Jeudi 28 avril 2016 : nouvelle journée interprofessionnelle de mobilisation contre la « loi Travail » et son monde. Le départ de la manifestation parisienne est fixé à Denfert-Rochereau. Je retrouve des collègues et nous rejoignons une amie argentine avant de remonter lentement le cortège. Il y a du monde. Très vite, les forces de l’ordre tentent de segmenter le cortège, suscitant les sifflets et le regroupement de la foule qui ne s’en laisse pas compter. La tension reste palpable avec ce dispositif – apparemment inspiré de l’Allemagne – de cordons de CRS et gardes mobiles qui bordent le cortège et avancent par à-coups. Au loin (Les Gobelins), on aperçoit un autre cortège qui se joint au principal. Nous continuons de descendre le Boulevard Arago, avec des arrêts fréquents. Il y a une belle ambiance, mélange de joie et de colère. Nous sommes quelques dizaines de milliers à reprendre slogans et airs connus. Lorsque nous débouchons sur le Boulevard de l’Hôpital, on voit bien d’en haut jusqu’à la gare et le pont que nous sommes nombreux – je dirais entre 50 et 80 000, si on compte en « stades »... À l’approche de la Seine, des jets de projectiles s’accompagnent de tirs de lacrymogènes et de grenades. Plusieurs reflux. On voit des tout jeunes passer un peu cabossés, les yeux en pleurs, l’air choqué, qui se soutiennent, dans le silence, des gestes d’apaisement autour d’eux. L’air est piqué. Insupportable. Finalement, le cortège reprend jusqu’à Gare de Lyon mais sans ambiance. Les gens marchent par petits groupes sans former de rangs. Pas de slogans, ni d’entrain. Sur le bas-côté, je repère un petit groupe de flics en civil, jeunes habillés jeunes, avec un casque léger et un petit sac. Ils suivent les gardes mobiles. Comme ça jusqu’à Nation. Sur la place, alors que je discute avec un collègue italien, quelques projectiles sont lancés sur les forces de l’ordre. Le groupe de civils se rue sur le centre de la place, se fait caillasser et se replie en tortue, pour revenir, après quelques glissades, au milieu des CRS. Des grenades lacrymogènes sont envoyées pour noyer la place d’un rideau de fumée et gazer tout le monde. Les deux accès de métro – dont l’un vers lequel je me suis replié – font un appel d’air et les gaz s’y engouffrent. À l’intérieur, des mini-barrages de deux CRS en position, bouclier en avant, prêts à intervenir secondés par la brigade de sécurité du métro. L’atmosphère est irrespirable, les couloirs enfumés, les gens paniqués. Il faut les informer, et on le fait nous-mêmes. Pour gagner la ligne 2, il faut prendre un long couloir dans lequel je m’engage foulard aux yeux. Arrivé sur le quai, le train ne prend pas de voyageurs. Une agente de la RATP explique qu’il vaut mieux aller prendre l’air dehors… Finalement un autre métro arrive, il se remplit vite de voyageurs, la rame part. Plus tard, la station sera fermée au public (Compte rendu d’observation du 28 avril 2016).
- 1 Une abondante production discursive critique, académique et non-académique, a accompagné et nourri (...)
1Cet extrait de compte-rendu d’observation s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur les formes de contestation sociale et de politisation émergentes. On peut y lire un peu de cet « enthousiasme extatique » pointé par Karl Marx à propos des journées révolutionnaires, la trace des « affects mobilisateurs » (Ansart, 1983 ; Bantigny, 2018) à la fois contre le gouvernement et sa politique de « casse sociale » et face aux nouvelles techniques de maintien de l’ordre et la violence engendrée. Mais on pourrait aussi y voir un condensé des éléments constitutifs d’une coupure historique qui n’a cessé de s’actualiser depuis : l’entrée dans un nouveau cycle de contestation et de sa gestion par le pouvoir en place. Ce cycle s’est actualisé par des mouvements disparates : du conflit social qui a été l’élément déclencheur de Nuit Debout sur les places de nombreuses villes lors de ce même Printemps 2016 à la vague du Printemps 2018, associant de multiples catégories sociales pour la défense des services publics ; de la révolte populaire des Gilets jaunes parti de la hausse du carburant, prenant des airs d’insurrection, aux mobilisations de l’hiver 2019-2020 suscitées par la contre-réforme des retraites et son lot d’injustices – sans oublier les occupations consistant à « habiter l’inhabitable » (zones à défendre, places, facs, ronds-points, etc.). Par-delà une apparente dispersion des luttes qui en serait la limite, ces mouvements ont en commun leur caractère inédit, tant par leurs formes, leur durée que par leur composition sociologique – soit autant de nouveaux objets rendant bien incertaines nos catégories et nos méthodes pour « qualifier la contestation » (Bulle & Cervera-Marzal, 2016 ; Jeanpierre, 2019). Leur « air de famille » tient aussi de leur plan de consistance idéologique passant par la critique radicale de la société capitaliste et des politiques d’inspiration néo-libérales (Baschet, 2014) comme par le désir de fabriquer du collectif, des « communs », à bonne distance des formations politiques et syndicales – dans une quête d’autonomie politique (Verdier, 2018 ; Bulle, 2020). Autrement dit, nous avons assisté à une séquence de contestation sociale quasi-permanente dont les singularités et les dynamiques rendent légitime de l’appréhender comme un ensemble et d’essayer d’en restituer un tableau réaliste1. Cela, dans un contexte de globalisation des révoltes (Roulleau-Berger & Peilin, 2018 ; Bertho, 2020) où la « rage des peuples » a explosé un peu partout. Avant d’être stoppé net par la pandémie du Covid 19 et l’état d’urgence sanitaire.
