« À l’époque, ce n’était pas comme aujourd’hui. Auparavant, lorsque vous entriez dans un commando armé [d’ETA], vous étiez déjà passé par différents types d’activités plus générales. Vous atteignez cela un peu comme une acmé… Plus aujourd’hui. Les gens entrent directement dans le commando armé et prennent les armes » (Reinares, 2001, p. 36).

Introduction

3La littérature qui s’est intéressée à ETA et aux formations clandestines en général a suggéré l’existence de deux générations de militants (voir Della Porta, 2013, p. 131). Ces deux générations se distingueraient à la fois par des critères sociodémographiques, par leur environnement politique et leur attitude à l’égard de la violence. L’enquête que nous avons réalisée et son analyse révèlent les limites de cette interprétation, en soulignant a contrario une très forte continuité dans l’attitude des générations de militants, en particulier, face à la violence politique. S’agissant d’ETA, les études générationnelles sont rares si l’on excepte celle proposée par Fernando Reinares (2004) s’attachant à l’évolution des profils sociodémographiques des membres de l’organisation entre 1977 et 1998. Cette étude repose sur l’exploitation statistique de 600 dossiers judiciaires de cette période, traités par le tribunal central d’instruction, rattaché à l’Audience nationale, lequel se consacre exclusivement à des inculpations pour des faits de terrorisme. Notre étude de sociologie qualitative exploite des données primaires à partir d’un groupe bien plus restreint et propose une approche non quantitative des trajectoires militantes. Néanmoins elle autorise, d’une part, l’identification de « micro-cohortes » (Whittier, 1997), nées entre les années 1940-1980 et ayant participé à un même mouvement protestataire. D’autre part, elle contribue à dévoiler les mécanismes complexes à l’origine de l’engagement clandestin ainsi que les motivations y présidant.

4Notre propos consistera donc spécifiquement à élucider, à partir des trajectoires de vie et à un niveau microsociologique, les motivations de militants et les registres de légitimation convoqués par des acteurs qui se sont engagés dans un conflit dont la durée a été, en Europe occidentale, exceptionnellement longue. Comment les représentations de l’engagement militant illégal se structurent-elles ? Évoluent-elles au fil des générations ? Quels facteurs les modifient-elles ? Le changement de contexte en Espagne, passant une dictature à une démocratie représentative, joue-t-il un rôle décisif dans la structuration des représentations militantes ? Ces représentations et les registres de légitimation qui les accompagnent sont-ils le fruit d’un environnement familial et d’une « éducation continue à la cause abertzale » (Crettiez, 2011) ? Le motif de la lutte pour la reconnaissance d’une identité mise en péril, dans des pays perçus comme déployant des stratégies assimilatrices, est-il pérenne en dépit des évolutions institutionnelles en Espagne et en France ? Si certains des mécanismes de l’engagement clandestin se retrouvent dans l’ensemble des trajectoires politiques des militants rencontrés, des nuances se dessinent, qu’elles concernent les motivations individuelles, les processus de recrutement, les réseaux mobilisés par ce dernier, la progressivité de l’intégration clandestine, le rapport à la répression et au contexte sociopolitique, le sens que l’engagement a à leurs yeux.

5Le présent article soulignera ainsi l’utilité de l’analyse microsociologique pour saisir la complexité des parcours d’engagement clandestin au Pays basque et la diversité des interactions entre facteurs macro, méso et microsociologiques pesant sur ces trajectoires. Eu égard à la littérature secondaire évoquée, il complétera avec profit le recueil des données primaires relatives aux militants illégaux impliqués dans la lutte abertzale. La méthodologie qualitative contribue en particulier à dégager, sur le plan subjectif, les motivations et les mobiles ayant animé ces acteurs et, sur le plan cognitif, le rapport à la violence dans l’élaboration individuelle des représentations de ce conflit. L’étude de ces dernières autorisera une lecture critique des conclusions antérieurement établies sur le rapport de ces générations successives d’activistes à la violence (Reinares, 2001 ; Della Porta, 2013) et mettra en lumière le type de motivations qui les animent à travers trois générations. Elle complétera les recherches sur l’activisme armé au Pays basque dont les travaux anciens sont soit de facture comparative (Crettiez, 1997, 2006 ; Crettiez & Sèze, 2017) soit, pour les plus récents, consacrés à l’évolution stratégique du nationalisme basque (Leonisio et al., 2017), à la rhétorique argumentative mobilisée dans la description de la violence politique au Pays basque (Alonso & Molina, 2017), à la division sexuelle du travail politique au sein de la gauche abertzale (Lacroix, 2011) ou aux carrières des militantes clandestines (Guibet Lafaye, 2020c).

6Dans ce qui suit et après une brève présentation méthodologique, nous envisagerons dans un premier temps l’évolution des parcours militants au fil des générations de militants abertzales. Nous considérerons ensuite la transformation des motifs d’engagement et des registres de légitimation de la lutte ainsi que les effets de la répression comme du contexte macrosocial sur les représentations du conflit. Enfin, nous reviendrons de façon critique sur les analyses qualitatives des générations d’activistes d’ETA proposées dans la littérature secondaire s’agissant en particulier de leur rapport à la violence politique.

Méthodologie et contexte d’analyse

Présentation de l’enquête

9Pour recueillir leurs témoignages, dix séjours ont été réalisés entre juin 2017 et août 2019 en Euskal Herria (Pays basque nord et sud) avec des personnes ayant été impliquées dans les organisations armées ETA, IK, CAA à tous les niveaux, des commandos à la recherche de fonds et à l’appui logistique (comme le transport d’explosifs, la collecte d’informations, le passage de frontières, l’accueil de clandestins). Ces militants ont été actifs entre la deuxième moitié des années 1960 et le début des années 2000. Les profils des enquêtés ont été choisis afin de permettre une représentation variée en termes d’âge, de région, d’origine. Les contacts avec les enquêtés ont été réalisés soit par le biais d’organisations abertzales, soit par l’intermédiaire de personnes ayant participé à l’organisation elle-même, soit grâce à des collègues ayant une familiarité avec la question basque. Chaque personne a été rencontrée dans le lieu de son choix. Avant l’entretien, elle était informée de l’appartenance institutionnelle de l’auteur et de la thématique de l’entretien, en l’occurrence l’engagement politique dans une organisation illégale.

Tableau 1 : Répartition des enquêtés dans les groupes politiques

Distinguer les générations de militants clandestins

12L’étude des générations de militants que nous proposons repose sur une analyse de leurs parcours de vie à partir d’une lecture microsociologique, en proposant un pas de côté eu égard à l’histoire événementielle (niveau macrosocial) pour mettre en évidence ce qui fait sens, dans l’engagement militant de façon différenciée, au sein des micro-cohortes d’individus entrés dans les groupes clandestins basques. Nous distinguerons, à partir des récits de soi recueillis et des lectures rétrospectives de leurs trajectoires par les acteurs, les facteurs ayant subjectivement pesé sur les étapes des parcours d’engagement mais également la variété des interprétations de l’engagement et de la violence politiques qu’ils proposent dans une perspective d’étude des représentations. Nous esquisserons donc la variabilité et les similitudes des trajectoires militantes qui conduisent vers l’activisme clandestin à partir de ces « récits de soi » (Alonso, 2016 ; Bourdieu, 1986). Dans cette démarche, nous nous inspirons de la littérature ayant mis en évidence les aspects processuels de l’engagement (Filleule, 2001 ; Moghaddam, 2005 ; Horgan, 2008) et son caractère multidimensionnel (Weinstein, 2007 ; White, 2010 ; Bosi, 2012). L’analyse de ces parcours autorise une lecture fine de la complexité de l’intégration dans un groupe clandestin. Elle contribue à mettre en évidence la multiplicité des mécanismes y intervenant, dans une perspective que nous voulons dynamique et interactive.

Tableau 2 : Répartition des générations civiles de militants

14Afin d’obtenir une distribution plus homogène des militants, nourrie de la périodisation historico-politique du Pays basque, nous avons complété cette partition par une distinction générationnelle s’écartant des générations civiles. Elle s’appuie sur l’histoire politique espagnole et les dates d’incorporation des acteurs dans l’organisation illégale, en distinguant une génération ( 1) entrée avant la mort de Franco (novembre 1975) ; une génération ( 2) qui s’est impliquée pendant la transition vers la démocratie (1975-1982) ; une autre ( 3) après la scission entre ETA-politico-militaire (ETA-pm) et ETA-militaire (ETA-m) et après l’élection du gouvernement socialiste en 1982 ; enfin la génération ( 4) engagée au cours des années 1990 et ultérieurement. Cette périodisation présente une pertinence supérieure pour l’étude des logiques d’engagement clandestin. En effet, le moment auquel chaque individu entre en militantisme est essentiel tant du point de vue de la période politique que de l’histoire de l’organisation et des caractéristiques de ceux qui entrent en militantisme au même moment (voir Cuadros, 2013, p. 61).

