1Depuis une dizaine d’années, la France et bien d’autres pays sont régulièrement secoués par des mobilisations collectives qui, en dépit de la diversité des acteurs, des causes et des répertoires d’action, sont comprises comme relevant d’un nouveau cycle de contestation, selon la formule de Sydney Tarrow (1995), ou d’une vague globale de protestation (Flesher Fominaya, 2014). De l’occupation des places aux protestations sociales plus récentes, des mouvements prennent forme régulièrement pour dénoncer des situations perçues et vécues comme injustes, pour rejeter des mesures et des réformes politiques jugées inacceptables, ou encore pour résister à des formes d’oppression et de répression. Leurs singularités n’effacent pas les motifs communs de luttes pour plus de justice sociale et de démocratisation, contre les politiques d’austérité et les formes contemporaines de marchandisation (Della Porta, 2015 ; Burawoy, 2015).

2Les sociologues des mouvements sociaux trouvent là matière à mobiliser, voire à questionner à nouveaux frais, les cadres analytiques, les théories et les méthodes de ce champ spécifique. Ces mobilisations collectives de nature diverse et d’ampleur souvent considérable sont également investies par des sociologues non spécialistes de ce domaine. Elles sont pour eux l’occasion de prolonger, voire de revisiter, les objets qu’ils travaillent d’ordinaire et ce faisant des questions traditionnelles de la discipline – les divisions sociales, la violence, l’expérience de la jeunesse, les valeurs et les représentations, les formes de régulation du lien social, etc. – ; elles sont aussi une opportunité d’interroger les méthodes d’investigation. Ce fait n’a d’ailleurs rien d’inédit : la sociologie des mouvements sociaux s’est construite par l’apport de sociologues qui ont investi des luttes depuis les objets qui étaient les leurs. Sans prétendre ici à l’exhaustivité, on peut citer, par exemple, le travail (Touraine, 1966), les structures sociales (Gouldner, 1971 ; Darendhorf, 1972), l’urbain (Rex & Moore, 1967 ; Castells, 1975). Par sa force d’interpellation ou encore les objectifs poursuivis, un mouvement collectif peut décider un chercheur à se saisir de l’« événement ». C’est d’autant plus tentant si le sociologue est déjà « en dialogue » avec les acteurs qui s’engagent. Les nouveaux entrants peuvent contribuer à renouveler le regard sociologique sur les protestations sociales et politiques, comme sur les cadres théoriques. La sociologie des mouvements sociaux a d’ailleurs contribué aux évolutions paradigmatiques. Ce fut le cas des travaux américains sur les mouvements des années 1960, menés par de jeunes sociologues politisés et partisans d’utiliser l’imagination sociologique pour changer le monde, qui ont mis à mal non seulement les théories de l’action collective, mais plus largement les cadres d’analyses fonctionnalistes (Gouldner, 1971).

3Les sociologues qui enquêtent « à chaud » sur un mouvement social sont confrontés à des défis qui, sans être inédits, se posent sans doute de façon singulière dans la conjoncture sociale et politique contemporaine. Si l’on ne peut faire ici l’histoire des liens entre sociologie et mouvements sociaux, qui s’inscrit dans l’histoire plus vaste de la place des intellectuels dans les luttes collectives, il faut rappeler que certains débats ont été ouverts dès le xix^e siècle. En 1870, Karl Marx est à la fois un enquêteur et un acteur de la commune de Paris : tout en prenant part activement à un mouvement dont « la croissance saute directement aux yeux » (Marx, 1972 [1871], p. 8), il en écrit l’histoire « à chaud » et en produit la généralisation théorique. Ils ont été réactivés à chaque période de conflictualité accrue, que l’on pense à mai 68 et aux années 1970, ou encore au cycle de contestation ouvert au mitan des années 1990. Le mouvement de mai 68 a lui aussi été saisi, « sous le coup de l’événement », par bien des sociologues qui pensent et écrivent « à chaud » (Aron, 1968 ; Morin et al., 1968 ; Touraine, 1968). À cette époque, Pierre Bourdieu reste à distance. Il restituera plus tard son analyse des mobilisations académiques et notamment celle des disciplines « nouvelles » comme la sociologie, sous l’angle de la frustration relative (Bourdieu, 1984, p. 222 et suivantes). D’une façon générale, ses recherches ne portent pas sur les mouvements sociaux et ne débouchent pas directement sur des engagements de nature politique, au sens de l’adhésion à un parti, mais elles ont contribué à influencer les luttes sociales. Pierre Bourdieu prendra toutefois position aux côtés des cheminots lors du mouvement de décembre 1995 contre la réforme du système des retraites.

