Introduction

2Ce faible engagement se rencontre également à l'école. Les souvenirs négatifs en éducation physique (EP) et le regard des autres pèsent sur les pratiques sportives scolaires (Fox & Edmunds, 2000 ; Kirk, 2006 ; Lefèvre et al., 2018). L'élève est en souffrance lorsqu'il doit produire une performance (comme courir le plus vite ou le plus longtemps), mais également lorsqu'il doit montrer son corps aux autres dans les vestiaires, à la piscine ou dans les productions artistiques. Pour Jennifer A. O’Dea l’absence d’intimité dans les vestiaires constitue un obstacle important (O’Dea, 2005). Kenneth R. Fox & Laurel Edmunds ont constaté que le cours d’EP est le lieu de comparaison sociale négative entre les jeunes (Fox & Edmunds, 2000), favorisée par des pratiques enseignantes (O’Brien et al., 2007). L’intolérance à l’effort est un autre frein à la pratique pour les adolescents (Mendelson et al., 2012). Le coût énergétique induit par l’activité physique est plus important pour ces élèves dont les fonctions ventilatoires, cardiovasculaires et métaboliques sont particulièrement impliquées.

3Les études portant sur des dispositifs spécifiques ou scolaires montrent que la situation de ces élèves est éprouvante, tant du point de vue physique que normatif. L'EP est une discipline où le corps est mis à l'épreuve de normes scolaires comme l'obéissance ou le silence, des normes sportives comme le dépassement de soi, mais aussi des normes sociales comme l’apparence d’un corps mince ou encore des normes de genre.

4Cette pénibilité de l'activité physique conduit à des stratégies d'évitement rendant peu efficace l'effet des différents dispositifs et pour la plupart de ces élèves conduit à la dispense en EPS (Jacolin-Naeckerts & Clément, 2008). Malgré les invitations à bouger et à prendre du plaisir dans le cadre obligatoire scolaire, ces élèves mettent à distance l’activité physique. Ce désinvestissement est perçu comme déviant des attentes scolaires et sportives de la discipline.

5Or ce constat sans appel s'appuie essentiellement sur des travaux qui mesurent l'engagement de ces élèves à partir d'un regard externe sur leur comportement, jugeant de l'écart entre ce qui est attendu et ce qui est réalisé. Les normes sont abordées comme des contraintes externes (dispositifs) ou internes (ressources) auxquelles l'individu doit faire face au risque de se désengager. Ce regard externe analyse les mécanismes d’adaptation de l’individu aux normes qui s’imposent à lui, rendant compte de son comportement. Le comportement de retrait de ces adolescents met alors en évidence certains de ces cadres qui font obstacle à la pratique. Ces élèves doivent y faire face pour tenir dans la situation.

Engagement, désengagement, dégagement

6Étudiant la déviance, Howard Becker emploie le concept d’engagement pour désigner la cohérence du comportement d’une personne ou d’un groupe en adéquation avec des règles sociales (Becker, 2006). Mais cette conformité aux attentes de la situation dépend aussi des paris adjacents. Ceux-ci se présentent comme des intérêts étrangers à la situation mis en jeu par le sujet. Les notions d’intensité d’engagement ou d’ajustement révèlent ainsi des adaptations nécessaires de la part de ces jeunes aux contraintes physiques, morales et normatives. L'introduction des paris adjacents permet d'expliquer, par-delà sa déviance apparente, la cohérence du comportement en tenant compte de sa construction personnelle de la situation.

7Notre étude modifie l'approche normative comme cadre de l'action. L'individu ne se situe pas face aux normes, mais prend appui sur certaines d'entre elles pour agir de manière conforme dans la situation. Les normes seront appréhendées comme des appuis parmi d'autres nécessaires pour permettre au sujet d'exister dans la situation. Si ces normes peuvent être déduites de l'analyse du comportement du sujet, elles ne sont pas au centre de l'analyse.

