1La critique sociale du jugement développée par Pierre Bourdieu dans La Distinction (1979) – et l’affirmation d’une homologie structurale entre l’espace social et l’espace des styles de vie, qui en est la clé de voûte – est sans doute l’une des théories les plus discutées dans le champ des sciences sociales ces trente dernières années (Fabiani, 2013). Dans le domaine de la sociologie des pratiques culturelles, de nombreux travaux ont mis en avant son caractère daté (à commencer par ceux de Richard Peterson, 1992), voire inopérant (Glevarec & Cibois, 2018). Deux principaux éléments de critique et de discussion sont généralement évoqués. Le premier concerne le caractère moins polarisant des goûts et des styles de vie étudiés dans les travaux postérieurs à La Distinction. Concernant les préférences en matière de musique – qui apparaît comme un art privilégié pour étudier les goûts culturels – R. Peterson (1992) a pu mettre en lumière le caractère faiblement discriminant de l’écoute des genres musicaux « populaires » aux États-Unis, consommés par un grand nombre de catégories sociales – à la différence des genres « légitimes », tels que la musique classique et l’opéra, appréciés quasi-exclusivement, mais dans une plus faible mesure, par les classes dominantes. Les élites américaines se caractériseraient alors par une forme d’« omnivorisme » culturel – bien loin du « snobisme » des élites françaises des années 1960 – tout en se distinguant néanmoins des classes populaires et de leur consommation « univore ». Des travaux menés dans de nombreux pays, dont la France (Donnat, 1994, 2009 ; Coulangeon, 2005), sont arrivés à des conclusions relativement similaires. Dans le cas du Royaume-Uni, Tony Bennett et ses collègues (2011, p. 187) observent de la même manière que « tous les aspects de la vie culturelle ne sont pas caractérisés par des tensions et polarités ».

2Le second élément de discussion du modèle théorique de la légitimité culturelle concerne la nature des facteurs sociologiques structurant les goûts. Si dans La Distinction (1979) les goûts, générés par l’habitus, sont structurés en fonction de la position occupée par les agents dans l’espace social, il apparaît, pour certains auteurs, que ces facteurs dispositionnels – capital culturel, économique, origine sociale, etc. – occuperaient désormais un rôle secondaire, à la différence de l’âge, qui serait devenue la variable la plus structurante dans la formation des préférences en matière de cinéma et de musique. Les différences culturelles se situeraient alors moins entre classes sociales qu’entre générations (Glevarec & Cibois, 2018).

3Nous proposons dans cet article de discuter cette remise en cause de l’homologie structurale en nous appuyant sur des données de première main issues d’une enquête réalisée auprès d’une population de jeunes, pour la très grande majorité étudiants, âgés de 18 à 20 ans, soit une cohorte socialisée à un même état de l’offre culturelle. Une population juvénile par ailleurs souvent présentée comme particulièrement « omnivore » (Gans, 1999) et assez peu attentive aux normes de la légitimité culturelle. Cette focalisation sur cette tranche d’âge permettra alors de neutraliser la variable générationnelle, pour ainsi mieux questionner l’influence, ou l’absence d’influence, du capital culturel et de la position sociale sur la structuration des goûts. En interrogeant en particulier cette population sur ses préférences cinématographiques à travers une question ouverte, l’enquête permettra de questionner de manière originale le niveau de légitimité culturelle des œuvres visionnées. Nous tâcherons in fine de démontrer que le capital culturel hérité continue de structurer fortement les goûts culturels.

La structure patrimoniale est-elle toujours un facteur explicatif des goûts ?

4Très régulièrement discuté dans la littérature, le modèle théorique de La Distinction trouve dans l’article d’Hervé Glevarec et Philippe Cibois (2018) l’une de ses critiques à la fois les plus complètes et les plus récentes :

Il apparaît que, pour sauver la légitimité, une partie des sociologues sont amenés à choisir des variables (le revenu, le niveau de diplôme et/ou de la catégorie socioprofessionnelle), et des méthodes (les analyses factorielles), qui permettent de conserver un seul axe de description des goûts culturels à partir d’un a priori de corrélation en lieu et place de l’observation de la distribution. Une telle méthodologie fonctionne comme une règle académique qui produit le réel plutôt qu’elle ne le restitue. […] les goûts culturels ne sont pas, n’étaient sans doute déjà pas dans les années 1970, structurés, en première instance, par le volume du capital (économique et culturel) et, en seconde instance, par la composition de ces deux sortes de « capital », mais par le niveau de diplôme, d’une part, et par l’âge, d’autre part (Glevarec & Cibois, 2018, p.  511).

