« Les putains, ça m’prenait comm’ la grippe »
Léo Ferré, Quartier latin (1967)
- 1 Je tiens à remercier Philippe Corcuff, Milena Jakšić et Marlène Jouan pour leurs commentaires criti (...)
- 2 Le terme est inventé, avec ce sens, par Nicolas Restif de la Bretonne dans son ouvrage éponyme de 1 (...)
1Cet article 1, dont le titre s’inspire de celui d’un recueil de chansons de Léo Ferré (1980), revient sur les conditions de production comme de réception d’une étude de la prostitution menée sur une trentaine d’années. « Pornographe » doit s’entendre ici au sens étymologique, et originel 2, d’écrits sur la prostitution ; « testament » souhaite pour sa part marquer l’achèvement d’une longue séquence d’une carrière de sociologue et l’ouverture de nouveaux chantiers de recherche. L’exergue vise à souligner que c’est de manière inopinée que je me suis engagé dans l’étude de la prostitution, mais aussi qu’il est temps pour moi d’abandonner un domaine de recherche que j’ai fini par prendre en grippe.
2De nature surtout testimoniale et donc nécessairement autocentré, cet exercice réflexif espère trouver une utilité dans la mise au jour de logiques de production et de réception du discours sociologique présentes, quoique plus discrètement, dans d’autres objets moins pesamment lestés sur le plan moral. La prostitution relève certes de ce domaine classique qu’est la sociologie de la déviance, mais constitue surtout à l’heure actuelle un enjeu de débat surdéterminé normativement, en tant que tel approprié par une pléthore d’acteurs. Or si la sociologie offre d’efficaces outils d’analyse des problèmes publics, elle est elle-même fréquemment – que ce soit à son corps défendant ou avec son consentement – enrôlée, mobilisée ou interpelée par ces mêmes acteurs dans des logiques et pour des enjeux qui n’ont pas la connaissance du monde social pour objectif premier. Par suite, l’extension de l’audience des écrits sociologiques a toutes les chances de s’accompagner de leur réception selon des schèmes de perception extérieurs au champ scientifique, entrainant décalages et malentendus dont l’expression peut s’avérer éprouvante pour le chercheur. Aborder ces aspects offrira l’opportunité de revisiter les vieilles mais toujours actuelles questions de la neutralité axiologique et de la vocation critique de la sociologie.
3Les thèmes qui ont le statut de « problème social » sont, plus que d’autres, objets de sollicitations extérieures au champ scientifique et spécialement de celles des pouvoirs publics. En l’occurrence, la sociologie de la prostitution (et plus largement de la sexualité) n’aurait sans doute pas connu un tel développement à partir du début des années 1990 si la lutte contre le sida ne s’était pas imposée sur l’agenda des politiques publiques. Sollicitée par l’Amicale du Nid (ADN), une association de travail social spécialisée dans le public prostitué et dirigée par Daniel Welzer-Lang, alors enseignant à l’Université Lyon 2 spécialisé dans l’étude des rapports sociaux de sexe, la première recherche à laquelle je participai en 1991 bénéficiait d’un financement de l’Agence française de lutte contre le sida et visait explicitement à l’élaboration d’une prévention du VIH adaptée aux spécificités de la population prostituée.
4Intéressé par ce qu’on n’appelait pas encore les études de genre, j’avais suivi comme étudiant les séminaires de Daniel Welzer-Lang. Pour autant, c’est à un autre domaine, l’anthropologie de la santé, que j’avais consacré l’année précédente mon mémoire de maîtrise et sa proposition d’intégrer son équipe de recherche sur les « nouveaux territoires de la prostitution lyonnaise » m’avait d’abord laissé hésitant. La prostitution se limitait alors pour moi à quelques silhouettes du paysage urbain, mais je n’avais aucune curiosité – ni intellectuelle ni sexuelle – à son égard. Tout ce que je pouvais en savoir venait de la fiction, qu’elle soit littéraire ou cinématographique et ne m’avait pas permis d’avoir quelque position morale ou politique que ce soit à son sujet. J’acceptai cependant l’offre car elle présentait plusieurs opportunités appréciables pour un étudiant envisageant une carrière académique : un travail en équipe, la possibilité de mobiliser les données pour un mémoire de DEA, un emploi rémunéré de chargé d’étude et des perspectives de publication. La découverte de cet univers marginal suscitait certes mon appréhension, mais l’expérience méritait d’être tentée.