8L’anthropologie existentiale (Piette, 2013) permet de suivre au plus près l'individu à partir de sa singularité. Elle privilégie une description très fine du comportement, à l’échelle du détail. Elle documente, à partir des appuis, les façons « d’être et d’avoir » des expériences corporelles sans définir la situation a priori. Les appuis peuvent être des règles (de sécurité, d’apprentissage, des normes ou des valeurs comme respecter ses camarades) ou des repères (la partie du corps à mobiliser, son orientation, du matériel). La personne peut aussi prendre appui sur le maillage de la situation (configuration de normes différentes) ou son enchaînement (oscillation entre différentes normes). Par ces appuis, l'individu s'ancre dans la situation, il peut être reconnu comme engagé. En retour, par l'usage de ces appuis, il a le pouvoir de faire vivre les normes en jeu. Il régule son activité en fonction de ses valeurs et de ses expériences antérieures qui modifient sa perception de la situation. Il ne s’agit donc pas de mesurer l’intensité d’engagement, ni de comprendre comment l’individu traduit la présence de normes, mais d’observer la nature des appuis et d’en déduire des formes de dégagement pour mieux saisir sa façon de tenir. En effet, Albert Piette accorde une importance à la latéralité comportementale. Il reconnaît chez l’individu sa capacité à se poser ou à se reposer sur différents appuis pour lui permettre de se détacher ou d’amortir les enjeux des situations : c’est le dégagement.

9Quels sont les dégagements mis en œuvre par ces élèves aux caractéristiques singulières pour tenir face à ces situations intenables ? Quels sont les appuis utilisés par les adolescents obèses ? Comment les identifier ?

Méthodologie

11L’observation des élèves constitue le principal mode de recueil des données. Celles-ci ont été complétées par des entretiens semi-directifs de l’entourage des adolescents, enseignants, parents et infirmières scolaires. Ces entretiens tenus régulièrement au cours d’une année ont permis d’éclairer les expériences corporelles antérieures (y compris les plus intimes) qui impactent le rapport aux normes sportives, corporelles et scolaires de chaque cas. Ils ont corroboré les observations « en restituant l’histoire dont elle est le produit, le contexte qui la rend possible » (Passeron & Revel, 2005, p. 26). Les cas présentés sont choisis en fonction de la singularité de l'expérience vécue tout en étant révélateurs de contextes scolaires et pédagogiques, sociaux et familiaux et de genres différents.

12Dans un premier temps, nous présenterons les trois cas et leurs appuis privilégiés en insistant sur leurs expériences corporelles antérieures et leurs rapports aux normes sportives, scolaires et corporelles. Dans un deuxième temps, nous analyserons les dégagements adoptés par les adolescents permettant de comprendre la façon dont ils vivent les situations d'EP. Notre propos reviendra dans un dernier temps sur les concepts d'appuis et de dégagement. Pour ces élèves en surpoids, ces concepts expliquent le jeu permanent de visibilité et d’invisibilité de soi qu'opère sans cesse l'adolescent pour rester engagé.

Les élèves et leurs appuis privilégiés

13Chloé (16 ans) mesure 1m62 pour 130 kilos; elle est en classe de 3^ème. Sa scolarité est rythmée par les prises en charge médicales pour lutter contre le surpoids. Après une reprise de poids importante, l’adolescente a vécu des moments difficiles soutenue par une maman ayant les mêmes préoccupations. Les traces laissées par des scarifications sont cachées par ses tenues excentriques qui soulignent une poitrine mettant en valeur ses formes. Le regard posé sur elle par les autres provoque de la colère : « Quand ils me regardent, je soutiens le regard jusqu’à ce qu’ils lâchent. Ils voient bien que je suis grosse et alors bordel ? ». Chloé ne pratique pas d’activité physique et déteste l’EP. Pour elle, la pratique devrait être proposée dans l'entre soi : « entre grosses, au moins on est toutes pareilles et personne ne te regarde de travers ».