6Or, l’indicateur retenu dans l’article de H. Glevarec et P. Cibois pour mesurer le niveau d’études – construit selon la tripartition suivante : élevé (supérieur au Bac) ; moyen (Bac/CAP/BEP) et inférieur (BEPC ou aucun diplôme) – ne semble pas assez fin pour permettre de rendre compte de cette structure du capital, qui ne peut raisonnablement être mesurée aujourd’hui qu’à partir d’une information suffisamment précise sur la nature du diplôme obtenu, en complément du niveau d’études. Cette tripartition du niveau de diplôme, appliquée de manière identique à toutes les classes d’âge, ne tient en effet pas compte de l’inflation très forte des titres scolaires ni de la « démocratie ségrégative » de l’enseignement secondaire et supérieur (Merle, 2017), si bien que le niveau d’études ne mesure certainement pas les mêmes phénomènes au sein des différentes générations. Travaillant à partir des mêmes données, issues de l’enquête de 2008, mais prenant en compte des modalités plus fines, telles que la nomenclature des PCS au niveau 3, ou « la matière dominante du dernier diplôme obtenu », Julien Duval (2011) parvient à mettre en exergue concernant le public de certains films une « structure chiasmatique » entre, d’une part, les fractions culturellement dominantes des classes supérieures dont le capital culturel est davantage lié aux « humanités » et, d’autre part, les fractions économiquement dominantes, elles aussi dotées en capital culturel « ou, plus exactement, [en] ressources scolaires qui, […] ont un [meilleur] rendement sur le marché du travail » (Duval, 2011, p. 14). Mobiliser des données plus fines semble ainsi une condition indispensable si l’on souhaite interroger le caractère opérant de la structure patrimoniale comme facteur explicatif de la formation des goûts culturels. Dans le cas contraire, cela revient à faire du niveau d’études un indicateur de la distribution du volume du capital tout au plus, et non de sa structure.

L’âge, un facteur positionnel ou contextuel ?

7Le second facteur explicatif – voire le premier dans l’enquête de 2008 – structurant les goûts culturels est l’âge, appréhendé par H. Glevarec et P. Cibois (2018) en tant que variable générationnelle. Les auteurs reprochent à P.  Bourdieu – et aux défenseurs du modèle de la légitimité culturelle après lui – de ne pas avoir suffisamment tenu compte de ce facteur pourtant particulièrement structurant, ou plus précisément d’en avoir donné une interprétation théorique qui dissimule sa nature contextuelle et historique : « l’âge conceptualisé par P. Bourdieu n’est pas un âge de l’histoire culturelle contextualisée, mais un âge de l’histoire propre au champ des positions culturelles considérées » (Glevarec & Cibois, 2018, p. 511). En somme les auteurs reprochent à P. Bourdieu d’avoir fait de l’âge une variable uniquement positionnelle et structurelle – la lutte entre les « jeunes » et les « vieux » étant, à l’intérieur de chaque classe et fraction de classe, et même à l’intérieur de chaque champ, une lutte de pouvoir pour occuper les positions dominantes et en définir les conditions d’accès – et de ce fait d’en dissimuler le caractère contextuel et historique. Il nous semble pourtant plus juste d’affirmer que l’âge est pour P. Bourdieu une variable à la fois positionnelle et contextuelle. Certes, l’âge renvoie à l’ancienneté dans la classe et aussi aux conflits entre générations – comme par exemple ceux opposant la « nouvelle » et l’« ancienne » bourgeoisie. Cela étant, ces conflits positionnels entre générations s’incarnent, de manière relationnelle, dans des styles de vie et des goûts qui ne sont pas anhistoriques et figés. Lorsque l’auteur analyse les goûts et les modes de vie de la nouvelle bourgeoisie – par opposition à ceux de la bourgeoisie traditionnelle –, il décrit dans le même temps les transformations contemporaines de son époque – et notamment l’importation en France de certains éléments de la culture étatsunienne à partir des années 1960-1970. L’auteur tient donc compte ainsi de « l’histoire culturelle contextualisée », mais en analysant ses effets différenciés selon les classes et fractions de classe. Et s’il est certain que la jeunesse ouvrière et la jeunesse bourgeoise ont été toutes deux exposées aux nouveaux produits culturels importés des États-Unis dans les années 1970, elles n’en ont pas pour autant développé une consommation – toujours – identique.

