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2020
Enjeux éthiques des recherches collaboratives

Chacun à sa place ? L’éthique de la recherche collaborative en climat de méfiance

Each in his own place? The ethics of collaborative research in a context of mistrust
Jean-Michel Chaumont

Résumés

Les recherches collaboratives sont porteuses de promesses alléchantes. Non seulement nos disciplines y trouveraient leur compte mais, en outre, ces recherches représenteraient une plus-value certaine pour les acteurs impliqués : apprentissage collectif au minimum, reconnaissance et émancipation parfois. Pourvu que l’ambition reste modeste et lucide, je pratique occasionnellement une méthode d’analyse en groupe qui assume ces objectifs et ces promesses (Van Campenhoudt, Chaumont & Franssen, 2005). Mais je crois que cette méthodologie peut tenir ses promesses parce que les chercheurs restent maîtres du jeu et que ses visées cognitives seraient menacées si, sous couvert d’éthique de la recherche notamment, ce pouvoir était abandonné aux acteurs. Je prendrai pour cas d’étude une recherche à laquelle j’ai été associé dans un « partenariat » de mon université et le Mouvement ATD Quart-Monde entre 1996 et 1998. Cette recherche est donnée aujourd’hui par ATD pour le moment fondateur d’une « méthodologie rigoureuse et expérimentée depuis des années » qui aurait « déclenché une sorte de big bang puisqu’un nombre croissant d’initiatives […] développent cette méthode ou s’en inspirent ». Après avoir montré la double carence scientifique et émancipatoire de ses résultats, je l’expliquerai par le renoncement aux exigences élémentaires de toute démarche réflexive. Je donnerai ensuite d’autres exemples où des chercheurs ont été sommés par des acteurs associatifs de renoncer à tout ou partie de leurs conclusions pour prix de leur participation. Enfin je conclurai sur la nécessité de préserver précieusement l’autonomie du champ scientifique même et surtout dans les recherches collaboratives.

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Texte intégral

« Un universitaire raconte qu’il pensait pouvoir connaître et comprendre le point de vue de l’autre (du plus pauvre) en faisant l’exercice de se mettre à sa place. […] Et pourtant, après plusieurs mois de confrontation et de discussions, cette conviction change, un autre sens de la rencontre s’exprime : "Nous ne pouvons pas nous mettre à la place de l’autre, c’est sa place, nous ne pouvons pas la lui prendre. Nous ne pouvons pas parler de cette place même s’il se tait. Le faire, c’est lui voler sa place". Ne pouvons-nous pas reprendre ou cueillir des perles parmi les paroles que l’autre a dîtes pour composer notre collier ? Non, tout comme il est défendu de se cueillir un bouquet d’edelweiss : il faut les laisser à leur place dans leur contexte naturel. Nous ne pouvons pas regarder avec les yeux de l’autre ; c’est une illusion, c’est une impossibilité. Nous avons des yeux de nantis. Nous ne pouvons pas. C’est impossible et c’est interdit et je le comprends. Mettez-vous à leur place ! » (Groupe de Recherche Quart Monde-Université, 1999, p. 102).

Introduction : d’où je parle

  • 1 Et si j’ai accepté cette demande dans le cadre d’une recherche qui était pourtant surtout basée sur (...)
  • 2 L’objectivation sociologique suscite parfois des résistances bien compréhensibles : rares sont ceux (...)

1Puisque je m’apprête à défendre des positions qui ne seront pas forcément très populaires, sans doute est-il nécessaire que je commence par préciser d’où je parle. Je puis le dire haut et fort, je n’ai aucune objection contre les recherches collaboratives, bien au contraire. Avant même d’être diplômé en sociologie, je plaidais déjà, dans le contexte professionnel qui était alors le mien, pour de meilleurs rapports entre « milieux scientifiques et milieux de mémoire » (Chaumont, 1990). Jusqu’à un certain point, à moins d’être complètement clandestine (Chaumont et al., 2017), je pense même que toute recherche sociologique qualitative est collaborative ou n’est pas. Ainsi quand durant deux années, j’ai passé quasiment toutes les deux ou trois semaines une après-midi à recueillir le récit de vie de Roxana Burlacu, qui était à l’époque une prostituée moldave sans papiers à Bruxelles, il est évident que rien n’aurait pu aboutir sans sa collaboration active (Burlacu, 2009). C’est elle qui m’avait sollicité 1, j’étais son « écrivain » et même si un énorme travail de transcription et de mise en forme fut nécessaire, le livre a été publié sous son nom, juste reconnaissance du fait qu’il s’agissait bel et bien de son œuvre. Comme je l’ai indiqué dans une postface, c’est son témoignage qui m’a fait comprendre le processus de prises en charge successives, intéressées et parfois violentes qu’une certaine littérature dénonce comme la vente aux enchères de jeunes femmes dans le cadre d’une nébuleuse « traite des êtres humains ». Aujourd’hui encore je tiens cet ouvrage pour une contribution majeure à la compréhension non seulement des expériences vécues par tant des femmes « de l’Est » que la nécessité matérielle détermine à choisir la prostitution pour s’en sortir, elles-mêmes et bien souvent aussi leurs familles mais aussi des mécanismes en lesquels elles se trouvent entraînées. Ce livre issu de notre collaboration est sans doute celle de mes publications dont je m’enorgueillis le plus et, dix ans plus tard, nous avons toujours grand plaisir à nous retrouver. La relation utilitaire en laquelle chacun cherchait et trouvait son intérêt qui fut à l’origine de notre rencontre s’est transformée peu à peu en une véritable amitié. Sans vouloir en faire une règle absolue, je pense d’ailleurs qu’un bon indicateur rétrospectif de « l’éthicité » d’une recherche réside dans la qualité des liens qui subsistent après la recherche, et ceci vaut non seulement pour les liens avec les « sujets/objets » de la recherche 2 mais également pour les liens avec les autres personnes impliquées à un titre ou un autre dans le processus de recherche, en particulier les collègues jeunes et moins jeunes qui y ont collaboré. Bien sûr l’amitié n’est pas toujours au rendez-vous mais qu’au moins demeure l’estime réciproque me semble être un critère très sûr d’évaluation.

  • 3 Ce qui n’est apparemment pas toujours le cas puisque c’est « dans le meilleur des cas [que] la cont (...)