14Ce qui ressort des expériences de Chloé en EP, ce sont les appuis relationnels qui lui permettent d'exister. Ses camarades la rassurent et la protègent des regards. C'est le cas en acrosport. Lorsque l’enseignante demande à chaque trio de réaliser une traversée du gymnase en se déplaçant à l'unisson par un trajet direct, Chloé se déplace derrière ses camarades de façon à ce que l’enseignante ne puisse pas observer son comportement, mais constate sa participation. L’orientation de ses épaules, sa place dans le trio et le trajet choisi sont autant d’indices d'une attention continue de l’adolescente pour se situer dans l'espace loin des regards. A contrario, les tenues moulantes et provocantes (soutien-gorge rouge, haut transparent ou léopard) renvoient à un corps sexué dont elle valorise certaines parties. Ces provocations vestimentaires produisent un renvoi systématique de l’adolescente au vestiaire. Ce dernier, vide durant le cours, constitue souvent un lieu de repli pour disparaître. Chloé redouble d'ingéniosité pour s’échapper du cours, justifiant la nécessité d’aller aux toilettes. Lors d'une même situation, elle a emprunté quatre trajectoires différentes pour s'y rendre. Ce jeu de visibilité et d'invisibilité est particulièrement maîtrisé par Chloé qui exploite l'espace et les camarades de façon à rester le plus souvent sous les radars de l'enseignante. Celle-ci juge Chloé comme une élève rebelle et fainéante, image dont Chloé a conscience : « je fais ma feignasse » nous avoue-t-elle. Elle alterne ainsi provocation et fuite pour gérer le regard des autres et en particulier celui du professeur.

15Liam (17 ans) mesure 1m72 et pèse 124 kilos. Il se sait en mauvaise santé et est suivi par un Réseau Cardio prévention obésité. En classe de 3^ème, il apprécie peu l'EP comme l'école dans laquelle il ne se sent pas à sa place. La peur de la blessure, la sudation et les moqueries sont autant de raisons de ne pas pratiquer. Pourtant, l’adolescent sait qu’il devrait « pratiquer davantage et faire bouger ses muscles », car il est « en danger avec son poids ». La présence dans la classe d’une auxiliaire de vie scolaire (AVS) lui sert fréquemment d'appui pour se rassurer. N'ayant pas d'amis parmi ses camarades, cet élève passe beaucoup de temps à discuter avec elle. Il est qualifié de bavard par son enseignant qui ne l'écoute plus, le pressant à pratiquer plutôt qu'à discuter, reconnaissant que Liam « est plus anxieux que les autres. Il est toujours effrayé par le monde qui l'entoure ».

16C'est le cas en arts du cirque où Liam doit tenir en équilibre sur un monocycle. Liam procède tout au long des séances au contrôle des différents points de sécurité du monocycle : gonflement du pneu, voilure de la roue, hauteur et horizontalité de la selle. Il contrôle de façon obsessionnelle le monocycle sans jamais le lâcher. Son extrême prudence le conduit à devenir un technicien hors pair en matière de réglage. Puis, assis sur la selle, Liam cherche une position confortable et tire sans arrêt sur son tee-shirt plein de sueur, ce qui le déséquilibre. À chaque essai, l’adolescent cherche l'AVS du regard. Ses encouragements favorisent sa persévérance. Dès que l’AVS se déplace pour aider les élèves en situation de handicap dont elle a la charge, Liam agit en fonction de cet appui avec qui il partage, par la parole, son inquiétude permanente de se blesser. L’adolescent cherche auprès de cette jeune femme un regard bienveillant voire une amitié, nous confie-t-il. L'organisation de son espace de travail révèle une attention particulière à cette personne, appui essentiel pour ne pas seulement subir une situation où le risque de se blesser est important. Les emplacements qu'il occupe, en retrait dans des zones d’ombre comme les coins du gymnase, sont pertinents pour n'être vu que de l'AVS. Ils s'avèrent peu judicieux pour pratiquer en sécurité. Ses nombreuses chutes en monocycle à proximité des murs ou des bancs renforcent son opinion d'une pratique peu sécuritaire. Il se cognera la tête sur un banc. Ses différents appuis mêlent ainsi sociabilité et technicité, diminuant le temps d'une pratique jugée dangereuse. « Si tu te blesses, tu peux mourir. Si tu ne fais rien, tu ne prends pas de risque » conclue-t-il.