8Tout l’enjeu est alors de déterminer dans quelle mesure les transformations contemporaines de l’industrie culturelle atténuent, ou non, le caractère socialement différencié de la consommation des biens culturels dans une génération donnée. À propos du cinéma, J. Duval (2011) observe que les différentes classes d’âge « n’ont pas toutes été socialisées au même état de l’offre cinématographique : les plus jeunes ont d’emblée connu une “actualité” cinématographique dominée par les blockbusters ». Et si les « films d’auteur » conservent un public chez les 25-34 ans, l’auteur observe qu’il est « plus étroit que dans les générations plus âgées », si bien que « l’association qui s’observait dans les années soixante, au sein des classes moyennes et supérieures, entre les jeunes générations et les produits cinématographiques les plus liés au processus de légitimation de cet art moyen n’est plus vérifiée ».

9Nous proposons dans la suite de cet article de tester la validité empirique de cette hypothèse d’un éloignement des jeunes générations des œuvres cinématographiques les plus légitimes. Nous mobiliserons pour ce faire les résultats d’une enquête inédite réalisée auprès d’un public de jeunes âgés de 18 à 20 ans. Cette focalisation sur cette tranche d’âge permettra d’observer plus finement les différentes catégories sociales qui la composent, en opérant ainsi plusieurs « coups de sonde » dans le champ de l’enseignement supérieur. Notre propos n’est pas de remettre en question l’importance de l’âge – qui ne saurait être niée –, mais d’en neutraliser l’effet, pour tenter de mettre en lumière les facteurs structurant les goûts au sein d’une même cohorte.

Le dispositif d’enquête : interroger différents publics « jeunes » et évaluer la légitimité de leurs goûts cinématographiques

10Afin d’analyser de manière suffisamment fine les logiques structurant les goûts d’une classe d’âge, l’enquête s’est focalisée sur une cohorte de jeunes nés entre 1998 et 2000 (N = 1351). Une population socialisée à un même état de l’offre cinématographique et interrogée dans un laps de temps resserré, entre avril et septembre 2018. Si ce rétrécissement de la focale empêche toute ambition d’analyse « panoramique » et synoptique à la différence des travaux pré-cités, elle présente néanmoins l’avantage de neutraliser la variable « âge » et ainsi de pouvoir s’intéresser de manière plus fine à la structuration des goûts au sein d’une même cohorte – jugée a priori moins soumise aux logiques distinctives de la légitimité culturelle.

11Néanmoins, l’objectif de cette recherche n’est pas de construire un échantillon représentatif de cette classe d’âge, mais de comparer les goûts de différents publics de jeunes, aux origines sociales diversifiées. Afin de sélectionner des populations inégalement pourvues en capitaux culturels et entretenant des rapports différenciés à l’institution scolaire et universitaire, nous avons interrogé des étudiants issus de formations variées. Le champ de l’enseignement supérieur en France est effectivement très ségrégé socialement (DEPP, 2017), et structuré de manière duale (Bourdieu, 1989) avec, d’une part, l’espace des grandes écoles et leurs classes préparatoires, qui accueillent très majoritairement les enfants de la bourgeoisie et des classes moyennes supérieures et, d’autre part, l’espace de l’Université, qui est lui-même soumis à de multiples niveaux de hiérarchisation, entre les formations courtes (BTS, DUT) où se concentrent une grande part des enfants des classes moyennes et populaires, et les formations longues, elles-mêmes inégalement hiérarchisées selon leur légitimité académique, avec un continuum de formations allant des plus « élitistes » (médecine, droit/science politique, pharmacie, etc.) aux moins reconnues académiquement (AES, STAPS, etc.). Au sein du pôle des grandes écoles et de leurs classes préparatoires, les étudiants se distribuent entre les différentes formations selon la structure de leur capital culturel hérité – tel que mesuré par la PCS de leurs parents, au niveau 2 – avec, d’un côté, les formations les plus en lien avec les humanités qui attirent de manière privilégiée les enfants de cadres de la fonction publique, de professions intellectuelles et artistiques et, de l’autre, celles en rapport avec l’économie et les sciences politiques, qui attirent significativement plus les enfants de cadres et de chefs d’entreprise.