Tableau 3 : Répartition des enquêtés selon les générations d’entrée en militance

16Afin d’étudier l’évolution des motifs d’engagement et des registres de légitimation de la lutte à partir des récits rétrospectifs des acteurs, nous avons exploité plusieurs des items évoqués durant les entretiens. Un intérêt particulier a été porté aux questions suivantes : « Quel était le contexte dans lequel vous vous êtes engagé ? Pourquoi avez-vous choisi de vous engager ? ; Quelle signification avait pour vous l’engagement ? ; Pourquoi avez-vous accepté/choisi de vous battre et de prendre les armes ? ; Est-ce que, de votre point de vue, il était possible de parvenir aux buts qui étaient alors les vôtres sans recourir à la lutte armée ? Pourquoi ? ; Pourquoi pensez-vous que c’était juste d’agir ainsi ? ; Y a-t-il des événements qui ont eu, pour vous, un rôle décisif ? ». Nous avons procédé à un codage thématique des réponses afin d’identifier des régularités dans les discours. Les codes sont des catégories, utiles pour résumer et regrouper des segments de données. Le codage a permis à la fois une description (consistant en identification, description, classification) et une mise en relation (passant par l’analyse et la comparaison) des arguments et des représentations convoqués par les générations successives de militants.

17Les données primaires que nous avons collectées ainsi que les trajectoires de vie étudiées permettront de montrer que les générations de militants ne se distinguent pas principalement par leur rapport à la violence mais à partir d’autres variables que sont l’engagement militant des parents, l’articulation de leur engagement politique légal et illégal, le projet politique auquel ils aspirent et leur rapport à l’idéologie, leur conception du recours à des moyens politiques illégaux, le contexte sociopolitique et structurel dans lequel leur action s’inscrit. Pour l’évoquer en deux mots, l’engagement de la première génération de militants (G 1 et µ 1) est caractérisé par une volonté de défense d’un peuple perçu comme menacé ; par une réponse à la discrimination et à l’oppression d’un régime dictatorial et centralisateur (négation des minorités) ; par le fait de vivre dans un environnement social de résistance au franquisme et de souvent bénéficier d’un héritage républicain ; d’avoir eu une enfance marquée par la répression de familiers. Le parcours de la deuxième génération (G 2, µ 2 et µ 3) se caractérise par l’expérience d’une persistance de la discrimination dans une période pourtant postfranquiste ; par la conviction d’une absence d’épuration des structures politiques, judiciaires et policières ; par un sentiment de répression plus sévère à l’égard du peuple basque nourrissant la perception d’une clôture de la structure des opportunités politiques (SOP) au nord comme au sud ; par une interprétation de la lutte armée comme l’outil politique le plus efficace parmi l’éventail des moyens politiques à sa disposition ; par un idéal politique de société basque indépendante et socialiste (i.e. une utopie) et l’adhésion à un objectif de libération sociale et nationale. Cette deuxième génération conçoit enfin son engagement comme un sacrifice pour les générations futures. La troisième génération (G 3 et µ 4), en revanche, interprète en termes existentiels son engagement comme une injonction à l’action, à un engagement politique actif qui donne sens à sa vie. Cet engagement s’enracine en premier lieu dans une participation aux organisations de jeunesse puis se convertit en un engagement illégal, le plus souvent sous la modalité des « petits pas ». Cette génération a également été confrontée à la répression touchant des proches (famille ou amis) dans un contexte qui n’était plus ni dictatorial ni de transition mais s’affirmant comme authentiquement démocratique. Ces trajectoires représentent toutefois des idéaux-types qui n’excluent pas que les militants de la G 1 aient aussi rencontré des facteurs ayant plus particulièrement marqué la G 2 ou qu’au sein d’une même génération les facteurs prédominants mentionnés aient pesé différemment sur chacun des activistes la composant.

Trajectoires et modalités d’engagement des militants clandestins basques

« Travail identitaire » vers la clandestinité

18Les organisations clandestines basques étudiées sont passées d’une phase de constitution de leur structure à leur épanouissement puis à leur dissolution. Leur durée de vie est hétérogène en particulier avec ETA qui a connu 60 ans d’activité. Au fil de ces décennies, est-il possible de mettre en évidence, non seulement une évolution des motivations des acteurs au sein des différents groupes et générations, mais aussi une transformation des processus de recrutement dans la clandestinité ? Le passage vers cette dernière a été analysé comme reposant sur un « travail identitaire », c’est-à-dire une construction de l’identité individuelle. Celle-là peut s’opérer par un processus d’identification au groupe dont les individus sont membres. Or l’« identification à » un groupe particulier, « l’identification subjective implique une motivation » (voir Hardin, 1995). Ainsi Russel Hardin estime que l’identification à un collectif est une condition pour s’engager dans des actions dont on partage les objectifs. Plus généralement, l’engagement au sein de mouvances illégales et identifiées comme « terroristes » transforme l’identité sociale des acteurs, au même titre que l’entrée en militance dans un mouvement social (voir Fillieule et al., 2010, p. 215). Les évolutions identitaires qui ont marqué les trajectoires des militants rencontrés ainsi que les modalités de leur engagement peuvent être appréhendées à partir du modèle élaboré par David A. Snow et Doug McAdam (2000) sur les formes de « travail identitaire ». Ce modèle permet de saisir les modes d’adaptation des individus aux collectifs et les remaniements qu’ils impliquent. David A. Snow et Doug McAdam distinguent plusieurs types de « travail identitaire » dont le tableau 4 reprend les sous-ensembles. La première sous-catégorie, dite la « convergence identitaire », désigne la rencontre entre des individus ayant une identité sociale quasiment isomorphe avec l’identité collective d’un mouvement (voir Voëgtli, 2010, p. 216). Cette convergence s’opère soit par « appropriation identitaire » soit par la « recherche d’identité », c’est-à-dire que les individus s’engagent dans des mouvements dont l’identité collective est congruente avec leur identité sociale, comme c’est le cas dans certains mouvements religieux mais également abertzales. L’« appropriation identitaire » procède, pour sa part, de l’appropriation par des « entrepreneurs de mouvements sociaux » de réseaux de solidarité préexistants, les disposant à partager une identité commune.

19Le travail identitaire peut également passer par une construction identitaire. Dans ce second cas, l’alignement entre identité sociale et identité collective nécessite un travail plus conséquent, allant d’un processus transformant de manière marginale la conception de soi d’un acteur à un changement radical. Dans le modèle de David A. Snow et Doug McAdam, la construction identitaire peut être le fruit de plusieurs processus, qu’il s’agisse de l’« amplification identitaire », de la « consolidation identitaire », de l’« extension identitaire » ou enfin de la « transformation identitaire ».

20Le processus d’« amplification identitaire » consiste dans le renforcement d’une identité préexistante congruente avec l’identité collective d’un mouvement, la première n’ayant jusqu’alors pas été suffisamment saillante pour garantir la participation et l’activisme. Le processus de « consolidation identitaire » renvoie, pour sa part, à l’adoption d’une identité qui combine deux identités personnelles préalables, jusqu’alors jugées incompatibles. Tel est le cas, par exemple, des mouvements homosexuels chrétiens. L’« extension identitaire », quant à elle, fait référence au déploiement d’une identité spirituelle qui devient congruente avec l’identité d’un mouvement et embrasse pratiquement tous les aspects de la vie d’un individu, qu’il soit question de religion ou d’engagement comme au sein du Parti communiste français (voir Pudal, 1989 ; Leclercq, 2008). Enfin, la « transformation identitaire » renvoie au phénomène d’engagement où l’acteur est en situation de « reconstruction biographique » (Snow & Machalek, 1984) ou d’« alternation » (Berger & Luckmann, 1966), provoquant une césure nette entre l’identité préalable et celle du « converti » entré dans le mouvement.

21Le tableau 4 permet de mettre en évidence l’évolution des processus identitaires au fil des générations de militants rencontrés. En dépit du faible nombre d’enquêtés, on peut considérer que cette évolution s’explique, pour ETA notamment, par l’évolution structurelle du groupe.

Tableau 4 : Travail identitaire et intégration dans l’organisation clandestine des générations civiles

23Au-delà de ces processus identitaires, on a considéré que les stratégies de recrutement des organisations clandestines à l’époque des fondateurs et des premières générations étant plus précautionneuses, l’intégration dans ces dernières était lente, impliquant une rupture graduelle avec les représentations du monde ultérieurement portées et nourries par le nationalisme basque traditionnel (Della Porta, 2013, p. 144). La violence aurait été apprise graduellement dans les groupes clandestins de la première génération (Ibid.). Notre enquête souligne a contrario la gradualité des modalités d’implication dans la lutte clandestine, y compris pour la deuxième génération d’acteurs (G 2, µ 2 et µ 3 ; voir Laure, Julien) et jusque pour des générations nées dans les années 1960 et/ou qui se sont engagées après l’élection des gouvernements socialistes en France et en Espagne dans les années 1980. L’engagement, pour ces générations comme pour celle qui les précédées ou qui les a suivies, atteste d’une progressivité remarquable telle qu’elle peut être saisie dans les récits biographiques proposés par les acteurs (voir tableau 5).