18Fille de professeur, Jessica maîtrise les codes scolaires. Elle prend appui sur les repères donnés par l'enseignante, ce qui lui confère le statut de bonne élève. Elle est souvent utilisée comme modèle pour les démonstrations, car elle répond aux attentes de l’enseignante reproduisant à la perfection les gestes corporels pour réaliser les tâches. Le professeur s’appuie sur une pédagogie explicite. En thèque rugby, lorsqu'il s’agit de courir après la passe pour monter la balle, elle commente le geste technique par des repères externes : pieds orientés et espacés, rotation des épaules, tenue du ballon, placement du regard. Toute seule au bord du terrain, l’adolescente répète le geste de la passe de façon décomposée, en insistant sur cette étape plutôt que sur la course. La maîtrise technique devient première au détriment de l’engagement énergétique. Bien qu'elle semble pleinement engagée dans la leçon, toute son attitude est en fait calibrée pour s'économiser physiquement : le choix de sa position sur le terrain, l'entraînement des gestes au ralenti ou sa posture souvent immobile lors des consignes par exemple. Elle utilise également les règles comme « s'hydrater » pour se reposer en positionnant sa bouteille d'eau avec intelligence. Jessica sait prendre appui sur des repères conformes à la culture enseignante. En articulant les repères spatiaux et corporels avec les règles scolaires, elle construit un maillage de la situation lui permettant de réaliser les tâches demandées tout en diminuant la charge énergétique. Jessica est plus en difficulté quand il s'agit de ressentir son corps. Lorsqu’on l’interroge sur ses sensations en gainage, elle rit, puis dit « euh, non, pas forcément » et défend que cela ne l’intéresse pas.

20Pour autant, l'usage privilégié d'objets (bouteille, monocycle) ou de repères temporels (commencer après les autres), spatiaux (le bord du terrain) et relationnels (les camarades, l'AVS) révèle de stratégies semblables : diminuer leur souffrance pour rendre acceptable la situation. Dans leurs formes et leurs usages, règles, repères et objets allègent leur engagement énergétique. Ils convoquent également une dimension sécuritaire autour de l'équilibre corporel (évitant chutes et blessures), mais aussi une dimension affective (ne pas se retrouver au centre des attentions).

Les formes de dégagements silencieux

21L’analyse des appuis privilégiés pour tenir dans ces situations difficiles révèle trois formes de dégagements : spatio-relationnel, du ressenti et temporel.

Se dégager de la puissance du regard de l'autre

22Les trois adolescents ont développé la capacité à repérer, dans l'espace de la pratique, la présence des autres. La position occupée, leur immobilité fréquente et un regard en balayage constant révèlent la nécessité omniprésente de se dégager de la pression du regard des autres. L'espace est investi dans ses rapports à autrui, visible à travers les trajets (relation distance/proximité aux personnes), l'orientation du corps (dos au mur) et le territoire investi (les côtés ou les coins).

23Chloé est souvent hors champ de la caméra (comme de la leçon) dans les situations de présentation de soi comme en acrosport. Ses déplacements ne sont pas réalisés au hasard. Ils révèlent une maîtrise de la dimension spatio-relationnelle de la situation pour éviter les regards, en particulier sur ses fesses qu'elle cache avec un large tee-shirt. De son côté, les déplacements de Liam révèlent une recherche permanente de la bonne place. « J’étais toujours en train de regarder autour de moi, s’ils me regardaient pas, je regardais. Oui, j’étais un peu parano. En fait, j’avais tendance à rester en retrait parce que je savais que je n’avais pas ma place, je ne voulais pas l’avoir cette place ». Son placement dans les coins du gymnase produit une assurance affective. Jessica est également en mesure d’identifier les espaces les plus économiques, justifiant son positionnement par l’entraide. Dans une situation de jeu en thèque rugby, elle choisira intentionnellement la base défensive. Le choix judicieux de sa position dans le jeu lui permet de se reposer sur ses camarades pour éviter trop de déplacements rapides. Jessica aide aussi ses camarades. En se plaçant à côté de Lou, élève qui présente des troubles du spectre autistique, elle la guide dans ses déplacements et explicite les consignes de l’enseignant.

