• 1 Dans « Human nature and Conduct », John Dewey analyse les institutions comme des habitudes collecti (...)
• 2 Il soutient ailleurs qu’il faut interpréter le « cycle économique-industriel comme une continuation (...)

3Jean-François Côté souligne à juste titre que pour George Herbert Mead, le monde social n’est pas composé seulement d’individus en interaction, mais aussi d’institutions irréductibles à des interactions parce qu’elles s’inscrivent dans des cohérences institutionnelles dont l’analyse doit se situer sur le plan macrosocial. George Herbert Mead conçoit les institutions comme des « formes organisées de l’activité sociale » (Mead, 2006, p. 313). Il les analyse tout à la fois comme des habitudes, ou des « réponses » à l’action d’autrui « qui font partie de notre nature » (Ibid., p. 310) – tout comme John Dewey 1 – et comme des types d’« autrui généralisé » (Ibid. ; Côté, 2016, p. 59). Tout cela pourrait donner à penser que les institutions n’ont pas d’autre réalité que celle des interactions qu’elles organisent, mais chaque institution s’inscrit également dans un système d’institutions. George Herbert Mead est tellement loin de rejeter les explications fonctionnalistes qu’il souligne « l’interdépendance » des institutions et affirme que « l’individu vivant en société vit dans un certain organisme qui réagit lui-même comme un tout » (Ibid., p. 313). Il indique à titre d’illustration que cette interdépendance « est nettement mise en lumière par l’interprétation économique de l’histoire » qui souligne à juste titre que l’ « organisation économique prise dans sa totalité […] comprend toutes les autres formes de la vie du groupe » (Ibid., pp. 313-314). John Dewey souligne lui aussi la nécessité de prendre au sérieux les cohérences institutionnelles en donnant semble-t-il une plus grande importance encore aux institutions économiques. C’est le cas dans le « Syllabus: Social Institutions and Morals » (Dewey, 1988b) ou encore dans les Lectures in China où on lit qu’« il est futile d’essayer de comprendre les problèmes politiques et les problèmes culturels et intellectuels sans d’abord explorer l’infrastructure économique sur laquelle les autres institutions sociales reposent » (Dewey, 1973, p. 101) 2. Cet ensemble de thèmes s’écarte de nouveau de ce qu’on entend le plus souvent par pragmatisme en sociologie mais le contraste est plus net encore avec les orientations naturalistes et processualistes des théories sociales de John Dewey et George Herbert Mead sur lesquelles Jean-François Côté fait moins porter l’accent.

• 3 Une thèse dont on trouve des échos dans la philosophie contemporaine de la biologie évolutionniste (...)

4John Dewey et George Herbert Mead défendent un naturalisme non-réductionniste inspiré de Charles Darwin, fondé sur le postulat de « la continuité des activités et des formes inférieures (moins complexes) et supérieures (plus complexes) » (Dewey, 1967, p. 81), affirmant l’irréductibilité des propriétés émergentes (Mead, 1938, pp. 640-643 ; 2012, pp. 125-134). De même que John Dewey récuse la thèse suivant laquelle « le social et le naturel sont des conceptions opposées » et qu’il souligne la nécessité « de trouver une clé permettant de déchiffrer la marque de la nature dans le social » (Dewey, 2008c, p. 44), de même, George Herbert Mead refuse d’interpréter ce qui distingue les sociétés humaines des sociétés non-humaines comme des ruptures et il consacre une bonne part de la quatrième partie de Mind, Self and Society à reconstruire les transformations qui conduisent des sociétés animales les moins évoluées, les sociétés d’insectes, aux sociétés humaines. Il affirme même que « le comportement de tous les vivants présente un aspect foncièrement social » ou encore, que « tous les organismes vivants se développent dans un horizon social, dans un complexe d’interactions et d’interrelations dont dépend la continuité de leur existence » (Mead, 2006, p. 284) 3. Ultérieurement, dans les Carus Lectures, sa discussion des implications de la relativité le conduira même à parler d’un caractère social, au sens de la « capacité à être plusieurs choses à la fois » (Mead, 2012, p. 136), des phénomènes physiques. On retrouve une forme comparable d’extension maximale de la socialité dans l’affirmation deweyenne suivant laquelle « l’action conjointe », ou « le comportement en association [...] est une loi universelle », déjà à l’œuvre entre les molécules par exemple (Dewey, 2010, p. 247). Les sociologies pragmatistes n’ont généralement retenu ni ce naturalisme ni les définitions extensives du social qui l’accompagnent chez George Herbert Mead et qui semblent difficilement conciliables avec la terminologie sociologique. D’où une explication possible du fait que la quatrième partie de Mind, Self and Society n’ait pas connu de véritable réception sociologique. Elle n’en est pas pour autant dénuée d’intérêt.

• 4 Dans son « Manifeste pour une sociologie relationnelle », Mustafa Emirbayer (1997) défend en fait a (...)