2Parfois il est vrai que la bonne entente et l’estime ne sont pas des gages suffisants d’une collaboration optimale : lors d’un séjour de recherche sur la lutte des ONG contre la traite des enfants au Bénin, nous eûmes recours, pour communiquer avec des enfants rapatriés du Nigéria, à un jeune adulte béninois nommé Olivier Kitty sans lequel nous n’aurions pu mener à bien ce pan de la recherche et avec lequel les relations furent excellentes du début à la fin. Même s’il nous donna de nombreux conseils, généralement directement suivis, sans doute aurions-nous pu le solliciter encore davantage à la fois sur la manière de procéder avec les enfants et sur l’interprétation de leurs propos. C’eût été une manière de rendre notre recherche plus collaborative dans le meilleur sens du terme. Nous l’avons nommé et remercié par la suite (Wibrin & Chaumont, 2010) 3 mais il est vrai que rétrospectivement nous pouvons nous demander pourquoi nous n’avons pas songé à l’associer davantage au travail d’analyse. Mais les choses sont nettement plus compliquées que ne le suggère une publication récente très bienvenue par ailleurs (Nyenyezi, 2020) : oui il y avait une évidence non interrogée quant aux rôles respectifs de chacun mais certainement pas une « omerta » commandant d’invisibiliser la collaboration d’un chercheur du Sud. C’est plutôt que ses cadres d’interprétation et les nôtres étaient incommensurables dans la mesure où Olivier était membre des Témoin de Jéhovah et empruntait à leur doctrine l’essentiel de ses principes interprétatifs des réalités mondaines. Cela avait l’avantage énorme de lui fournir une vision distancée des choses mais sa lecture providentialiste des événements était incompatible avec une approche sociologique pour laquelle, quelles que soient nos croyances personnelles, un « athéisme méthodologique » nous semble requis : nous postulons qu’il n’y a pas de déterminations supra-naturelles, que les situations et les conduites s’expliquent et se comprennent en restant dans l’immanence et je ne vois toujours pas comment nous aurions pu ouvrir notre cadre d’analyse à la possibilité d’influences divines à son sens omniprésentes. En tant qu’individu, je puis ouvrir cette porte, mais pas quand j’ai ma casquette de chercheur en sociologie… Bref, ceci pour dire que certaines interprétations en termes de domination systématique et constante du Sud par le Nord apparaissent un peu courtes.

3Dans le prolongement de cette même recherche de la généalogie des discours sur la traite des êtres humains menées principalement dans les archives de la Société des nations à Genève, j’ai voulu qu’une restitution puisse être faite des découvertes de la recherche aux publics concernés. Pour cela, avec l’aide indispensable de la metteuse en scène Adeline Rosenstein, une comédie a été créée à laquelle des personnes prostituées furent non seulement conviées à assister mais également invitées à participer. Pour limité que fut le bilan de l’expérience, il reste que là aussi de réelles collaborations virent le jour (Chaumont, 2011). Dans ce cas de figure, la recherche avait été menée solitairement et c’est dans sa phase finale qu’elle devint collaborative. À nouveau, ce n’est pas toujours possible ni souhaitable mais à mon sens la dimension éthique d’une recherche peut se manifester au moment de la restitution, précisément parce qu’elle peut devenir collaborative. La collaboration, qui n’exclut évidemment pas la confrontation, est alors en soi l’indicateur d’une certaine pertinence éthique.

  • 4 Ainsi par exemple dans une analyse de groupe consacrée au surendettement, fallait-il garantir qu’un (...)

4Plus directement encore, j’ai pratiqué et participé modestement à la théorisation d’une méthode d’analyse en groupe qui représente à mes yeux un véritable modèle de recherche collaborative (Van Campenhoudt et al., 2005). Elle implique en effet du début à la fin des représentants des acteurs concernés par la problématique et une très stricte égalité morale des participants est garantie par le dispositif. Je souligne cependant qu’à certains moments cruciaux du processus, les chercheurs se retrouvent entre eux pour analyser les propos échangés et identifier les points de désaccord entre les interprétations proposées par les uns et les autres. Ces points sont ensuite soumis à l’ensemble du groupe et interprétés collectivement. S’il y a donc bien co-construction d’un savoir, il demeure des séquences où les compétences spécifiques des chercheurs sont sollicitées et, dans leur fonction d’animateurs des tours de table, ils mènent le jeu de manière très ferme. Tant par ces moments d’analyse que dans leur rôle de garants de l’égalité (des temps de parole notamment), ils sont au gouvernail et c’est bien ce que les participants attendent d’eux : de fournir le cadre sécurisant dans lequel même les acteurs situés en bas des hiérarchies de crédibilité ont une place pleine et entière 4.

  • 5 Le souci d’apporter un bénéfice direct me semble associé à une conception récente de la recherche o (...)

5Je pourrais donner des exemples supplémentaires tirés d’autres recherches, y compris auprès de populations qui ne m’étaient pas a priori des plus sympathiques. Mais j’espère que ces quelques exemples suffiront à convaincre que je crois aux vertus et aux promesses des recherches collaboratives. D’un point de vue cognitif, je crois à la plus-value qu’elles peuvent apporter à notre intelligibilité des phénomènes étudiés. Elles contribuent directement, comme toute bonne recherche, à enrichir notre lecture des phénomènes étudiés et, ce faisant, contribuent à donner aux acteurs politiques ou autres une meilleure connaissance des leviers du changement social ; à ce titre, elles fournissent une contribution indirecte majeure d’un point de vue éthico-politique (sans cependant apporter une amélioration matérielle ou symbolique directe aux participants de la recherche ; nous n’avons ni compétences ni les moyens des travailleurs sociaux, voilà qui devrait leur être dit franchement d’entrée de jeu) 5.

Les contextes changeant des recherches collaboratives

6C’est vrai pour toute recherche mais ce l’est encore davantage dans le cas des recherches collaboratives, nous ne pouvons travailler sans un minimum de confiance de la part de nos interlocuteurs, qu’ils soient partenaires ou « sujets/objets » de nos recherches. Cette confiance se décline au moins à trois niveaux : nous avons besoin de leur confiance à titre personnel, de leur confiance dans notre discipline et, ajouterai-je au risque de paraître désuet, de leur confiance dans la science. Ces deux derniers niveaux nous indiquent combien nous sommes dépendants de conditions contextuelles globales sur lesquelles nous avons peu de prise. J’écris à dessein que nous en avons peu car il serait faux de soutenir que nous n’en avons pas : chaque fois que, identifiés comme sociologues, nous sommes en contact avec des tiers, nous sommes, que nous le voulions ou non, en représentation de la discipline et, au-delà, de la science. Il n’y a évidemment aucune honte attachée à cet état de fait, bien au contraire il fournit un cadre clair à nos interactions professionnelles avec des tiers. Pour que ce cadre reste clair et protecteur, c’est une responsabilité collective partagée entre nous tous que de ne pas nuire à, voire si possible d’améliorer, la réputation de la science en général et la crédibilité de la sociologie en particulier.

  • 6 Ce n’est pas l’objet de ce texte mais déplorons tout de même le rôle de nos trop nombreux collègues (...)
  • 7 Premier ministre français (2014-2016).