Tableau 5 : Formes d’intégration à l’organisation illégale

Tableau 6 : Interprétation du passage à l’engagement illégal
(Les modalités de réponses recensées dans ce tableau ne sont pas exclusives.)

26En effet, existent systématiquement des formes de continuité entre l’engagement clandestin et l’engagement légal, comme le suggère le tableau 6, quand bien même les personnes ont dû se mettre en retrait de ce dernier, lorsque leur engagement illégal s’est noué. C’est en ces termes que Julien (ETA) explique la façon dont il a rejoint l’organisation :

« Quand je m’engage, c’est par échelons, on va dire. C’est pas par un coup précis. Il y a une définition d’entourage. C’est la réalité sociale qui fait… voir que tu habites à un certain endroit, dont tu es témoin d’une relation, d’un rapport, d’une réalité. Que cette réalité même dans l’enfance, elle était toute cachée parce qu’on pouvait pas parler. C’était pas interdit dans la famille mais les gens, ils parlaient pas, la transmission c’était un peu induit, pas direct, mais après il y a une réalité physique, sociale, réelle qui ne peut pas cacher la réalité. […] C’est pas un élément précis, concret qui va te pousser à faire une démarche. C’est un tout où tu es immergé, submergé qui fait que tu réagis avec. […] C’est ça l’élément conditionnant, l’éveillement de la conscience à un moment avec une réalité sociale qui est bien réelle, bien présente, cruelle, violente, qui laisse pas beaucoup de choix » (nous soulignons).

Socialisation politique en contexte basque

28La continuité précédemment mise en évidence des parcours d’engagement, y compris lorsqu’ils conduisent à la clandestinité, s’explique encore par le fait que l’ensemble des acteurs rencontrés a connu une socialisation politique très jeune quelle que soit leur génération d’appartenance. Cette socialisation est d’autant plus précoce que l’on se rapproche des générations nées dans les années 2000. La différence principale, à travers les générations, est portée par le lieu de socialisation. Alors que la socialisation politique s’opérait pour la G 1 dans le cadre des associations sportives ou culturelles, elle s’est nourrie d’une militance légale, syndicale ou partisane, pour la G 2 et des organisations de jeunesse pour la G 3.

29La première génération de militants est loin d’être toujours l’héritière de familles indépendantistes contrairement à ce que la littérature secondaire a pu souligner (Della Porta, 2013). Les activistes, qui se sont souvent engagés très jeunes dans l’organisation (voir tableau 16), participaient avant cette incorporation à des mouvements syndicaux, politiques, religieux, de quartier dans la mesure de leur tolérance par le régime franquiste. Du fait des conditions propres à la dictature, cette génération de militants a rarement connu un engagement politique légal antérieur et sur le long cours avant son engagement clandestin. Toute forme d’association, de rassemblement ou de militantisme autres que franquistes ou de soutien au régime était interdite et elle l’était d’autant plus que celles-ci pouvaient avoir une connotation basquisante. Dès lors, l’organisation clandestine apparaît comme le moyen de réaliser une « amplification identitaire », c’est-à-dire de se donner les moyens d’approfondir ce positionnement politique de résistance contre le franquisme ou un État oppresseur (voir tableau 4).

30Les individus, qui se sont engagés clandestinement après le franquisme et en Iparralde à la fin des années 1970 (i.e. les G 2 et 3 surtout, ou µ 2 à µ 4), ont en revanche connu le plus souvent une militance politique légale et pacifique (voir tableau 7). La deuxième génération de militants abertzales ayant pris des options illégales, entre la fin des années 1970 et les années 1990 (µ 2 et µ 3), se caractérise par une expérience politique antérieure légale et surtout par une socialisation politique précédant l’entrée dans l’organisation clandestine. Cette antériorité se vérifie au nord comme au sud (voir tableau 7) puisque dix-neuf militants d’ETA sur 25 témoignent d’un engagement politique antérieur et neuf sur onze pour IK. Tel est également le cas de la militante des CAA, pour un total de 44 militants sur 64. L’engagement de ces acteurs est également marqué par le rôle d’événements décisifs, en particulier de répression.

31L’engagement politique des plus jeunes membres d’ETA (G 3 et µ 4) est marqué, de façon récurrente, par une participation aux organisations de jeunesse avant l’engagement illégal. La plupart de ces militants du sud (huit sur neuf) a participé aux organisations de jeunesse de la gauche abertzale et y ont reçu une formation politique avant d’intégrer ETA (voir tableau 7). Leur incorporation dans la lutte clandestine ou armée procède d’un cheminement antérieur et intervient dans la continuité d’un engagement antécédent. Ces militants s’inscrivent donc, dans un premier temps, dans un réseau structuré d’activistes grâce auquel ils bénéficient d’une formation politique suivie, contrairement à ce qui a pu être affirmé dans la littérature secondaire (Reinares, 2004 ; Della Porta, 2013). Ainsi une partie des jeunes Basques a incorporé ETA sous la modalité de l’amplification d’un engagement politique antérieur dans le mouvement abertzale ou dans les organisations de jeunesse (voir tableau 4).

Tableau 7 : Socialisation politique des militants avant l’entrée dans l’organisation illégale

Socialisation politique antérieure	Oui	Non	Indécidable
ETA
µ 1	5	10	1
µ 2	10	4
µ 3	9	1
µ 4	9	1
IK
µ 1	1	0
µ 2	7	1
µ 3	2	0	1
CCA	1	0

Transmission d’un engagement militant en contexte basque ?

Tableau 8  : Engagement militant des parents des activistes rencontrés

33L’incidence de l’engagement militant familial sur la trajectoire individuelle pour les premières générations de militants n’est pas homogène selon que l’on se situe au nord ou au sud du Pays basque (voir tableau 8 et tableau 9 ). Du côté d’IK, il s’est agi d’une irruption de la lutte abertzale dans des milieux qui n’avaient pas développé de combat pour l’identité basque et la défense du Pays basque. Du côté sud, les traditions républicaines ont, dans certains cas, servi de terreau pour les militants et de référence pour envisager leur engagement comme s’inscrivant dans la continuité d’une lutte historique et familiale contre un même ennemi (voir Petithomme, 2015). Les nouvelles recrues ont souvent été présentées par des membres de la cuadra aux contacts de l’organisation clandestine. Toutefois si une histoire de la résistance peut avoir influencé les parcours individuels des plus anciennes générations, ces activistes exhibent rarement une transmission directe de représentations au sein de la famille (représentations du monde, de la politique, de l’ennemi, du pouvoir ; défense de la langue et de l’identité). Le silence sur les sujets politiques est souvent de mise (voir Richards, 1998).

34L’incidence des formes familiales d’engagement varie selon les générations. Alors que pour les plus anciennes (G 1), prises dans un contexte de forte répression en Hegoalde, la cuadra, les réseaux amicaux et de quartier, une « ambiance familiale » et l’environnement dans lequel les individus ont grandi ont influencé les engagements individuels, les plus jeunes générations civiles (G 3) semblent avoir davantage bénéficier de l’influence de l’engagement familial le plus direct. On observe ainsi une évolution temporelle des effets de l’engagement familial ou du cercle de proches sur l’implication clandestine individuelle. Enfin, que l’on aborde les générations de militants sous l’angle civil ou sous l’angle de l’entrée dans l’organisation clandestine (tableau 8 et tableau 9), notre enquête ne permet pas de montrer que les plus jeunes générations sont moins issues de familles militantes, contrairement à la thèse soutenue par Donatella Della Porta (2013) ou Xavier Crettiez (2011). Il semble même que le contraire se vérifie (voir tableau 8).

Tableau 9 : Engagement militant des parents des militants rencontrés

Motivations de l’engagement politique

Évolutions des motivations de l’engagement politique illégal au Pays basque

35L’étude des modalités et des contextes d’engagement des générations de militants basques clandestins a permis de souligner des formes remarquables de similitude des trajectoires. Les contextes à la fois géographiques et historiques ayant évolué sur une période de cinq à six décennies d’histoire de la lutte abertzale, on peut faire l’hypothèse que les motivations des activistes se sont transformées au fil du temps, ont varié au nord et au sud du Pays basque. Cette hypothèse se voit-elle confirmée par les résultats de notre enquête ?