5Cette expérience fut assez épouvante, en premier lieu en raison de la réalité sociale que je venais de découvrir, à bien des égards sordide car marquée par une insécurité et une précarité omniprésentes. Aussi parce que milieu associatif dans lequel l’enquête m’avait fait évoluer s’était révélé conflictuel ; s’y dessinait déjà le clivage qui oppose aujourd’hui les tenants d’une reconnaissance de la prostitution comme métier (souvent associés à la lutte contre le sida) et les partisans (dits « abolitionnistes ») de l’éradication de ce qu’ils dénoncent comme un esclavage sexuel. La question de poursuivre ou non l’étude de cet objet ne se posait cependant pas dans l’immédiat puisque s’imposait à moi l’obligation d’un service national que j’effectuai entre 1992 et 1994 comme objecteur de conscience au Centre de recherches et d’études anthropologiques de l’université Lyon 2. Je mis à profit cette pause contrainte pour réfléchir à mon avenir professionnel (et finalement décider de tenter de faire une thèse), lire beaucoup de sociologie et élaborer un projet de recherche doctorale, consacré aux mobilisations de prostituées. Le choix de cet objet était explicitement nourri de préoccupations normatives et plus précisément politiques : si la prostitution n’était pas objet de curiosité personnelle, comprendre comment un groupe dominé peut se révolter contre sa domination était une question qui travaillait le militant de gauche que j’étais par ailleurs. Aborder la prostitution sous l’angle décalé de la protestation collective me permettait en outre de mettre à profit les connaissances préalablement acquises sur cet univers social tout en espérant esquiver ses aspects les plus éprouvants.
6Ayant trouvé un directeur, Michel Dobry, que ne rebutait pas un objet à la légitimité peu assurée et ayant obtenu un contrat doctoral, je pus soutenir en 1998 une thèse qui non seulement me permit d’intégrer le champ de l’étude des mouvements sociaux, mais également d’approfondir ma connaissance du monde de la prostitution. L’étude, par observation directe, des associations de prévention du sida en milieu prostitutionnel (qui constituaient un des terrains de la thèse) m’avait donné accès à de nouvelles données extrêmement riches sur les parcours, conditions d’existence ou formes de sociabilité de leur public. C’est à ces mêmes associations que je consacrai en 1999 une recherche postdoctorale financée par la Mission recherche (MiRe) du ministère du Travail dans le cadre de son appel d’offres (préparatoire au centenaire de la loi de 1901) « Produire les solidarités : la part des associations », dont un des objectifs était la valorisation d’actions associatives innovantes du secteur social (Mathieu, 2000). Une nouvelle fois, la recherche se devait de répondre à des préoccupations non-exclusivement scientifiques reflétant un certain air du temps (celui de la « fracture sociale »).
7C’est avec la ferme intention de ne plus travailler sur la prostitution, mais de donner la priorité à l’étude des mouvements sociaux que je me présentai avec succès en 2000 au concours du CNRS avec un projet portant sur les interactions entre mouvements antagonistes (en l’occurrence pro- et anti-IVG et pro- et anti-PACS). Cette réorientation thématique ne put être totalement menée à bien en raison d’une conjonction temporelle imprévue, celle entre la parution de mes travaux (et spécialement de ma thèse [Mathieu, 2001]) et l’ouverture d’un vif débat public autour de la prostitution, elle-même appuyée par la concomitance de la politisation de la question initiée par Nicolas Sarkozy à son arrivée au ministère de l’Intérieur et de la remobilisation du mouvement abolitionniste. Cette nouvelle actualité des questions prostitutionnelles suscita un intérêt à la fois académique et éditorial. Je reçus plusieurs propositions de contributions à des ouvrages collectifs ou des dossiers de revues (notamment du domaine à l’époque en plein développement des études de genre) qu’il était difficile pour un jeune chercheur de refuser. Ce que j’ai vécu comme un implacable mécanisme auto-entretenu s’est alors mis en place : les nouvelles publications, impliquant chaque fois de nouvelles investigations et élaborations, renforçaient la visibilité d’un travail suscitant de nouvelles propositions de publications, impliquant à leur tour de nouvelles investigations sur une réalité politique et sociale par ailleurs soumise à une évolution rapide. Mon intérêt pour l’objet a ainsi pu s’entretenir par un renouvellement des angles d’analyse et des terrains : enjeux territoriaux des politiques locales comme nationales d’éloignement des prostitué.e.s, campagnes pour l’abolition de la prostitution, paniques morales autour de la traite des êtres humains, traitement policier et judiciaire du proxénétisme, etc.