7Ceci dit, le degré de confiance dans la science et dans la sociologie a fortement chuté et il convient de l’acter pour comprendre quelques-unes des exigences nouvelles – et parfois excessives – qui nous sont adressées. Je n’avais pas l’âge d’y participer mais j’ai bien connu des sociologues – à commencer par mon directeur de thèse Michel Wieviorka – qui pratiquèrent intensivement « l’intervention sociologique » telle que développée par Alain Touraine. J’ai encore la mémoire fraiche de l’enthousiasme avec lequel ils me racontaient l’alliance qu’ils formaient avec des représentants des « nouveaux mouvements sociaux » dans l’espoir partagé d’accélérer leur émergence, de les consolider et d’œuvrer ainsi ensemble à l’avènement d’une société plus juste. Acteurs et sociologues se voyaient alors réciproquement comme des alliés indispensables dans la réalisation d’une tâche commune. La question de l’éthique de la recherche n’était pas à l’ordre du jour, non pas qu’elle fut absente mais les croyances partagées entre « acteurs » et « chercheurs » excluaient que l’on doive se soucier des éventuels traumatismes que les sociologues auraient pu causer à leurs partenaires. Cette alliance me semble s’être brisée auprès de trop nombreux acteurs. Les raisons de cette brisure nous échappent partiellement et il faudra sans doute attendre les historiens du xxième siècle pour que nos collègues à venir puissent poser un diagnostic d’ensemble 6. Incarnées caricaturalement dans la personne du président Donald Trump et quantité de ses épigones, les attaques contre la science et la sociologie – la fameuse « culture de l’excuse » de Manuel Valls 7 – relèvent surtout de dynamiques et d’évolutions largement externes à l’histoire de notre discipline. Mais je crois que des facteurs internes enracinés dans la durée entrent également en ligne de compte pour expliquer la méfiance avec laquelle un nombre croissant d’acteurs sociaux contemporains nous abordent. Je voudrais en pointer deux, le premier d’ordre éthico-politique et le second d’ordre épistémologique.

Les casseroles que nous trainons

8Puisque je reviendrai bientôt sur une expérience de recherche collaborative avec le mouvement ATD-Quart Monde, qu’il me soit permis d’illustrer d’abord mon propos en référence à des populations paupérisées et marginalisées, souvent criminalisées. Dès la fin du xixème siècle jusqu’à bien avant dans le xxème, la doctrine dite de « la défense sociale » fut en Belgique l’une des principales inspirations des politiques publiques à l’endroit – et à l’encontre surtout – des classes considérées comme dangereuses (Tulkens, 1988). L’un des premiers et principaux théoriciens de la défense sociale fut Adolphe Prins, présenté par Wikipedia comme un « pénaliste et sociologue belge », né en 1845 et décédé en 1919. Professeur, doyen et même un temps recteur de l’Université Libre de Bruxelles, il fut une personnalité académique éminente. Président de la Revue de Droit Pénal et de Criminologie, il occupa aussi de nombreuses fonctions à l’extérieur de l’université, notamment celle d’inspecteur général des prisons par laquelle il exerça une influence durable sur le système pénitentiaire belge. Tandis que sa main droite tenait le bâton, sa main gauche participait, à travers une commission nationale de bienfaisance, à la réforme de l’assistance publique. Il ne s’agit évidemment pas de faire un procès anachronique à l’œuvre écrite et pratique de ce membre de l’élite de l’époque. Mais je me souviens très bien encore du choc ressenti en lisant ce qu’il écrivait de la « dégénérescence » des classes les plus pauvres dès les premières pages de son livre de 1886 intitulé Criminalité et répression. Qu’on en juge :

« Les délinquants de profession appartiennent aux classes inférieures ; ils en ont les caractères, les instincts brutaux et violents, l’absence de sensibilité et, en général, les indices d’une nature inculte. Ils appartiennent aux classes déshéritées ; ils subissent toutes les conséquences de la misère : le rachitisme, l’alcoolisme, l’anémie physique et intellectuelle, le manque d’équilibre des facultés, les troubles cérébraux » (Prins, 1886, p. 29).

  • 8 Les voies et moyens de ces perfusions sont souvent compliquées et lentes. Ce ne sont évidemment pas (...)
  • 9 Ceci dit sans intégrer même le « déficit éthique structurel » des situations d’entretien et la « vi (...)

9De tels propos laissent des traces. Ils prennent du temps sans doute à perfuser dans le corps social mais ils ont fini par atteindre les oreilles des populations concernées et, sinon d’elles directement, du moins de ceux qui se sont institués leurs représentants légitimes 8. Alors oui, si Adolphe Prins était sociologue et que nous le sommes aussi, on peut comprendre que notre arrivée ne soit pas saluée par des débordements de joie par les personnes les plus paupérisées et que des inquiétudes puissent se manifester quant à la manière dont nous les objectiverons 9.

10C’est aussi la pénible expérience que font nos collègues anthropologues dans quantité de territoires anciennement colonisés par les puissances de la vieille Europe. Prenons cette fois l’exemple d’un militant irréprochable, défenseur sincère de la cause des esclaves, Victor Schoelcher. Ce n’est pas dénigrer son combat que de rappeler qu’on peut lire sous sa plume que « je le confesse, les Nègres, tels qu’ils sont aujourd’hui, dans l’esclavage, forment la classe la plus misérable, la plus abjecte, la plus immorale que l’on puisse imaginer » (Schoelcher, 2007 [1848], p. 36). Voilà à nouveau des mots blessants et on comprend qu’un Aimé Césaire se soit senti, un siècle plus tard, investi de la mission d’une réhabilitation morale des esclaves en mettant en exergue ce que Victor Schoelcher n’était pas en position de voir, à savoir les formes de résistance dissimulée aux yeux des maîtres – avec lesquels Victor Schoelcher visitait les plantations – par lesquelles les esclaves démentaient en acte son diagnostic sur leur abjection (Césaire, 2007 [1948], p. 18).

11On comprend également que, dans le prolongement de la posture d’Aimé Césaire, des collègues issus des populations concernées puissent contester radicalement la capacité des mâles blancs et leur science « eurocentrique » à jamais donner de ces populations une représentation juste. Ainsi Linda T. Smith, auteure de l’influent Decolonizing methodologies (1999). Évoquant les situations d’extrême pauvreté et de marginalité de nombreuses communautés Maaori, Linda T. Smith dénonce le fait que « pendant qu'ils vivent ainsi, ils sont constamment abreuvés de messages sur leur inutilité, leur paresse, leur dépendance, leur manque de qualités humaines d'ordre "supérieur" » et soutient que consentir à ces représentations dénigrantes signifie rien moins que « de nous perdre entièrement nous-mêmes et accepter implicitement tout ce qui a été dit sur nous » (Smith, 1999, p. 4). Par opposition, elle souhaite un regard qui fasse également apparaître ces communautés comme des « espaces de résistance et d’espoir » (Ibid.), soit le point de vue adopté par un « nombre croissant d’académiques et de chercheurs indigènes qui ont commencé à aborder les questions sociales dans le cadre plus large de l’autodétermination, de la décolonisation et de la justice sociale » (Ibid.).

  • 10 Notons que cet adjectif péjoratif et inutile n’enlève rien à la réelle avancée cognitive que représ (...)
  • 11 Voir ainsi Cendres d’immortalité de Catherine Weinberger-Thomas (1996) ou, pour un exemple issu d’u (...)