2Après avoir explicité une telle approche transversale et cette coupure de 2016, j’insisterai sur les problèmes méthodologiques et éthiques rencontrés. Comment observer cette séquence contestataire dans son caractère pluriel, en identifier les continuités et les discontinuités ? Que nous dit la démultiplication des scènes contestataires des transformations des formes d’action et de politisation, de leurs limites et potentialités ? Et si le choix et le traitement des objets ne sont jamais neutres et toujours élaborés à partir d’un point de vue situé (ou multi-situé), là où se joue le politique, comment concilier recherche et engagement ? Bref, pour reprendre une formule célèbre (Becker, 1967), de quel côté sommes-nous donc ?
- 2 Datant de la loi votée en pleine guerre d’Algérie, en 1955, l’état d’urgence avait été décrété en N (...)
- 3 Voir dans ce dossier, et parmi les publications nombreuses sur cet « Objet politique non identifié (...)
- 4 On dénombre 225 expériences du même type en mai 2016 (Volliot, 2016).
3Pour comprendre cette séquence, il faudrait en faire la généalogie (Pigenet & Tartakoswsky, 2012 ; Chamayou, 2018 ; Angéi et al., 2019 ; Kokoreff, 2020), tout du moins ici, saisir l’enchainement des situations depuis 2016. Si coupure il y a eu, c’est suite aux attentats terroristes du 13 novembre 2015, qui ont suscité terreur et sidération. Dès le lendemain, l’état d’urgence est instauré pour trois mois2 ; il rend légitime des procédures d’exception – assignations à résidence, surveillance électronique mobile, prolongation des gardes à vue, etc. Un rassemblement interdit lors de la conférence internationale sur le climat (COP 21), le 23 novembre, donne lieu à l’intervention brutale des forces de l’ordre, qui nassent les manifestants et piétinent allégrement le mémorial improvisé autour de la statue de la Place de la République. Moment charnière, de basculement. La mobilisation contre les dérives de l’état d’urgence et pour sa levée s’organise en janvier où des dizaines de manifestations rassemblent des milliers de personnes. L’état d’urgence prolongé, le gouvernement lance une série de réformes. Le 17 février 2016, la ministre du Travail, Myriam El Khomry, présente un projet de loi de réforme du Code du travail accordant notamment la primauté aux accords d’entreprise sur les accords de branches dans les négociations collectives. Deux jours plus tard, la pétition « Loi travail, non merci ! » est lancée sur Internet par la militante féministe membre du Parti socialiste, Caroline De Haas. Cette pétition connaît très vite un grand succès et atteint 1,2 million de signatures fin février. Parallèlement, les confédérations syndicales (CGT, FO, FSU) se mobilisent : elles considèrent cette réforme du Code du travail porteur de précarité et de reculs sociaux pour les travailleurs et la jeunesse, avec comme mot d’ordre le blocage de l’économie : « On bloque tout ! » À partir du 9 mars, les initiatives, grèves, manifestations et rassemblements se multiplient à l’échelle nationale, rassemblant des centaines de milliers de personnes qui demandent le retrait du projet de loi et l’obtention de nouveaux droits pour les salarié·e·s. Ces manifestations sont marquées par de nombreux affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants, l’émergence des figures du « cortège de tête » et des Black Blocs. Là où le premier fuit l’ennui de défilés ritualisés pour réintroduire de la vie sous toutes ces formes (chants, slogans, applaudissements, fanfares, tags), les seconds, loin de se réduire à un look (Kway noir, cagoules, masques à gaz) et à la seule envie d’en découdre, est une méthode d’intervention visant les symboles du capitalisme. La montée en puissance de la mobilisation demandant le retrait de la loi travail est illustrée par la journée interprofessionnelle du 31 mars, qui réunit près d’un million de personnes en France ; elle marque aussi le lancement de Nuit Debout et l’occupation de la Place de la République, suite à la manifestation parisienne3. Alors que le gouvernement revoit sa copie, qui satisfait la CFDT et la CFTC, le mouvement social s’intensifie en avril avec de nouvelles journées interprofessionnelles, mais aussi le blocage de nombreux établissements scolaires et universitaires, la grève active des étudiant·e·s. Pendant ce temps-là, des milliers de personnes se rassemblent sur les places4, débattent en AG, se réunissent en commissions et ateliers, imaginent un autre monde, sans dissocier le politique et le festif. La mobilisation se prolonge jusqu’au recours au « 49.3 », le 26 mai et le 14 juin 2016. Après plusieurs navettes entre le Sénat et l’Assemble nationale, la loi Travail est adoptée définitivement le 20 juillet, quelques jours après que ce soient éteintes les dernières Nuits debout parisiennes. On y a vu un double échec, traduisant l’absence de débouchés politiques de cette effervescence collective incapable d’instaurer un rapport de force favorable. Quelle erreur de chercher dans ses débouchés le sens de l’événement alors qu’il réside dans ses potentialités, l’ouverture des possibles. On l’a bien vu par la suite, d’un printemps à l’autre, en pleine commémoration du cinquantenaire de 68, de l’élection présidentielle de 2017 à la longue révolte des gilets jaunes de 2018-2020, de la mobilisation des salarié·e·s de la fonction publique contre les réformes des services publics – SNCF, hôpital – et de l’accès à l’université – Parcours-sup –, celles des retraites et de la recherche – loi de programmation pluri-annuelle de la recherche – au tournant de l’année 2020, marqué par la multiplication des actions sporadiques.