12Suivant cette logique, sept types de formations ont été sélectionnés pour l’enquête (Tableau 1) : des classes préparatoires économiques et commerciales, des classes préparatoires littéraires, un institut d’études politiques (IEP, admission niveau post-bac), des licences (L1 er L2) académiquement reconnues (science politique) et d’autres dévaluées (AES), des formations de cycle court (BTS et DUT) et enfin une formation destinée à des jeunes décrocheurs sortis du système scolaire (Écoles de la deuxième chance, E2C) sans aucun diplôme – ces jeunes, du même âge que les autres enquêtés, ne sont pas des étudiants mais des travailleurs qui cherchent à se (ré)insérer sur le marché de l’emploi en entreprenant des stages sur des postes faiblement qualifiés.

Les nomenclatures de genres et leurs limites

En France, une grande partie des travaux de sociologie des pratiques culturelles prennent appui sur les résultats de la grande enquête du ministère de la Culture et de la Communication menée depuis le début des années 1970. Les goûts en matière de musique et de cinéma sont saisis à partir de deux séries de questions : l’une portant sur une liste de genres (musicaux et cinématographiques) et l’autre sur une liste précise (mais nécessairement limitée) d’artistes et de films. Pour autant, ce sont principalement les informations relatives aux genres qui sont mobilisées dans la plupart des recherches (Coulangeon, 2003, 2010 ; Donnat, 2009 ; Glevarec & Cibois, 2018). Cette focalisation sur les genres cinématographiques ou musicaux pose une série de difficultés méthodologiques (Coulangeon, 2010 ; Boyadjian, 2019). La première concerne la complexification croissante des nomenclatures de genres, du fait des transformations de l’industrie musicale et en particulier de l’accroissement et de la différenciation de l’offre (Donnat, 2018) qui rend plus difficile une comparaison temporelle des goûts. D’autre part, ces catégories apparaissent de moins en moins exclusives et perdent ainsi de leur caractère classant. Il n’est pas rare qu’un album ou un film soit associé à deux genres, voire plus. On peut alors supposer que maîtriser les subtilités de ces nomenclatures nécessite un certain niveau de compétence culturelle, sans compter qu’il n’est pas garanti que les enquêtés accordent spontanément la même signification à ces différentes catégories. Mais, plus fondamentalement, le principal défaut de ces nomenclatures est qu’elles ne permettent pas d’objectiver les formes de distinction intra-genre (Coulangeon, 2010 ; Boyadjian, 2019). Dans le domaine du cinéma, la preuve la plus manifeste mise en avant pour affirmer le caractère daté du modèle de la légitimité culturelle tient à ce que les catégories sociales supérieures visionnent beaucoup moins de « films d’auteur » que par le passé. Tout se passe comme si ce genre cinématographique était associé de manière permanente et anhistorique à la culture légitime. Or, il s’agit là d’une lecture relativement partielle de La Distinction, davantage attentive aux valeurs faciales des résultats obtenus qu’à leur explication sociologique (Fabiani, 2013). D’une part, cette lecture néglige le fait que les logiques distinctives s’observent à l’intérieur même des genres et registres, le classement des œuvres « [permettant] de produire des distinguos à l’infini par le jeu des divisions et des subdivisions en genres » (Bourdieu, 1979, p. 14). D’autre part, un des enseignements majeurs de l’ouvrage de P. Bourdieu est que les logiques distinctives à l’œuvre dans le monde social ne sont pas figées mais bien évolutives et relationnelles. Les changements dans l’espace des styles de vie dépendent alors : 1, des transformations à l’œuvre dans l’espace social (ascension ou déclin d’une classe ou d’une fraction de classe, évolution des stratégies d’accumulation ou de reconversion des capitaux, etc.) ; 2, des évolutions et transformations propres aux différents champs de production culturelle ; 3, du travail des « intermédiaires » (Roueff, 2013) – jurys, revues, etc. –, ces instances de légitimation qui assurent la cotation de la valeur des biens culturels sur les marchés symboliques.