12Pour un dernier exemple, reportons-nous à l’un des fondateurs de notre discipline, Émile Durkheim, dans le second livre de son œuvre majeure (Durkheim, 1897). Il consacre un bref développement aux « suicides de femmes à la mort de leur mari » et écrit : « Cette pratique barbare est tellement invétérée dans les mœurs indoues qu’elle persiste malgré les efforts des Anglais. En 1817, 706 veuves se suicidèrent dans la seule province de Bengale et, en 1821, on en compta 2366 dans l’Inde entière 10 » (Durkheim, 1897, II, p. 76). On sait qu’inspirée par les mêmes penseurs (Jacques Derrida, Michel Foucault…) que Linda T.Smith, Gayatri Chakravorty Spivak a pris l’exemple précis de ces veuves indiennes pour conclure son célèbre (et, en ce qui me concerne, illisible je l’avoue) texte Can the Subaltern Speak ? (Spivak, 1988). Mais la disqualification de toute approche du phénomène par les sciences sociales « eurocentriques » que, me semble-t-il, les partisans des études postcoloniales ont cru pouvoir conclure du texte de Gayatri Chakravorty Spivak, ignore ou fait semblant d’ignorer que plus un sociologue ou un anthropologue dignes de ce nom ne se hasarderaient à parler comme Émile Durkheim de « pratiques barbares ». Au contraire, dans le prolongement d’ailleurs de l’effort de ce dernier lui-même, ils s’efforceraient de pénétrer la logique sous-jacente à ces suicides et de montrer le sens qui leur est attaché pour les populations concernées 11. Il n’empêche : que ce soit par mauvaise foi ou par ignorance, l’insinuation suspicieuse est désormais de mise et nous verrons tantôt comment elle s’est manifestée dans une recherche collaborative à laquelle je fus associé. Avant cela, pointons un autre motif, épistémologique cette fois, qui a miné notre crédibilité. Je l’appellerai « l’effet Becker ».

« L’effet Becker »

  • 12 Parfois ce sont les chercheuses elles-mêmes qui donnent la priorité à leur engagement militant, ave (...)

13Comme il arrive malheureusement trop souvent de certains textes influents, beaucoup ne retiennent que le titre, omettant d’en lire le contenu. Tel fut, me semble-t-il, le destin de la célèbre adresse présidentielle que Howard Becker prononça sous le titre de Whose Side Are We On? (Becker, 1967). De ce texte dont il a été démontré que l’argumentation ne soutient nullement la thèse (Liebling, 2001), de nombreux collègues et acteurs ont conclu que puisque le sociologue était toujours partisan, il importait, ne fut-ce que par honnêteté intellectuelle, de déclarer dans quel camp il se trouvait : avec ou contre nous ? Viser et prétendre à une certaine impartialité dans l’examen des positions en présence et dans le contrôle de ses propres sympathies est interprété alors comme une échappatoire suspecte pour éluder un positionnement inévitable : si la chercheuse ne veut pas prendre ouvertement position pour nous, c’est qu’elle est contre nous et il s’ensuit logiquement que toute collaboration avec elle doit être exclue. Comme Sybilla Mayer en a fait l’expérience aussi bien avec des collègues « engagés » qu’avec des acteurs associatifs, des déclarations d’allégeance sont requises et bien souvent le ou la chercheur·e, surtout s’ils sont novices, ne sont pas dans un rapport de force tel qu’il leur soit loisible de refuser (Mayer, 2011). Bien entendu, plus les « terrains » font l’objet de conflits, plus l’allégeance donnée à certains acteurs discrédite la chercheuse auprès de leurs adversaires 12. On doit se résigner à perdre l’accès à des points de vue concurrents qui auraient pu éclairer le phénomène d’une autre lumière et en enrichir l’analyse. On se résout ainsi par nécessité à en donner une représentation non seulement partielle mais conforme à ce que les acteurs estiment être leurs propres intérêts sous peine d’être accusé de trahison comme, sur le même terrain de la prostitution, c’est arrivé à Lilian Mathieu (Mathieu, 2009). Il est bien évident que nous sociologues n’échappons nullement au lot commun qui est d’avoir des sympathies et des valeurs mais – et nous sommes les seuls à le faire aussi méthodiquement dans une visée cognitive nous nous efforçons de faire en sorte qu’elles ne constituent pas des biais : c’est une ascèse à laquelle les non-scientifiques ne sont pas astreints et qui compte pour beaucoup dans la qualité de notre travail. Soutenir que cette ascèse est illusoire revient à nier purement et simplement la spécificité et la possibilité même d’une démarche scientifique en sciences humaines. Et si vraiment les analyses que nous effectuons ne sont jamais que l’expression – déguisée ou, au mieux, assumée  de nos parti-pris, comment justifier les financements que nous sollicitons pour les réaliser ?

Les conséquences de notre disqualification

  • 13 On voudrait ici pouvoir faire état d’humains ou d’un usage épicène mais historiquement ce serait er (...)
  • 14 Je cherche toujours un texte issu de ces épistémologies « alternatives » qui me démontre en acte le (...)

14Dans sa magistrale Histoire sociale de la vérité, Stephen Shapin avait montré que le crédit accordé progressivement à la science expérimentale s’était construit sur base de la confiance inspirée par les hommes – hobereaux anglais dans leur majorité en l’occurrence  adonnés à ces expériences (Shapin, 2014). Autrement dit, c’est la confiance faite aux hommes 13 qui avait généré la confiance faite à la science. Aujourd’hui, notamment en conséquence des deux facteurs examinés ci-dessus, c’est bien souvent la méfiance qui prévaut envers les hommes et les femmes qui s’adonnent à une discipline a priori jugée partisane et alors que la science elle-même apparaît comme une entreprise impérialiste coupable d’innombrables injustices épistémiques auxquelles seules de toujours programmatiques « épistémologies du sud » pourraient remédier 14. Ainsi que l’a bien mis en évidence Béatrice Eysermann (2010) il en résulte que, contrairement à ce qu’affirme dogmatiquement la plupart des codes d’éthique, lors de la négociation de sa place dans une recherche collaborative, le rapport de force est fréquemment en défaveur du chercheur. Que ce dernier doive adopter une posture humble n’est pas en soi pour me déplaire et, en raison notamment des casseroles mentionnées, je la trouve bien normale. En outre c’est probablement la posture heuristiquement la plus féconde : tant d’un point de vue éthique que cognitif, je l’approuve donc pleinement. Mais, car une restriction accompagne bien évidemment cette approbation, il y a une limite précise à ne pas franchir dont le principe est très clair – bien que beaucoup plus difficile à déterminer dans chaque concret. Cette limite m’est inspirée par des vers de Juvénal : « regarde comme une infamie effroyable de préférer ton existence à ton honneur, en perdant pour sauver ta vie ce qui est ta raison de vivre » (Juvénal, 1996, p. 131). Autrement dit, tout comme on ne peut pour survivre sacrifier ses raisons de vivre, on ne peut pour réaliser sa recherche à tout prix sacrifier ses raisons de faire de la recherche. Nous ne pouvons admettre, même au nom de l’éthique de la recherche, des conditions telles qu’elles nous mettraient dans l’impossibilité de faire suffisamment bien notre métier de chercheur. Les chercheurs doivent aussi se respecter et, à travers eux, l’effort collectif de leur discipline. Fort de cette conviction, examinons à présent un cas où, selon moi, des conditions de travail impropres, tant d’un point de vue éthique qu’épistémologique, furent imposées aux chercheurs dans une recherche collaborative.