4Depuis les années 1980, les processus de professionnalisation et de spécialisation de la sociologie ont pu contribuer à affaiblir le dialogue entre sociologues et mouvements sociaux. Les sociologues d’aujourd’hui se vivent sans doute moins que ceux des générations précédentes comme des compagnons de route des syndicats, des partis politiques et des acteurs mobilisés ; peut-être se vivent-ils moins comme des intellectuels en prise avec la société civile. Pourtant, il semblerait que la vague contestataire de la dernière décennie, non achevée, ravive un désir de dialogue et parfois une volonté de ne pas taire ses convictions personnelles et ses engagements. Alors que la connaissance se trouve elle-même soumise aux « pressions de la marchandisation », Michael Burawoy (2015, p. 3), s’adressant aux sociologues, nous invite à « abandonner la prétention à nous situer au-dessus de la société, et reconnaître explicitement que nous faisons partie du monde que nous étudions et que nous n’avons pas d’autre alternative que de prendre parti ». Ce point de vue peut faire débat, mais celles et ceux qui enquêtent à « chaud » ne peuvent en réalité échapper à ce type de questionnement.

5Nous avons privilégié dans ce dossier-débat une question de nature méthodologique et épistémologique : doit-on, peut-on et comment « enquêter à chaud » sur les mouvements sociaux ? L’idée de ce dossier-débat a germé au sein de notre comité de rédaction au moment du mouvement des Gilets jaunes qui s’est formé en novembre 2019 à la suite d’une augmentation du prix des carburants et s’est étendu sur l’ensemble du territoire national français, sous la forme d’occupations de ronds-points et de manifestations tous les samedis durant plusieurs mois. Aux côtés – et parfois avec – des chercheurs des diverses sciences humaines et sociales – géographie, économie, philosophie, science politique, histoire… – plusieurs sociologues entreprenaient à cette occasion des enquêtes de terrain, se mêlant à la foule des manifestants ou occupant avec eux des ronds-points pour observer et questionner « à chaud » l’événement. Il nous semblait alors primordial de débattre des opportunités et des problèmes que suscitent ce type d’enquête engagé dans l’urgence pour être au plus près de l’action. Le principe de ce dossier-débat s’est ensuite consolidé alors que le climat protestataire se prolongeait en France – mobilisations contre la réforme des retraites, ou encore contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche – comme dans le monde – au Chili, au Liban, à Hong-Kong… Nous constations d’ailleurs que des sociologues qui avaient enquêté sur les Gilets jaunes investissaient les terrains de luttes qui s’enchainaient. Ce dossier-débat y a trouvé une justification supplémentaire : comment d’un terrain de luttes à l’autre, avec des conditions similaires d’immédiateté, enquêter « à chaud » ? Les conditions et les difficultés rencontrées sont-elles identiques d’une mobilisation à l’autre ? Les postures et les solutions méthodologiques éprouvées sur un terrain sont-elles transférables ? Que retiennent les sociologues de ces expériences ?

6Nous avons ainsi sollicité des sociologues spécialistes comme non spécialistes des mouvements sociaux qui, seul ou en équipe, ont investi ces dernières années plusieurs terrains de mobilisation collective en France comme ailleurs dans le monde – États-Unis, Canada, Amérique du Sud, Corée, Japon, Taiwan… –, souvent dans une perspective comparatiste. Nous avons suggéré aux contributeurs d’exposer leurs expériences en abordant de façon directe et libre, notamment sur la forme, les objectifs initiaux, les problèmes qu’ils ont rencontrés, les questionnements qui ont nourri les réflexions tout au long de leur recherche et les solutions qu’ils ont mises en oeuvre. Ce détour réflexif sur une posture et une méthode qui se construisent et s’éprouvent dans le feu de l’action, assumant le plus souvent un caractère expérimental, nous apparaît stimulant et utile pour tous les sociologues.