16Ainsi, afin de tenter d’objectiver le niveau de légitimité des œuvres, nous avons préféré, plutôt que de s’intéresser à leur genre, nous référer à leur labellisation institutionnelle. Le cinéma présente en ce sens un domaine d’étude intéressant en raison de l’entreprise de qualification et de labellisation institutionnelle des films exploités en salle qui y est entreprise de manière systématique, via l’attribution du label « Art et essai ». Ce label est décerné par un collège de cent professionnels du monde des arts et de la culture, en relation étroite avec l’Association française des cinémas d’Art et Essai (AFCAE) créée en 1955, et dont la naissance acte l’institutionnalisation en France de la dualisation du champ cinématographique (pour une analyse complète, voir Bourgatte, 2012 et Pinto, 2012). Les œuvres bénéficiant de ce label se voient ainsi légitimées et distinguées des films « grand public ». Précisons néanmoins, même si ce n’est pas l’objet de cet article, que l’attribution de ce label soulève des enjeux symboliques mais aussi économiques. Les subventions publiques accordées aux salles d’art et d’essai étant conditionnées à un seuil minimal de films labélisés à diffuser, les acteurs du secteur ont alors un intérêt de plus en plus fort à élargir le périmètre des films labélisés en raison de l’augmentation croissante des difficultés financières rencontrées par leurs salles. La définition assez lâche de la notion d’« art et d’essai » autorise de fait une attribution de plus en plus « généreuse » du label, accordé même à certaines productions hollywoodiennes – comme par exemple la plupart des films de Martin Scorsese, de Quentin Tarantino ou de Clint Eastwood. L’augmentation sensible du nombre de films labélisés a généré en réaction la création d’un label complémentaire intitulé « Recherche et découverte » au début des années 2000, recentré sur des critères d’attribution plus exigeants et plus en accord avec les principes d’évaluation du pôle « artiste ». Les conflits générés autour de ces enjeux de labélisation sont sans doute révélateurs d’une immixtion de plus en plus forte des logiques économique et commerciale dans le pôle « artiste » (Duval, 2018 ; Darré, 2000), et dans le même temps des nouvelles logiques de repli « distinctives », via la création du label complémentaire « Recherche et découverte », qui en découlent. En tout état de cause, cette triple catégorisation – films non labélisés, films labélisés « Art et essai », films labélisés « Recherche et découverte » – nous permettra d’objectiver de manière systématisée le niveau de légitimité des films vus par les jeunes qui ont participé à notre enquête, à partir non pas de leur genre ou registre, mais bien de leur degré de reconnaissance par les instances de légitimation du champ cinématographique. Précisons enfin que ces labels, mobilisés ici comme un indicateur indirect de la légitimité des goûts cinématographiques, n’est pas nécessairement une réalité connue et signifiante pour l’ensemble des enquêtés : tout laisse à croire, nous le verrons, que la fréquentation des salles d’art et d’essai ne revêt une valeur distinctive que pour les étudiants les mieux dotés en capitaux culturels, tandis que les autres n’y accordent guère d’attention.

17Nous avons ainsi qualifié les 998 films cités par nos enquêtés selon la typologie suivante : films exploités en salle et n’ayant reçu aucun label (54 % des films cités), les films exploités en salle ayant reçu le label « Art et essai » (36 %), les films ayant reçu le label complémentaire « Recherche et découverte » (1 % du total, et 11 % des films « Arts et essai ») et enfin les films non exploités en salle, sortis directement en VOD (et donc n’ayant reçu aucun label du CNC : 10 %). Avant de tenter de mettre en relation le niveau de légitimité de ces œuvres avec le profil sociologique de leurs consommateurs, nous commencerons par analyser le rapport que ces derniers entretiennent à l’univers du cinéma.

La fréquentation des salles de cinéma, une sortie culturelle relativement peu discriminante

18La fréquentation des salles de cinéma constitue la sortie culturelle la plus répandue au sein des différents publics interrogés. Seuls 8 % des étudiants d’AES ne sont pas allés au cinéma au cours de l’année écoulée, alors qu’ils sont 60 % à ne pas avoir fréquenté de musée ou de salle d’exposition, 66 % à ne pas s’être rendus à un concert ou à un festival et 77 % à ne pas être allés au théâtre – alors que ce taux n’est que de 20 % parmi les élèves de classes préparatoires littéraires. Ces résultats confirment ainsi l’affinité du public juvénile vis-à-vis des salles de cinéma, un résultat bien connu de la littérature (Coulangeon, 2010), et qui ne date pas de l’arrivée des films blockbusters et des salles multiplexes en France (Duval, 2011). Cependant, bien qu’elles participent de la socialisation juvénile, les sorties au cinéma restent assez occasionnelles, y compris au sein des publics les mieux dotés en capitaux culturels (Tableau 3).

