1À l’image d’autres univers artistiques, le cinéma français est généralement présenté comme un espace structuré par une opposition entre un pôle artistique peu doté financièrement et un pôle commercial dans lequel les ressources économiques sont élevées et jouent un rôle central. Lors d’un discours prononcé pendant la cérémonie des Césars en 2007, la cinéaste Pascale Ferran dressait le constat d’une « fracture » (ou polarisation) croissante, qui interviendrait au détriment des films dits « du milieu ». Au même moment, le sociologue Julien Duval, étudiant la structure du champ cinématographique français, mettait en évidence « deux sous-espaces qui s’opposent sous certains rapports, mais ne se laissent pas séparer par une ligne de partage objective » (Duval, 2006, p. 115). Les trajectoires professionnelles des artistes s’inscrivent dès lors entre ces pôles, dont le degré de porosité varie selon les configurations historiques.
2Au-delà même des univers artistiques, l’analyse en termes de champs permet de penser à la fois la temporalité des agents et celle des structures qui contraignent leurs trajectoires autant que les agents les transforment en retour. Mais elle le fait le plus souvent « par le haut », en examinant la capacité d’agents singuliers à renouveler les « règles » du champ (Matonti, 2005 ; Hauchecorne, 2009), ou en étudiant les transformations des espaces sociaux sous l’effet de changements démographiques, économiques ou politiques (Bourdieu, 1992, 2013). À l’inverse, des enquêtes attentives aux acteurs ordinaires (Perrenoud & Bois, 2017), à leurs conditions d’entrée (Cardon & Pilmis, 2013 ; Mauger, 2006, 2007) et de maintien (Bastin & Machut, 2016 ; Nicourd, 2015) dans une carrière, ont mis en évidence leurs destins contrastés, selon une approche « par le bas » qui opère rarement l’objectivation statistique de l’espace social dans lequel ces carrières s’inscrivent. À l’intersection de ces deux mouvements, nous proposons d’étudier comment les principes de différenciation d’un espace social contraignent les carrières et en retour la façon dont les carrières éprouvent l’intensité de ces différenciations, jusqu’au cas limite de « segments professionnels » (Strauss, 1992) strictement cloisonnés. Nous introduisons pour ce faire des techniques statistiques d’« analyse de survie », permettant une mise à l’épreuve de l’articulation entre structure d’un espace social et dynamique des carrières en son sein.
- 1 Le CNC qualifie de « films d’initiative française » des films dont le financement est majoritaireme (...)
3Notre analyse porte sur les réalisateurs et réalisatrices d’un premier long métrage français. En nous appuyant sur l’exploitation d’une base de données originale réunissant l’ensemble des films d’initiative française (FIF)1 pour la période 2000-2010 (voir encadré méthodologique), nous examinons dans quelle mesure les chances de survie professionnelle des cinéastes à l’issue d’un premier long métrage sont liées aux conditions dans lesquelles s’amorcent leurs carrières.
- 2 Estimation par la méthode de Kaplan-Meier (voir ci-après). Donner l’estimation après une durée de c (...)
4Cette focalisation sur le début de la carrière constitue un parti pris à la fois méthodologique et théorique. Elle nous permet d’analyser une population importante, l’ensemble des réalisateurs et réalisatrices d’un premier long métrage français, responsables de près de la moitié de la production cinématrographique d’initiative française sur la période étudiée. Elle nous permet également de mettre au centre de notre analyse la question du maintien ou de la sortie de carrière : pour les cinéastes dont le premier long métrage est sorti entre 2000 et 2010, la probabilité d’en réaliser un deuxième dans les cinq années qui suivent n’est que de 28 %2.
- 3 En référence à l’analyse que propose Danilo Martuccelli (2015) des mises en œuvre sociologiques de (...)
5Ces sorties de carrière précoces constituent une caractéristique bien connue des univers artistiques (Hirsch, 1972 ; Menger, 1991). Elles sont généralement analysées à la lumière de l’incertitude qui caractérise ces univers. En l’absence de réalisation antérieure de même type, le succès que les artistes et leurs partenaires peuvent anticiper est particulièrement incertain (McDonald, 1988), ce qui justifie, en France, l’existence de dispositifs d’aide spécifiques aux premiers films, ces derniers constituant une mise à l’épreuve3 des cinéastes « débutants ». On peut voir dans cette première étape l’un de ces « tournois de comparaison » (Menger, 2009, p. 287) qui contribuent à expliquer les écarts spectaculaires de succès dans les univers artistiques. Mais l’épreuve du « premier film » a-t-elle la même forme et les mêmes conséquences pour tous les nouveaux cinéastes ?
6Pour répondre à cette question, nous commencerons par étudier la structure de l’espace des films français qui – pour les premiers films comme pour l’ensemble des films – s’avère principalement différencié selon les niveaux de devis des films et, de façon secondaire mais non négligeable, selon les dimensions symboliques de leur réception. Nous analyserons ensuite les conditions de la survie des cinéastes après leur premier film en montrant que leur point d’entrée dans cet espace professionnel hétérogène influence leur capacité à se maintenir en activité au-delà de leur premier long métrage. Nous pourrons alors interroger les possibilités de circulation entre des sous-espaces dont il faudra évaluer le degré de porosité ou, au contraire, de cloisonnement (Dubois & François, 2013 ; Giuffre, 1999). Nous verrons en effet que les carrières se déploient selon des modalités différenciées au sein de ces sous-espaces, ce qui conforte l’idée d’une différenciation croissante de l’espace du cinéma français (Duval, 2006, 2016). De ce point de vue, si l’étude de l’espace des films apparaît comme un préalable indispensable à l’analyse des carrières des réalisateurs et réalisatrices « débutant.es », l’entrée par les carrières éclaire bien, en retour, la différenciation de cet espace et sa tendance à fonctionner comme un ensemble de « segments professionnels » relativement cloisonnés.
7Si nous traitons ici des carrières cinématographiques, ces enjeux concernent également la durée et le déroulement des carrières scientifiques dans lesquelles les points d’entrée (qualifications du directeur de thèse, lieu d’obtention du premier poste, environnement institutionnel, etc.) exercent des effets non négligeables (Allison & Long, 1990 ; Crane, 1965 ; Williamson & Cable, 2003), qui devraient se renforcer alors que les écarts de ressources entre établissements tendent à s’accroître (Musselin, 2015). Pour d’autres univers de travail, la constitution de la clientèle (Ollivier, 2011) ou les régulations professionnelles (Rosende, 2002) produisent en pratique des niches professionnelles desquelles il est difficile de s’affranchir. À travers l’étude des carrières des cinéastes, nous cherchons donc à saisir les différentes modalités selon lesquelles s’articulent des contextes d’activités et des parcours professionnels (Demazière & Samuel, 2010), dans des univers de travail au sein desquels les projets successivement menés à bien structurent les carrières (de Verdalle, 2018).