7Les sociologues qui enquêtent « à chaud » sur un mouvement social sont confrontés à de nombreux problèmes qui ont été abordés dans ce dossier. Se pose, bien entendu, la question de la méthode d’enquête elle-même. Les contributeurs à ce dossier offrent une idée de la palette des techniques possibles : observation ethnographique, recours à la photographie, entretiens approfondis avec des manifestants et des leaders du mouvement, passation de questionnaires, cartographie des territoires de lutte – rues, quartiers, places, ronds-points… –, évaluation de l’affluence, étude des pancartes et des slogans, recours aux réseaux sociaux et aux outils numériques, etc. Les sociologues ne se limitent d’ailleurs pas toujours à une seule technique, en particulier quand l’enquête est menée en équipe et que les partenaires se sont regroupés de façon à réunir des compétences qu’ils jugent complémentaires. Mais pour tous, l’enjeu est bien de définir une méthodologie qui ne se réduit pas à la multiplication des techniques et qui est toujours plus difficile à envisager dans des conditions d’immédiateté. S’il peut exister des controverses sur la « bonne » méthode pour enquêter « à chaud », plusieurs expériences reposent sur des méthodologies qui, menées dans un esprit pluridisciplinaire, font appel au croisement des savoirs méthodologiques et épistémologiques en sciences sociales. L’investissement dans un protocole d’enquête « à chaud » exacerbe surtout des défis méthodologiques classiques. Comment affronter la temporalité et l’inscription territoriale démultipliée des mouvements ? La question se pose autant pour un même mouvement comme celui des Gilets jaunes que pour une enquête à la dimension internationale. Comment saisir et comprendre les faits quand l’occupation d’un même espace public est différenciée, que les acteurs mobilisés mutent au fil des heures et des jours ? Où et quand porter le regard ? À l’international, comment composer avec les défis de la traduction notamment quand l’attention est portée aux formes d’expression des mouvements, dont les significations n’ont de sens que rapportées aux configurations culturelles ? La question se pose aussi de la représentativité, notamment statistique quand le recours aux questionnaires a été choisi, mais aussi quand les chercheurs ont recours aux entretiens. Comment s’assurer de couvrir la pluralité des dimensions d’un mouvement et d’accéder à la diversité des acteurs qui le composent ? Comment atteindre au plan logistique cet objectif ? Ce défi est commenté par différents contributeurs dès lors que les mouvements sociaux peuvent être porteurs de significations qui ne sont pas univoques, qui peuvent être d’ailleurs contradictoires ; ils peuvent résulter d’alliances conjoncturelles d’acteurs sociaux très divers. Alors avec qui et avec quelles composantes penser les mouvements ? Avec qui dialoguer ?

9C’est ainsi une autre des questions abordées dans ce dossier : à quel moment partager les résultats d’une enquête « à chaud » ? Et avec qui ? Déjà lors des rassemblements de Nuit Debout et surtout au moment du mouvement des Gilets jaunes, l’engagement des chercheurs sur ces terrains d’enquête a fait l’objet d’une rapide visibilité médiatique, qu’elle ait été délibérément recherchée ou non. Les sociologues sont régulièrement invités à commenter « à chaud » les événements en cours, d’autant que les journalistes sont impatients d’en livrer des interprétations immédiates. Face au risque non négligeable de simplification abusive, comment résister à la tentation de répondre à ces sollicitations pressantes ? Faut-il accepter de jouer le jeu, sachant que la publicité donnée à une enquête en cours peut tout aussi bien renforcer sa légitimité en tant qu’investigation d’utilité publique et encourager par là-même des manifestants à y répondre, qu’à l’inverse, rappeler la proximité des sociologues avec un monde médiatique suscitant la défiance ? Faut-il, au contraire, préférer la discrétion et se fondre dans la masse des manifestants en considérant qu’il ne faut pas altérer l’enquête de terrain ? Jusqu’où par ailleurs assumer de prendre position dans le débat public sur la base de résultats partiellement contrôlés ? Comment résoudre la tension entre la posture d’engagement qui conduit à donner sa propre interprétation politique du mouvement en cours, parfois pour l’orienter, et la posture scientifique qui assume de prendre le temps aussi bien du recueil méticuleux des données que de l’analyse des résultats ?