- 3 La définition de Gérard Noiriel me semble davantage correspondre à ma posture : « L’intellectuel sp (...)
8La reconnaissance dont bénéficiait mon travail auprès de mes pairs m’a paru me légitimer à endosser, lorsque sollicité en ce sens par les médias comme par les acteurs associatifs ou politiques, une posture d’intellectuel spécifique que je n’ai cependant adoptée que sur un registre modéré : comme on verra plus loin, la contestation des rapports de domination n’a jamais impliqué pour moi le soutien inconditionnel aux revendications des dominés que suggère la définition foucaldienne (Foucault, 2001) 3. Cette modération n’a pas empêché mon enrôlement dans de virulentes polémiques, dont le principal mérite aura été de m’imposer une explicitation des ressorts normatifs de mon travail sociologique.
9Commençons par une scène significative. Au début des années 2000, je fus invité par l’association féministe Mixcité à exposer mes analyses de la prostitution. Le format d’intervention était de type séminaire et j’y présentai mon appréhension, directement inspirée des travaux de Robert Castel (1995), de la prostitution comme zone de vulnérabilité sociale (Mathieu, 2002). Mon intervention laissa l’assistance manifestement perplexe. En insistant sur l’insécurité et la précarité dans lesquelles vivent une majorité de prostitué.e.s, je n’avais certes guère livré une vision enchantée de leur condition. Pour autant, mon propos ne reproduisait pas les lieux communs (Lahire, 1999) du mouvement pour l’abolition de la prostitution, auxquels se ralliait la majorité de l’auditoire. D’où une succession de questions qui toutes convergeaient vers la même préoccupation : quelle était, au fond, ma position personnelle sur le sujet ? Est-ce que je pensais que la prostitution était un métier à aménager ou bien qu’il s’agissait d’un asservissement sexuel patriarcal ? De la réponse à ces interrogations dépendait de toute évidence l’acceptabilité ou non de mes analyses.
- 4 Norbert Elias fait du même constat un atout, plus qu’un obstacle, pour la connaissance sociologique (...)
10Je refusai obstinément de confirmer ou lever l’inquiétude de mes interlocutrices en plaidant que j’aurais espéré davantage les convaincre par la solidité de mon ancrage empirique et de mon argumentation sociologique, et que ce que je pensais, en mon for intérieur, de la prostitution importait en réalité assez peu. Reste que, pour être excessive, leur préoccupation n’était pas totalement déplacée et il est légitime d’interroger la nature du rapport normatif que le chercheur en sciences sociales entretient à son objet – car il en entretient inévitablement un : comme l’écrivait Raymond Aron, « il est vain de recommander l’objectivité, si l’on entend par là l’indifférence aux valeurs, quand il s’agit des hommes, d’aujourd’hui ou d’hier, et de leurs œuvres, bénies ou maudites » (Aron, 1959, pp. 9-10) 4. Tel était bien le cas de mon travail. Comme indiqué plus haut, ma rencontre avec le monde de la prostitution ne m’avait pas laissé indifférent ; elle m’avait au contraire choqué, ému, troublé ou indigné et il serait absurde de nier que l’interpellation morale que cet univers particulier m’avait adressée ait été sans influence sur les analyses que j’en tirais.
- 5 Site de Prostitution et société, revue de la principale association abolitionniste française, le Mo (...)