La pérennité et prédominance des goûts « savants » dans les publics étudiants élitistes

21Si l’on s’intéresse maintenant aux films les plus vus dans chacune des formations (Tableau 4), deux principaux enseignements peuvent être mis en avant. Le premier concerne l’absence de différences en termes de concentration, ou dispersion, des réponses données au sein des différents publics. Contrairement à ce que nous avions pu observer concernant les goûts musicaux de ces mêmes enquêtés (Boyadjian, 2019), les films les plus cités dans chacun des publics concentrent un nombre équivalent de réponses : ainsi les dix œuvres les plus vues en AES totalisent 33 % des réponses données, contre 34 % en IEP – alors que les dix artistes musicaux les plus cités en AES concentrent 33 % des réponses, contre seulement 14 % en IEP. Nous avions alors pu interpréter cette plus forte dispersion statistique des réponses dans les formations élitistes comme la preuve, d’une part, d’une plus faible capacité que par le passé à identifier les normes du « bon goût » musical (contrairement au « mauvais » goût, dont les frontières sont bien davantage intériorisées) – du fait, entre autre, de l’absence d’instance « centralisée » et reconnue de légitimation (à l’instar par exemple des salles d’art et d’essai pour le cinéma) – et comme la vérification, d’autre part, de l’hypothèse d’une détermination du niveau de légitimité des œuvres en fonction de leur degré de rareté relative – les goûts musicaux les plus dévalués étant, à l’inverse, les plus « commerciaux » et donc les plus diffusés, comme les titres multi-programmés sur les ondes des radios musicales « jeunes ». Or, nos résultats laissent à penser que cette hypothèse se vérifie moins bien concernant les goûts cinématographiques. Comme nous le verrons, les films les moins cités, et dont la consommation est donc la plus rare, ne sont pas nécessairement les plus reconnus par les instances de légitimation.

Call Me by Your Name

24A contrario, les classements des films les plus vus par les étudiants des classes préparatoires, littéraires comme commerciales, semblent relever d’une forme d’éclectisme moins éclairée. On y retrouve à la fois certains des films les plus vus en IEP, et les plus reconnus par les instances de légitimation, mais également les productions les plus déconsidérées par ces instances, et les plus appréciées des publics populaires. Ces résultats peuvent apparaître étonnants étant donné la sociologie relativement similaire de ces différents publics « élitistes » – même si on observe, concernant la profession du père, une surreprésentation plus marquée des enfants de CPIS en IEP. L’absence de différence entre les classes préparatoires littéraires et commerciales en termes de consommation cinématographique peut apparaître plus surprenante encore, eu égard à la structure patrimoniale héritée différente de ces deux publics – la proportion d’enfants de cadres du public est la plus forte en « prépa » littéraire et la proportion d’enfants de cadres d’entreprise est la plus élevée en « prépa » commerce, tandis qu’en IEP, ces deux sous-populations sont présentes en proportions équivalentes (Tableau 2).

25Cependant, en rester à la seule analyse des trois derniers films les plus vus au sein de chaque public ne permet pas de tirer de véritables conclusions quant à la perte d’influence de la structure patrimoniale sur les goûts et leur degré d’éclectisme. Comme l’observait J. Duval (2011), n’interroger les enquêtés que sur les œuvres ayant rencontré un grand succès « est susceptible d’accuser le constat de “l’éclectisme” des catégories supérieures, car il est possible que ces films que “tout le monde voit” soient, pour certains membres des catégories supérieures, des incursions assez isolées dans la culture “populaire” ». La possibilité d’analyser le degré de légitimité, via la variable binaire « label Art et essai » : oui/non, de la totalité des films cités par les enquêtés permet ainsi de vérifier cette intuition et d’affirmer, au vu du nombre de films « Art et essai » cités par les publics « élitistes », une prédominance des œuvres légitimes et savantes dans leur consommation cinématographique (Tableau 5). Toutefois, cette analyse systématisée laisse apparaître que la proportion de films labélisés « Art et essai » est tout à fait différente selon les publics et semble bien corrélée à la structure patrimoniale héritée. On constate ainsi que la moitié des films cités par les élèves de « prépa littéraire » comme d’IEP ont reçu le label « Art et essai », soit une proportion près de 12 points supérieurs à ce que l’on observe en « prépa commerce » (39 %).