4Parler de « séquence contestataire », ce n’est pas s’en tenir à la seule continuité – et simultanéité – des événements dans un contexte de tension sociale ; c’est aussi relever des similitudes à l’œuvre. Celles-ci sont d’ordre idéologique et politique, avec la critique récurrente des politiques néo-libérales, de la répression policière, des médias meanstream, traversée par une double tension entre « citoyennisme » et « dégagisme », « assemblisme » et « insurrectionnalisme ». Elles sont d’ordre pratique, avec l’émergence de nouveaux registres d’action – « cortège de tête », Black Blocs, blocages, « manifs sauvages » –, la prolifération des sites, des médias indépendants et des auto-médias participant d’une démultiplication des scènes contestataires physiques ou virtuelles, les logiques de l’occupation et l’importance de l’ancrage local des luttes. Elles résident dans une tendance à la militarisation du maintien de l’ordre dans un climat qualifié de « quasi insurrectionnel », par les groupes radicaux comme le ministère de l’Intérieur, un usage de la force « disproportionné » (Monjardet, 1996) et un traitement pénal d’exception devenus un front essentiel de la contestation.
5« Ce n’est pas la manif qui déborde, c’est le débordement qui manifeste », disait un tag parmi d’autres sur les murs de Paris en 2016. En d’autres mots, cette séquence a constitué un débordement à la fois interne – des routines militantes, du folklore syndical, des interactions avec les forces de l’ordre – et externe – Nuit Debout, les ZAD, ou même les gilets jaunes, faisant figure de contre-scènes du conflit social. En effet, ces derniers n’ont rien de ce que l’on appelle depuis les années 1970 le « mouvement social », ni des « mouvements sociaux » – fussent-ils d’une nouvelle génération ou définis de façon extensive (Neveu, 2005 ; Mathieu, 2010). Matérialisé par des tentes et des assemblées, le « mouvement des places » dans des contextes différenciés est devenu un catégorie générique de Los Indignados à Occupy Wall Street et Gezi à Istambul. De même, les actes des gilets jaunes chaque samedi n’avaient plus rien d’une manifestation ordinaire au regard de son éclatement en plusieurs défilés, de l’usage des gaz lacrymogènes et des tirs de LBD contre la foule, de l’intelligence collective déployée pour occuper la rue ou tenter d’échapper à la nasse policière.
6Cependant, on se gardera bien d’opposer « l’ancien » et le « nouveau », et de hiérarchiser les répertoires structurels – le sabotage, la grève – et émergents – les actions extra-légales, la viralité des réseaux – : l’effet de convergence temporelle aura plutôt donné à voir une mise en circulation des pratiques et des imaginaires, leur hybridation. Une illustration pourrait être la multiplicité des actions sporadiques parallèlement aux journées interprofessionnelles contre la réforme des retraites. Prenons celle du 9 janvier 2020 : occupation éphémère des locaux de BlackRock, arrosage à grande eau de la Mairie du Havre par les pompiers, blocages partiels de ports, de raffineries et de zones industrielles, coupures de courant aux entreprises et au siège parisien de la CFDT par des militants CGT-Énergie, avocats jetant leurs robes et personnels soignants leurs blouses, installation de tentes au tribunal de Bobigny, grève des E3C des lycéens, etc. On n’en finirait pas de faire l’inventaire de ces événements qui ont été vus comme des « actions coup de poing ». D’aucuns ont évoqué une « giletsjaunisation du mouvement social », une CGT débordée par sa base ; d’autres ont considéré que l’on avait un peu vite enterré les syndicats. En vérité, leur singularité est toute autre : elle réside dans la démultiplication d’actions surprises, ciblées, ponctuelles, rendant plus difficile l’action des forces de l’ordre – de fait, à de nombreuses reprises débordées –, leur forte visibilité ; mais aussi l’expression des joies et des colères accumulées montant de toutes parts et partagées, d’une rage qui s’est maintenue lors du confinement.
7Dans ce sens, on a moins assisté à des éruptions accidentelles et passagères, ou à l’inverse, à une « convergence des luttes » marquée par leur radicalisation, qu’à un mouvement polymorphe et polycentrique exprimant un ras-le-bol généralisé – ce que j’appellerai la « diagonale de la rage ». Ce que ces luttes ont en commun, ce n’est pas tant le retour d’une conflictualité sociale – qui n’avait jamais disparu – que de participer à un processus de repolitisation induit par les événements. Dans un contexte de fragmentation sociale et de dépolitisation, de gouvernement de la terreur et de la peur, ce n’est pas rien.