Encadré méthodologique
La base de données sur laquelle nous nous appuyons regroupe l’ensemble des 2 393 films d’initiative française (FIF) ayant reçu l’agrément du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) de 2000 à 2010a. Pour chacun d’entre eux, elle comprend : le nom du cinéaste (ainsi que son année de naissance, son sexe, le passage par l’Idhec ou la Fémisb, la réalisation d’un court métrage avant un long, la participation à un long métrage à d’autres titres que la réalisation), le nom de différent.es professionnel.les intervenu.es sur la réalisation (tel.les que les scénaristes et monteurs et monteuses), le rang du film (premier, deuxième, troisième et plus), le genre (documentaire ou non, animation ou non), la nationalité, l’année d’agrément de production, le numéro de visa, les sociétés de production et de distribution (que nous avons catégorisées en « petits », « moyens », « gros », « très gros indépendants et sociétés intégrées » – nommés « groupes » dans la suite de l’article), les chaînes de télévision partenaires, l’obtention de l’avance sur recettes (avant et après réalisation)c, l’obtention des labels « Art et Essai » et « Recherche et Découverted », l’année et le type de semaine de sortie en salle, le nombre de copies distribuées en salle la première semaine, la sélection dans des festivals (Cannes, Berlin, Venise) et l’obtention de prix (César, Delluc), le nombre d’entrées en salle, deux indicateurs de rentabilité (la rentabilité financière et la pénétration qui seront définies dans la suite de l’article), l’étendue de la couverture critique par la presse, la moyenne des notes obtenues dans la critique de presse écrite au pôle le plus « intellectuel » et au pôle le plus « commercial » (Marchetti, 2002).
Afin d’étudier l’espace des films et les carrières des réalisateurs et réalisatrices, nous mobilisons des méthodes statistiques classiques (tris croisés, analyse des correspondances multiples, ACM, et classification ascendante hiérarchique) mais aussi moins connues en sociologie (analyses de survie). Nous travaillons sur la période 2000-2010 qui offre l’avantage d’une relative stabilité de l’espace cinématographique français, dont les principaux acteurs restent globalement les mêmes ; nos données intègrent par ailleurs l’évolution de la position des sociétés de production et de distribution au sein des quatre catégories précitées. Cette période précède également les transformations induites par la généralisation du remplacement des copies physiques par des copies numériques.
a Voir l’annexe électronique 1 pour une présentation plus détaillée de ces éléments de méthode, https://journals.openedition.org/sociologie/6164.
b École publique sous la tutelle du ministère de la Culture et de la Communication, la Fémis a succédé en 1986 à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) qui avait été créé en 1944.
c Dans les montages financiers qui entourent l’élaboration des projets, il est préférable d’obtenir l’avance sur recette avant réalisation. Par ailleurs, les montants accordés après réalisation sont beaucoup moins élevés.
d Créé au début des années 1960 par le CNC, le label « Art et Essai » vise à soutenir les salles de cinéma qui diffusent des films labélisés comme tels ; il est donc conjointement utilisé pour classer des salles et recommander des films (Pinto, 2012a). Complémentaire et fondé sur des « critères plus restrictifs de la qualité cinématographique » que le label « Art et Essai », le label « Recherche et Découverte » (environ un quart des films « Art et Essai » en bénéficient) a été créé en 2002 pour répondre à l’extension et donc à la dévaluation du label « Art et Essai » (« plus de la moitié des titres sortis sur une année mais 20 % à 30 % de l’ensemble des copies et des séances », Pinto, 2012b, p. 94-96).
8Pour étudier la structure de l’espace cinématographique français, nous avons réalisé une analyse des correspondances multiples (ACM) des films de notre base, avec comme variables actives des caractéristiques décrivant l’« amont » de la trajectoire d’un film, i.e. sa production – par distinction de sa réception –, dans ses dimensions économiques et symboliques : devis, nationalité (i.e. part des financements français), co-financement d’une chaîne de télévision (TF1, France 2, France 3, Canal Plus, Arte, M6), obtention de l’avance sur recettes, catégorie de producteur, catégorie de distributeur, obtention du label « Art et Essai », obtention du label « Recherche et Découverte », type de film (documentaire ou non ; film d’animation ou non), nombre de copies en première semaine, type de semaine de sortie.
9Les caractéristiques des réalisateurs et réalisatrices contribuant très peu aux premiers axes de l’ACM, elles ont été exclues de l’analyse finale. Autrement dit, il ne semble pas y avoir de relation notable entre la structure de l’espace des films et les propriétés individuelles que nous avons pu mesurer : le sexe, la date du premier film et l’âge du cinéaste auquel elle correspond (moment d’entrée dans la carrière), le fait d’être passé par l’Idhec (pour les plus âgé.es) ou la Fémis (pour les plus jeunes) et les expériences professionnelles passées dans le monde du cinéma (comme assistant.e-réalisateur.rice, producteur.rice, monteur.se, scénariste, chef-opérateur.rice, réalisateur.rice de courts métrages). Ce résultat, qui peut sembler contre-intuitif, n’exclut pas que ces propriétés puissent avoir un effet sur d’autres aspects de la production cinématographique, notamment sur la probabilité de faire aboutir la réalisation d’un premier film ou sur la possibilité de mobiliser et de fidéliser des collaborateurs et collaboratrices expérimenté.es et/ou reconnu.es. Nous nous situons néanmoins en aval de ces influences puisque nous saisissons ici uniquement les carrières de réalisateurs qui ont pu mener à bien un projet de premier film. De plus, certaines variables, en décrivant les expériences passées, capturent (partiellement et imparfaitement) le capital symbolique et social accumulé, sans exclure que des propriétés que nous n’avons pas mesurées puissent jouer (origine sociale, appartenance à tel réseau affinitaire, etc.).
- 4 Le taux d’inertie modifié permet de mieux apprécier l’importance relative des axes (Benzécri, 1992, (...)
- 5 Voir le détail des contributions en annexe électronique 2, https://journals.openedition.org/sociolo (...)
- 6 Dans le sens où les modalités qui suivent contribuent plus que la moyenne des modalités à la constr (...)
10Le premier axe domine nettement l’espace des films français, avec un taux d’inertie modifié4 de 71,7 %. Il peut s’interpréter comme le volume des ressources – principalement économiques – des films (voir Figure 1). En effet, l’opposition entre films à gros (en haut du graphique) et petits (en bas) devis, gros et petits producteurs, gros et petits distributeurs, et grands et petits nombres de copies contribue pour plus de la moitié à la construction de cet axe5. Secondairement6, le co-financement par TF1 ou Canal Plus et l’absence de label « Art et Essai » se trouvent du côté des films les mieux dotés économiquement, alors que les labels « Art et Essai » et « Recherche et Découverte », l’absence de co-financement par Canal Plus (qui fait office de gatekeeper pour le secteur), les films documentaires et l’obtention de l’avance sur recettes (avant ou après réalisation) se trouvent du côté des films les moins dotés économiquement.
Figure 1 : Nuage des variables actives de l’ACM
Champ : FIF 2000-2010 (N = 2391). Lecture : les noms des variables et des modalités sont séparés par un point. Les modalités 0 et 1 correspondent à « non » et « oui » (sauf pour les variables « Distrib » et « Prod »). Concernant les variables : « Avance » = avance sur recettes ; « Docu » = documentaire ; « Copies » = nombre de copies ; « Distrib » = catégorie de distributeur ; « Prod » = catégorie de producteur ; « Recherche » = label « Recherche et Découverte » ; « ArtEssai » = label « Art et Essai » ; « rang » = rang du film (variable supplémentaire). Pour des raisons de lisibilité, seules les modalités contribuant plus que la moyenne à la construction de l’axe 1 ou de l’axe 2 sont représentées. Pour plus de détails sur les variables, voir l’annexe électronique 1, https://journals.openedition.org/sociologie/6164.