La structure patrimoniale détermine fortement les goûts cinématographiques

26La propension à citer au moins un film labélisé « Art et essai » dépend plus précisément de trois variables : la profession des parents – du père comme de la mère –, leur niveau d’études et la formation suivie par l’étudiant. En revanche, le sexe n’apparaît pas comme un facteur discriminant : aucune corrélation significative n’a été identifiée entre ces deux variables, le pourcentage d’étudiants ayant vu au moins une œuvre labélisée (45 %) est quasiment identique à celui des étudiantes (44 %). Alors que l’on observe dans la plupart des enquêtes des différences genrées concernant certains genres cinématographiques peu « légitimes », comme par exemple la comédie sentimentale, plus prisée du public féminin, et les films d’action, deux fois plus cités par les hommes comme genre de prédilection (Duval, 2011 ; Bennett et al., 2008), ces mêmes différences genrées ne semblent pas se retrouver concernant les films d’art et d’essai. On peut ainsi supposer que le caractère sexué des goûts culturels, ou du moins cinématographiques, s’exprime beaucoup moins dans le haut de l’espace social, d’une part, parce que les œuvres culturelles légitimes sont beaucoup moins « façonnées » selon des préoccupations de « ciblage » marketing en fonction du genre et, d’autre part, parce que les membres des classes sociales supérieures semblent moins sensibles à une différentiation sexuée des goûts.

27On enregistre en revanche une corrélation tout à fait significative et de forte intensité entre le volume de capital culturel hérité, mesuré par le niveau de diplôme de la mère – la corrélation est vérifiée également avec celui du père, avec un intensité légèrement moins forte – et la propension à avoir vu des films labélisés « Art et essai » : seuls 30 % des étudiants dont la mère a un diplôme inférieur au bac déclarent avoir vu un film labélisé, alors que ce taux monte à 54 % pour celles titulaires d’un bac+2, et même 65 % pour les mères ayant un niveau égal ou supérieur à bac+4. Mais la corrélation est encore plus forte si l’on remplace le niveau d’études parental par la PCS du père – avec la PCS de la mère, la corrélation est légèrement moins forte. Au-delà des différences « verticales » entre PCS (employés/ouvriers ; professions intermédiaires ; cadres supérieurs) – une catégorisation qui recoupe pour partie celle du niveau de diplôme – il apparaît que la structure du capital culturel hérité joue un rôle de premier plan dans la structuration des goûts cinématographiques des étudiants. À tous les niveaux de qualification, et plus encore au niveau des professions intermédiaires, on observe des différences assez nettes entre, pour le dire vite, les PCS « du public » et « du privé » (14 points de pourcentage de différence au niveau des professions intermédiaires ; 12 points entre employés et ouvriers) ; cette différenciation se retrouve également au niveau des CPIS, mais à un niveau légèrement moins marqué – nous faisons ici abstraction des professions libérales, en raison du faible effectif de cette sous-catégorie).