- 5 Le 21 avril 2012, le gardien de la paix Damien Saboundjean tirait à quatre reprises sur Amine Bento (...)
- 6 Le 24 mai 2016, suite à une manifestation appelée par le syndicat policier Alliance, place de la Ré (...)
- 7 Le 11 novembre 2008, onze jeunes gens vivant en communauté dans le village de Tarnac (Corrèze) étai (...)
- 8 Suivi presque intégralement, en participant au comité de soutien parisien et fréquentant certains d (...)
8Le travail d’enquête s’est efforcé d’observer divers terrains, moments et groupes. D’ailleurs, plutôt que d’une enquête, il serait plus juste de parler d’observations participantes plurielles et partielles. Elles se sont constituées en marchant, d’événement en événement ; les pièces du puzzle se sont assemblées peu à peu. Après ce printemps 2016, les opportunités et ouvertures de terrain se sont multipliées. Il y a eu les procès suivis : l’affaire d’Amine Bentounsi5, celle dite du « Quai de Valmy » en 20176, le procès du groupe de Tarnac7, en mars 20188. Ainsi me suis-je rapproché de divers groupes militants – autonomes, libertaires, antifascistes, antiracistes et féministes. Il ne s’agissait pas pour autant de faire une sociologie de ces militances. Je savais l’enquête compliquée, la méfiance exacerbée par le travail des services de police et la disqualification médiatique. Un vague sentiment de trahison me taraudait peut-être également. Puis il y a eu le Printemps 2018 : les innombrables manifestations contre la réforme de la SNCF et pour la défense des services publics, couplées avec le mouvement dans les universités, les occupations des facs à Paris 8 et Nanterre et à l’Ehess, les tentatives à La Sorbonne et à l’Ens Ulm. Il y a eu ce court mais intense week-end à Notre-Dame-des-Landes quelques jours après le début de l’offensive militaire en avril 2018, avant d’y revenir une semaine en août de la même année dans un contexte plus paisible. Il y a eu les actions organisées en solidarité avec le jeune Théo, violenté par des policiers en février 2017, et par le « Comité Adama Traoré », suite à son décès lors de son interpellation en juillet 2016, et la participation à partir de 2017 aux marches à Beaumont-sur-Oise. Il y a eu la « vague jaune », suivie à travers ses « actes » depuis le 1er décembre 2018 jusqu’à fin mai 2019, et de façon plus intermittente jusqu’à mars 2020, les actions des groupes de gilets jaunes dans le vingtième arrondissement, à Belleville et Place des Fêtes ; sans oublier les initiatives d’Extinction Rebellion en octobre 2019 et d’autres manifestations – pour le climat, contre les féminicides, l’islamophobie. Enfin, il y a eu la longue grève contre la réforme des retraites et ses journées interprofessionnelles en décembre 2019, sorte de retour des luttes sociales à une configuration plus habituelle rappelant le mouvement de 1995, conduisant à quelques observations à la dérobée de piquets de grève des machinistes de la RATP. Ainsi, les comptes rendus de manifs, rassemblements, procès, réunions et actions parfois inédites se sont accumulés, avec le souci de raconter le contexte, le déroulement, les moments forts et faibles, sans disparaître du tableau : « je est un nous ». Outre ces observations de première main, cette enquête de terrain a permis d’engranger un matériau riche : conversations, photographies, vidéos, données quantitatives, lecture partielle de la presse et de sites d’actualité engagés, veille numérique sur les réseaux sociaux.
9Comme dans toute enquête et toute observation participante, les problèmes rencontrés ont été nombreux, et je n’en retiendrai que quelques uns. Plusieurs conditions étaient requises : disposer d’une grande disponibilité et d’une bonne condition physique, ne pas avoir trop peur des forces de l’ordre et prendre des risques tout en anticipant les dangers autant que faire se peut, disposer de bons réseaux et moyens d’information permettant de suivre ce qui se passe. Il était souvent pratique d’habiter à deux encablures de la Place de la République... Mais on ne peut pas être partout ! À moins de travailler en équipes, et encore. Le regard porté sur cette séquence contestataire s’est s’avéré très parisiano-centré – je le sais, c’est sa limite. On ne parle que de Paris, or Paris n’est pas la France : un même mouvement a pu y prendre des formes spécifiques et locales. D’autres choix auraient été sans doute nécessaires et possibles afin de décentrer le regard. Reste que, pour des raisons tant historiques et politiques que symboliques, Paris, sans être cette « capitale de l’émeute » aux accents benjaminiens, rêvée par certains activistes, n’en a pas moins été une scène centrale, à la fois arène et vitrine. Néanmoins, afin d’éviter les « biais » de ce point de vue très situé, j’ai tenté de croiser ces fragments ethnographiques avec d’autres récits de journalistes, militants, écrivains, chercheurs, dans la perspective d’« ethnologies plurielles » (Barthélemy et al., 2014). Dépourvu du don d’ubiquité, le suivi en live des événements publics a été profitable afin de contourner cette difficulté à saisir l’événement et à disposer d’un point de vue global.