- 7 Au sens d’individus statistiques, c’est-à-dire ici les films.
11L’observation du nuage des individus7 fait apparaître une répartition des films de forme parabolique (voir Figure 2), i.e. un effet « Guttman », ce qui traduit le plus souvent l’existence d’un facteur dominant (Lebart et al., 1995, p. 93-94) et qui confirme ici l’importance prépondérante des ressources économiques dans la structuration de l’espace des films. De plus, en présence d’un effet « Guttman », le deuxième axe oppose généralement les valeurs intermédiaires aux valeurs extrêmes, ce qui est bien notre cas avec les variables de devis, de types de producteur et de distributeur et de nombre de copies. On note également que le co-financement par Canal Plus ou Arte, l’obtention de l’avance sur recettes avant réalisation et l’obtention du label « Art et Essai » sont du côté des valeurs intermédiaires (partie gauche du graphique), alors que le co-financement par TF1 et l’absence de co-financement par Canal Plus, les films documentaires et l’avance sur recettes après réalisation sont du côté des valeurs extrêmes (à droite). Le deuxième axe oppose ainsi des films dotés en ressources économiques et symboliques (Arte, avance sur recettes avant réalisation, label « Art et Essai ») à des films qui, soit disposent de fortes ressources économiques (TF1) mais de ressources symboliques faibles, soit se situent à l’écart de toute forme de dotation économique et/ou symbolique (pas de soutien de Canal Plus), à l’exception de quelques soutiens mineurs (avance sur recettes après réalisation).
- 8 La sélection et les prix en festivals ont été classés en réception malgré des situations différente (...)
- 9 Voir l’annexe électronique 3, https://journals.openedition.org/sociologie/6164.
- 10 Il faut ici rappeler que le devis des films joue sur le choix et l’engagement des sociétés de distr (...)
- 11 Créée en 1978, la sélection « Un Certain Regard » est destinée à des cinéastes moins connus que la (...)
12Lorsque l’on rajoute en variables supplémentaires les informations relatives à la réception des films (festivals et prix8, entrées en salle, critiques), on constate d’abord que le nombre d’entrées réalisées suit de façon assez spectaculaire la hiérarchie des devis9. En effet, plus le niveau de devis des films est important, plus ces derniers réunissent un nombre élevé de spectateurs lors de leur sortie en salle10. Concernant la reconnaissance symbolique dont bénéficient les films au moment de leur sortie, nos données montrent que la critique écrite intellectuelle est négativement corrélée au premier axe (13,7 %) : plus un film est doté économiquement, moins ses critiques dans la presse intellectuelle sont bonnes. Les festivals s’échelonnent également le long de l’axe 1 : en bas, de la sélection « Un Certain Regard » du festival de Cannes et du prix Louis Delluc orientés vers le cinéma d’auteur et la découverte de « nouveaux talents », jusqu’aux Césars11, en haut, qui consacrent le plus souvent des films ayant réalisé au moins quelques centaines de milliers d’entrées en salle. On observe enfin que tous les festivals se trouvent dans la partie gauche du graphique et que la couverture critique est assez nettement corrélée à l’axe 2 (11,9 %), de même que la critique intellectuelle et la critique commerciale (respectivement 7,3 % et 6,4 %). On retrouve là une opposition classique entre le marché et « l’art pour l’art », à laquelle s’ajoute une troisième polarité. Ainsi, la reconnaissance critique et par les pairs exclut en moyenne les deux extrêmes de l’espace, i.e. les films dont les ressources économiques sont les plus élevées, mais aussi les films les plus marginaux, pour se concentrer sur la région intermédiaire de l’espace, dont les caractéristiques de production combinent des dimensions économiques et symboliques.
- 12 Appelé aussi « eta2 » (Le Roux & Rouanet, 2004, p. 104).
13Si les professionnel.les et les institutions cinématographiques, à l’image du CNC, mettent souvent en avant l’idée d’une spécificité des premiers films, nos données montrent que l’espace des premiers films est très semblable à celui de l’ensemble des films. Certes, les premiers films présentent en moyenne des niveaux de devis inférieurs, mobilisent moins souvent des coproductions internationales et réalisent moins d’entrées lors de leur sortie en salle. Ils bénéficient d’un collège spécifique pour l’attribution de l’avance sur recettes avant réalisation et de dispositifs particuliers d’aide à la production ainsi que de prix spécifiques. Néanmoins, le rang des films (1er film, 2e film, 3e film et plus), projeté en variable supplémentaire, se révèle peu lié à leur position dans l’espace de production – le rapport de corrélation12 entre rang et coordonnées sur les axes est de 3,1 % pour l’axe 1 et de 1,0 % pour l’axe 2. On trouve des premiers films dans toutes les régions de l’espace, ce que confirme l’observation des ellipses de concentration (voir Figure 2). Tout juste peut-on remarquer une présence relativement faible des premiers films parmi les films les mieux dotés en ressources économiques (en haut à droite de la parabole) et une sur-représentation de ces premiers films parmi les films les plus marginaux (en bas à droite de la parabole). Ce constat peut s’expliquer par le fait qu’en adoptant le point de vue du cinéaste (pour qui le film est le « premier ») plutôt que celui des autres acteurs de la filière, l’expression indigène « premier film » occulte l’hétérogénéité des configurations d’acteurs qui participent à ces projets de films.
Figure 2 : Répartition des films dans l’espace selon leur rang (nuage des individus de l’ACM)
Champ : FIF 2000-2010 (N = 2391). Lecture : les ellipses de concentration contiennent, par construction, 86,47 % du sous-ensemble d’individus analysés (Le Roux & Rouanet, 2004, p. 99-100). Elles donnent donc une image de la dispersion d’un sous-nuage d’individus, ici les films selon leur rang.
- 13 Avec le critère d’agrégation de Ward (voir par exemple Lebart et al., 1995 ; Kaufman & Rousseeuw, 2 (...)
14Pour questionner de façon plus approfondie les logiques de segmentation de l’espace cinématographique français, nous avons réalisé une classification ascendante hiérarchique13 appliquée aux coordonnées des films sur les deux premiers axes. Elle permet de mettre au jour une typologie en quatre sous-espaces, nuançant l’analyse en termes de continuum. Si cette typologie concerne l’ensemble des films français, quel que soit leur rang, nous illustrons ici sa présentation par des exemples de premiers films. Il s’agit en effet de mettre en évidence la diversité des points d’entrée possibles dans les carrières cinématographiques.
Figure 3 : Répartition des sous-espaces dans l’espace des films (nuage des individus de l’ACM)
Champ : FIF 2000-2010 (N = 2391). Lecture : les ellipses de concentration contiennent, par construction, 86,47 % du sous-ensemble d’individus analysés (Le Roux & Rouanet, 2004, p. 99-100). Elles donnent donc une image de la dispersion d’un sous-nuage d’individus, ici les films selon leur sous-espace.