Une recherche collaboration de « croisement des savoirs »

  • 15 Voir description du dispositif et chronologie : https://www.atd-quartmonde.fr/wp-content/uploads/20 (...)
  • 16 A la demande de Georges Liénard, directeur de la Fopes à l’époque, j’ai assisté à toutes les réunio (...)
  • 17 Souci qui ne nous est évidemment pas étranger, voir G. Thomas Couser (2004).

15Dans le courant de 1995, des responsables du mouvement ATD-Quart Monde sollicitèrent la direction de la Faculté ouverte de Politique économique et sociale (FOPES) de l’université de Louvain. Initiative unique en Belgique, cette dernière, fondée dans la mouvance de mai 1968 avec l’appui du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) afin, initialement, de former les cadres dudit mouvement, avait une longue expérience de la formation auprès de publics dont le destin social n’était pas d’étudier à l’université : ainsi il ne faut être titulaire d’aucun diplôme pour accéder à la formation, étalée sur trois années en horaires décalés et en petits groupes accompagnés par un conseiller pédagogique. La sollicitation était accompagnée d’un « projet de cahier des charges » de dix pages dont le maître-mot était la reconnaissance du savoir « des plus pauvres » et, à travers elle, celle « des plus pauvres » eux-mêmes : « La promotion individuelle et collective des plus pauvres passe par la reconnaissance de leur savoir, ce qui signifie d’intégrer dans une démarche de réciprocité le savoir d’expérience des personnes en situation de grande pauvreté dans le savoir universitaire » (ATD, 1995, p. 2). Sans entrer dans le détail du dispositif mis en place 15, disons que des groupes de travail regroupant des personnes en situation de grande pauvreté proches du mouvement ATD, des cadres du mouvement, des universitaires et des conseillers pédagogiques (en tout une quarantaine d’individus) furent organisés autour de cinq thématiques (histoire, famille, savoirs, travail et citoyenneté). Les séances communes étaient précédées, en ce qui concerne les plus pauvres, par des sessions préparatoires accompagnées par des cadres du mouvement et des conseillers pédagogiques. Par ailleurs un Conseil scientifique regroupant quelques personnalités académiques illustres, des cadres du mouvement et des universitaires avait pour fonction de valider toutes les étapes du projet 16. Quatre années plus tard, après un grand colloque organisé à la Sorbonne, les « mémoires » issus des groupes de travail furent publiés par les éditions du Mouvement ATD en un lourd volume de 525 pages (Groupe de recherche Quart Monde-Université, 1999). Le projet avait été financé par le Fonds social européen. Indice d’un manque de confiance patent, il a été demandé, sous prétexte de protéger la « fragilité » des vies 17, de détruire « toutes les données » en notre possession (Ibid., p. 19). Alors même que de façon récurrente l’insistance fut mise sur le processus en cours plutôt que sur ses résultats, les seules traces du processus sont donc la possession exclusive mouvement ATD… Je me maintiendrai par conséquent à un certain niveau de généralité sans étayer mes propos ni par des citations issues des procès-verbaux du Conseil scientifique, ni des groupes de travail, ni des correspondances nombreuses qui furent échangées entre les différents partenaires, toutes choses dont j’ai gardé de nombreux extraits dans les deux classeurs de notes personnelles dont je m’inspirerai sans toutefois les citer.

La culpabilisation des chercheurs

  • 18 Pour l’anecdote, Joseph Godeau, cadre de la FOPES issu du MOC que j’accompagnai lors des premiers c (...)

16D’emblée, avant même le début du programme, je fus frappé par la culpabilisation des universitaires opérée par les cadres du mouvement ATD 18. On en retrouve clairement la trace dans la présentation du « regard des scientifiques » lisible dès le premier mémoire dans des formulations qui ne laissent aucun doute sur leur origine (Ibid., pp. 59-63). Plusieurs points semblaient acquis et soustraits à toute discussion :

  • obéissant aux « présupposés, voire aux préjugés, qui les animent » (Ibid., p. 59) les scientifiques donnent une vision déterministe et réductrice des plus pauvres (qu’ils ne donnent pas des plus riches).

  • Utilisant presque exclusivement « le vocabulaire du malheur », les scientifiques donnent une vision négative des plus pauvres. Cette vision est doublement biaisée : « D’une part, elle passe souvent à côté du sens profond des conduites jugées comme négatives à partir des critères de la classe aisée. D’autre part, elle omet de décrire, à côté des souffrances et des lacunes, toute la dimension positive des pauvres. C’est sans doute l’originalité profonde du père Joseph Wresinki que d’avoir évité ces deux pièges » (Ibid., p. 60).

  • Les universitaires sont issus des classes aisées. Ils sont privés – et trop souvent sans s’en inquiéter – du regard « du dedans » (Ibid., p. 61).

  • Les universitaires écrivent pour les classes aisées : « Il n’est pas difficile de voir que les recherches sont presque toujours faites par des membres des classes aisées et à destination de celles-ci. […]. La recherche classique maintient ainsi les plus pauvres en état de dépendance envers les classes aisées quant à l’intelligence de leur destin » (Ibid.).

17On le voit, le « partenariat » s’est déroulé sur des bases empreintes de suspicion envers « les universitaires ». Face à ce quadruple reproche, que pouvaient-ils dire pour leur défense ? Les deux derniers reproches étaient clairement des arguments ad hominem et, comme tels, impossibles à contredire. Mais pour les deux premiers, une réponse bien argumentée eut été possible. Dix années plus tôt en effet nos collègues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron avaient consacré un long séminaire aux difficultés rencontrées par « les savants » pour décrire « le populaire » (Grignon & Passeron, 1985). Ils avaient bien pointé le danger d’une dérive misérabiliste inhérente à la perspective « légitimiste » consistant à décrire les « manques » de la culture populaire au regard des critères de la culture « dominante ». Ils avaient montré comment l’approche relativiste – transformant les « manques » en « différences » – tentait de corriger la première approche avec le risque de se fourvoyer à son tour dans une dérive populiste.

18La difficulté était réelle et non pas spécifique aux universitaires comme Annie Ernaux l’exprimait magnifiquement dans son roman La Place avec un regard « du dedans » :

« Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition (conscience que "ce n’est pas assez bien chez nous"), je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation. Impression, bien plutôt, de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction » (Ernaux, 1983, p. 49).

  • 19 Pour de plus amples développements sur ce point et une proposition pour résoudre la tension, je me (...)