- 9 Sur les manières de s’ajuster à une telle situation, voir par exemple (Challier, 2018, 2019 ; Bulle (...)
- 10 À quelques exceptions près. Lors d’une fin d’après-midi de mai 2016 sur la place de la République, (...)
10Un autre type de problème classique concerne la posture adoptée. Il n’est jamais aisé de trouver la « bonne distance » à l’égard de personnes et de groupes dont on partage les engagements – au moins en partie. Si l’empathie de l’ethnographe n’est pas nécessairement synonyme de sympathie à l’égard des groupes observés – encore moins de fascination –, elle est rendue possible par une présence soutenue et un partage des émotions qui favorisent la confiance, la participation à des actions ponctuelles, une prise en compte partielle des insatisfactions et des critiques des acteurs. Mais la définition de la posture se pose dans la relation d’enquête elle-même. Les enquêteurs ne cessent d’être renvoyés par les personnes enquêté·e·s à la figure du pouvoir, déclinée à l’échelle tantôt locale – « c’est le Maire qui t’envoie ? » – tantôt nationale – « t’es RG ? », « tu travailles pour Macron ? ». Afin de dissiper cette tension9, sans esquiver les rapports de domination qui les sous-tendent, les ajustements bricolés m’ont conduit à adopter une posture de réserve. Ainsi, par exemple, j’ai assez vite renoncé à faire des entretiens individuels en bonne et due forme. Guère aisés à réaliser dans l’action – d’autres passent des questionnaires pourtant –, ils suscitent la méfiance, formatent la parole, restent souvent limités à du discours. D’autres techniques étaient possibles afin de « moissonner » en marchant ce que les personnes mobilisées avaient à dire in situ, de leurs engagements et parcours, de leurs colères ; au risque de perdre de vue ce qui se passe, de recueillir des propos décousus dans une ambiance souvent tendue, d’en oublier. Se mettre à l’écoute du terrain et de ses acteurs a aussi conduit à limiter le plus possible toute intervention publique – y compris in situ, dans les débats et AG, ou en ne répondant pas aux éventuels micros tendus10 – afin de ne pas parler « à la place de ».
- 11 Des feux de poubelles à la mise à sac des vitrines de banques et au pillage des grandes enseignes, (...)
11Un autre problème réside dans la sélection des matériaux. Quel regard, par exemple, porter sur la « casse » ? Mieux : sur les usages et mésusages politiques de la violence de rue ? On peut partager son rejet unanime, nuancer ses formes et ses acteurs11, en faire une critique de type « anti-autoritaire », ou encore discuter de sa visée tactique. Mais dans les comptes rendus de situations, quelle place est accordée à cette violence de rue ? Fallait-il en parler ? Il y a tellement de représentations à déconstruire qui circulent et font l’opinion à propos des « casseurs ». Quand on y regarde de près pourtant, le « cortège de tête » était composé pour une bonne part de « non-violents ». De plus, la violence de rue n’est pas une et identique – des « militants cagoulés » aux « jeunes à capuches », des petites bandes aux isolés en quête de sensation forte. Ces cibles ne sont pas indifférenciées : elles visent des banques – bris de vitrines, distributeurs cassés ou inutilisables –, des vitrines de grandes enseignes commerciales – « pillées » par des adolescents de la banlieue et souvent retrouvés en comparution immédiate –, les mobiliers urbains et les vitres d’abris bus – cassées, détournées –, des façades d’immeubles bourgeois – tagués –, des terrasses de cafés dans les beaux quartiers, des voitures de luxe définitivement empêchées de polluer. Ces cibles sont des symboles du capitalisme : elles sont des revendications, des « brèches » pour parler comme les militants. Sans y projeter des modèles policiers de la « guérilla urbaine », les méthodes d’intervention des Black Blocs – on le voit in situ et cela se raconte – obéissent à une organisation discrète et à une division du travail de fait non-genrées – même si l’on ne repère que des « hommes en noir ». On voit donc ce que la description peut apporter de ce mode d’action et les hypothèses qu’elle peut nourrir, sans devenir pour autant un travail de renseignement.
12La question demeure : la violence oui, mais à quel degré et dans quel but ? Se faire entendre : nombreux ont été celles et ceux à reprendre le mot célèbre de Martin Luther King. C’est bien ce qui s’est produit lors des trois premiers « actes » sur les Champs Élysées, le 16 mars 2019, dans une alliance improbable – et glaçante pour les élites au pouvoir – des « gilets jaunes » faisant une haie d’honneur au Black bloc sur la plus célèbre avenue du monde, ou encore le 16 novembre lors de l’an 1 de ce mouvement. Sans justifier la violence de rue ni évacuer l’incompréhension d’une partie des manifestants eux-mêmes qu’elle a suscitée, elle a conduit le gouvernement tantôt à dévier de sa ligne politique, tantôt à la durcir et à amplifier la contestation. Symboliquement, elle a fait potentiellement d’une partie de Paris un espace public, comme ce fut le cas lors d’épisodes historiques – Révolution de 1789, 1848, 1936, Libération, 1968. Illustration de ce que j’appellerais un désir de réaffiliation historique remarquable au cours de toute cette séquence – « 1871-1968-2018 », « la Commune de Tolbiac », « Fuck 68 », « Sans-culottes ».