40Au-delà des différences contextuelles entre le nord et le sud du Pays basque, se voit formulé, parmi cette génération, un sens de l’injustice puisant ses racines dans l’environnement local. Il s’exprime chez neuf militants d’ETA sur 25 des µ 2-3 et quatre sur dix des militants d’IK des µ 2-3 (voir tableau 10). Ce sentiment constitue un facteur motivationnel cardinal de l’engagement individuel. Jules (ETA), par exemple, souligne que « depuis petit, je commence à vivre l’injustice, l’injustice de ne pas être reconnu comme citoyen basque, ni dans ses droits, ni dans sa langue, etc. ». La perception de l’injustice nourrit la représentation d’une dichotomie entre « eux » et « nous » de plus en plus marquée au fil du temps et du conflit. L’expérience individuelle (ce que la personne voit autour d’elle et vit) pèse sur la décision singulière de s’engager dans l’illégalité. Nahil, 25 ans après être entré dans IK, le clame aujourd’hui encore avec force :

« Je suis issu de la classe ouvrière, du prolétariat basque. J’ai toujours connu mon pays coupé en deux, sous la domination des lois françaises et espagnoles, sous les contrôles des policiers, armés de mitraillettes. J’ai vu ma grand-mère qui ne savait ni le français ni l’espagnol – elle parlait seulement basque, la langue de son peuple – se faire rabaisser au supermarché par des Français comme une petite paysanne sortant de sa campagne. J’ai entendu mes parents me dire qu’il leur était interdit de dire un seul mot en basque à l’école sous peine de sanctions disciplinaires. Tout cela avec la collaboration de la bourgeoisie locale. J’ai grandi dans les actions d’Iparretarrak, d’ETA et des attentats des mercenaires du GAL payés par les polices françaises et espagnoles pour tuer du Basque. Sans oublier leur capitalisme comme le tourisme, l’immobilier de luxe en Pays basque nord. On ne peut pas imaginer tout ce qui a été fait contre mon peuple, en lutte depuis des décennies. De véritables moyens de guerre sont toujours utilisés contre nous comme la torture pendant des jours de garde à vue ou le viol de militantes par les policiers et militaires espagnols. »

Tableau 10 : Expression de sentiments d’injustice en lien avec les trajectoires d’engagement

	Sentiments d’injustice	Total des militants par générations
ETA
µ 1	3	16
µ 2	5	15
µ 3	4	10
µ 4	3	9
IK
µ 1	0	2
µ 2	3	8
µ 3	1	2
CCA	0	1

42
Le regard rétrospectif d’Isée, qui a passé 23 ans en prison et sept ans en exil, sur sa trajectoire d’engagement, est emblématique de cette posture. Évoquant son parcours militant, Isée (ETA) ne manque pas de dépeindre le contexte dans lequel elle a grandi, dans sa ville de Rentería, lorsqu’elle était enfant, en 1976, rappelant que c’était :

« une époque des plus meurtrières au Pays basque. Il y a eu cinq morts dans ma ville et moi, je ne savais pas, mais comme il y a eu quand même ces cinq morts, qui ont fait bouger pas mal de monde, les manifs sont arrivées même dans notre quartier. S’il y avait des affiches, le lendemain [elles] étaient arrachées, on n’avait même pas le temps de les regarder, de prendre conscience. Et là, je me rappelle que la police, que pour moi – puisque tout le monde disait qu’ils étaient les bons dans le monde – […] ils ont commencé à tirer sur les gens, il a fallu que je me jette derrière une voiture complètement… parce que… ça tirait dans tous les sens, je comprenais rien… pourquoi ils faisaient ça alors que normalement ils étaient les bons, ils devaient protéger les gens ? Ça a été un choc pour moi, découvrir une réalité toute autre. Et quand je suis arrivée à l’école, le directeur disait qu’ils [les manifestants] allaient nous agresser. Alors, moi je me suis levée et j’ai dit "excusez-moi mais pour arriver à l’école, moi je ne me suis pas fait agresser par les manifestants mais par la police", qui tirait partout, tu vois ? […] J’ai commencé à chercher un peu, à savoir, qu’est-ce qui s’est passé, pourquoi il y a eu des morts, pourquoi la police tirait sur les gens, pourquoi les gens protestaient, voilà. Et de là… beh… c’est venu une conscience déjà d’injustice chez nous, d’une répression barbare, qu’on avait à subir. »

43Ainsi, pour Isée comme pour d’autres militants de la G 2, la situation du Pays basque se trouve considérée et décrite comme immorale et injuste. Dans le cas d’Isée – qui n’est pas une exception – l’engagement peut être interprété comme une réponse émotionnelle à ce qui survient autour d’elle. Venant confirmer l’influence idéologique internationale, le contexte local – davantage que les convictions transmises au sein de la famille ou l’engagement hérité – marque les trajectoires personnelles des acteurs de la G 2. Sur ce point, nos analyses s’écartent de la thèse selon laquelle « l’entrée dans la lutte armée est souvent affaire de famille » (Crettiez, 2011). L’engagement individuel s’apparente alors à une réaction à ce qui est perçu comme une société prise dans la tourmente et l’agitation (Shirlow et al., 2010, p. 53), dans la production d’une injustice persistante. Ainsi c’est en resituant ses premiers engagements, dans le contexte de son adolescence, qu’Isée leur donne sens :

« Ils disaient que ça y est, il y avait une transition, et il y avait une amnistie, et tout d’un coup la garde civile arrive, il y a eu je ne sais pas combien de balles… Je me suis dit, "non, ici il y a autre chose qui se passe, ce n’est pas normal, ce n’est pas normal". Et voilà, en cherchant, en cherchant, je suis rentrée dans le comité pour l’amnistie à 13 ans, par une annonce que j’ai eue à la radio, parce que… je croyais que les prisonniers étaient des gens qui devaient souffrir énormément et que c’était eux qui avaient pris l’engagement le plus… comment dire, le plus sincère, de donner tout pour tous. Pour moi c’était buah… ! Pour moi la politique, vraiment, je n’ai pas cherché à comprendre… Pour moi c’était quelque chose à l’écart. Ça voulait dire un engagement personnel, émotionnel, intellectuel… contre l’injustice et contre les abus. Là, c’était le Pays Basque, mais bon, moi, depuis toute petite c’est contre n’importe quoi. […] Ça aurait été le Front sandiniste, je serais partie avec le Front sandiniste. Si, si, à l’époque c’était ça. Je voulais aller en Palestine, je m’en foutais, n’importe où. Oui, n’importe où, à batailler contre une injustice, voilà. J’y allais. Pour donner un coup de main. Je voulais donner un coup de main et un coup de cœur. Voilà ! ».

• 40 Patxi ajoute plus loin : « Pour moi, c’était un mal nécessaire malheureusement. Au niveau politique (...)

« On nous dit toujours : "il faut patienter, il faut suivre légalement ce qu’il y a à faire", mais c’est vrai que quand on fait pas de bruit, il y a rien qui avance. Et le "bruit", c’est le bon mot parce qu’à l’époque, c’était quelques bombes qui étaient posées sur les maisons secondaires, les bâtiments en construction. S’il y avait pas eu ça, on aurait été envahi, bétonné comme la Corse, le Sud-Est, etc. Donc c’est vrai qu’à l’époque ça a mis beaucoup de freins. Les prix ne se sont pas envolés. Maintenant, c’est vrai, ça repart de plus belle. Donc c’est vrai qu’on faisait pas les choses légalement, mais c’est un cercle vicieux, je dirais, parce qu’on dit : "c’est pas comme ça qu’il faut faire, c’est avec les votes" mais avec les votes, c’est pareil. Quand on fait avec les votes, ça avance pas mieux. C’est malheureux, il y a que quand on fait du bruit qu’on arrive à se faire entendre. On rentre jamais pour de grosses violences. On pense pas à ça. On pense à coller des affiches et ci et ça, ou des cocktails Molotov. Moi, j’ai jamais pensé à faire autant que ce que j’ai fait. » 40

45« Le constat d’une injustice flagrante va [alors] constituer un moment pivot de la décision de l’engagement » (Crettiez & Sèze, 2017). Dans cette démarche, les acteurs exprimant de tels sentiments semblent s’être moins nourris d’un héritage familial que de convictions personnelles.

47Une conception spécifique du sens de l’engagement politique émerge des récits de cette deuxième génération de militants. L’engagement est ici conceptualisé comme un sacrifice dont les individus ont conscience qu’ils ne bénéficieront pas des fruits. La visée étant un Pays basque socialiste et libre, leur action est pensée comme se déployant au bénéfice des générations futures. Les acteurs s’enrôlent consciemment dans un projet politique collectif. La motivation politique de leur engagement est alors prédominante (voir tableau 11). Ils assument la responsabilité collective des actions menées par l’organisation qu’ils ont rejointe, y compris lorsqu’ils jugent qu’elle a commis des erreurs – en particulier pour ETA – et placent leur engagement individuel dans une dynamique collective qui bénéficiera, à terme, au peuple basque. Une large part des activistes de la G 2 comme de la G 3 assume une pleine responsabilité personnelle pour les actions collectivement menées par ETA. Celles-ci sont envisagées comme l’expression d’un refus de la situation sociopolitique imposée aux Basques du sud et une façon de répondre, avec fierté, à l’humiliation ressentie depuis des générations.