19Dans son beau livre sur Le Monde privé des ouvriers (Schwartz, 1990), Olivier Schwartz avait également rencontré le risque du « paupérisme » et bien expliqué comment il s’en était prémuni. Mais ce genre de problématisation est resté inaudible tout au long du programme et, comme c’était dès lors tout à fait prévisible, la dérive populiste joua à plein : non seulement les valeurs et pratiques des plus pauvres méritaient un égal respect mais elles étaient souvent données pour supérieures aux autres car « on est pauvre par notre apparence, mais ce que l’on a, c’est que l’on est riche de l’intérieur. On a le cœur riche, plus riche que celui qui a tout » (Groupe de recherche Quart Monde-Université, 1999, p. 88 19).

20Une première conclusion qui peut être tirée de cette expérience en termes d’éthique de la recherche collaborative n’est guère originale : une estime réciproque des partenaires est requise. Selon les témoignages que j’ai pu recueillir, cette estime réciproque s’était bel et bien créée au sein des groupes de travail. Ce sont surtout ces gate-keepers que furent les cadres du mouvement ATD qui, sans évoluer d’un iota entre le début et la fin du programme, pratiquèrent la culpabilisation des universitaires. Ici il y a toutefois une relative nouveauté à épingler. Dans la plupart des contextes sociaux auxquels elles participent, les personnes issues du Quart Monde demeurent en position d’infériorité et subissent plus souvent qu’à leur tour des marques de mépris. Ce danger n’était pas à craindre de la part des universitaires volontaires pour ce projet qui, soulignons-le, n’était nullement gratifiant du point de vue leur carrière ou de leur reconnaissance par la plupart des instances académiques : ils s’y engageaient parce qu’ils étaient vraiment acquis aux objectifs de connaissance et de reconnaissance annoncés. Quoique disposant d’un statut beaucoup plus prestigieux, on n’aurait jamais vu chez eux (ce qui ne vaut évidemment pas pour les universitaires en général) la moindre marque de mépris envers les militants d’ATD, bien au contraire. Ainsi, par et pour la recherche, des bulles sont créées où les positions sociales habituelles sont artificiellement annulées, voire inversées et c’est en faisant semblant de l’ignorer que les cadres – eux-mêmes universitaires pour la majorité d’entre eux – purent faire comme si les positionnements habituels étaient de rigueur et exercer un chantage moral au nom des plus pauvres.

La reconnaissance : la plus-value éthique de la recherche collaborative ?

21Dans un texte consacré à l’éthique de la recherche collaborative, Jean-Marc Larouche écrit notamment que ce type de recherche « génère une plus-value éthique. Elle procède en effet d’un engagement à reconnaître les compétences réflexives (cognitives et morales) des praticiens (leurs savoirs d’expérience et, aussi, la reconnaissance de leur valeurs). En d’autres termes, que la recherche n’est pas qu’un espace de connaissance mais aussi un espace de reconnaissance » (Larouche, 2016, p. 11). Nous avons vu déjà qu’en effet la recherche proposée par ATD avait dès le début pour objectif premier la reconnaissance du savoir unique des plus pauvres et, à travers elle, leur propre reconnaissance personnelle en tant qu’individu et collective en tant que membres du « peuple du Quart Monde ».

22Depuis des décennies, la question de la reconnaissance est au cœur de mon travail sociologique (Chaumont, 1997) est c’est précisément la raison pour laquelle le directeur de la Faculté ouverte de politique économique et sociale (Fopes) m’invita à participer à ce programme. J’oserais soutenir que les enjeux de reconnaissance me semblent plus importants que les enjeux de connaissance car ces derniers peuvent généralement attendre d’être résolus sans causer grand dommage aux personnes et aux groupes concernés tandis que le contraire est vrai des premiers. Mais, contrairement à mon collègue et ami Jean-Marc Larouche, je pense qu’il est illusoire de vouloir poursuivre les uns par les autres : ni la connaissance ni la reconnaissance ne sortent gagnantes du mixage des deux enjeux. Ainsi ai-je interprété la longue polémique sur l’unicité de la Shoah comme un pseudo-débat scientifique recouvrant en fait de véritables enjeux sociaux de reconnaissance. Outre que les attentes de reconnaissance sont mieux entendues quand elles se manifestent comme telles, la façon détournée de les exprimer à travers la revendication de l’unicité de la Shoah mobilisa des années durant quantité d’universitaires, historiens pour la plupart mais aussi des sociologues, des philosophes et des théologiens, sans que cette mobilisation intense n’apporte la moindre avancée cognitive sur la compréhension des ressorts des crimes du régime nazi. Quant à l’enjeu de reconnaissance, ce fut pire encore : la revendication de l’unicité ne fit que provoquer des conflits durables qui, presque 30 ans plus tard, alimentent encore la concurrence des victimes (Chaumont, 2019b).

  • 20 Je me permettrai cependant de rappeler que la plus influente théorie de la justice de la seconde mo (...)

23Autant dire honnêtement – et mes premières notes déjà en témoignent – que j’étais sceptique par rapport à l’objectif affiché de promouvoir la reconnaissance des plus pauvres à travers ce programme de recherche. Mon scepticisme n’a pas été démenti par la suite pour la bonne et simple raison que, contrairement à l’objectif affiché par ses concepteurs, le « savoir » issu de leur programme n’a pas été validé en dehors du cercle de ceux qui avaient été formellement préposés pour, à savoir les membres du Conseil scientifique. Certes il y eut un grand événement en Sorbonne en guise de clôture du programme mais ni le livre, ni ses auteurs non académiques n’ont franchi les portes de l’université : le livre ne figurait même pas dans la liste des lectures recommandées par les auteurs universitaires dans le cadre de leurs cours sur les populations marginalisées… Il ne figure pas non plus dans les bibliographies des ouvrages ou des articles encyclopédiques sur la pauvreté que j’ai consultés (alors même que celui de Richard Hoggart sur La Culture du pauvre [1971] y figure immanquablement). Bien sûr une interprétation de cette absence peut faire valoir l’élitisme irréductible du monde universitaire 20 mais la lecture du livre invite à une interprétation plus simple : il n’est pas convaincant. Qu’on m’entende bien : comme mes voisins le savent bien, le manchot que je suis a une admiration éperdue pour les savoirs pratiques dont je suis totalement dépourvu et j’échangerais très volontiers un peu de bagage théorique contre un peu d’aptitude à réparer un robinet défaillant. De même, je reste convaincu qu’à partir des aperçus et des intuitions que donne une position sociale basse, des perspectives de recherches inédites peuvent s’ouvrir : un paria voit forcément de la société indienne des aspects invisibles aux brahmanes. Mais si le paria veut élaborer scientifiquement ses aperçus, il n’a d’autres choix que de s’approprier les outils de la discipline en laquelle il souhaite s’inscrire, quitte à la faire évoluer – et ainsi progresser –  par la suite (comme c’est le lot normal de toute discipline scientifique). À défaut de cette appropriation, comment pourrait-il utiliser à bon escient les outils théoriques et méthodologiques de cette discipline ? Entendons-nous bien : d’autres formes d’expression existent qui ne requièrent pas cet apprentissage – pour la maîtrise élémentaire duquel, rappelons-le, nos étudiants passent entre quatre et cinq ans de leur vie à l’université – et de nombreuses personnes en position de subalternité ont pu et su trouver les mots ou les images pour communiquer les affres et les espoirs de leur condition de façon plus touchante que les écrits revêches des sociologues. D’autres ont acquis les outils de la discipline et y ont brillamment contribué : qu’il suffise de penser au chef d’oeuvre de Richard Hoggart ou, dans un autre registre (car les subalternes ne sont pas condamnés à ne parler que d’eux-mêmes, forme insidieuse de mépris en laquelle ils sont fréquemment confinés), à Robert Merton, fils d’immigrés juifs fuyant la Russie tsariste au début du xxème siècle. De nos jours, ces « subalternes » ayant appris à parler – et de quelle maîtresse façon ! –  s’appellent plutôt Sanjay Subrahmanyam que Meyer Schkolnick (alias Robert Merton) mais leurs parcours passent par les épreuves similaires qui permettent la production de « connaissances certifiées ». Ces connaissances ne sont pas les uniques formes de connaissance – quantité de savoirs d’expérience nous sont des auxiliaires précieux au quotidien – mais elles seules sont issues de procédures exigeantes de vérification qui leur permettent de se voir légitimement accoler le label de « scientifiques ». J’ignore s’il y a une rupture épistémologique radicale entre l’artisan qui ouvre boutique au bout d’un long parcours d’apprentissage et le bricoleur amateur adepte du do it yourselve mais je sais que les gens de métier ne s’y trompent pas et savent faire la différence entre les productions de l’un et de l’autre. Ce n’est pas dénigrer l’amateur heureux que de le remarquer, plutôt reconnaitre que les longues années d’apprentissage de l’artisan n’étaient pas vaines.