- 14 Lorsque les chaînes de télévision s’engagent sur des premiers films, les niveaux de devis concernés (...)
15Le premier sous-espace (en haut à droite de l’espace, voir Figure 3) réunit des films très bien financés, présentant des niveaux de devis très supérieurs à la moyenne, située à 3,65 millions d’euros en 2010. Ces films, qui atteignent ou dépassent les 7 millions d’euros, s’inscrivent dans un univers de production dominé par les groupes et quelques gros indépendants. Ils bénéficient en amont du soutien d’une ou plusieurs chaînes de télévision, et d’abord de chaînes privées, principalement TF1 et M614. Ainsi Podium, premier film du réalisateur Yann Moix, sorti en salle en 2004, présente un devis de presque 11 millions d’euros, rassemblés par des producteurs expérimentés, Olivier Delbosc et Marc Missonnier dont la société de production, Fidélité, existe alors depuis une dizaine d’années. Le projet bénéficie d’une coproduction belge, liée à la présence de l’acteur Benoit Poelvoorde, et des contributions financières de quatre chaînes de télévision : Canal Plus, TPS, TF1 et M6. Son distributeur, Mars, fait partie du petit cercle des sociétés de distribution les plus influentes. Lors de sa sortie, le film réalise un peu plus de 3,4 millions d’entrées, ce qui en fait un des dix plus gros succès de l’année. Cette adhésion du public s’accompagne de cinq nominations aux Césars, dont celui du meilleur premier film.
16À l’opposé (en bas à droite), on observe un sous-espace de films caractérisés par la faiblesse de leur devis (moins de 1 million d’euros). Produits et distribués par des sociétés de très petite taille, dont les conditions d’activité sont souvent irrégulières et précaires, ces films se distinguent également par la faible présence des chaînes. L’absence de Canal Plus est révélatrice du caractère marginal de ces films, même si certains obtiennent les labels « Art et Essai » et « Recherche et Découverte » ainsi que l’avance sur recettes, mais seulement après réalisation, pour des montants financiers faibles. On trouve ici un nombre important de documentaires, ce genre bénéficiant de manière générale de niveaux de financements moins élevés que la fiction. De guerre lasse, première réalisation de Laurent Bécue-Renard sortie en salle en 2003, en fournit un bon exemple. Produit et distribué par la société de son réalisateur Alice Films, dont c’est le premier projet en production comme en distribution, ce documentaire a un devis très faible de 0,2 million d’euros, se monte sans chaîne de télévision et n’obtient l’avance sur recettes qu’après réalisation. Bien qu’il soit labellisé « Art et Essai » et « Recherche et Découverte », le film ne reçoit qu’une modeste exposition critique et rassemble à peine plus de 10 000 spectateurs en salle. Des premiers longs métrages de fiction sont réalisés dans le même type d’économie, à l’instar du film de Viviane Candas sorti en 2003, Les Baigneuses, réalisé avec un devis de moins de 0,5 million d’euros et sans soutien de chaîne ; ne bénéficiant d’aucun label, il réalise un peu moins de 5 000 entrées.
17Entre les blockbusters et les films de la marge, une tranche moyenne apparaît, scindée en deux selon une segmentation qui tient à la fois au niveau des devis et aux caractéristiques des partenaires impliqués. Le premier de ces deux sous-espaces (en bas à gauche) rassemble des films à petits devis, qui bénéficient néanmoins d’un soutien institutionnel traduisant un niveau élevé de reconnaissance symbolique. Souvent financés par Arte, ils incarnent la frange « auteuriste » du cinéma français. C’est le cas de 17 fois Cécile Cassard, premier long métrage de Christophe Honoré, sorti en salle en 2002, qui réunit au casting Béatrice Dalle, comédienne expérimentée et reconnue, Romain Duris et Jeanne Balibar qui sont tou.tes deux dans la première décennie de leur carrière cinématographique et commencent à être connu.es. Le film est produit par une jeune société de production dont c’est le deuxième projet de long après plusieurs courts métrages. Avec un devis de 2,2 millions d’euros, il est peu coûteux. Financé par Canal Plus et Arte, il reçoit l’avance sur recettes avant réalisation et intéresse un distributeur bien établi, ARP Sélection. Labellisé « Art et Essai » et « Recherche et Découverte », il est retenu en sélection officielle « Un Certain Regard » à Cannes et bénéficie d’une bonne couverture presse, notamment dans la presse intellectuelle. Il réalise 48 000 entrées en salle à sa sortie.
- 15 Dans ce discours, la réalisatrice dénonçait la « fracture […] récente dans l’histoire du cinéma » e (...)
18L’autre sous-espace central (en haut à gauche) se situe dans des niveaux de devis plus confortables, qui correspondent à la catégorie des films dits « du milieu » depuis l’intervention de la réalisatrice Pascale Ferran aux Césars en 200715. Produits et distribués par des sociétés « indépendantes » bien établies, cette zone intermédiaire du cinéma français héritière d’une forme de « qualité française » (Duval, 2006, p. 110) a accès aux financements des chaînes publiques (France 2 et France 3). Elle s’incarne par exemple dans l’important succès public du film Les Choristes, sorti en salle en 2004. Réunissant au casting les comédiens populaires Gérard Jugnot, François Berléand et Kad Mérad, ce premier film est produit par Galatée Films, une société de production bien implantée à laquelle est lié son réalisateur Christophe Barratier, et distribué par Pathé. Son devis est de 5,4 millions d’euros, avec des contributions de Canal Plus et de France 2. Réalisant plus de 8 millions d’entrées, le film compte six nominations aux Césars et obtiendra finalement ceux de la meilleure musique et du meilleur son. Jeux d’enfants, premier long métrage de Yann Samuell, avec Guillaume Canet et Marion Cotillard, s’inscrit dans les mêmes logiques de production, avec un devis similaire de 5,3 millions d’euros et la participation des trois chaînes de télévision M6, Canal Plus et France 2. Produit par une société encore jeune, Nord Ouest, mais fondée par un producteur déjà expérimenté, distribué par Mars, le film rassemble un peu plus d’un million de spectateurs.
19À la suite de Julien Duval, nos analyses confirment ainsi l’existence d’une structure plus complexe qu’une simple partition en deux sous-secteurs. Les quatre sous-espaces identifés permettent notamment de préciser les contours et les enjeux de cette vaste région centrale, ou intermédiaire, de l’espace des films qui subit « simultanément l’influence des deux pôles » (Duval, 2006, p. 97). Les « films du milieu », ne constituent en effet qu’une partie de cette zone intermédiaire, qui concerne aussi des acteurs moins visibles et plus fragiles économiquement dont les films sont néanmoins labellisés et soutenus par les institutions publiques.
- 16 Si l’espace du cinéma français mis au jour par Julien Duval (2006) présente une structure se déploy (...)