13Une autre question a été lancinante : qui sont les « nuits deboutistes », les « zadistes », les Black blocs, les gilets jaunes ? Omniprésente dans les médias mainstream se faisant la chambre d’écho des services de police, elle a consisté à établir un « profil » où se logeait une forme d’altérisation faisant d’eux des « déviants ». Par un jeu d’approximations et d’interprétations hâtives, il s’agissait d’ériger non pas un adversaire mais une figure visible de la menace. Cas emblématique, la construction médiatico-policière de la « mouvance anarcho-autonome » [sic] et de « l’ultra-gauche » [resic] – par symétrisation avec « l’ultra-droite » –, incarnées par le Comité invisible. Or, quantitativement minoritaire, cette « constellation » ou « nébuleuse » comprend des sensibilités politiques, des générations et des figures militantes et charismatiques aussi variées qu’en conflit ouvert. Tout sauf un monde homogène.
14Une des critiques récurrentes de ses activistes – comme du public des Nuits debout ou du mouvement étudiant – aura été leur logique de l’entre soi. Les uns et les autres se recruteraient parmi les fractions des classe moyennes bien dotées en capital culturel, hérité, et scolaire, acquis, habitant les quartiers gentrifiés plus que les quartiers populaires – dont l’« absence » est toujours pointée –, par ailleurs « blanches » – selon la critique décoloniale –, peu en proie au racisme systémique. Or, c’est passer un peu vite sur les sociographies montrant que ces mouvements étaient beaucoup plus différenciés socialement et racialement qu’il n’y paraît (Collectif, 2017 ; Coquard, 2019). Sur le terrain, c’est également oublier les rapprochements qui se sont opérés contre les bavures policières dans les banlieues, que ce soit lors des Nuits debout, autour du Comité Adama Traoré, des comités anti-répression, des « gilets jaunes », ou à l’occasion des mouvements féministes post #Metoo. La critique semble peu prendre en compte les effets de déclassement social et de l’absence de perspectives d’avenir de catégories de jeunes de la « petite bourgeoisie », confrontées à la généralisation du précariat – jusque que dans l’enseignement supérieur – engendrant des trajectoires chaotiques qui les rapprochent des fractions de classes inférieures. Enfin, de tels constats sociologiques n’expliquent pas non plus comment, et pourquoi, ces classes moyennes prolétarisées ou « culturelles » ont développé leurs propres pratiques politiques – maisons collectives, production discursive, sites Internet, réseaux affinitaires, etc.
15Face à ces incertitudes, que tirer de nos propres observations ? Elles permettent non de définir des catégories sociales mais de cerner des cercles simultanés. Il y a le cercle des proches et des connaissances, que l’on retrouve à chaque manif ou événement – parfois plusieurs fois dans la même et longue journée ou en tout « mauvais lieu ». Depuis 2016, j’ai rencontré, et n’ai cessé de croiser, de rendez-vous en rendez-vous, tout un « ensemble flou », un peu à l’image des « métissages sociaux » des Nuits debout parisiennes, composé d’une centaine de personnes venant d’horizons sociaux très variés – salariés de la fonction publique, retraités, étudiants et enseignants, intermittents du spectacle, animateurs… – et avec des niveaux multiples de politisation – anciens cgtistes de 68, militants proches du NPA et de Solidaire, autonomes et « appellistes », bénévoles auprès des migrants, sans engagement particulier. C’est en leur compagnie que j’ai pris moi aussi l’habitude, par exemple, de remonter systématiquement les cortèges jusqu’à leur tête ; lieu de brassage et de tension, c’était là où les choses se passaient. Il y a le cercle plus large des gens rencontrés ici ou là, sur les places ou en manifs, dans les fêtes, avec qui s’échangeaient informations et impressions toujours très utiles. Il y a aussi ces inconnus avec lesquels il était facile de parler en manifs, d’échanger quelques mots sur la journée, la situation, ce qui les fait tenir, comme lors des actes des « gilets jaunes ». Venant de Paris, de grande banlieue, de la Picardie, de Moselle, de la Creuse, certain tous les samedis, d’autres moins régulièrement – « ça coûte cher de venir à Paris mais on se débrouille avec la “famille” ». Ils sont ingénieurs, commerciaux, restaurateurs, profs, retraités, infirmiers, chômeurs. Comme ce couple, lui mécanicien, elle secrétaire, la quarantaine, des enfants, habitant à Saint-Ouen. Ils disent qu’ils ont du mal, que c’est pas une vie, et puis ce mouvement ça les requinque. Il y a ce retraité présent depuis le début, qui assume à demi-mots ses sympathies pour le Rassemblement national, en colère contre ce gouvernement qui casse les acquis du Conseil national de la Résistance. Il y a aussi des salariés qui ont des « bons postes » et manifestent par solidarité avec ceux qui ont moins ou n’y arrivent plus – comme leurs parents. Il y a beaucoup de gens qui passent leur temps à compter et qui se retrouvent volontiers dans ce slogan : « vivre oui, survivre non ! » Des fins de mois difficiles au début du « nous », il n’y a qu’un pas.