11La neutralité ou l’objectivité du ou de la sociologue serait donc, à suivre cette piste, une illusion et celui-ci ou celle-ci ne pourrait que reconnaître l’irréductible assise normative de son point de vue. C’est pourtant ces mêmes neutralité et objectivité qu’invoquera quelques années plus tard une autre membre du mouvement abolitionniste dans un compte rendu au vitriol de mon livre La Fin du tapin : « Sous prétexte de retracer le combat des associations pour l’abolition de la prostitution, Lilian Mathieu règle ses comptes avec une partialité qui surprend de la part d’un "sociologue" censé prendre du recul et de la hauteur » 5. Ici, plutôt qu’un leurre, la neutralité paraît un impératif et le parti-pris accède au statut de faute professionnelle déniant (cf. les guillemets entourant le mot « sociologue ») toute scientificité au propos. De fait, mon travail s’est trouvé doublement suspect aux yeux du public abolitionniste, à la fois par excès et par défaut de « neutralité » – terme auquel la sociologie adjoint spontanément le qualificatif d’« axiologique ».
- 6 Il connaît même actuellement une exacerbation comme en témoigne, sur d’autres thématiques, la polém (...)
- 7 Si l’on s’en tient à cette traduction du terme originel de Wertfreiheit, devenu d’un usage courant (...)
12Le débat n’est certes pas nouveau en sciences sociales, mais il n’est pas davantage réglé 6. La citation de Raymond Aron ci-dessus rappelle que la neutralité axiologique 7 ne signifie en aucun cas pour Max Weber – lui-même activement engagé dans le débat politique de son temps – une complète indifférence aux valeurs. Le sociologue allemand distingue, d’une part, « les faits que l’on peut démontrer d’une façon purement logique ou établir de façon purement empirique » et, d’autre part, « les évaluations pratiques, éthiques ou encore celles qui sont de l’ordre des conceptions du monde », mais il conçoit parfaitement que « ces deux catégories de problèmes ont une place dans une leçon universitaire » (Weber, 1992, p. 368). Loin de s’imposer un retrait des controverses, le ou la sociologue a toute légitimité pour tirer des conclusions normatives de ses analyses et prendre parti dans le débat public. La seule exigence que lui adresse Max Weber est de signaler la différence des registres d’expression et de s’interdire de faire passer (comme « en douce ») des appréciations normatives pour des constats objectifs : l’universitaire doit se faire « un devoir inconditionnel de faire prendre conscience clairement et sans faiblesse à son auditoire et, chose capitale, de prendre surtout lui-même conscience de ce qui dans son exposé résulte d’un raisonnement purement logique ou d’une constatation purement empirique des faits et de ce qui relève d’une évaluation pratique » (Ibid.).
13Cette exigence, qui constitue aux yeux de Max Weber un « devoir de probité intellectuelle » (Ibid., p. 369), découle de l’autorité statutaire que nos sociétés accordent aux individus investis de la légitimité de la science : ce serait commettre un abus de cette autorité que de faire passer ses convictions personnelles pour des vérités objectives. Elle comporte deux impératifs, bien distingués dans la citation qui précède : le premier est d’explicitation des registres d’expression auprès du public, le second est de conscientisation, par et pour le sociologue lui-même, de son rapport normatif à son objet – ce que l’on désigne classiquement par « réflexivité ». Qu’en est-il dans le cas de mon travail ?
- 8 Je les ai traités sur le tard, en veillant à confronter les prises de position philosophiques sur l (...)
- 9 « Muss es sein, es muss sein » (Léo Ferré, 1976). Ma référence à cette chanson ne retient pas l’idé (...)
- 10 Il va de soi que je ne postule en aucun cas que ce rapport distancié soit le seul possible, ni qu’i (...)