20D’après nos données, les ressources économiques constituent le principe le plus structurant de l’espace des films français, ces derniers se distribuant des films les plus « fragiles » aux « blockbusters ». Le deuxième axe de notre ACM oppose toutefois des films portés par des acteurs dits « indépendants » – dont l’hétérogénéité est forte mais qui ont pour point commun d’être dépendants des aides publiques et/ou soutenus par les institutions publiques (Mariette, 2014 ; Alexandre et al., 2017 – à des films aux fortes ressources économiques portés par des groupes, ainsi qu’à des films marginaux portés par des acteurs peu visibles, aux activités irrégulières. Les ressources symboliques les plus fortes et les plus légitimes se trouvent du côté de films qui ne sont ni au sommet ni au plus bas du volume global de ressources16. Se dessinent ainsi des sous-espaces dont on peut interroger le degré de cloisonnement en observant la façon dont les réalisateurs et réalisatrices y évoluent au fil de leur carrière. Nos données permettent en effet d’analyser la dynamique des carrières cinématographiques à leur début, à travers le passage du premier au deuxième film.
- 17 Il faut noter que la « survie » désigne alors le fait de ne pas connaître l’événement étudié, par e (...)
21Pour analyser la survie des réalisateurs et réalisatrices de premiers films, nous avons été confronté.es à une difficulté d’ordre méthodologique : nous sommes en présence de données incomplètes puisque pour les cinéastes qui n’ont pas fait de deuxième film à la fin de notre période d’observation, en 2010, il est impossible de savoir s’ils en réaliseront un plus tard ou s’ils n’en réaliseront jamais. Nous avons donc mis en œuvre des méthodes adaptées à ce cas de figure et communément employées en démographie et en épidémiologie, les méthodes dites d’« analyse de survie17 » (méthode de Kaplan-Meier, modèles de Cox, forêts aléatoires de survie, etc.).
22L’examen des analyses bivariées produites à partir d’estimations de Kaplan-Meier et de forêts aléatoires de survie (voir Tableau 1) indique que les variables les plus liées à la survie des réalisateurs et réalisatrices de premiers films sont d’abord la rentabilité financière de leur premier film, suivie par le nombre d’entrées (qui lui est corrélé puisque notre indicateur de rentabilité repose sur un ratio entre le nombre d’entrées et le devis du film) et la pénétration (i.e. le nombre d’entrées par copie distribuée en première semaine). Viennent ensuite la catégorie de la société de production, mais aussi la présence dans un festival, la note moyenne attribuée par la critique commerciale, le nombre de copies distribuées, la nomination à un prix des Césars, la note moyenne attribuée par la critique intellectuelle et le nombre de critiques reçues.
Tableau 1 : Analyses bivariées de la survie des réalisateurs et réalisatrices d’un premier film (Pseudo-R2)
|
Ensemble des 1ers films
|
« films de la marge »
|
« petits moyens »
|
« films du milieu »
|
« blockbusters »
|
|
Rentabilité financière
|
0,168
|
0,118
|
0,135
|
0,224
|
0,189
|
|
Entrées
|
0,163
|
0,201
|
0,185
|
0,212
|
0,282
|
|
Pénétration
|
0,126
|
0,099
|
0,148
|
0,213
|
0,255
|
|
Producteur
|
0,099
|
0,082
|
|
0,166
|
|
|
Festival
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0,086
|
|
0,158
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0,065
|
0,093
|
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Critique commerciale
|
0,077
|
0,072
|
0,198
|
0,05
|
|
|
Nb copies
|
0,076
|
0,129
|
0,119
|
|
|
|
César 1er film
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0,063
|
|
0,135
|
|
|
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Critique intellectuelle
|
0,053
|
0,113
|
0,172
|
|
|
|
Nb critiques
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0,05
|
0,092
|
|
0,09
|
|
|
Distributeur
|
|
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0,075
|
|
|
|
CourtAvtLong
|
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0,051
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0,075
|
|
|
|
Recherche et Découverte
|
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0,132
|
|
|
|
|
CANAL+
|
|
|
0,051
|
0,077
|
0,06
|
|
Art et Essai
|
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0,089
|
|
|
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|
Avance sur recettes
|
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0,059
|
|
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Devis
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0,062
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Lecture : par exemple, pour les réalisateur.rices d’un premier film situé dans le sous-espace des « films de la marge », le degré d’association entre la probabilité de survie et la rentabilité financière du premier film est de 0,118, alors qu’il est de 0,201 avec les entrées réalisées par le premier film. Note : les variables sont classées ici par ordre décroissant d’importance, i.e. de degré d’association avec la variable « dépendante » mesurée par le pseudo-R2, pour l’ensemble des premiers films. Le pseudo-R2 est égal à 1 moins le ratio entre la qualité d’un modèle de forêt aléatoire de survie (survival forest ; voir Hothorn et al., 2006 ; Ishwaran et al., 2008) avec la variable analysée comme unique variable prédictrice et la qualité d’un modèle vide. Il varie de 0 (aucune association) à 1 (liaison parfaite). La qualité des modèles est elle-même mesurée par le score de Brier (Mogensen et al., 2012). Dans le tableau, seules sont retenues les variables dont le pseudo-R2 est supérieur ou égal à 0,05 et dont la p-value de l’association avec la survie (test du Log-Rank par permutation) est inférieure à 0,1. Les pseudo-R2 supérieurs ou égaux à 0,1 sont en gras. La variable « CourtAvtLong » code le fait pour un.e réalisateur.rice d’avoir réalisé au moins un court métrage avant son premier long métrage.
23Les résultats obtenus confirment ainsi une domination des enjeux économiques, même s’ils font aussi apparaître des éléments plus symboliques. Autrement dit, pris dans leur ensemble, les premiers films ont d’autant plus de chances de déboucher sur un deuxième qu’ils rencontrent une forme de succès commercial, compris au sens large. Cela pourrait paraître évident, mais nous allons voir à présent comment ces chances de survie se déclinent à l’échelle de chacun des quatre sous-espaces préalablement identifiés. Trois aspects de nos résultats sont ici notables. Tout d’abord, si elles sont soumises à un critère principal homologue (le succès commercial), les chances de survie associées à ces sous-espaces sont inégales. Ensuite, le succès commercial n’y prend pas la même forme. Enfin, cette importance du succès commercial est toujours pondérée par d’autres facteurs, qui ne sont pas les mêmes pour chacun des sous-espaces.
24Les chances de maintien dans la carrière après un premier long métrage situé dans le sous-espace des « films de la marge » se singularisent de l’ensemble des autres situations par leur faiblesse relative. La probabilité de réaliser un deuxième film dans les cinq années suivant le premier est seulement de 19 % dans ce sous-espace, contre 28 % pour l’ensemble des premiers films.
25Le succès commercial, critère décisif pour l’ensemble des sous-espaces, se mesure ici à la fois à la rentabilité et au nombre d’entrées en salle. Ce critère est tempéré par la prise en compte de la critique intellectuelle et par l’obtention, en amont, de formes de reconnaissances symboliques qui s’incarnent dans l’obtention du label « Recherche et développement ».
- 18 12 % des cas – une situation spécifique à ce sous-espace. Aucun.e des réalisateurs.rices ayant écho (...)