16Quel est donc ce « nous » qui dit volontiers « je » pour se défaire d’une logique de la représentation, avec ses leaders et ses porte-paroles, ses labels ? Cette quête d’un « nous » serait-elle une aspiration collective plus qu’une unité constituée – classe, peuple ? Toute la séquence 2016-2020 a été marquée à la fois par le désir de faire collectif et la hantise d’un « nous » de la part d’individus qui n’avaient pas d’appartenance politique prédéfinie et dont les contours sociologiques étaient flous. À l’instar de Nuit Debout, la diagonale du « nous » resterait à créer (Jeanpierre, 2017) ; et pourtant, il y a bien eu « l’embryon d’un corps collectif réactif », une « modalité d’affirmation d’une puissance encore mal définie, d’une puissance qui se cherche (Maniglier, 2016) » – et qui parfois se trouve. Une telle modestie était contraire à la tentation d’incarner l’universel.
17Au fond, si on considère avec Jacques Rancière (2000), que toute subjectivation politique résulte d’un processus de « désidentification » qui met en cause les catégories sociologiques de désignation des groupes sociaux pour faire apparaître des compositions inédites, on comprend mieux le contre-processus de ré-identification visant à les démasquer et à les disqualifier. Le « nous » est la riposte masquée aux effets d’assignation symbolique à des rôles et à des identités préalables ; mieux, l’invitation à produire des « communs ». Il ne s’agit nullement d’essentialiser le « peuple qui nous manque » – comme le propose le populisme de gauche ou de droite – en le réduisant à une identité fixe (Cohen, 2019). La quête d’un « nous » passe par l’attention de devenir sujet plutôt qu’objet d’une connaissance procédant trop souvent par dépossession. Tel est l’intérêt des lieux d’expérimentation politique que sont les ZAD de nous parler de la manière dont les logiques normatives – l’individualisme, la concurrence – sont déjouées et rejouées dans le micro – la vie communautaire sans argent, les luttes intestines –, comment se produisent ces effets de composition entre les groupes sans évacuer la conflictualité (Verdier, 2018 ; Bulle, 2020). Mais dire cela n’est-ce pas déjà un peu endosser les propos des activistes et manifester une vague sensibilité libertaire ?
- 12 Voir, par exemple, le chapitre de Raymond Aron (1976, p. 273-306) sur « Les sociologues et la révol (...)
18Par principe, la « prudence » est de mise, elle est le pendant de l’impartialité scientifique. Si elle peut conduire à l’indifférence ou au silence à l’égard d’une actualité par trop « brûlante », elle peut, à l’inverse, contribuer à la confusion entre les postures – académiques, citoyennes, militantes. D’où les innombrables prescriptions de méthode : trouver la « bonne distance » dans la participation – ni trop près, ni trop loin –, le « ton juste » – ni sous-estimer, ni surestimer –, interroger son rapport à l’objet – ses « prises » –, ne pas prendre parti ou position – dans les débats –, ni se vouloir le porte-parole de son objet. On pressent d’où vient une telle prudence, la séparation qui la fonde entre raison et passion. Or, elle a de quoi faire sourire au regard de l’histoire des sociologies européennes. Celle-ci a montré combien les querelles de paradigmes étaient redoublées par des heurts idéologiques récurrents depuis un siècle (Aron, 1978 ; Ansart, 1989)12. Toute sociologie n’est-elle pas engagée depuis ses « pères fondateurs » ? Toute méthode d’accès au réel n’est-elle pas en elle-même interprétative ? Vaste débat qui engage les rapports entre sociologie et critique (Boltanski, 2009). L’incohérence de la vulgate sur l’impartialité n’empêche pas une extériorité du point de vue du sociologue qui reconstitue un cadre d’ensemble et des tableaux ressemblants de la réalité. Mais la « neutralité » est une fiction méthodologique dès lors qu’elle suppose de ne pas s’adosser à des collectifs et d’établir une frontière imperméable entre recherche et engagement. Elle devient inconsistante dans la mesure où les observations et expériences modifient nécessairement le rapport à l’objet et amène à changer de point de vue.
19Comment concilier recherche et engagement ? Nombre de chercheurs sont aussi militants, défendent les droits des groupes marginalisés ou des territoires, sans qu’il ne soit question de « politiser ou de moraliser l’ethnographie » (Céfaï, 2010). Les dilemmes des chercheurs de toute discipline gagnent en visibilité : savant ou militant ? Sortir de l’ambivalence n’est pas simple. Assumer la tension entre savoir et action passe – à mon sens – par la distinction de plusieurs niveaux d’engagement. Car de même qu’il n’est pas toujours aisé de faire la part in situ entre moments d’observation et de participation, de recueil de données et d’analyse, il y a engagement et engagement. Ainsi manifester devient un engagement civique sur le plan des valeurs, dès lors que le principe en est menacé, en même temps qu’un objet, par accumulation. Cet engagement peut prendre la forme symbolique de prises de position publiques sur tel ou tel problème social, par la signature de pétitions et tribunes d’intellectuelles et d’intellectuels ; ou encore, en se faisant « passeurs » des causes soutenues, sans parler à la place ou au nom de. Un autre niveau se situe dans le passage de la participation à un événement public à l’engagement dans son organisation, qu’il s’agisse de la production de matériel militant – tracts, affiches, banderoles – ou d’une action extra-légale. Là on change de rôle, même si l’investissement reste partiel. Enfin, et peut-être surtout, l’engagement des ethnographes – comme celui des activistes – passe par les corps et leur mise à l’épreuve. L’engagement sur le terrain et dans les relations a lui-même un prix que l’ethnographe paye de son corps, pas plus pas moins que les gens qui l’entourent : les gaz, les coups de matraque, la fatigue, la maladie… Il existe toute une économie politique des corps surexposés, contrôlés, nassés, blessés, mutilés ; une iconographie de la figure sacrificielle et viriliste du militant venant masquer d’autres figures des corps en mouvement plus joyeuses. Cette expérience sensible ne se laisse pas facilement observer : elle est moins visible qu’elle ne s’éprouve (Bantigny, 2018). Elle est très palpable dans les récits publiés sur les sites militants. Le recours à des récits variés et des auto-ethnographies est l’occasion de ne pas exclure cette dimension sensible.