10Enfin, l’un des intérêts des témoignages et des contributions de ce dossier tient aussi aux mises en perspectives comparatives de mouvements divers. Non seulement elles servent les réflexions méthodologiques et épistémologiques, mais elles permettent aussi aux contributeurs d’interroger les cadres d’analyses en pointant les similitudes et singularités des mobilisations observées. Les mouvements dont il est question dans ce dossier sont parfois observés par le prisme d’une seule configuration nationale ; parfois ils sont envisagés selon une approche pleinement comparatiste ou bien en misant sur une sociologie globale. Ces différentes approches sont aussi l’occasion de réfléchir aux voies d’analyses de la contestation contemporaine, à l’heure où les mouvements sociaux sont à la fois connectés entre eux du fait des moyens de communication globalisée, et à la fois déterminés par les dimensions nationales des configurations sociales, politiques et culturelles dans lesquelles ils se déploient. Ainsi jusqu’où interpréter un mouvement social comme étant la déclinaison singulière d’un mouvement global et historique ? Doit-on, sinon, y voir la réponse à une conjoncture sociale et politique caractéristique d’une configuration nationale spécifique ? Ces mises en perspectives interrogent la possibilité même de la comparaison entre des mouvements qui ne concernent ni les mêmes acteurs ni les mêmes franges de population, qui n’adoptent pas les mêmes stratégies de mobilisation, notamment dans leurs relations aux partis politiques et aux syndicats, et qui interroge aussi les transformations de l’action militante et des aspirations citoyennes. Difficulté aussi à envisager des comparaisons à une échelle globale sans pouvoir toujours aisément les replacer dans leur contexte historique et politique particulier. De ce point de vue, outre le dialogue que les sociologues engagent avec la société civile et les acteurs des mouvements, le dialogue avec les chercheurs des pays investis apparaît indispensable. Si l’enjeu de ce dossier n’a pas laissé l’opportunité aux contributeurs de restituer pleinement leurs interprétations des mouvements – et nous invitons les lecteurs à s’emparer de leurs publications déjà là ou à venir –, ce dossier propose pourtant déjà des pistes de réponse.

11Six articles composent ce dossier. Le premier aborde les questions méthodologiques liées à une enquête collective réalisée lors des rassemblements « Nuit Debout » sur la place de la République à Paris en avril-mai 2016. Rédigé par quatre sociologues (Alexandra Bidet, Pierre Blavier, Carole Gayet-Vicaud, Erwan Le Mener) et un historien (Stéphane Baciocchi), cet article tente de répondre à une question apparemment simple – Qui vient à ce type de rassemblement ? –, mais qui, en réalité, est plus complexe qu’elle n’y paraît dès qu’on entend y apporter une réponse précise, fondée sur des données collectées « à chaud ». Cette question sur la composition sociale de ce mouvement saisi dans son écologie et sa temporalité concrètes s’avère en réalité cruciale pour comprendre la nature de ce rassemblement et l’ensemble des expériences vécues qu’il recouvre. Elle a conduit l’équipe à porter attention à toutes les formes de participation, depuis la simple présence passagère jusqu’aux formes d’implication les plus massives, en considérant la coprésence comme voie d’entrée et critère de fait de participation au mouvement. L’intérêt de ce travail est d’avoir expérimenté de façon concluante trois méthodes d’investigation et de les avoir conçues collectivement comme un ensemble articulé : une enquête par questionnaire en face-à-face, in situ, auprès d’un échantillon aléatoire de plus de 500 participants ; un recensement intégral de la place mené un soir du mois de mai 2016 associant dénombrement et relevé cartographique des présents ; une analyse qualitative des questions ouvertes du questionnaire et d’entretiens approfondis auprès de participants. La rigueur qui a accompagné cette enquête débouche sur des résultats qui permettent de remettre en question des opinions spontanées sur ce type de rassemblement.