24Les repères spatiaux comme les hauteurs, les trajets, les directions ou la distance intersubjective montrent que le positionnement des élèves dans l'espace pédagogique est important pour amortir la pression du regard des autres. Privilégiant les côtés, ces élèves se placent systématiquement sans aucun camarade dans leur dos pour contrôler ce qui se passe. Leur déplacement révèle également une attention continue aux autres, comme éléments de contraintes (regard de l'enseignant ou des élèves) ou comme appuis (regard de l’AVS, partenaires). Ainsi, l'espace est interprété par les interactions qu'ils nouent avec les autres (relation d'autorité, de séduction ou d'aide).

Se dégager d’un ressenti insupportable

25Les orientations de l’EP en France se tournent aujourd'hui vers le plaisir de pratiquer et le ressenti corporel. La programmation du yoga ou des pratiques d'entretien de soi au baccalauréat en 2019 en témoigne. Or, ces adolescents éprouvent surtout des ressentis désagréables, associés à des souffrances à la fois physiques et corporelles : douleurs, oppression respiratoire, tiraillements, écrasements, brûlures. C'est principalement le cas dans les situations où les ressources énergétiques sont sollicitées. Pour ces adolescents, l’identification et la mise en mots de leurs sensations sont problématiques (Sudre et al., 2013).

26Lorsqu’on l’interroge sur ses sensations corporelles, Chloé semble incapable de répondre. Lors d'un exercice de gainage en appui sur les coudes, les jambes tendues, sa première réponse est de constater que ses jambes sont trop courtes, puis que le sol est dur. Elle nous confie : « le prof nous dit que le ventre doit être dur, mais moi mon corps, il n’a pas l’habitude du dur. C’est un peu étrange, en fait, je n’arrive pas ». Ses repères corporels internes semblent peu sollicités et guère conscients. Fuyant une situation la mettant mal à l'aise, elle évitera les questions sur son ressenti. De son côté, Liam nous avoue que « l'hormone du plaisir n'est pas pour lui ». Il n'a jamais pris plaisir en EP, en particulier à cause de la transpiration. Son attention est surtout focalisée sur les objets à manipuler. Comme ses camarades, Jessica déteste courir et a horreur de se sentir en sueur. Son engagement privilégie les aspects techniques et tactiques du jeu. Une EP qui privilégie les ressources cognitives plutôt qu'énergétiques lui convient. Sa stratégie est certes induite par les actions de l’enseignante, mais l’élève priorise les repères corporels externes, malgré une invitation à ressentir les gestes.

27Accéder à l'intimité corporelle est toujours difficile, en particulier à l'adolescence. La chaleur, la sudation ou les difficultés à respirer semblent leurs principaux repères corporels. Les autres repères comme les tensions musculaires ou les alignements segmentaires sont peu abordés dans les entretiens. La faiblesse des repères internes mobilisés semble poser des difficultés pour contrôler leur motricité, en particulier lorsque le corps prend de la vitesse.

Le dégagement temporel

28L’observation des comportements met enfin à jour les manières singulières de gérer le temps pour se dégager des impositions normatives, surtout énergétiques.

29Chloé maîtrise le déroulé des situations, ainsi en acrosport. Elle redresse la tête doucement, ralentit ses gestes et enfonce ses mains dans les poches. Elle soutient le regard de l’enseignant et s’assure d’être vue. Au signal, ses partenaires s’engagent dans la traversée du praticable. Chloé attend une fraction de seconde pour démarrer et se glisse derrière leurs propositions. Puis, l’enseignante détourne son regard pour s’occuper des autres élèves. Chloé s’arrête avant la fin. Elle calque son temps d'activité sur celui du professeur en retardant, en modifiant celui-ci dès qu'elle en a la possibilité. Liam joue aussi avec le temps de différentes façons. Il arrive parmi les premiers dans le gymnase, s’assure que l’enseignant le repère et disparaît dans les toilettes ou dans le local de rangement. Ses déplacements s'accompagnent d’immobilités entre cinq à dix secondes durant lesquels il scrute l'espace. La mobilisation de son corps conduit également à une temporalité singulière, l’obligeant à ralentir son geste pour en garder le contrôle. C'est aussi le cas de Jessica qui découpe chaque gestuel pour mieux en contrôler l’exécution. Pour ces élèves, la fluidité gestuelle est un appui essentiel pour se tenir dans des situations où les accélérations, les déséquilibres sont plus difficiles à maîtriser.