24Si l’ouvrage n’a pas passé l’examen de la lecture de nos pairs qui ont charitablement choisi de le passer sous silence, le mouvement ATD lui-même le célèbre en revanche, comme un événement inaugural, moment fondateur d’une « méthodologie rigoureuse et expérimentée depuis des années » qui aurait « déclenché une sorte de "big-bang" puisqu’un nombre croissant d’initiatives, de recherches-actions et de publications sous des formes les plus diverses (livres, articles de revues et de journaux, thèses, etc.) développent cette méthode ou s’en inspirent » 21. Si big bang il y a eu, il est passé inaperçu auprès de ceux qui furent les partenaires du programme.

25Tout ce processus peut se résumer par une anecdote. Lors d’une journée en présence du Conseil scientifique, les mémoires furent présentés oralement par leurs auteurs. J’étais dans la salle, il faisait chaud, nous avions mangé et devant moi un membre illustre du Conseil scientifique s’était assoupi, ce qui à son âge était bien naturel. Il ne se réveilla qu’au moment de donner son avis sur les exposés qu’il était supposé avoir écouté. Sans broncher, il en vanta la qualité dans des termes dithyrambiques. Dans l’assistance, très pauvres et universitaires confondus, nous lancions des clins d’œil car, bien évidemment, personne n’était dupe. Nous assistions en direct à ce que Tzvetan Todorov avait appelé une « reconnaissance de substitution » et plus précisément de cette forme qui « consiste à entretenir l’illusion de la reconnaissance » (Todorov, 1995, p. 117). Il en avait également marqué la cruelle limite : « L’inconvénient de la reconnaissance illusoire réside, bien sûr, dans l’épreuve de réalité, toujours possible : le réveil risque d’être douloureux » (Ibid., p. 118).

26Une seconde conclusion se dégage ainsi du point de vue de l’éthique de la recherche collaborative : la reconnaissance peut parfois être une plus-value mais seulement au titre d’un bénéfice secondaire et non-intentionnel. Si et quand l’on s’engage dans un processus de recherche, la connaissance devrait rester l’objectif premier. Et la tâche de transformer des aperçus et des intuitions, pour indispensables et précieux qu’ils soient, en hypothèses ou en propositions scientifiques devrait rester confiée à ceux qui ont appris à le faire et dont c’est le métier. Si par contre des objectifs différents, de reconnaissance notamment, sont poursuivis à titre principal, d’autres que nous sont plus qualifiés pour les réaliser.

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Notes

1 Et si j’ai accepté cette demande dans le cadre d’une recherche qui était pourtant surtout basée sur des archives, c’est qu’après avoir étudié des années durant les discours et les parcours de ceux et celles qui s’occupaient de traite des femmes et de prostitution, j’avais jugé que la voix des prostituées étrangères était la grande absente des débats. Elles sont beaucoup parlées par d’autres mais quasiment jamais entendues –ou sollicitées- dans les arènes où les politiques sont décidées. En insistant seulement sur le fait que c’est au terme de la recherche que j’ai adopté ce parti-pris, je rejoins Eric Gagnon et Béatrice Eysermann (2012 : 6) quand ils écrivent que « dans l’esprit même de la science, sinon de la démocratie et de la justice, il peut s’agir de faire entendre un point de vue qui a peu ou pas l’occasion de s’exprimer ». Je profite de l’occasion pour remercier encore Marie-Laurence Flahaux, alors étudiante, préfacière du livre et également devenue une amie, pour l’aide précieuse apportée aux transcriptions et à la mise en forme du récit de vie.

2 L’objectivation sociologique suscite parfois des résistances bien compréhensibles : rares sont ceux qui apprécient le rappel de ce par où ils sont socialement conditionnés, la part d’eux-mêmes qui ne vient pas d’eux-mêmes. L’objectivation amène tout un chacun à se reconnaître comme l’héritier, voire le produit, d’une histoire plutôt que comme un self-made man (Chaumont, 1991), ce qui peut être une saine leçon d’humilité plutôt qu’une « violence » (Genard & Roca i Escoda, 2019), on y reviendra. Mais il est vrai que quand l’objectivation est mal menée, elle peut aboutir à une posture méprisante où le sociologue considère ses « sujets-objets » du haut de sa superbe : ainsi par exemple Edgar Morin vis-à-vis de la population féminine d’Orléans en 1969 (Morin, 1969). Il faut savoir pointer cette arrogance d’autant plus affligeante qu’elle s’ignore souvent comme telle (Chaumont, 2012).

3 Ce qui n’est apparemment pas toujours le cas puisque c’est « dans le meilleur des cas [que] la contribution de ces assistants est mentionnée dans une note de bas de page de nos articles et rapports » (Nyenyezi et al., 2020, p. 12).