14Commençons par le second point, celui de mon rapport personnel à la prostitution. Comme indiqué plus haut, celui-ci était au moment de mes premières enquêtes marqué à la fois par la distance et le détachement. Je pense pouvoir dire que, quoiqu’il ait été profondément redéfini par trente ans de travail sociologique, ce sont toujours cette distance et ce détachement qui prédominent dans ce rapport. Je n’ai jamais exercé la prostitution, celle-ci ne tient aucune place dans ma vie sexuelle et, à ma connaissance, je ne compte personne de mon entourage proche, famille ou ami.e.s, qui soit prostitué.e ou ex-prostitué.e. La très grande distance sociale et culturelle qui me sépare de cette population est un des aspects de la relation d’enquête qui m’est apparu dès mes premières recherches (une réflexivité minimale m’a par exemple averti de ma propension à accorder plus de crédit aux propos des enquêté.e.s dont le niveau scolaire était, par exception, relativement élevé). Cette distance s’est articulée à l’absence de lien personnel ou affectif à la réalité prostitutionnelle pour nourrir mon détachement à l’égard du bien-fondé (ou non) de son existence. La prostitution s’étant à l’origine imposée à moi comme un objet de recherche à aborder empiriquement, j’ai pendant longtemps dédaigné les débats quant à la nécessité de l’abolir ou de la reconnaître 8. Pour citer une nouvelle fois Léo Ferré, j’ai délaissé la question normative du « cela doit-il être ? » pour traiter empiriquement le « cela est » 9, i.e. une réalité sociale préexistante s’offrant à l’observation et à l’analyse 10.
- 11 S’il a été sans doute le plus marquant, cet aspect n’est pas le seul. La distance sociale connaissa (...)
- 12 Contrecoups que j’ai dû « gérer » avec les moyens du bord (des comptes rendus informels au bistrot (...)
15Distance et détachement ne signifient pas pour autant froide indifférence. Conduire un terrain de longue durée sur le monde prostitutionnel produit inévitablement des réactions émotionnelles souvent perturbantes ou éprouvantes, qui nourrissent et transforment le rapport du ou de la sociologue à son objet en interpellant ses dispositions les plus profondes. Comme indiqué plus haut, c’est le caractère sordide de cet univers qui m’a d’emblée marqué 11. Au cours de mes terrains, j’ai été de manière récurrente « pris » dans des interactions avec des personnes en situation de désarroi psychique, eu l’écho direct de nombreuses et violentes agressions (dont plusieurs viols et un meurtre), assisté à des pratiques (comme la consommation de drogues dures) dont la portée autodestructrice ne laissait guère de doute, constaté la situation extrêmement dégradée sur les plans économique, social, sanitaire ou encore juridique dans laquelle vivaient une majorité de personnes prostituées, etc. La confrontation à ces situations a suscité chez moi de vives réactions de malaise, dégoût, pitié ou encore indignation que la tenue d’un journal de terrain a permis d’objectiver, à défaut d’en neutraliser tous les contrecoups 12.
- 13 Voir en particulier les chapitres 3 et 4 de Mathieu (2007).
16Une première implication de ce rapport à l’objet, mais surtout des connaissances sociologiques qui lui sont associées, est qu’il paraît difficile de m’imputer, comme le font certains détracteurs et détractrices de mon travail, quelque conception enchantée de la prostitution que ce soit : les thématiques de la violence et de la précarité ont toujours été au premier plan de mes analyses 13. Mais l’implication la plus importante, pour ce qui intéresse le présent propos, est qu’un exercice réflexif m’a permis de progressivement m’expliciter ce qui constitue l’assise normative de mon rapport à mon objet. Celui-ci se résume à la défense de ce que Luc Boltanski et Laurent Thévenot désignent comme la commune humanité (Boltanski & Thévenot, 1991), ou à l’adhésion au postulat d’Émile Durkheim (1996, p. 54) selon lequel « nous avons raison de vouloir vivre ». Pour le dire plus explicitement et lapidairement, le seul postulat normatif qui appuie mon travail est que les prostitué.e.s ont raison de vouloir vivre et que tout ce qui contrevient à cette volonté est condamnable.
17On pourra trouver ce postulat outrageusement général. Il n’est pas pour autant inconsistant tant, une nouvelle fois, ce sont les conditions concrètes et immédiates de survie des individus qui se sont imposées à moi, dès mes premières enquêtes, comme un axe déterminant de compréhension du monde de la prostitution. S’imposant de manière certainement moins aiguë sur d’autres terrains d’étude (on comprendra qu’il se poserait différemment pour, exemple pris au hasard, un.e sociologue de la haute magistrature), ce postulat est celui qui, de fait, guide mes interventions dans le débat public sur le sujet. Car, suivant en cela les préceptes wébériens, je ne me suis jamais interdit de prendre des positions normatives mais en le faisant selon des formes et sur des supports spécifiques, distincts de ceux régis par les normes de l’expression scientifique.