30L’observation des transitions entre les situations (du vestiaire à l’accueil ou de la première consigne à l’entrée de la tâche) est ainsi révélatrice. Le jeu consiste à se montrer ou disparaître, ralentir ou s'arrêter dans des moments significatifs pour l’enseignant. En jouant sur le temps, ces élèves gardent un certain contrôle du temps institué, en particulier du rythme qui s'impose à eux.

31Ces formes de dégagement montrent que l'élève tente de contrôler, par la maîtrise de son placement dans l'espace, le regard des autres, par le timing de sa participation, sa dépense énergétique et enfin par la fluidité de sa mobilité, son équilibre corporel. Ces stratégies de dégagement montrent combien ces élèves ont intégré que la performance physique et la dépense énergétique restent des préoccupations centrales des enseignants. Certains comme Chloé sont persuadés que les enseignants participent à les discriminer : « elle est pénible cette prof, elle fait de la discrimination envers les gens obèses ! ». Jamie Lee Peterson, Rebecca M. Puhl et Joerg Luedicke l’ont démontré, l’enseignant d’EP peut avoir des attentes moins élevées et des attitudes négatives envers ces élèves (Peterson, Puhl & Luedicke, 2012). Toutefois, ces élèves s’investissent dans d'autres aspects de la discipline comme la sociabilité à travers les rôles sociaux.

L’art du dégagement – prendre appui pour agir

32Si l’on se limite à mesurer l’écart entre les attentes du professeur et ce que fait l’élève, ces adolescents obèses montrent effectivement un faible engagement moteur en EP. Les stratégies d'évitement ou de contournement déjà repérées dans les études précédentes (Jacolin-Naeckerts & Clément, 2008) sont observables à travers ces formes de dégagement.

33Nos résultats dépassent toutefois ce constat. Ils documentent des expériences différentes qui dépassent le(s) rôle(s) que ces élèves endossent volontairement ou non : rebelle et fainéante, bavard et poltron ou sage et intello. Ces élèves adoptent des formes silencieuses de dégagement qui ne viennent pas perturber le déroulement de la situation. Ce qui rend leur observation souvent difficile. En faisant vivre autrement les normes qui semblent s'imposer à eux, ces dégagements révèlent la singularité des adolescents et la richesse de leur expérience. Ces élèves développent d'autres compétences sociales, techniques, technologiques et surtout relationnelles.

34Mais plus encore, pour rétablir un équilibre acceptable entre agir et subir, par les oscillations entre présence et absence, par des usages différents des appuis, ces élèves n’entretiennent pas un rapport passif à la situation. En usant du matériel comme des règles différemment des autres élèves, ils rusent pour respecter les attendus. Ils usent du matériel comme des règles en rusant par un usage différent, mais respectueux. Ils savent en permanence se situer, quand et où se placer en fonction des enjeux qu'ils repèrent (sécuritaires, hygiéniques, éducatifs, mais aussi sociaux). Les trois élèves trouvent des opportunités pour redéfinir une temporalité des situations qui les préserve. Grâce à des appuis sécuritaires qu'ils trouvent souvent eux-mêmes, ils acceptent de se mettre en danger. Enfin, le jeu de distance/proximité, des orientations ou des trajets révèle un pouvoir créatif de l’individu. Pour amortir des situations contraignantes d'un point de vue énergétique et social, ces adolescents manipulent les codes scolaires, corporels et relationnels. Ils montrent leurs façons personnelles d’être présents. Ils prennent appui sur certaines règles ou certains repères pour être engagés dans la situation, puis s'en défont au profit d'autres pour rendre la situation tenable en fonction de leurs ressources. En mixant différents appuis et en modifiant leur usage, ils restent engagés sans pour autant l'être à 100 % tout le temps. Ainsi, ils ne font pas que subir la situation, ils participent à la définir de façon acceptable. Ces adolescents apprennent à redéfinir les limites acceptables des normes qui s'imposent à eux.

