate, mais ils ne font jamais référence à ces origines et se considèrent comme « français-français ». Nicolino semble davantage tenté par le vote FN depuis que Marine Le Pen dirige le parti : elle lui semble « moins stricte, moins raciste ». Mais il ne peut envisager de voter pour un parti dont il estime les chances de l’emporter à peu près nulles : « Les gens qui vont pour Le Pen veulent dire qu’ils ne sont pas d’accord avec le système […], ça sert à rien parce que le Front national ne passera jamais. » Myriam redoute pour sa part les orientations de ce parti et son arrivée au pouvoir serait à ses yeux synonyme de danger, même si elle juge qu’il y a trop d’étrangers : « Pour moi Le Pen c’est le racisme, c’est… Après… tout dépend ce qu’elle veut faire. Y’en a qui disent qu’elle veut renvoyer tous les étrangers chez eux. Mais si c’est ça, ça va être la guerre, donc voilà, c’est des risques… Trop. Faut pas non plus… le merdier quoi. C’est vrai qu’il y en a qui feraient bien de retourner dans leur pays mais après on ne peut pas non plus… On n’est pas raciste donc on ne va pas… […] C’est sûr que si on renvoyait les étrangers chez eux, y’aurait plus de boulot pour nous, quoi, pour les gens qui sont français-français. Mais c’est une guerre quoi. ».

61Ces tiraillements peuvent aussi s’incarner à travers différents membres d’un même ménage, soulignant des divergences dans le rapport à la politique et plus spécifiquement des clivages entre tentation du vote d’extrême-droite et attachement moral au caractère inacceptable de celui-ci, comme dans le cas du couple constitué par Vanessa Le Coz et Samuel Bidaud, analysé par l’enquêtrice S. Delcroix.

Ils partagent un point commun avec nombre de nos enquêtés, celui de se dire déçus par la politique et les « politiciens ». Vanessa explique même qu’elle est « dégoûtée » par la situation actuelle, qu’elle ne « comprend plus rien », qu’elle a « l’impression qu’on n’a aucun pouvoir ». Son père lui a transmis l’idée que voter est important et elle a passé un an en première année de sociologie à l’Université de Rennes (sans assister souvent aux cours), où elle semble avoir acquis des repères sur le monde politique. Évoquant la scolarisation de ses filles, elle condamne par exemple la stigmatisation subie par une élève métisse au collège du secteur. Elle valorise par ailleurs l’existence d’aides sociales, dont ses parents ont manqué selon elle. Elle ne vote que depuis 2012, à gauche ou à l’extrême-gauche. Elle se dit à présent tentée par le vote blanc, ne pouvant se résoudre à l’abstention. De façon plus indirecte, elle évoque aussi la crainte du vote FN : « Non mais les gens, ils vont plus aller voter… Ils vont vouloir de l’extrême mais de l’extrême droite, quoi. [Petit silence] »
Si elle pointe cette menace, c’est précisément parce qu’elle sait que Samuel a voté pour le FN aux dernières élections départementales, alors qu’il votait jusque-là à gauche ou à l’extrême gauche. Elle est choquée que ce dernier ne s’en cache pas et se montre prêt à justifier son vote : alors qu’il affirme qu’il « étai[t] socialiste » (il a notamment voté PS à l’élection présidentielle de 2012) et qu’il s’intéressait auparavant à la politique, il dit être devenu « méfiant », « déçu », être tenté par l’abstention, ne plus croire dans les discours politiques ou encore dans la possibilité d’une action politique efficace. Il présente alors son vote FN comme une manifestation de mécontentement destinée à envoyer un message au gouvernement, pour lequel il dit regretter d’avoir voté. Issu d’une famille qu’il définit comme « de gauche », Samuel s’en démarque : tout en soulignant que ses parents étaient « pour le social », il ajoute que « le social sans tomber dans l’assistanat, c’est pas simple ». Mais il relativise aussi la portée de son vote en indiquant qu’il ne souhaite pas vraiment l’arrivée au pouvoir du FN : « L’autre fois, comme j’étais en colère, extrême droite. Je voulais voir ce que ça fait “oh putain, je l’ai mis” [Rire]. […] Je crois quand même que j’irai au deuxième tour mettre mon bulletin de gauche si vraiment il y a un souci. C’est ce que j’aurais fait d’ailleurs si ça avait passé, s’il y avait eu à un moment donné un vote euh… […] mais bon après, peut-être qu’un jour, je me rendrai compte que les idées de droite, c’est pas si mauvais, je sais pas [Rire]. Ouais. J’ai été élevé aussi comme ça, à penser à gauche donc… » Ce faisant, Samuel souligne la force de rappel de sa socialisation familiale mais également sa remise en cause actuelle. Ainsi, s’il dit « ne pas se retrouver dans les propos » du FN, il ajoute « mais ni dans les autres groupes en fin de compte ».
Tout en le réprouvant profondément, Vanessa tente de justifier le vote de son compagnon. Elle semble ainsi vouloir s’assurer que l’interlocuteur ne puisse imaginer Samuel « raciste » ou « fasciste ». Dans le même temps, elle souligne le caractère impensable à ses yeux du vote FN, malgré des convergences idéologiques entre la vision du monde de Samuel et le FN : « Samuel, il commence à faire des trucs, il vote pour des choses, euh… […] Des choses complètement contre ce qu’il pense et juste pour faire bouger les choses, quoi. Et ce qu’il y a, c’est quand tu discutes avec plein de gens, il y a plein de gens, c’est comme ça. Il y a plein de gens, ils vont aller voter FN juste pour… Parce qu’ils en ont ras le cul de tout le reste. Mais moi, je peux pas, quoi. Moi, ça, c’est un truc, je peux pas, quoi. Je pourrai jamais. […] Samuel, non, quoi “allez” [elle prend une grosse voix] et puis il s’en cachera pas, quoi. Enfin… Même s’il est aucunement… Enfin, il est pas du tout… Il y a… Je pense qu’il y a des choses, il est d’accord avec eux sur certaines choses quoi. Mais… Mais pas sur tout, bien sûr, sur tout le côté raciste, fasciste et raciste, il l’est pas mais il y a des choses auquel il croit, quoi. ».