26Dans ce sous-espace au sein duquel les longs métrages sont produits dans des économies très contraintes, avec des niveaux de devis très bas et des partenaires souvent peu aguerris ou qui peinent à atteindre un niveau régulier d’activité, le maintien en activité des néo-réalisateurs ou néo-réalisatrices semble dépendre de leur capacité à « créer la surprise », pour reprendre une expression indigène, en réalisant un nombre d’entrées supérieur à ce qui est attendu au regard de leurs caractéristiques de production et de distribution, plus encore que de leur rentabilité proprement dite. Alors que la plupart des premiers films de ce sous-espace ne réalise que très peu d’entrées, voire aucune entrée lorsqu’ils échouent à mobiliser un distributeur18, les cinéastes qui accèdent à une visibilité minimale en salle et/ou auprès de la critique intellectuelle tirent leur épingle du jeu. Le cas de Rabah Ameur Zaimeche est ici éloquent : réalisé avec très peu de moyens (devis de 232 000 euros, sans chaîne de télévision, avance sur recettes après réalisation) mais soutenu par un distributeur moyen, Haut et Court, encore en phase de développement au moment de la sortie en salle en 2001, son premier long métrage Wesh Wesh qu’est-ce qui se passe a bénéficié d’une double labellisation (« Recherche et Découverte » et « Art et Essai »). Le film réalise un peu plus de 70 000 entrées, ce qui constitue un bon résultat rapporté à son très faible niveau de devis. Il obtient également le prix Louis Delluc et de bonnes critiques dans la presse intellectuelle. Le deuxième film du réalisateur, Bled Number One, sort en salle en 2006 avec un devis un peu supérieur à un million d’euros et se retrouve à Cannes dans la sélection « Un Certain Regard ».
27Les cinéastes qui réalisent leur premier film dans le sous-espace des « petits-moyens » connaissent une situation similaire, mais moins risquée : leur probabilité de réaliser un deuxième film dans les cinq ans suivant le premier est de 29 %.
28La réception critique, intellectuelle et commerciale, est ici un facteur important de survie. Le nombre d’entrées en salle et son rapport au nombre de copies distribuées favorisent également de façon significative le maintien dans la carrière. Enfin, les sélections en festival et les prix participent eux aussi de ce processus. La rentabilité compte bel et bien, mais elle apparaît ici tempérée par une étroite intrication de facteurs relevant à la fois de dimensions économiques et symboliques. C’est d’ailleurs souvent pour ces films que les producteurs et les distributeurs concernés estiment devoir trouver « le bon niveau de devis », celui qui permettra au film, en fonction du nombre d’entrées anticipées – liées aux caractéristiques du scénario, aux intentions de tournage, etc. –, d’être rentable pour l’ensemble des partenaires financiers impliqués. La réception critique quant à elle permet au cinéaste d’accéder à une forme de visibilité qui contribuera à crédibiliser son prochain projet de film. Ces effets de visibilité au cours de la carrière se jouent au moins en partie en amont de la réalisation du premier film, le maintien dans la carrière apparaissant comme particulièrement plurifactoriel. Alors qu’elles semblent peu pertinentes pour situer les longs métrages dans l’espace des films français, les caractéristiques des réalisateurs et réalisatrices, telles que la réalisation préalable de courts métrages, peuvent jouer sur le déroulement des carrières au sein de ce sous-espace, en contribuant à « identifier » des cinéastes, repérés par leurs partenaires à un stade très précoce de leur parcours. Venu de la critique cinématographique intellectuelle, Christophe Honoré avait ainsi réalisé un premier court métrage en 2000 avant son premier long, 17 fois Cécile Cassard en 2001.
- 19 Voir par exemple note 13, Le Club des 13.
29Les premiers films réalisés dans le sous-espace des « films du milieu » aboutissent relativement souvent à un deuxième long métrage (probabilité de 38 % d’en réaliser un dans les cinq ans). Les facteurs de ce maintien dans la carrière sont cependant drastiquement réduits. Le succès commercial prime, mesuré au nombre d’entrées ou à la rentabilité du premier long métrage. Si ces films sont souvent présentés comme incarnant une certaine « qualité » cinématographique française, ce qui semble renvoyer à des critères d’évaluation plutôt symboliques et qualitatifs19, ce sont des éléments d’ordre économique (succès en salle et rentabilité) qui s’avèrent pourtant décisifs dans le maintien en activité de ceux et celles qui les réalisent. C’est également dans ce sous-espace que le type de producteur est le plus lié à la survie, le fait d’avoir eu un producteur appartenant aux gros indépendants ou aux groupes augmentant ici notablement la probabilité de survie. Le cas d’Alexandra Leclere est emblématique : après un court métrage remarqué et primé, son premier long Les Sœurs fâchées (2004), avec les deux comédiennes reconnues Isabelle Huppert et Catherine Frot, et produit par la Pan Européenne, grosse société indépendante bien implantée dans la production et la distribution depuis les années 1990, est suivi trois ans après d’un deuxième long métrage, Le Prix à payer, avec là encore des comédien.nes célèbres tel.les Nathalie Baye, Christian Clavier, Gérard Lanvin et Géraldine Pailhas, produit là aussi par la Pan Européenne avec un financement de TF1, alors que le premier long métrage avait bénéficié du soutien de France 2.
- 20 Les grands distributeurs adoptent « une stratégie “d’offre saturante” » en sortant des films « sur (...)
30Avec une probabilité de 40 % de faire un deuxième film dans les cinq ans, les réalisateurs ou réalisatrices d’un premier film dans le sous-espace des « blockbusters » parviennent à peine plus souvent à faire un deuxième long métrage que ceux des sous-espaces des « films du milieu ». Ici, plus encore que dans le sous-espace précédent, seul le succès commercial compte de façon notable et il se mesure cette fois moins à la rentabilité financière qu’au nombre d’entrées en salle ou à la pénétration en première semaine20, à l’image du premier film de Yann Moix, Podium. On peut supposer qu’à ce niveau d’investissement financier, et tant qu’une rentabilité minimale est assurée, peu importe le taux de rentabilité lui-même : les bénéfices en chiffres bruts seront significatifs pour les différents partenaires engagés.
31Ces éléments donnent à voir la relative hétérogénéité des épreuves qui permettent aux réalisateur.rices d’un premier long métrage de se maintenir dans l’espace des films français dans les années 2000. Néanmoins, si l’on retrouve bien un pôle « commercial » et un autre, opposé, où la critique intellectuelle joue un rôle significatif, le succès commercial des premiers films pèse sur les chances de survies des cinéastes dans l’ensemble des sous-espaces des films français et pas seulement au sein du sous-espace des « blockbusters », pôle « le plus commercial ».