12L’article suivant, rédigé par Quentin Ravelli porte sur le mouvement des Gilets jaunes et relate, lui aussi, les conditions d’une enquête « à chaud ». Il décrit tout d’abord comment ce mouvement a immédiatement créé une forme d’effervescence collective parmi les sociologues et, plus généralement, parmi les chercheurs en sciences sociales tant il suscitait, par son caractère inédit, une curiosité intellectuelle communicative et appelait, les uns et les autres, à une réflexion sur la société dans son ensemble. C’est ainsi que des sociologues, mais aussi des historiens, des politistes, des démographes, des géographes et des économistes se sont immédiatement mobilisés pour tenter d’y apporter un éclairage à partir de leurs propres recherches même si elles ne portaient pas directement sur les mouvements sociaux. C’est dans ce contexte que l’auteur a lui aussi décidé de réaliser une enquête en participant directement au mouvement, en semaine sur un rond-point situé dans le Loiret à un peu plus d’une centaine de kilomètres de Paris et le samedi en manifestation dans les rues de la capitale. L’article se concentre sur les questions de méthode et évalue les avantages et les inconvénients de l’approche par observation : directe ou indirecte, participante ou détachée, ouverte ou à couvert, avec ou sans gilet. Il explique le choix de se considérer d’abord comme un Gilet jaune et ensuite comme un chercheur en soulignant comment ce type d’enquête à vif impose un engagement local poussé, au long cours, aux côtés des manifestants. L’auteur aborde également un autre versant de son enquête portant sur la passation d’un questionnaire lors de la coordination nationale de ce mouvement. Il défend l’intérêt d’une approche coordonnée de ces enquêtes tout en soulignant le risque de brouillage entre les milieux académique et médiatique lors de ce qu’il appelle la « ruée vers l’or jaune ».

13La contribution de Mathieu Hocquelet permet de nous transporter outre atlantique puisqu’elle porte sur les conflits du travail et les mobilisations dans les industries de main d’œuvre à bas salaire nord-américaines. L’article propose un retour réflexif sur une série de recherches menées entre 2012 et 2018 autour de l’émergence de Our Walmart et Fight for $15, deux mobilisations majeures amorcées par des syndicats dans le secteur des services aux États-Unis. Visant notamment deux des plus grands employeurs privés au monde connus pour leurs pratiques antisyndicales – le distributeur Walmart et l’enseigne de fast-food McDonald’s –, ces mobilisations sont menées depuis huit ans autour de deux revendications majeures, le doublement du salaire minimum fédéral et le droit à la représentation des salariés dans leur entreprise. La recherche menée permet de comprendre comment ces manifestations ont abouti à un succès inespéré – 22 millions de salariés ont pu bénéficier d’une revalorisation de leur salaire lors des cinq premières années de mobilisation – alors que les chances de réussite apparaissaient initialement très faibles, mais, au-delà de son intérêt sociologique intrinsèque, l’article examine les conditions de l’enquête et les solutions trouvées pour enquêter « à chaud » lors de ce mouvement. Comment un sociologue français, au sortir d’une thèse de doctorat, a pu pénétrer les arcanes d’un mouvement social américain et y mener sur une longue période une enquête ethnographique approfondie ? Comment le fait d’être étranger a pu être un avantage pour voir de l’intérieur les méthodes de mobilisation que relèvent du Community organizing appliquées au monde du travail ?