28Mais si l’on croise les variables, c’est bien le type de formation des étudiants qui apparaît la plus explicative des goûts. Pour le dire autrement, les – rares – enfants d’ouvriers et d’employés présents dans les formations élitistes ont des goûts cinématographiques qui se rapprochent bien davantage de ceux de leurs camarades « bourgeois » que des enfants d’ouvriers et d’employés présents dans les formations socialement peu sélectives – et la même logique s’observe, en sens inverse, concernant les enfants de CPIS inscrits dans les formations « populaires ». Si le niveau de diplôme et la profession des parents détermine dans une large mesure l’orientation scolaire et la distribution des étudiants dans l’espace, socialement très ségrégé, de l’enseignement supérieur, la nature de la formation prime toutefois sur l’origine sociale, une fois cette distribution opérée. On retrouve là l’effet d’« assignation statutaire » dont parlait P. Bourdieu (1989) – qui veut que « celui qui est institué se sent sommé d’être conforme à sa définition, à la hauteur de sa fonction » – et qui s’applique avec d’autant plus de vigueur aux enfants des classes populaires qui parviennent à intégrer les grandes écoles. A contrario, comme l’observe Philippe Coulangeon, en s’appuyant notamment sur les travaux de Dominique Pasquier (2003) sur les cultures juvéniles, « quand les élèves issus des catégories socialement dominées tendent à devenir démographiquement dominants [...], cet effet d’assignation a toutes les chances de ne plus fonctionner avec la même intensité, voire même de s’inverser » (Coulangeon, 2010, p. 100-101). Nos données semblent ainsi bien confirmer ces résultats : en matière de goûts cinématographiques – une matière que l’école n’enseigne pas –, l’assignation statutaire dépend avant tout de l’origine sociale du groupe d’étudiants numériquement dominant, si bien qu’en dernière instance, seule la formation demeure significativement corrélée au fait de visionner des œuvres cinématographiques légitimes.

Conclusion

30À l’heure des plateformes de streaming et de la numérisation de la culture, les goûts culturels des jeunes générations restent toujours structurés par des facteurs dispositionnels, dont notamment le capital culturel hérité. Centrés sur les préférences cinématographiques d’une population de jeunes étudiants aux origines sociales variées, les résultats de notre enquête témoignent de la pleine validité du modèle théorique de la légitimité culturelle, y compris au sein d’une génération pourtant présentée comme particulièrement « omnivore » (Gans, 1999) et peu sensible aux normes de la légitimité culturelle. L’appétence des étudiants pour les œuvres cinématographiques légitimes – c’est-à-dire ayant reçu une certaine reconnaissance institutionnelle par les acteurs du champ cinématographique – dépend ainsi très fortement de la sélectivité de leur formation et de leur origine sociale. Plus d’un film sur deux cités au sein de l’IEP de Lille a reçu le label « Art et essai », et près de trois quarts des étudiants de cet établissement ont vu, parmi les trois derniers films visionnés, au moins une œuvre labélisée. A contrario, les jeunes décrocheurs des E2C du Grand Lille, situés socialement à l’opposé des étudiants de l’IEP, ne sont que 7 % à avoir cité un film « Art et essai ».

31Ces résultats apparaissent ainsi en rupture avec les conclusions de récents travaux remettant en cause la théorie de l’homologie structurale (Glevarec & Cibois, 2018). Nous formulons ici l’hypothèse que les choix méthodologiques originaux qui ont présidé à la réalisation de notre enquête – à savoir interroger les étudiants à partir d’une question ouverte, puis recoder les films cités en fonction de leur labellisation institutionnelle – sont en partie à l’origine de ces conclusions divergentes. En effet, à la différence des travaux pré-cités, nous n’avons pas choisi de mobiliser les genres cinématographiques, qui apparaissent selon nous de moins en moins discriminants socialement, notamment chez les jeunes générations – ce qui peut donner l’impression d’une absence de structuration sociale des goûts si l’on s’en tient uniquement à ces catégories de classement – ni les questions portant sur des listes fermées d’œuvres, dans la mesure où elles ne permettent pas de mesurer avec finesse la part occupée par les œuvres légitimes dans la consommation cinématographique des enquêtés.

32Toutefois, ce dispositif d’enquête expérimental – et à bien des égards « artisanal » – souffre de plusieurs limites. Concernant la mesure des goûts, l’objectivation du niveau de légitimité des œuvres par une instance unique d’évaluation pose problème, dans la mesure où elle tend à masquer les tensions et les oppositions internes au champ. Corrélativement, la catégorisation ternaire des œuvres proposées (absence de label, label « Art et essai », label « Recherche et découverte ») manque sans doute de finesse, notamment en ce qui concerne les œuvres non labélisées, qui à l’évidence n’appartiennent pas toutes à la « culture populaire ». Enfin, bien évidemment, ce dispositif visant à « mesurer » la légitimité des goûts est difficilement transposable à d’autres espaces culturels, notamment musical, en raison de l’absence d’instances de légitimation « centralisées » équivalent qui évalueraient la totalité des œuvres produites. De ce fait, livrer une analyse synoptique des goûts et des styles de vie apparaît plus complexe, en raison précisément de ces principes différenciés de légitimation.