4 Ainsi par exemple dans une analyse de groupe consacrée au surendettement, fallait-il garantir qu’un représentant des personnes surendettées se sente aussi légitime à prendre la parole aussi longtemps qu’un juge, ce qui en l’occurrence ne posa aucune difficulté. Occasion de rappeler que les hiérarchies de crédibilité ne sont pas les mêmes dans le dispositif d’un tribunal et dans le dispositif d’une analyse de groupe : au sein de cette dernière, le représentant des surendettés, peut-être parce qu’il savait cette fois jouir d’une impunité totale, dut plus souvent qu’à son tour être rappelé à l’ordre (des tours et des temps de parole) par l’animateur.

5 Le souci d’apporter un bénéfice direct me semble associé à une conception récente de la recherche où le sociologue se vit comme un prédateur de l’expérience de ses « sujets-objets » pour alimenter sa carrière. La « compensation » proposée aux participants à « sa » recherche lui permet alors de s’acquitter à bon compte de toute responsabilité envers eux (Chaumont, 2019).

6 Ce n’est pas l’objet de ce texte mais déplorons tout de même le rôle de nos trop nombreux collègues qui, sciant la branche sur laquelle ils sont assis, affirment l’indistinction entre le savoir sociologique et les savoirs « profanes » ou, pire encore, dénoncent le caractère inévitablement oppressant de la sociologie (tant qu’elle ne se sera pas radicalement guérie de son « eurocentrisme »). Dans un cas comme dans l’autre, on se demande bien pourquoi l’argent public devrait encore servir à former des sociologues à l’université (puisque cette formation ne fait aucune différence) et financer des sociologues pour faire de la recherche (facteur d’oppression et de reconduction de l’ordre dominant…).

7 Premier ministre français (2014-2016).

8 Les voies et moyens de ces perfusions sont souvent compliquées et lentes. Ce ne sont évidemment pas, sauf rarissimes exceptions, les personnes concernées qui lisent de tels écrits. Mais pensons par exemple à cet adepte de la défense sociale que fut Isidore Maus, le premier directeur en 1919 de l’Office belge de protection de l’enfance ; il était aussi directeur d’une école de travail social et, à ce titre, prodiguait des discours semblables à celui d’Adolphe Prins comme vérité sociologique auprès des futurs travailleurs sociaux.

9 Ceci dit sans intégrer même le « déficit éthique structurel » des situations d’entretien et la « violence » inhérente à l’objectivation sociologique (Genard & Roca i Escoda, 2019) ; déficit et violence dont la force paraît bien faible comparée à la violence des préjugés élitaires dont témoignent les propos cités d’Adolphe Prins.

10 Notons que cet adjectif péjoratif et inutile n’enlève rien à la réelle avancée cognitive que représenta le concept de « suicide altruiste obligatoire ». J’ai récemment proposé de l’utiliser et de l’approfondir dans Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes (Chaumont, 2017).

11 Voir ainsi Cendres d’immortalité de Catherine Weinberger-Thomas (1996) ou, pour un exemple issu d’un peuple « primitif », l’interprétation donnée par un anthropologue mâle européen, Pierre Clastres en l’occurrence, d’un autre rituel funéraire a priori choquant chez les indiens Guayaki (Clastres, 1972, p. 247). Et si Pierre Clastres utilise le mot « primitif », ce n’est certes plus dans le sens péjoratif que le xixème siècle donnait au terme : il s’agit d’un retournement du stigmate qui lui donne au contraire une signification positive.

12 Parfois ce sont les chercheuses elles-mêmes qui donnent la priorité à leur engagement militant, avec le même effet de se couper de certains intervenants décisifs comme c’est arrivé à Bénédicte Havard-Duclos (2007), militante-chercheuse dans une association pour le droit au logement.

13 On voudrait ici pouvoir faire état d’humains ou d’un usage épicène mais historiquement ce serait erroné : sauf rares exceptions, ce sont bel et bien des individus de sexe masculin qui furent les protagonistes de cette histoire.

14 Je cherche toujours un texte issu de ces épistémologies « alternatives » qui me démontre en acte les gains d’intelligibilité qu’elles produisent et que l’épistémologie « eurocentrique » serait incapable de réaliser. Un article comme celui de Athayde S., Silva-Lugo J., Schmink M., Kaiabi A. et Heckenberger M. (2017) ne me semble pas convaincant. Tout ce que je vois pour l’instant, c’est l’instrumentalisation politique croissante, contre laquelle certains intellectuels postcoloniaux eux-mêmes s’insurgent, que font des régimes autoritaires (la Chine par exemple) des critiques contre « l’eurocentrisme » des États de droit. Voir à ce sujet Brisson (2018).

15 Voir description du dispositif et chronologie : https://www.atd-quartmonde.fr/wp-content/uploads/2013/03/Chrono_historique_du_croisement_des_savoirs_aout2013.pdf

16 A la demande de Georges Liénard, directeur de la Fopes à l’époque, j’ai assisté à toutes les réunions du Conseil scientifique et à quelques réunions regroupant l’ensemble des participants au projet. Je n’apparais pas dans la liste parce qu’après la première séance du Conseil ma présence ne fut plus tolérée qu’à titre d’observateur muet…

17 Souci qui ne nous est évidemment pas étranger, voir G. Thomas Couser (2004).

18 Pour l’anecdote, Joseph Godeau, cadre de la FOPES issu du MOC que j’accompagnai lors des premiers contacts avec les cadres d’ATD, piqua une sainte colère suite à une insinuation culpabilisante de « Vous, les universitaires ».

19 Pour de plus amples développements sur ce point et une proposition pour résoudre la tension, je me permets de renvoyer à (Chaumont, 2001). Pourquoi cette problématisation est-elle restée inaudible ? Tout simplement parce qu’elle aurait abouti à une remise en cause de la légitimité des cadres du mouvement ATD face aux universitaires : il serait apparu très clairement qu’eux-mêmes versaient complètement dans le « populisme » et n’étaient donc nullement les détenteurs du savoir non biaisé sur les plus pauvres dont ils se revendiquaient.

20 Je me permettrai cependant de rappeler que la plus influente théorie de la justice de la seconde moitié du xxème siècle – la Théorie de la justice de John Ralws (1971) – défend l’idée qu’une inégalité n’est acceptable que si, sans elle, le sort des plus démunis en serait dégradé.

21 Cf. http://www.atd-quartmonde.org/nos-actions/penser-agir-ensemble/croisement-des-savoirs/ (consulté le 4/2/2019). D’autres programmes similaires ont été lancés par le mouvement ATD mais apparemment le vase clos demeure de mise. Voir https://www.cairn.info/revue-recherche-sociale-2014-1-page-36.htm ; https://www.cairn.info/revue-etudes-2017-4-page-4.htm ; https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-2007-3-page-9.htm

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Michel Chaumont, « Chacun à sa place ? L’éthique de la recherche collaborative en climat de méfiance »SociologieS [En ligne], La recherche en actes, mis en ligne le 13 octobre 2020, consulté le 08 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/15278 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.15278

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Auteur

Jean-Michel Chaumont

Chercheur qualifié du FNRS. Professeur à l’Uclouvain, Belgique - jean-michel.chaumont@uclouvain.be

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    Paru dans SociologieS, Dossiers
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