20Ce régime d’engagement dessine ainsi la circulation de l’ethnographe entre ces pôles – civique, symbolique, pratique, corporel –, les ajustements auxquels il procède entre eux – qu’il faudrait confronter aux processus de désengagement (Fillieule, 2005). Il est fonction du contexte qui conduit à être rattrapés par ses objets. Depuis le Printemps 2016, nous avons assisté à une séquence collective intense, avec parfois des journées où nous enchaînions manifs, réunions, rendez-vous, où nous nous faisions gazer trois ou quatre fois par jour ; surprises et belles rencontres s’enchaînaient aussi. Nous sommes-nous – et me suis-je donc – « radicalisés » pour autant ? Si la radicalité n’est bien souvent qu’une posture, une telle expérience collective et individuelle a plutôt provoqué une bifurcation : investissement croissant dans des actions collectives visibles et moins visibles ; reconversion des opinions en positions critiques à l’égard des élections, des partis, de la gauche, de l’université ; fréquentation d’activistes issus de divers mouvances ; relectures de théories critiques et radicales. Seulement voilà, on ne se débarrasse pas si facilement de la socialisation par l’État, de l’attachement à ses institutions et à ses rites. Je ne pense pas être le seul dans cette position d’entre-deux. Mais là comme ailleurs, ce sont toujours les événements qui repolitisent les gens, les font bifurquer. De mémoire militante, on n’avait jamais vu çà, il y avait de quoi se révolter !
21« Les intellectuels ont un rôle à jouer dans ces nouveaux mouvements, certes, mais il leur faudra un peu moins parler et beaucoup plus écouter », conseille l’anthropologue américain David Graeber. Figure emblématique d’Occupy Wall Street en 2011, mondialement connu pour son ouvrage sur les Bullshit job’s, il en appelle à une éthique non du silence mais du care ; et au-delà, à une « anthropologie anarchiste » (Graeber, 2018) ; moins une macrothéorie qu’une microthéorie, « une façon d’aborder les questions concrètes et immédiates qui émergent d’un projet de transformation sociale ». Très lu en France, il ferait presque figure d’hérétique s’il n’incarnait la nécessité d’un manifeste épistémologique et méthodologique pour aujourd’hui.
22Cette séquence contestataire regroupant des mobilisations et catégories sociales fort différentes illustre le renouvellement et la diversité des formes de contestation. Elle donne à voir des mouvements émergents, des occupations, des récits et une relation spécifique à l’État induite par ces contestations, en marge de mouvements sociaux plus classiques et du champ politique. Certes précaires et incertaines, traversées par bien des clivages et des contradictions, elles ont en commun non pas tant le retour d’une conflictualité sociale que de participer à un processus de repolitisation par le bas qui privilégie à la verticalité des organisations l’horizontalité de l’auto-organisation. Elles amènent à raisonner en termes non pas de « défaites » et de « victoires » que de cycles et d’ouverture des possibles, non pas de reproduction d’une même configuration que d’expérimentation associant action et choix de vie. Sur le plan théorique et méthodologique, ces objets actuels et récents appellent à renouveler nos catégories, méthodes et postures. Le sociologue est confronté à la réflexivité critique des acteurs et aux effets de sa propre position, aux résistances à l’objectivation synonyme de dépossession de ces derniers et à son souci de décrire ces formes émergentes dans leur singularité et leur devenir. La plus value de son implication sur le terrain dans la durée est de saisir les pratiques et les groupes contestataires en situation, de raconter comment les choses se passent et de souligner l’indétermination catégorielle de ces « rebelles ». Loin d’être un obstacle à la connaissance, son engagement en est la condition – et réciproquement – mais non la finalité : participer activement à la réflexion sur les perspectives d’émancipation sociale.
Postcriptum :
Maintenant, c’est le silence. Plus un seul manifestant dans les rues. On entend par les fenêtres « Vive nos soignants. Merci à eux. » L’état d’urgence vient d’être déclaré. Non pas contre les contestataires mais la pandémie. Une urgence sanitaire. Celle-ci n’a pas seulement tout bloqué : sa gestion a révélé ce que la contestation n’était pas arrivée à produire et rendre visible » (Compte rendu du 28 mars 2020).