62Les éléments rassemblés dans la monographie de ce ménage permettent de faire des hypothèses sur l’écart qui semble se creuser entre Vanessa et Samuel au fil de leurs trajectoires personnelles et de couple et donne à voir les effets durables de la scolarité dans les rapports à l’avenir et à la politique. Ils ont grandi dans la même petite commune, dans des familles plutôt « à gauche », et ont tous deux partagé des voyages lors d’une jeunesse « bohème » où ils fréquentaient ensemble des fêtes techno. Mais Vanessa est passée par un bac général, puis par l’université (en sociologie) sans obtenir de diplôme et est très proche de ses parents (ouvriers stables). Sur le plan professionnel, elle est engagée dans une trajectoire ascendante, encore inaboutie : elle a récemment connu une rétrogradation professionnelle mais reste confiante dans son avenir professionnel, dans lequel elle s’investit pleinement. Samuel, dont les parents, de petits exploitants agricoles, sont décédés, a connu un parcours professionnel plutôt réussi, mais semble nettement moins investi dans une logique de carrière promotionnelle : bachelier professionnel, il se satisfait de la position professionnelle atteinte et tient à se définir encore comme ouvrier.

63Les cas abordés illustrent la variabilité entre enquêtés et parfois l’instabilité des votes pour une même personne, mais ils montrent également combien rendre compte des tensions morales et politiques internes aux ménages concernant le vote FN est central pour analyser les pratiques électorales des classes populaires contemporaines, alors que les matrices collectives de politisation ont reculé. Ils invitent à étudier comment de « petites différences » de trajectoires et de ressources peuvent être à l’origine de divergences morales et politiques croissantes.

Conclusion

64Si notre enquête, fondée sur des entretiens approfondis menés dans des contextes socio-locaux différents, ne permet pas d’accéder aux interactions et aux pratiques concrètes, à l’inverse d’une enquête localisée par observation des réseaux d’interconnaissance, elle éclaire néanmoins de manière originale les engagements à la fois « civiques » et « sociables » (pour reprendre les termes de J.-N. Retière) de ménages populaires stables. Le dispositif des monographies de ménages permet en effet de mettre en lien ces engagements avec toute une série de pratiques sociales généralement exclues de l’analyse dans une enquête sur les sociabilités et les engagements et avec les jugements moraux qui s’expriment à cette occasion. Les membres de ces ménages stables et ancrés localement ont en effet de nombreux engagements de proximité à travers lesquels ils nourrissent des liens de sociabilité et se « font plaisir » par des activités souvent matérielles, mais qui leur permettent également d’affirmer une morale du travail et de l’activité. Si ces pratiques et cette morale s’accompagnent d’une mise à distance des « assistés » et sont associés à une « conscience sociale triangulaire » qu’elles révèlent et renforcent, celle-ci prend cependant des formes contrastées : elle peut supposer un rejet de l’État social, ou au contraire sa valorisation, et comporter une dimension racisante, ou s’en démarquer. Cette morale de l’activité qui sous-tend l’investissement associatif porte à une condamnation très partagée des « politiques » et de « la politique » mais les entretiens témoignent d’un intérêt pour de multiples questions politiques et donnent à entendre l’expression de jugements et opinions.

65Néanmoins, en dehors de quelques enquêtés dont la socialisation politique familiale a été redoublée par une socialisation syndicale ou estudiantine qui les ancre politiquement (le plus souvent « à gauche »), la variation des votes et les tensions morales qui les accompagnent au sein des ménages, ou chez les individus eux-mêmes, sont frappantes. Cette mise à distance de « la politique », parmi des bénévoles sensibles aux normes de « civisme », et ces divergences témoignent en effet des conséquences de l’affaiblissement, y compris au sein de fractions stables et ancrées localement des classes populaires, des processus de socialisation politique familiaux, professionnels, locaux ou partisans qui ont prédominé jusqu’aux années 1990 dans les quartiers et communes rurales populaires.

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Notes

1 Programme de recherche « Le “populaire” aujourd’hui. Les recompositions sociales et culturelles des mondes ouvriers et employés contemporaines » coordonné par Olivier Masclet et financé par l’ANR.

2 Voir l’introduction de ce numéro.

3 La malchance, déformation de l’anglais to lose (perdre).

4 Voir dans ce numéro l’article de Gérard Mauger et Marie-Pierre Pouly « Enquêter en milieu populaire. Une étude des échanges symboliques entre classes sociales ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Séverine Misset et Yasmine Siblot, « « Donner de son temps » pour ne pas être des « assistés » », Sociologie [En ligne], N° 1, vol. 10 |  2019, mis en ligne le 15 février 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/4950

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Auteurs

Yasmine Siblot

Yasmine.Siblot@univ-paris8.fr
Professeure en sociologie, Université Paris 8, Cresppa-CSU - Cresppa-CSU, 59 rue Pouchet, 75017 Paris, France

Articles du même auteur

Séverine Misset

severine.misset@univ-nantes.fr
Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Nantes, CENS (UMR 6025) - Centre nantais de sociologie (CENS), Chemin de la Censive du Tertre, Bât. A, BP 81227, 44312 Nantes cedex 3, France

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Droits d’auteur

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