« c’est le centre de ma vie. C’est pas seulement que c’est le thème de ma vie mais l’engagement a la signification… d’un engagement pour toute la vie. C’est pas un engagement pour dix ans, douze ans, quinze ans. Après tout, on lutte pour des objectifs politiques, pour qu’il y ait de la justice à la fois dans notre pays et dans le monde. Et ça, ça n’a pas de fin. C’est pour toute la vie. Ensuite, il peut y avoir des étapes dans ta vie où cet engagement a une intensité plus forte ou plus faible, mais c’est pour toute la vie… voilà, pour moi, ça a ce sens ».

50Toutefois, la nécessité de « faire quelque chose » (N = 13) constitue un motif commun de l’engagement chez nombre d’enquêtés. L’engagement illégal, en plus d’être considéré comme se plaçant dans la continuité d’engagements politiques antécédents, est de façon récurrente conçu sous la modalité d’un devoir (N = 18) soit vécu positivement comme une obligation morale ou comme « ce qu’il fallait faire », soit appréhendé comme le fait de n’avoir pas d’autre choix possible dans la situation de l’époque. La responsabilité de protéger et de défendre le peuple basque – présente dans dix-sept entretiens sur 64 – justifie non seulement le choix de l’engagement mais récuse également l’idée que cet engagement ait pu être contraint ou forcé. Les enquêtés assument la pleine responsabilité du choix de leur engagement et plus largement une responsabilité personnelle pour toutes les actions menées par ETA comme le déclare Vicenzo :

• 44 Coordination abertzale socialiste.

« Moi, en tant que personne, j’étais dans des manifestations à Bilbao de 200.000 personnes où on a crié "Viva ETA militar ! ETA, ETA, ETA !". On a participé à ça. On est responsable de ce qu’on a fait collectivement. Quand j’appartiens à KAS 44, ou au Mouvement basque de libération nationale, par action ou par omission, je suis responsable de tout ce qu’ont fait mes collègues. Et tous ceux qui ont été avec moi en prison, on est une famille, on est des frères. »

51Il ajoute plus loin dans l’entretien : « C’est pas celui qui a actionné le pistolet qui est responsable de ce qu’il a fait. Moi, j’ai fêté beaucoup de fois avec le champagne les exécutions de tortionnaires, de répresseurs, de choses comme ça. J’ai crié "Gora ETA-militar !". Je suis responsable de ce qu’ils ont fait ».

52La variation dans les trajectoires d’engagement des générations successives réside donc moins dans leur rapport à la violence (voir Della Porta, 2013) que dans une conscience et des motivations politiques qui évoluent et pèsent de façon distincte sur leur trajectoire d’engagement illégal. La motivation de l’entrée dans l’organisation se formule, au fil des générations, de plus en plus comme relevant de motifs politiques au détriment d’autres facteurs, notamment culturels (voir tableau 11). Si plus de la moitié des militants d’ETA (neuf militants sur seize) dévoilent des motivations politiques à l’origine de leur engagement dans la première génération (µ 1), cette proportion passe au deux-tiers avec la µ 2 (dix militants sur quinze) et concerne presque la totalité d’entre eux pour les deux dernières générations (µ 3 et µ 4 avec respectivement neuf militants concernés sur dix et dix militants sur dix). Cette évolution s’explique partiellement du fait de la place et de la reconnaissance données à la langue basque au nord comme au sud ainsi que par la transformation des institutions avec notamment l’adoption du Statut d’autonomie du Pays basque sud, dont les modalités ne s’étendent toutefois pas à la Navarre.

53L’indétermination de l’engagement qui s’exprime dans le fait de « faire quelque chose », de « participer » à un mouvement, à une résistance, de ne pas rester passif, tend, au fil des générations, à se préciser (voir tableau 6). Il s’agissait, à l’époque de Franco, de « faire quelque chose », ne pas se laisser faire mais cette expression de la motivation tend à s’effacer. A contrario, l’interprétation de ce type d’implication comme un engagement total, un don de soi, un engagement existentiel s’affirme avec le temps et est d’autant plus présent que les générations nous sont contemporaines. Une constante de l’interprétation de l’engagement illégal par les acteurs eux-mêmes est de le concevoir comme naturel, logique, évident, comme une continuité avec un engagement politique antérieur d’abord légal. L’auto-compréhension de sa propre trajectoire se place ainsi aux antipodes des discours publics et politiques sur l’entrée dans le terrorisme. Le saut ou le basculement à travers lequel on veut décrire communément l’entrée dans l’illégalité diverge fortement de l’interprétation, par les individus, de leur propre trajectoire.

Tableau 11 : Facteurs ayant pesé sur l’engagement militant
(Les modalités de réponses recensées dans ce tableau ne sont pas exclusives)

	Motivation politique	Multitude de facteurs	Total des militants
ETA
µ 1	9	4	16
µ 2	10	5	15
µ 3	9	1	10
µ 4	9	2	9
IK
µ 1	1	1	1
µ 2	7	6	8
µ 3	2	1	3
CCA	1	1	1

Pourquoi prendre les armes ? Des représentations de l’action politique efficace

54Si les motivations ayant conduit les acteurs à soutenir la lutte clandestine ont évolué au fil des décennies au Pays basque, peut-on souligner une évolution similaire dans l’argumentaire justifiant l’usage de la lutte armée ou de la propagande armée pour IK ?

55L’incidence que nous avons mise en évidence du contexte international sur la formulation de l’utopie dont se sont inspirés les acteurs de la G 2 se retrouve dans leur interprétation des outils politiques mobilisables dans cette quête. Du côté d’IK en particulier, les militants ont d’abord assumé des formes d’engagement légal. Devant leur impuissance à parvenir à leurs objectifs, ils ont envisagé la lutte armée – et, pour IK, la propagande armée ou propagande par le fait – comme l’outil politique le plus efficace dans l’éventail des moyens à leur disposition. Des mécanismes analogues interviennent dans les processus d’engagement de part et d’autre de la frontière. Le discours d’Ekaitz est là pour le rappeler, lorsqu’il évoque son entrée dans ETA :

• 45 Voir aussi Florian (ETA), encadré 1.

« Je venais de faire mes 19 ans. Avant ça, tu veux les motivations ? Le pourquoi ? Je suis né au milieu du conflit et depuis très petit, je voyais les gens, les arrestations. Ils ont arrêté le fils de je sais pas qui ou le mari de l’autre. La situation qu’on avait dans le quartier, les manifs, les affrontements. C’était une ambiance, pas une guerre déclarée mais d’un conflit politique… Avec une version violente, si tu veux, très claire. Et depuis très jeune j’avais la conscience que l’outil le plus efficace pour faire face à l’État espagnol, en ce temps-là c’était la lutte armée. Alors, si j’étais très jeune, c’était parce que c’était moi qui l’ai cherché. Ça a pas été que quelqu’un est venu me proposer. Non, ça a été moi qui l’ai cherché. […] Oui, c’est moi qui suis allé… [vers l’ETA]. Et en plus c’était pas facile à l’époque, dans une ambiance de clandestinité, tu ne sais rien. En Irlande, par là, peut-être que c’était plus simple. Avec l’IRA, il était dans les quartiers. Tout le monde, il savait qui était qui. Une organisation comme l’ETA, non c’était beaucoup plus compliqué. C’était en 1983 » 45.

56On retrouve, de façon récurrente parmi ces militants, le sentiment que l’État espagnol ou français poursuit la destruction du peuple basque non pas seulement au plan politique mais également en termes d’identité, ce sentiment étant déjà présent parmi la première génération d’activistes. Dès lors, la réponse militaire semble la seule appropriée (voir Grégoire et Jovani, encadré 1). L’existence d’une organisation déjà constituée et privilégiant des moyens d’action illégaux s’avère décisive dans ces parcours d’engagement.