5Une autre orientation frappante de sa théorie meadienne de la société tient à sa dimension fondamentalement processuelle. Tout comme John Dewey (2008c), George Herbert Mead souligne que les sociétés humaines relèvent d’un type de réalité plus relationnel que tout autre type de réalité. Mais leur sociologie ne doit donc pas être considérée tant comme une sociologie relationnelle (Emirbayer, 1997) que comme une sociologie processuelle (Abbott, 2016 ; Renault, 2016). En effet, le monde social doit selon eux être analysé comme un monde de relations actives (des interactions ou transactions) et en devenir, ou comme un ensemble de processus 4. Sous ce rapport, l’École de Chicago est authentiquement pragmatiste. En effet, elle a souligné que les interactions sociales sont des « interactions complexes et évolutives » (Strauss, 1992, pp. 58-68) et elle a proposé d’analyser les phénomènes sociaux en termes « séquentiels » (par l’intermédiaire de concepts comme « carrières » ou « trajectoires ») plutôt qu’en termes de causalité instantanée de variables indépendantes (Becker, 1985, pp. 45-48). L’une des caractéristiques des sociologies processuelles, soulignée récemment par Andrew Abbott (2020), tient au fait qu’alors que les sociologies relationnelles peuvent conduire, comme chez Pierre Bourdieu, à concevoir le monde social comme un espace, les sociologies processuelles soulignent sa dimension fondamentalement temporelle. Or, l’une des spécificités de la théorie meadienne est bien d’analyser les sociétés humaines comme des processus historiques où le présent n’est pas dissociable d’un passé et d’un avenir (Côté, 2018, pp. 74-75). Penser ces sociétés dans leur processualité historique c’est, pour John Dewey et George Herbert Mead, concevoir les sociétés contemporaines comme des sociétés « in the making », pouvant être rendues meilleures. Il en résulte que l’enjeu n’est pas seulement de produire une connaissance scientifique des phénomènes sociaux, mais aussi d’élaborer des moyens intellectuels permettant de participer aussi efficacement que possible à l’orientation des transformations sociales vers le progrès. Une autre spécificité de la façon dont John Dewey et George Herbert Mead abordent la temporalité des phénomènes sociaux tient à leur prise en compte conjointe des échelles micro, méso et macrosociale de l’analyse de dynamiques historiques de moyenne et longue durée. Dans Human Nature and Conduct, le changement social est analysé en référence au conflit opposant les « impulsions » des individus et la rigidité des institutions qui ne permettent pas leur expression (Dewey, 2008a, pp. 88-92). Progrès signifie alors remplacement des habitudes collectives rigides et oppressives par des habitudes flexibles et intelligentes. On retrouve un thème analogue dans Mind, Self and Society lorsque George Herbert Mead écrit qu’« il n’y a aucune raison nécessaire qui rende ces institutions oppressives plutôt que flexibles, progressistes et stimulantes pour l’individualité » (Mead, 2006, p. 311). Les évolutions historiques sont également analysées à l’échelle des conflits entre groupes sociaux. Ces deniers sont chez George Herbert Mead et John Dewey l’un des principaux lieux où se joue le progrès social. On trouve dans la section de Mind, Self and Society intitulée « Conflit et intégration », tout comme chez John Dewey, la thèse suivant laquelle « les conflits sociaux entre les membres d’une communauté humaine […] nécessitent, pour qu’on les élimine, la reconstruction ou la modification consciente ou intelligente de cette société » (Mead, 2006, p. 347). Chez John Dewey, les conflits sociaux sont présentés comme l’un des facteurs structurants de la vie sociale et la fonction de sa philosophie sociale est pensée comme celle d’une prise de parti pour l’option porteuse du progrès (Renault, 2017b). Les évolutions historiques de moyenne durée, impulsées par la transformation des habitudes et les conflits sociaux s’inscrivent également dans des dynamiques historiques de plus longue durée, comme celles qui définissent l’époque moderne. Celle-ci est caractérisée par des progrès scientifiques et techniques dont l’importance est soulignée par George Herbert Mead également (Joas, 2007, pp. 183-197) et non pas seulement par John Dewey (Steiner, 2019, pp. 231-314), ainsi que par l’émergence et l’institutionnalisation des revendications démocratiques. Analyser le monde social in the making, c’est aussi chez George Herbert Mead décrire les « obstacles » et les « promesses » du « développement d’une société idéale », c’est-à-dire authentiquement démocratique (Mead, 2006, pp. 356-364). De même, chez John Dewey, les sociétés modernes sont interprétées comme porteuses d’une contradiction entre le moderne qui préfigure les progrès futurs, authentiquement démocratiques et la permanence d’un passé non moderne qui entrave ces progrès (Dewey, 2012). Sans doute cette combinaison des échelles d’analyses micro, méso et macro, tout autant que cette prise en compte conjointe de différents types de temporalités, peut-elle être considérée comme l’une des caractéristiques spécifiques des approches processuelles en sociologie. Analyser des processus sociaux dans leur processualité spécifique, sans les réduire à une série d’effets d’entités non processuelles ou de relations constantes, signifie en effet analyser l’action conjointe d’une diversité de facteurs (identifiable aux échelles micro, méso et macro), ainsi que l’action non instantanée, et de durée variable, de différents événements (Abbott, 2016, 2020). Si les sociologies pragmatistes ont généralement adopté une perspective processualiste en termes d’interaction, de carrière ou de trajectoire, force est de constater qu’elles n’ont pas si souvent cherché à imbriquer les échelles d’analyse et à articuler les temporalités.