14L’article de Cécile Van de Velde propose d’approcher les mouvements sociaux par leurs mots. Il explore la portée sociologique et comparative des slogans et écrits protestataires pour l’analyse des mouvements sociaux. Il montre comment cette méthode peut contribuer à développer une meilleure compréhension des identités collectives, des émotions et des revendications portées au sein des contestations contemporaines. Il revient tout d’abord sur les enjeux théoriques, éthiques et méthodologiques que posent la collecte et l’analyse des écrits protestataires au sein de la sociologie des mouvements sociaux. Il explore ensuite différentes façons d’exploiter leur richesse expressive et leur potentiel comparatif, que ce soit par l’analyse textuelle ou qualitative. Pour ce faire, il s’appuie sur l’expérience et les résultats d’une enquête internationale sur les mouvements sociaux juvéniles de la seconde décennie du xxi^e siècle, dans laquelle cette méthode a été mobilisée à grande échelle pour identifier et comparer les grammaires fondamentales de ces contestations post-2008. Cette enquête s’est appuyée sur la collecte par observation directe de ces « mots de la colère » – écrits, slogans et pancartes – portés au sein de sept mouvements sociaux ayant eu lieu de 2011 à 2019 : les « Indignés » à Madrid en 2011-2012 ; le mouvement étudiant à Santiago du Chili en 2011-2012 ; le « Printemps Erable » à Montréal en 2012 ; le « mouvement des Parapluies » à Hong-Kong en 2014 ; le mouvement « Nuit Debout » à Paris en 2016 ; la marche pour le climat à Montréal en 2019 et le mouvement pro-démocratique de Hong-Kong en 2019. Cet article explore ainsi, de façon innovante, la possibilité de comparaison entre des mouvements qui émergent dans des contextes nationaux spécifiques, mais qui sont néanmoins connectés entre eux par les réseaux sociaux.

15Geoffrey Pleyers adopte, lui aussi, une posture originale en essayant de prendre en compte de façon globale la vague de protestations et de mouvements sociaux à laquelle on assiste depuis 2011. L’article s’attache à étudier les dynamiques, les cultures activistes qui animent ces mouvements. Cette perspective « globale » n’est, d’après lui, ni meilleure, ni moins bonne que les perspectives nationales ou les recherches comparatives qui dominent la sociologie de l’action collective. Elle est complémentaire en ce qu’elle permet de comprendre les mouvements à partir d’une autre perspective et favorise d’une certaine manière la circulation des analyses et des apprentissages – pour les chercheurs et pour les acteurs – d’un pays à l’autre. Elle pose des défis pratiques, méthodologiques et épistémologiques. L’auteur explique comment il mène des recherches qualitatives dans différents pays à travers l’observation des actions, des entretiens approfondis qui s’appuient sur la réflexivité et l’auto-analyse des acteurs qui forme le matériel – et non le résultat – de l’analyse. L’auteur indique également comment il entre en dialogue avec les chercheurs locaux et nationaux et adopte une posture ouverte au « dialogue interculturel » en se tenant prêt à remettre en cause sa propre manière d’analyser les mouvements à partir de cadres culturels ou sociologiques différents.

16Enfin, pour clore ce dossier, Michel Kokoreff relate comment il a enquêté « à chaud » en France, depuis 2016, sur les principaux mouvements sociaux successifs auxquels nous avons assisté et qui traduisent, d’après lui, une séquence quasi permanente de contestation sociale. Il explique comment il a pu observer ces événements dans leur caractère polymorphe et polycentrique d’un point de vue ethnographique, en identifier les continuités et les discontinuités, l’expérience des acteurs et ce qu’elle leur fait. L’article permet d’apprécier ce que nous dit la démultiplication des scènes contestataires des transformations des formes d’action et de politisation émergentes, de leurs limites et de leurs potentialités. Si le choix et le traitement des objets ne sont jamais neutres et toujours élaborés à partir d’un point situé – ou multi-situé –, là où se joue le politique, comment concilier recherche et engagement ? Outre qu’il aborde de façon croisée plusieurs mouvements sociaux différents, cet article a le grand mérite de poser de façon honnête et transparente les problèmes que rencontre le sociologue lorsqu’il enquête « à chaud » dans les manifestations.

17Ces six articles sont complémentaires et offrent l’occasion de débattre librement sur le rôle du sociologue dans les mouvements sociaux. En se focalisant sur les aspects méthodologiques et épistémologiques de l’enquête « à chaud », ils apportent, chacun à sa manière, non seulement un supplément de compréhension sur les mouvements sociaux en question, mais surtout un éclairage stimulant sur les avancées et les perspectives qu’offrent aujourd’hui ces approches souvent innovantes déployées à vif, au cœur de l’événement.