Encadré 1 : Extraits d’entretiens avec les militants du nord (IK) et du sud (ETA) sur la lutte armée comme outil politique le plus efficace à l’époque de leur engagement Grégoire, né en 1961 et entré à IK au début des années 1980, retrace son parcours en mobilisant explicitement ce motif : « J’étais dans un petit micromouvement de gauche, écologiste, féministe qui s’appelait Ezker berri (Nouvelle gauche), où il y avait beaucoup de gens qui ont été des cadres du mouvement abertzale ces dernières décennies. Et donc en étant dans ce parti, ce petit mouvement politique, j’ai fait mes premiers pas dans la politique légale et là aussi assez rapidement j’ai vu que la légalité avait ses limites. Et j’ai fait partie de ces jeunes qui ont considéré que pour se faire entendre de Paris, il fallait utiliser la voie de la violence politique. Et donc c’est comme ça que je suis entré à Iparretarrak, en voyant justement les limites de l’action légale. C’était une période où il y avait pratiquement toutes les semaines [des] manifestations à Bayonne, Biarritz, Hendaye, pour les écoles basques, pour les réfugiés, etc. Donc une période où l’expression démocratique était forte mais insuffisante. En tout cas, on avait que des sourdes oreilles, voire du mépris, voire de la violence policière face à nous. Évidemment dans ce contexte, il était assez rapide pour moi de passer la frontière de la politique légale à la politique illégale, celle d’Iparretarrak ». Florian, né en 1966 et entré à IK en 1983, lui fait écho : « On se retrouve à un moment donné en tant que militant abertzale très engagé. Sur une situation, au Pays basque, qui est de plus en plus difficile à supporter, parce que pour nous il y a une véritable injustice. On est de plus en plus conscient qu’on est un peuple, qu’on a, nous, une légitimité en tant que peuple de vivre comme on le souhaite et en plus c’est un droit international (les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes). […] Cette conscience est très exacerbée, de plus en plus exacerbée en tant que militant abertzale et en face, on voit un mur. On a un mur et on se dit que… moi, je me dis qu’il faut faire autre chose pour faire éclater ce mur-là et pour que nos revendications soient prises en compte. Et on veut exercer une pression importante pour qu’on nous prenne au sérieux. C’est ça que je me dis quand j’entre dans la lutte armée, c’est un outil qui nous permettra d’aller plus loin parce qu’on n’est pas assez entendus » (nous soulignons). Bien qu’ayant intégré ETA quelques années plus tard, Jovani, né en 1966 et entré à ETA à la fin des années 1980, explique également en référence à ce paradigme pourquoi il décida de prendre les armes : « Dans notre cas, nous voulions vraiment prendre les armes et lutter contre l’État. […] Nous pensions vraiment, à l’époque, que les voies politiques ne nous donnaient pas la possibilité d’atteindre nos objectifs. Bien qu’ETA ait toujours défendu l’indépendance et le socialisme au Pays basque, elle a considéré que le droit à l’auto-détermination était un objectif intermédiaire. Ce que nous demandions en réalité, c’était que le peuple basque puisse décider de son avenir. Et cela a été continuellement nié – c’est-à-dire, non seulement nié, mais à l’époque, comme je vous le disais, ils mettaient des bombes dans une librairie qui vendait des livres en basque. Les groupes paramilitaires ont mis des bombes dans les magasins qui vendaient des livres en basque. En d’autres termes, il y a eu un déni de culture, alors bien sûr, nous avons pensé et nous avons vu que, bien que la gauche abertzale, Herri Batasuna, pouvait se présenter aux élections, il ne serait pas possible pour le gouvernement espagnol, sauf s’il y était forcé, de nous accorder le droit de décider librement de notre avenir. Nous pensions que ce n’était pas possible. Et c’est pourquoi nous avons dit que nous devions le forcer à… en fait, il y a eu plusieurs processus de négociation avec ETA. Le premier – et je pense que l’un des plus importants – était en 1989, à Alger. Des représentants du gouvernement espagnol et de l’ETA se sont assis pour tenter de négocier. Mais le gouvernement espagnol, comme toujours, a rompu… ».

« J’ai toujours grandi avec la sensation d’être dans un pays en guerre. Donc pour moi, c’était la signification, quelque part c’était quelque chose – j’allais dire – que je devais faire, mais il y a une notion d’obligation que je ne sentais pas non plus. C’était vraiment une envie. J’avais une envie d’aider là où je pensais que je pouvais aider le plus, ou il fallait le plus. Je voyais qu’il y avait beaucoup de gens pour les manifs, beaucoup de gens pour les affiches et donc qu’il fallait aussi des gens prêts à s’engager, à engager leur vie entière ».

59L’action clandestine, voire la violence politique, constituent alors un moyen et une façon d’exprimer leurs opinions au sein du débat public et dans le cadre du conflit avec l’État. Dans les années 1990-2000, la kale borroka ou combat de rue en constitue une illustration paradigmatique (voir Ferret, 2012, 2014) mais tel est également le cas des actions militaires menées par ETA. Celle-ci est appréhendée par les militants qui s’y sont incorporés comme un instrument pour porter leurs convictions.

60Rejoindre la lutte armée est également conçu par ces activistes comme la possibilité de peser sur le cours de l’histoire et le destin du peuple basque, de participer à une lutte dont ils se perçoivent comme les héritiers, dans la perspective d’un devoir moral à l’égard des générations antérieures. Cet engagement leur confère une fierté et le sentiment de reprendre le contrôle de leur destin, de pouvoir transformer les conditions sociales ainsi que le contexte sociopolitique. Il est conçu comme la possibilité à la fois d’influer sur le cours de l’histoire mais aussi de reconquérir une souveraineté perdue face aux deux États.

Répression et clôture de la structure des opportunités politiques

62L’analyse des récits autobiographiques et des représentations du conflit au Pays basque permet de souligner des similarités dans les raisons de l’engagement clandestin. Bien que les contextes historique et géographique aient évolué, on peut identifier une récurrence de l’effet de certains événements macrosociaux sur les trajectoires individuelles. Les interactions dynamiques entre niveaux macro et microsociaux sont particulièrement récurrentes s’agissant de la répression et de la représentation de la clôture de la structure des opportunités politiques (SOP).

De la dictature à la monarchie constitutionnelle : répression et trajectoires d’engagement

64Le contexte répressif immédiat n’est pas le seul à avoir marqué les consciences militantes. Certains événements macrosociaux ont également pesé sur les trajectoires d’engagement. Parmi la première génération de militants, il est commun qu’un événement transformatif, incarné de façon récurrente par le procès de Burgos, ait été le point de départ et le moteur de l’engagement illégal à tout le moins dans la construction rétrospective que les acteurs proposent de leurs parcours. Cet événement s’incarne par excellence dans la répression politique persistante durant le régime franquiste, y compris à une époque où Franco est mourant.

66Plus généralement, les trajectoires d’engagement des militants nés dans les années 1960 et actifs au sein des deux États démocratiques sont caractérisées par le poids de la violence d’État, vécue comme un événement décisif pesant sur la trajectoire individuelle (voir tableau 12). Les événements précédemment mentionnés trouvent dans ce tableau leur expression subjective. Toutefois l’effet de la répression demeure aussi marquant pour les plus jeunes générations de militants du sud.

Tableau 12 : Effet de la répression sur les trajectoires d’engagement selon les générations militantes

Occurrences de la répression	Oui	Nombre de militants
ETA
G1	19	30
G2	9	13
G3	7	9
IK
G1	1	5
G2	4	7
CCA	1	1

67Ainsi les générations nées dans les années 1960-1970 sont celles pour lesquelles la répression a joué un rôle marquant dans les processus d’engagement. Elle intervient de façon notable dans les récits de soi et s’y voit mobilisée comme un facteur d’implication politique récurrent. La persistance de la répression visant en particulier les militants abertzales a joué un rôle de premier plan dans les facteurs environnementaux ayant pesé sur les trajectoires militantes. La mise en œuvre de la guerre sale (i.e. de la violence paramilitaire) soutenue par le gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez a constitué un élément de confirmation de la continuité des modes d’action du franquisme au sein de la récente démocratie espagnole. Parmi les événements décisifs que les militants, qui n’avaient pas d’engagement politique antérieur, évoquent pour expliquer leur rapprochement avec l’organisation clandestine figure au premier plan la violence d’État et la violence paramilitaire contre les Basques.

68La violence d’État (policière ou paramilitaire) en contexte démocratique, qu’elle s’exerce sur des militants d’ETA ou sur la population basque plus largement, joue, pour la génération qui s’engage pendant la transition vers la démocratie, un rôle de premier plan. Pour ce groupe, le facteur décisif d’engagement coïncide donc avec des événements spécifiquement identifiables, qu’ils relèvent de la biographie personnelle (voir Ekaitz) ou historique (tel le procès de Burgos de 1975, quelques mois avant la mort de Franco, la répression des mouvements sociaux). La confrontation à la répression touchant des proches (famille ou amis) constitue également un trait distinctif du parcours des plus jeunes membres d’ETA (G 3 et µ 4). Mona, par exemple, a vu sur son père les séquelles de la torture. « La confrontation personnelle avec une scène traumatisante impliquant le sentiment d’obligation morale à l’action » (Crettiez & Sèze, 2017) intervient alors de façon transformative.

Perception de la clôture de la structure des opportunités politiques

70Les sentiments d’injustice, précédemment évoqués et très présents dans la G 2, se nourrissent d’une asymétrie des procédures d’amnistie qui gracient les soutiens au régime franquiste et non ses opposants (voir Baby, 2015, p. 50 ; Richard & Vorms, 2015, p. 5). La loi d’amnistie de 1975 et 1976 exclut les membres d’ETA alors prisonniers. De même, la Ley de Amnistía 46/1977 du 15 octobre 1977 concerne tous les crimes et délits politiques commis avant le 15 décembre 1976 (article I, a) ainsi que d’autres plus tardifs liés « au rétablissement des libertés publiques ou à la revendication des autonomies », lorsqu’il n’y a pas eu de « violence grave contre la vie ou l’intégrité des personnes », écartant ainsi les auteurs de crime de sang ou d’atteinte à l’intégrité physique d’autrui et par conséquent une grande partie des prisonniers d’ETA (article I, c). En outre, cette loi a eu pour effet de garantir l’impunité pour les actes de violence institutionnelle effectués sous la dictature, c’est-à-dire pour les criminels franquistes responsables de violations des droits de l’homme, en levant la responsabilité judiciaire des auteurs d’attentats de cette période et en écartant la possibilité de poursuites judiciaires à leur endroit.