Conclusion

35Les politiques publiques en matière d'obésité imposent une normalisation des comportements par différents dispositifs visant surtout un activisme pour maigrir. De nombreux travaux ont déjà montré l'inefficacité de cette approche en pointant les difficultés à rester engagé de façon pérenne. Ces formes d'activisme enferment l'individu dans des situations de souffrance (affective, fonctionnelle et physique) et produisent un comportement cohérent de retrait. Pour obtenir un engagement de ces personnes, un renversement du regard s'impose.

36D'abord, qu'ils aient une visée sanitaire ou éducative, les dispositifs sont pensés de façon collective et accordent peu d’attention à la singularité de l’individu. Lorraine Cale et Jo Harris (2013) prétendaient déjà que le rôle de l’enseignant d’EP dans la question de l’obésité était de reconnaître la singularité de chaque élève (Cale & Harris, 2013). Christelle Marsault insistait dans son analyse du dispositif Sport sur ordonnance sur le « dilemme d’une éducation sanitaire entre des normes corporelles collectives et l’indépendance de l’individu » (Marsault, 2015). Derrière les normes véhiculées par les dispositifs scolaires ou éducatifs se dresse la question des enjeux perçus et reconstruits par l’individu. Notre étude montre qu'au-delà des différences d'usages, les appuis matériels et relationnels sont nécessaires pour maintenir l'engagement de ces élèves. Ils révèlent des enjeux essentiels de préservation de soi, visibles dans les formes de dégagement que ces élèves opèrent lorsque la situation devient insoutenable. Celle-ci n’est tenable qu’à condition d’avoir créé un cadre sécuritaire, ouvert à la possibilité de construire ses propres appuis.

37Ensuite, la définition de l'engagement doit être reconsidérée en dehors d'une progression allant de l'engagement conforme aux attentes jusqu’au désengagement déviant. Le concept du dégagement permet d'introduire une dimension active et plus seulement subie dans la normalisation de son comportement. Le dégagement se présente comme la capacité d’un individu à agir dans une situation donnée, en produisant une manière singulière de mettre en forme, par un usage personnel, des règles et des repères reconnus par tous. Ces usages singuliers d’appuis, qui peuvent être conventionnels (Dodier, 1993) ou non, reconnaissent à l'individu le pouvoir d’agir et de ne plus seulement subir la situation. Contrairement à Nicolas Dodier qui attribue une dimension asymétrique et passive de certains repères, notre contribution en réhabilite la dimension active par la singularité de ses usages. Il en est de même des règles et des normes en jeu. Les paris adjacents d’Howard Becker pointaient l'existence d'intérêts divergents de la situation introduits par l'individu. Notre travail montre que l'usage, la mixité et l'oscillation des appuis permettent à l'individu de répondre à différentes normes (scolaire, corporelle ou genrée). Celles-ci définissent a posteriori la situation telle qu’elle est vécue. Elles ne correspondent pas aux seules attentes normatives prévues par le dispositif.

38Enfin pour Albert Piette, ces appuis existent sous forme de personnes, de règles ou d’objets. Notre étude introduit d’autres dimensions : spatiales, corporelles et temporelles. Elle enrichit une sociologie des supports à l'action (Martuccelli, 2010). Elle aborde cependant peu les appuis corporels relevant du ressenti perceptif. Des travaux scientifiques (Tibère et al., 2007) et les adolescents n’hésitent pourtant pas à souligner le caractère problématique du ressenti corporel. Une éducation au ressenti perceptif par une éducation posturale ne pourrait-elle pas également constituer un chemin positif vers l’entretien de soi ? Un entretien de soi qui se conjuguerait avec la préservation de soi.