- 21 Les résultats détaillés au niveau des modalités des variables sont disponibles auprès des auteur.es
32Dans le même temps, le succès commercial du premier long métrage permettant la survie des cinéastes dans l’espace des films français prend des formes différenciées selon les points d’entrée qui caractérisent ces cinéastes : d’abord, si le nombre d’entrées en salle joue dans tous les cas, le poids relatif des deux formes de rentabilité (rentabilité financière et pénétration) varie d’un sous-espace à l’autre, de même que le seuil de nombre d’entrées qui fait notablement progresser la probabilité de survie (dès 10 000 entrées pour les « films de la marge » et les « petits moyens », 100 000 entrées pour les « films du milieu », 500 000 entrées pour les « blockbusters »)21. Ensuite, d’autres facteurs que ceux du nombre d’entrées et de la rentabilité jouent, mais ces facteurs sont variables selon les sous-espaces : la critique intellectuelle est assez centrale pour les « films de la marge » ; elle va de pair avec la critique commerciale pour les « petits moyens » ; la critique commerciale seule est plus centrale pour les « films du milieu » que pour les « petits moyens ». Enfin, alors que pour les « films de la marge » et les « petits moyens » l’expérience accumulée (court métrage avant le premier long) et, pour les « petits moyens », les distinctions professionnelles (festivals et César) – autrement dit des ressources symboliques – contribuent à expliquer la survie des réalisateur.rices, c’est plutôt la catégorie de producteur qui émerge pour les « films du milieu ».
33Cette structuration en quatre sous-espaces correspond-t-elle à des segments étanches les uns aux autres ? L’échelle hiérarchique à laquelle on peut résumer la parabole de l’ACM, associant ressources économiques et ressources symboliques, peut-elle se gravir ? Existe-t-il des cloisonnements plus forts que d’autres, ou des épreuves spécifiques à certaines étapes ?
34Il s’agit à présent d’examiner en quoi la dynamique des carrières rend ou non possibles des déplacements au sein de l’espace des films français dont nous avons précédemment analysé la segmentation. Nous nous appuyons ici sur des tris croisés relatifs à la survie et aux mobilités des cinéastes entre leur premier et leur deuxième longs métrages ; si nous travaillons sur de petits effectifs, ils ont néanmoins l’avantage d’être exhaustifs (n = 184).
35En moyenne, pour les cinéastes qui parviennent à réaliser un nouveau long métrage, on observe bien un déplacement entre le premier et le deuxième film, dans le sens d’une augmentation des ressources économiques. La croissance du devis est ainsi quasi systématique et significative (il est multiplié par 2,5 en moyenne). Cette mobilité est aussi visible dans les appariements qui lient les cinéastes à des sociétés de production et de distribution : le maintien de la collaboration est, de loin, l’exception. Dans les trois quarts des cas où un deuxième film est réalisé, il mobilise une société de distribution différente du premier, proportion qui s’élève même à neuf cas sur dix dans le sous-espace des « films de la marge ». Dans les deux tiers des cas où un deuxième film est réalisé, la société de production n’est pas la même que pour le premier film, proportion qui s’élève à trois cas sur quatre dans le sous-espace des « blockbusters ». Malgré ces indices de mobilité, la majorité des deuxièmes films se réalise néanmoins dans le même sous-espace que le premier (voir Tableau 2).
Tableau 2 : Nombre de premiers films ayant conduit à un deuxième film selon le sous-espace du premier et du deuxième film
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2e long métrage
|
« films de la marge »
|
« petits moyens »
|
« films du milieu »
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« blockbusters »
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Total
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1er long métrage
|
|
|
« films de la marge »
|
29
|
18
|
6
|
1
|
54
|
|
« petits moyens »
|
9
|
25
|
13
|
1
|
48
|
|
« films du milieu »
|
2
|
4
|
29
|
22
|
57
|
|
« blockbusters »
|
0
|
1
|
3
|
21
|
25
|
|
Total
|
40
|
48
|
51
|
45
|
184
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Lecture : 29 premiers films réalisés dans le sous-espace des « films de la marge » ont conduit à la réalisation d’un deuxième long métrage dans le même sous-espace des « films de la marge ». Note : l’ensemble des séquences film1-film2 présentes dans la base sont ici prises en compte, ce qui induit une sous-représentation des cinéastes dont les deux films se sont enchaînés relativement lentement. On peut supposer que ces derniers sont aussi ceux qui ont le plus d’activités professionnelles parallèles à la réalisation de longs métrages cinématographiques, ou que ce sont ceux qui ont le plus de difficultés à faire aboutir un nouveau projet, ce qui les rapproche de ceux qui n’y parviennent pas du tout.
- 22 Par construction, on ne peut pas réaliser un deuxième long métrage dans un sous-espace inférieur à (...)
36On remarque ici des différences secondaires mais notables selon les sous-espaces, qui confirment l’hypothèse d’un fonctionnement hétérogène des différents segments de l’espace des longs métrages français pour les réalisateur.rices d’un premier film. Tout d’abord, dans la plupart des sous-espaces, on observe une certaine « inélasticité à la baisse » : très peu de premiers longs métrages réalisés dans un sous-espace sont suivis d’un deuxième long métrage réalisé dans un sous-espace inférieur22, suggérant une sorte d’« effet de cliquet ». Autrement dit, même en cas d’échec commercial et/ou critique, ces cinéastes ne régressent généralement pas dans la structure hiérarchique de l’espace des longs métrages. Ils y stagnent, y progressent, ou en disparaissent, à court ou moyen terme au moins.
37Seul le sous-espace des « petits moyens » relativise ce constat, puisque près d’un cinquième des premiers longs métrages qui y sont réalisés conduisent à un deuxième long métrage dans le sous-espace des « films de la marge ». La frontière entre « films de la marge » et « petits moyens » est la seule à être presque aussi poreuse aux mobilités descendantes qu’ascendantes. Les sous-espaces des « films de la marge » et des « petits moyens » apparaissent ainsi comme un vivier dans lequel les sous-espaces mieux dotés recrutent certain.es de leurs nouveaux réalisateurs et nouvelles réalisatrices, plutôt que comme les simples échelons inférieurs d’une échelle sur laquelle ces cinéastes circuleraient de façon régulière.
38Au sein de ce vivier, une fraction de l’espace des « films de la marge » se distingue. On l’a vu, le passage du premier au deuxième long métrage, lorsqu’il existe, s’accompagne d’une croissance moyenne significative du budget, saisi par le montant des devis : les premiers films réalisés avec un devis estimé de un à deux millions d’euros conduisent dans deux cas sur trois à des deuxièmes films au devis estimé à plus de deux millions, les premiers films réalisés avec un devis estimé de deux à quatre millions d’euros conduisent dans près de trois cas sur quatre à des deuxièmes films au devis estimé à plus de quatre millions, etc. Seule exception, d’autant plus notable qu’elle renvoie à la catégorie de devis la plus basse : les premiers films réalisés avec moins d’un million d’euros conduisent dans près d’un cas sur deux à un deuxième film dont le devis demeure sous cette barre du million d’euros. On peut parler d’une véritable « trappe » : parmi les 305 premiers films ainsi réalisés avec des « bouts de ficelle », la probabilité d’être suivi par un deuxième dans les cinq années qui suivent est d’un quart et, dans presque la moitié des cas, ce sera toujours avec une économie de la « débrouille », bien que légèrement mieux financée (en moyenne 1,7 fois). Au total, à peine 9 % des réalisateur.rices d’un premier film dans de telles conditions aura la possibilité d’en réaliser un deuxième dans des conditions significativement meilleures en termes de budget.