- 14 Ou plus exactement s’y maintiendraient, puisque la loi sur la sécurité intérieure de 2003 avait pro (...)
18Chacune de ces prises de position a visé à rappeler les liens entre prostitution et précarité économique, à souligner que les présupposés (s’agissant notamment des logiques migratoires des prostitué.e.s et de leur exploitation par des tiers) des politiques abolitionnistes n’étaient pas confirmés par l’état des connaissances scientifiques et, surtout, à mettre en garde contre les mesures susceptibles d’aggraver les menaces pesant déjà sur l’existence des prostitué.e.s. Je me suis à ce titre exprimé plusieurs fois en défaveur de ce qui allait devenir la loi d’avril 2016 « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel », dont la mesure phare est la pénalisation des clients. J’ai désapprouvé ce dispositif répressif car ma connaissance des logiques de la prostitution (et des effets de la précédente pénalisation du racolage) me laissait anticiper que, pour pouvoir continuer à exercer leur activité, les prostitué.e.s se déplaceraient 14 dans des zones isolées, où leurs clients n’auraient pas à redouter la sanction policière, mais où elles et ils seraient plus encore exposé.e.s aux agressions – ce qu’ont confirmé les constats associatifs postérieurs à l’application de la loi.
- 15 Je reprends ici le vocabulaire proposé par Luc Boltanski (2009).
- 16 Le constat qu’une sanction d’un ou des deux termes de la transaction prostitutionnelle conduit cell (...)
- 17 On (re)lira sur ce point avec profit le « post-scriptum » que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passer (...)
19Les textes de cet ordre, relevant explicitement de la prise de position publique, n’ont pas été les seuls à repérer les impasses des politiques de prostitution actuellement mises en œuvre. Certains de mes textes académiques l’ont également fait (e.g. Mathieu, 2013), mais selon les règles de l’argumentation sociologique et en se restreignant à la mise au jour des décalages entre les objectifs politiques annoncés et leurs effets empiriquement constatables. Ce faisant, je n’ai fait que reproduire le geste critique auquel se livre la sociologie lorsque ses « épreuves de réalité » (i.e. l’accumulation de données empiriques) attestent que les institutions produisent une réalité non conforme à leurs principes ou objectifs affichés 15 – en l’occurrence qu’une loi prétendant protéger les prostitué.e.s menace en réalité leur sécurité 16. Un tel décalage faisant partie de la réalité sociale empiriquement observable, il est du devoir du ou de la sociologue se voulant « objectif.ve » ou « neutre » d’en rendre compte et d’en proposer une explication ; ce serait s’abstenir de le faire, en voilant ou déformant cette même réalité, qui procèderait du parti pris idéologique et constituerait une faute professionnelle 17. Mais encore faut-il, pour que cette posture soit comprise, que l’on sache en quoi consiste le métier de sociologue.
20Les réceptions décalées – parce que mobilisant des schèmes d’interprétation étrangers aux sciences sociales – des écrits sociologiques, sont courantes et à bien des égards inévitables. Elles découlent du fait, mis en évidence par Jean-Claude Passeron, que nos disciplines n’ont d’autre choix que d’utiliser le langage ordinaire pour exprimer leurs constats et leurs argumentations (Passeron, 1991). Dépourvues des ressources du raisonnement expérimental ou de la formalisation mathématique, les sciences sociales doivent exposer leurs résultats sous forme non protocolaire, spécialement en recourant aux harmoniques évocatrices, plus qu’en elles-mêmes probantes, de l’analogie (Passeron, 1982). C’est davantage de la qualité de leurs données et de la structure logique de l’argumentation théorique supportant leur analyse que les sciences sociales tirent leur force démonstrative.
- 18 Pierre Bourdieu invite, de manière proche, à « reconnaître dans ce que j’appelle des champs des réa (...)