72Du côté d’IK, sept individus appartiennent à la G 2 et huit (quoique pas toujours les mêmes) ont intégré le groupe entre la seconde moitié des années 1970 et la fin des années 1980. Le poids de la répression comme facteur d’engagement est mentionné par cinq de ses acteurs (de la µ 2) ainsi que de façon prépondérante la référence à des événements mésosociaux inhérents au groupe clandestin déjà constitué. De façon paradoxale, s’exprime dans le discours de ces acteurs un très fort sentiment de clôture des opportunités politiques, dans le contexte d’une démocratie qui voit l’élection d’un gouvernement socialiste présenté comme favorable à la création d’un département basque (voir tableau 13 ; Guibet Lafaye, 2020b, chap. 3). Ce sentiment de clôture de la SOP est très prégnant parmi la deuxième génération de militants (G 2) comme le montre le tableau 13.

Tableau 13 : Sentiment de la forclusion des opportunités politiques parmi les générations civiles

Sentiment de clôture de SOP	Oui	Nombre de militants
ETA
G 1	20	30
G 2	9	13
G 3	3	9
IK	9	12
G 1	4	5
G 2	5	7
CCA	1	1

73Ainsi et aussi surprenant cela puisse paraître, le sentiment de la forclusion de la SOP est plus prégnant et plus affirmé dans les générations qui entrent dans le militantisme après la mort de Franco ainsi que dans le contexte français d’un État dit ouvert. Ce sentiment s’explique notamment par la persistance des formes de répression à l’égard du peuple basque dans un contexte de sortie du franquisme comme par la présence policière et militaire sur le territoire du Pays basque.

Une évolution générationnelle du rapport à la violence ?

74Les éléments précédemment décrits conduisent à relire de façon critique l’analyse proposée par Donatella Della Porta (2013) des deux générations au sein d’ETA. La périodisation opérée par l’auteure établit une distinction entre la génération des fondateurs – qu’il n’est plus aujourd’hui possible d’interroger pour ETA – et la génération ultérieure. Cette caractérisation dichotomique ne peut être a priori pertinente pour une organisation comme ETA qui a connu un demi-siècle d’évolution, des scissions et par conséquent plusieurs générations successives de militants. Selon Donatella Della Porta, la première génération de militants serait plus liée à d’anciennes traditions politiques, en l’occurrence celles du nationalisme pour ETA. D’un point de vue historique, l’argument est, en tant que tel, discutable, dans la mesure où les documents produits par les différentes Assemblées d’ETA mettent en évidence une inspiration marxiste dès les origines du mouvement. De même, l’influence fanonienne – i.e. le paradigme de la libération nationale qui se distingue du nationalisme – était également fortement marquée (voir Guibet Lafaye, 2020b, chap. 2 pour une critique de la réduction d’ETA à un mouvement nationaliste).

75Donatella Della Porta estime également que la participation au milieu nationaliste est facilitée par des liens familiaux ou amicaux puis s’intensifie avec l’expérience quotidienne de confrontations violentes avec la police et les groupes paramilitaires (Della Porta, 2013, p. 117). Cette interprétation omet l’appartenance, plusieurs fois vérifiée, des jeunes générations à des familles abertzales. Pour les plus jeunes activistes, leurs parents sont militants dans sept cas sur neuf. L’analyse des trajectoires et de leur enracinement familial (voir tableau 8 et tableau 9) invalide la thèse selon laquelle les premiers militants avaient une socialisation primaire antérieure à l’engagement alors que les secondes générations sont portées par la radicalisation du fait d’un contexte sociopolitique répressif.

76Donatella Della Porta estime que les fondateurs de groupes clandestins venaient souvent de familles engagées politiquement, dans lesquelles ils étaient socialisés à des valeurs spécifiques et qui les ont nourris de récits (de narratifs) spécifiques concernant le monde – ce qui ne se vérifie par exemple pas pour IK. De même, s’agissant d’ETA, cette identification est discutable. José Miguel Beñaran Ordeñana, dit Argala, était d’une famille abertzale mais José Luis Alvarez Emparanza, dit Txillardegi n’est pas issu d’une famille bascophone. Bien qu’appartenant aux fondateurs d’Ekin, qui précéda ETA, il ne tient pas son engagement politique de son environnement familial. Tel est également le cas de Txomin Iturbe. En revanche, Julen Madariaga est issu d’une famille de militants du Parti national basque (PNV). Il accompagna son père en exil au Chili durant la guerre civile espagnole (El Mundo, 20 juin 2006). Il participa également à la création d’Ekin ainsi qu’à la première Assemblée d’ETA qui eut lieu à Bayonne. S’agissant de Javier Etxebarrieta Ortiz, on sait qu’un de ses frères aînés, José Antonio Etxebarrieta, plaida la défense de Xabier Izko de la Iglesia au cours du premier procès de Burgos (1970). Enfin, le père de Mikel Antza qui eut une position stratégique dans ETA, après l’arrestation de Bidart en 1992, figure également parmi les fondateurs d’Ekin.

77Donatella Della Porta affirme en outre que les stratégies de recrutement des organisations clandestines à l’époque des fondateurs et des premières générations étant plus précautionneuses, l’intégration dans ces dernières était lente, impliquant une rupture graduelle avec les représentations du monde ultérieurement portées et nourries, dans le cas présent, par le nationalisme basque traditionnel. Cette interprétation est d’autant moins pertinente pour ETA que le Pays basque vit sous domination franquiste et que toute activité de promotion de l’identité basque était réprimée. Selon Dontella Della Porta, pour la première génération, la violence était apprise graduellement au sein des groupes clandestins (Della Porta, 2013, p. 144). Pourtant les militants des premières générations soulignent à foison l’environnement ultra-répressif et arbitraire de l’époque franquiste où la violence était le lot quotidien des Basques. Nombre d’entre eux ont des souvenirs d’enfance de parents malmenés par la garde civile, torturés voire tués par le pouvoir. Toutes les manifestations étaient marquées par la répression, la garde civile étant réputée pour sa gestion musclée de toute expression de la différence basque ou de toute revendication sociale. Les réunions politiques étaient réprimées et la liberté d’association bafouée. Le processus d’intégration au sein des organisations clandestines semble avoir au contraire toujours été caractérisé par la gradualité, si ce n’est un possible relâchement concernant ETA au cours des années 1980, après la disparition d’ETA-pm, mais surtout à partir années 1990. Cette progressivité constitue un principe cardinal des organisations clandestines, obligées de s’assurer du parcours et de la confiance qu’elles peuvent avoir dans leurs nouvelles recrues, cette « tradition » ou procédure ne s’effaçant pas avec le temps.

80Enfin Donatella Della Porta affirme que le recrutement dans le groupe de pairs se fait, dans la seconde génération, à un rythme plus soutenu, impliquant des activistes souvent très jeunes. La littérature secondaire considère souvent qu’avec le temps, les militants d’ETA sont de plus en plus jeunes et ont une expérience directe avec les actions armées avant même d’entrer officiellement dans l’organisation (Della Porta, 2013, p. 134). Cette perspective prête également le flanc à la critique dans la mesure où les anciennes générations ont commencé la militance très jeunes, à l’entrée dans l’âge adulte et parfois même lorsque les militants étaient mineurs. Le tableau 16 montre qu’au contraire au fil du temps les individus s’incorporent dans l’organisation à un âge plus avancé, ce qui correspond à un processus générationnel macrosocial de participation à la vie active tardive. Le service militaire obligatoire auquel les jeunes hommes basques n’ont pas échappé les familiarisait très tôt avec l’usage des armes et certains ont tiré profit de cette expérience au cours de leur engagement dans ETA. De façon générale, l’entrée dans la vie sociale était bien plus précoce pour les générations nées dans les années 1950-60 que pour celles nées dans les années 1970. Ce qui est vrai pour l’ensemble de la société, que les individus soient militants politiques ou non, vaut pour les militants illégaux. En revanche, après l’arrestation de Bidart en 1992, les cadres d’ETA sont plus jeunes et ont bénéficié d’une formation plus courte à leurs fonctions (voir Sánchez-Cuenca, 2009).