39Les premiers films dont le devis est situé à la charnière entre le sous-espace des films aux « petits moyens » et celui des « films du milieu », entre deux et quatre millions d’euros, présentent une configuration qu’il est aussi intéressant d’isoler. Seuls huit premiers films au devis situé entre deux et quatre millions d’euros ont conduit à un deuxième long métrage au devis similaire, soit moins d’un cinquième. Cette zone de devis correspond au sas au niveau duquel les possibilités de mobilité ascendante sont les plus fortes dans l’espace des films français : déjà identifié.es par les pairs et les institutions, les cinéastes qui, comme Christophe Honoré, sont entré.es dans la carrière à cette position de l’espace des films français, entre « petits moyens » et « milieu », et qui réussissent à réaliser un deuxième long métrage, peuvent plus facilement accumuler du crédit.
- 23 Nous employons ici volontairement le masculin pour les réalisateurs de cette catégorie de films, qu (...)
40Dans le sous-espace des « blockbusters », les déplacements se révèlent globalement faibles. Autrement dit, les possibilités de déplacement apparaissent réduites pour les cinéastes des rares premiers films les mieux dotés économiquement. Pour survivre, la seule alternative est le maintien dans ce sous-espace avec, éventuellement, une augmentation du budget, proportionnellement plus modeste que dans les autres sous-espaces. Dans la fraction des premiers films dont les devis sont supérieurs à dix millions d’euros, la sortie de carrière est relativement fréquente : la probabilité de faire un deuxième film dans les cinq ans est de 31 %, soit un niveau moins élevé que pour les catégories de devis immédiatement inférieures (35 % pour les devis de sept à dix millions d’euros et 41 % pour les devis de cinq à sept millions d’euros). C’est aussi qu’à ce point de l’espace des films français, les réalisateurs23 d’un « premier film » sont rarement des jeunes personnes sans expérience : producteurs, chroniqueurs, humoristes ou comédiens à succès notamment, à l’instar de Yann Moix (Podium) ou d’Yvan Le Bolloc’h et Bruno Solo (Espace détente), ils investissent la réalisation d’un long métrage en s’appuyant sur des ressources sociales et professionnelles accumulées dans d’autres activités. Il est donc probable, que pour nombre d’entre eux, ce réinvestissement soit un « coup ponctuel » dans une carrière de célébrité qui se construit précisément sur des circulations entre espaces artistiques et médiatiques, plutôt que dans le seul espace du cinéma français.
41Les analyses déployées dans cet article ont permis de préciser la dynamique des carrières cinématographiques en montrant l’importance des points d’entrée dans un espace social fortement différencié, selon des logiques économiques et, secondairement, symboliques qui pèsent sur la fabrication des films et sur leurs modalités de réception.
42Nous avons tout d’abord étudié la structuration de l’espace des films français afin de pouvoir mieux situer les « premiers films », du point de vue de leurs modes de production et de réception. D’une part, nous avons montré que ces premiers films sont loin de se distinguer radicalement des autres. Alors que les discours dominants dans le secteur cinématographique tendent à en faire une catégorie à la fois « à part » (relevant de dispositifs singuliers d’aides à la création), et homogène (en moyenne moins dotée économiquement que les autres films et moins à même de remplir les salles), nous avons mis en évidence le fait que les premiers films se retrouvent dans chacun des quatre sous-espaces que nous avons pu délimiter (« films de la marge », « petits moyens », « films du milieu » et « blockbusters »). D’autre part, tout en dessinant une réalité plus segmentée que celle d’un continuum entre deux pôles (du « plus autonome » au « plus commercial »), nos analyses permettent d’affiner la description de la zone intermédiaire de cet espace, qui ne se limite pas aux « films du milieu » évoqués par la cinéaste Pascale Ferran.
43Dès lors, il était intéressant d’examiner en quoi les caractéristiques contrastées des premiers films peuvent jouer sur les dynamiques de carrières de leurs réalisateurs et réalisatrices. En effet, nous avons montré que ces différents sous-espaces, qui constituent autant de points d’entrée possibles dans une carrière cinématographique, se caractérisent par des définitions variables du succès des films. Dans un univers de travail par projets, au sein duquel la capacité à se maintenir en activité est au moins en partie liée au « succès » des projets antérieurs, ces variations de définitions ne sont pas anodines. Elles participent de la construction des carrières des cinéastes, en rendant plus ou moins probable la réalisation d’un nouveau long métrage – autrement dit, en rendant plus ou moins probable la survie professionnelle.
44À ce titre, nos résultats enrichissent le modèle théorique d’une sélection des artistes par « tournois de comparaison » (Menger, 2009). Si une sélection importante opère parmi les réalisateur.rices entre le premier et le deuxième long métrage, il apparaît que les épreuves ne sont pas les mêmes pour tou.tes les entrant.es, selon le sous-espace dans lequel s’inscrit leur premier film. Nos résultats, et notamment la tendance au cloisonnement entre les différents sous-espaces constitutifs de l’espace des films français, confirment ainsi les limites d’un modèle général de sélection et de production d’inégalités qui ne prêterait pas suffisamment attention à l’hétérogénéité des espaces – artistiques, mais aussi sportifs ou encore scientifiques – au sein desquels se déploient les carrières (Jeanpierre, 2012, p. 106 ; Schotté, 2013, p. 158).
45La temporalité sur laquelle nous avons travaillé (une période de dix ans) ne permet certes pas de saisir des carrières longues et/ou distendues, dans des univers professionnels où les cumuls d’activités sont courants et où des mises en retrait temporaires peuvent intervenir, qu’un projet n’aboutisse pas ou qu’il le fasse au bout d’un laps de temps trop long pour que nous puissions ici le saisir. Nos résultats ouvrent néanmoins la voie à des analyses prenant plus systématiquement en compte le rôle joué par le point d’entrée au sein d’espaces professionnels hétérogènes et hiérarchiquement structurés.
46Ces analyses appellent à des prolongements : le mécanisme de production des inégalités endogènes aux mondes artistiques, dans le modèle que propose Pierre-Michel Menger (2012), ne repose pas seulement sur des tournois de comparaison successifs, mais aussi sur la mécanique des « appariements sélectifs », qui n’était pas l’objet de cet article. La forte segmentation de l’espace du cinéma français des années 2000 que nous mettons à jour semble soutenir la thèse de carrières construites par associations d’acteurs distincts selon les sous-espaces, élément clé de l’effet multiplicateur du succès attribué au mécanisme des appariements sélectifs. Néanmoins, notre article incite également à approfondir ces analyses en indexant plus systématiquement les chances de survie à l’étude approfondie de la structuration des espaces professionnels et en prêtant une attention plus soutenue aux opérations concrètes d’appariements et aux mécanismes de sélection réciproques qui les sous-tendent (Menger, 2012, p. 120 ; Schotté, 2013, p. 159). Le succès se construit en effet aussi en amont de la réception des projets, ce qui complexifie l’idée selon laquelle le fait qu’un film « marche » permettrait à son réalisateur ou sa réalisatrice de se maintenir en activité. De ce point de vue, l’approche que nous défendons, en offrant un autre éclairage sur la question de l’imbrication des projets, ouvre des perspectives renouvelées pour l’étude des logiques d’appariements et de leur rôle dans la construction des carrières, qu’il s’agisse d’univers artistiques, sportifs (Demazière & Jouvenet, 2014) ou académiques (Musselin, 2015).
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