Conclusion

81Le combat mené pour l’évolution de la situation au Pays basque durant la période contemporaine s’est étendu sur six décennies au moins. La lutte armée menée notamment par ETA et IK s’est déployée dans des contextes géographiques et historiques distincts. À rebours d’interprétations pas toujours nourries d’un recueil de données empiriques primaires, nous avons voulu saisir l’évolution des trajectoires et des motivations des acteurs de ce combat au fil des décennies et selon les contextes, historiques et géographiques, d’engagement. L’hypothèse d’une évolution des parcours et des mobiles d’engagement, d’une part, mais aussi des répertoires de légitimation de la lutte armée, d’autre part, se voit-elle confirmée par les résultats de notre enquête ?

82Concernant les modalités de recrutement au sein des groupes illégaux, nos travaux autorisent à conclure que l’« amplification identitaire » est plus remarquable dans les premières générations, c’est-à-dire à des époques où les groupes clandestins se trouvent en phases de structuration. Dès lors que ceux-ci parviennent à s’inscrire, par leurs actions, dans l’espace public, ils vont constituer pour les militants des pôles d’attraction, induisant des formes de « recherche d’identité » pour des militants insatisfaits de la situation sociopolitique au Pays basque. Si le processus de recrutement fondé sur l’« appropriation identitaire » semble plus caractéristique d’IK, en revanche il paraît plus développé dans les phases ultérieures de l’évolution d’ETA et semble avoir davantage été utilisé à l’occasion de l’enrôlement des dernières générations d’activistes.

83L’évolution de ces modalités d’intégration aux organisations clandestines ne préjuge en rien de la gradualité du passage à l’illégalité et de l’usage de la violence. Quoique l’on ait considéré que cette progressivité s’effaçait au fil du temps dans ETA (Della Porta, 2013, p. 144), notre enquête souligne a contrario la progressivité de l’implication dans la lutte clandestine, y compris pour les générations d’acteurs nées dans les années 1960 et après, c’est-à-dire ayant grandi dans le contexte de démocraties constitutionnelles. Cette gradualité s’explique notamment par l’existence d’une continuité entre les engagements légaux et illégaux aussi bien au sein de la G 2 que de la G 3. Une constante de l’interprétation de l’engagement clandestin par les acteurs est de le concevoir comme naturel, logique, évident, comme une continuité avec un engagement politique antérieur d’abord légal. Le cas d’individus passant directement à l’action illégale et plus encore à l’action clandestine violente est exceptionnel et non attesté dans notre enquête. Ainsi et contrairement aux conclusions de la littérature secondaire (Reinares, 2004 ; Della Porta, 2013), une large part des jeunes Basques, nés à partir des années 1970, a incorporé ETA sous la modalité de l’amplification d’un engagement politique antérieur dans le mouvement abertzale ou dans les organisations de jeunesse.

84La continuité de ces parcours – du légal à l’illégal – et l’engagement s’expliquent donc moins par un héritage familial que par des motivations spécifiques et un cadrage de la situation politique en termes de forclusion de la SOP. En premier lieu, l’ancrage dans un héritage militant familial varie selon les générations. L’« ambiance familiale » et l’environnement dans lequel les individus de la G 1 ont grandi ont influencé les engagements individuels, via la cuadra ou les réseaux amicaux et de quartier en Hegoalde. A contrario, les plus jeunes générations civiles (G 3) semblent avoir davantage bénéficié de l’influence d’un engagement politique familial direct. En ce sens, les données que nous avons recueillies n’autorisent pas à conclure que les plus jeunes générations d’activistes sont moins issues de familles militantes, contrairement à la thèse soutenue par Donatella Della Porta (2013) ou Xavier Crettiez (2011).

85En revanche, du côté de la G 2 l’incidence du contexte familial (de type abertzale) est soit absente, soit n’a pas été mentionnée comme un des éléments ayant pesé sur l’engagement individuel. Ce dernier, qui s’accompagne souvent de forts sentiments d’injustice, semble s’être moins nourri d’un héritage familial que de convictions personnelles. Au sein de cette deuxième génération de militants, les facteurs idéologiques s’affirment donc plus fortement que l’influence de l’histoire familiale.

86En effet et en second lieu, les motivations de l’engagement politique dans leur diversité expliquent l’effet de continuité et la gradualité des parcours d’engagement. On note, au fil des décennies, une évolution de ces motifs. Le combat de la G 1 se décrirait plutôt comme une lutte pour la reconnaissance, pour la dignité, pour la réinstitution d’un sens de l’honneur et du respect. Elle exprime un souci identitaire et communautaire, notamment nourri par un désir de préservation et de reconnaissance de la langue basque. En revanche la G 2, portée par la vague politique du MNLV et les guerres de libération sur le plan international, défend un projet de libération nationale et sociale. Elle est mue par un sentiment de continuité entre la dictature et la période postfranquiste, du côté d’ETA, et un sentiment très ancré de clôture de la SOP, du côté d’IK. Parmi ces deux générations, persistent la conscience de la spécificité du peuple basque et le souci de sa préservation. La plus jeune génération (G 3) est, pour sa part, explicitement portée par une injonction à l’action et se décrit comme la « génération du "il faut le faire" ». Cette caractéristique explique peut-être que l’on ait pu penser que le recrutement dans le groupe clandestin (ETA) se faisait plus rapidement et tendait à incorporer des individus plus jeunes. Les acteurs de la G 3 justifient enfin leur choix de la lutte armée comme un refus de la domination, de la répression et des injustices, motifs qui s’esquissaient également dans les générations antécédentes. D’une génération à l’autre et quelles qu’en soient les déclinaisons, l’illégalité et l’action dite violente demeurent conçues comme une réaction à la violence structurelle et à la violence d’État imposées au Pays basque (Hegoalde et Iparralde) mais aussi comme un moyen de changer de société et de lutter contre les injustices.

87En ce sens, la variation dans les trajectoires d’engagement des générations successives réside donc moins dans leur rapport à la violence (voir Della Porta, 2013) que dans une conscience et des motivations politiques qui évoluent et pèsent de façon distincte sur les trajectoires d’engagement illégal. La motivation de l’entrée dans l’organisation se formule, au fil des générations, de plus en plus comme relevant de motifs politiques au détriment d’autres facteurs, notamment culturels. Elle s’affirme, contrairement aux conclusions de la littérature secondaire, dans la quasi-totalité des discours des militants d’ETA des deux dernières générations ( 3 et  4). Ce tropisme politique se confirme encore à travers l’interprétation que les activistes offrent de leur engagement. L’indétermination de leur implication qui s’exprimait, à l’époque de Franco, dans le fait de « faire quelque chose », de « participer » à un mouvement, à une résistance, de ne pas rester passif tend, au fil des générations, à se préciser. Pour celles nées dans les années 1960 et ultérieurement, l’implication clandestine est conçue comme un engagement total, un don de soi, un engagement existentiel.

88Enfin et bien que les contextes historique et géographique aient évolué parmi les générations d’activistes rencontrés, on peut identifier la récurrence de l’incidence de certains événements macrosociaux sur les trajectoires individuelles. La référence à la répression, qu’elle touche directement l’individu, sa communauté ou des militants de la même orientation politique que l’acteur, intervient de façon constante comme un facteur institué comme décisif dans les trajectoires individuelles d’engagement illégal. Elle s’incarne, pour la G 1, dans la discrimination fondée sur un critère linguistique et culturel (doublé d’un héritage politico-historique : le républicanisme opposé au franquisme) et pour la G 2 dans la discrimination qui se retrouve dans la répression dont les Basques ont fait l’objet davantage que toute autre minorité en Espagne. Du côté de la G 3, ce sont les politiques antiterroristes et la répression institutionnelle systématique de la gauche abertzale, y compris dans ses formes légales et associatives, qui a eu un rôle transformatif central. À travers les générations, la violence d’État, légale et illégale, est vécue et représentée comme un événement transformatif pesant sur les trajectoires d’engagement clandestin au Pays basque.

89D’un point de vue cognitif, l’expérience de la répression confirme le sentiment de clôture de la SOP. Ce sentiment de fermeture nourrit une réinterprétation de la transition vers la démocratie comme s’inscrivant dans la continuité de l’époque franquiste. Le contexte du conflit au Pays basque contribue à mettre en lumière la déconnexion entre la structure objective des OP et le sentiment de clôture de cette structure, que ce soit dans le contexte de l’Espagne postfranquiste ou de celui de la France mitterrandienne. En effet, le sentiment de forclusion de la SOP s’avère plus prégnant et plus affirmé dans les générations qui entrent dans le militantisme après la mort de Franco ainsi que dans le contexte français d’un État dit ouvert. Toutefois ce sentiment s’explique objectivement par la persistance de formes de répression comme de la présence policière et militaire disproportionnées au Pays basque dans un contexte de sortie du franquisme ou de gouvernement socialiste. En ce sens et s’agissant de l’Hegoalde, la rupture historique entre franquisme et post-franquisme se révèle non pertinente pour envisager et décrire l’évolution des motivations et des registres de légitimation de la lutte convoqués par les militants clandestins.