21La méconnaissance de ces exigences spécifiques, que l’on ne saurait reprocher à un public non professionnel, conduit à des confusions que peut éclairer le concept de jeu de langage proposé par Ludwig Wittgenstein. Le philosophe viennois avance dans ses Recherches philosophiques que « parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie » (Wittgenstein, 2014, § 23). La notion suggère qu’il existe des usages différents d’une même langue, ancrés dans des ordres de pratique distincts, des domaines d’activité spécifiques ou encore des formes particulières d’accomplissement de l’existence. Il existe ainsi un jeu de langage propre à la connaissance sociologique et distinct d’autres jeux de langage 18, par exemple esthétique ou politique. Parce qu’il prétend livrer une forme de vérité sur le monde, l’usage de la langue auquel se livre le sociologue a ses contraintes et exigences propres, telles celle de ne se référer qu’à des faits avérés ou de soumettre ses raisonnements au principe de non contradiction – exigences dont sont par exemple exempts les jeux de langage littéraire ou propagandiste.
- 19 Réputation qui nourrit par ailleurs les imputations d’« excuses sociologiques », devant lesquelles (...)
22Contraint, on l’a dit, de recourir à la langue ordinaire faute de disposer de langage propre, le discours sociologique est exposé à se faire entendre en même temps que malentendre du public profane. Celui-ci est de son côté enclin à mobiliser pour se les rendre intelligibles des schèmes non pas scientifiques mais moraux ou politiques et cela d’autant plus que la sociologie a la réputation d’être une discipline « critique » ou « de gauche » 19. Il n’est guère aisé de parer à ce risque. Dans mon cas, cela a passé par une vigilance dans l’emploi du vocabulaire – le plus neutre possible – et spécialement par le refus d’employer l’expression de « travail du sexe ». Si celle-ci est désormais prédominante et recommandée dans le monde académique anglo-saxon (où sex work s’est imposée à la faveur du développement des études sur l’exposition des prostitué.e.s au sida, auxquelles les groupes militants ont fréquemment été associés), elle me paraît trop connotée dans le contexte français. « Travail du sexe » reste une catégorie de la pratique – en l’occurrence de la pratique militante – qui présente en outre pour défaut de ne pas faire sens pour les personnes qui tirent leurs revenus de la vente de prestations sexuelles sans pour autant reconnaître cette activité comme leur « travail ». « Prostitué.e » est certes un participe passé connotant la passivité mais, outre que la contrainte préside bel et bien à une majorité d’engagements dans la prostitution, c’est un terme suffisamment général et connu pour identifier sans ambiguïté la réalité sociale qu’il désigne.
23Le compte rendu de la Fin du tapin déjà évoqué fournit une bonne illustration de l’incapacité à identifier comme tel le jeu de langage sociologique. L’expression de « croisade morale » y est accueillie comme un jugement de valeur négatif (l’auteure en dénonce l’« outrance ») alors qu’il s’agit d’un concept ayant, depuis sa première formulation au début des années 1960, utilement contribué à l’éclairage des mobilisations qui, comme celle en faveur de l’abolition de la prostitution, partagent un ensemble de traits spécifiques synthétisés dans la définition désormais classique de Howard Becker (1985 [1963]). A particulièrement suscité l’indignation de l’auteure l’identification d’une « ferveur vertueuse associée à une éthique intransigeante » qui, en fait, ne constitue que l’un des traits empiriquement constatables (et que confirme d’ailleurs la véhémence de son compte rendu) de l’engagement dans cette cause. Comme dans ce cas exemplaire, la conséquence la plus courante et la plus dommageable est, pour retourner une nouvelle fois à Max Weber, une confusion entre jugement de fait et jugement de valeur, le simple constat d’une réalité sociale étant accueilli – et dénoncé – comme une prise de position dépréciative.
24Le sociologue peut choisir d’ignorer ces réceptions décalées, s’en amuser (mais au risque malsain de la condescendance) ou tenter d’expliciter son réel propos – à condition toutefois d’avoir un interlocuteur et que les doutes sur ses analyses ne se transforment pas en procès d’intention, ce qui en l’occurrence fut rarement le cas 20. J’en retiendrai deux exemples, pénibles tant par leur agressivité que par leur arrogante ignorance du jeu de langage sociologique. Le premier est une autre attaque publique de La Fin du tapin, rédigée cette fois par la féministe abolitionniste Christine Le Doaré 21 qui, après avoir à son tour invoqué « la distance et la neutralité nécessaires à tout travail sociologique » (mais selon elle absentes), voua aux gémonies le livre (qu’elle n’avait sans doute pas lu, n’attaquant que les intitulés du sommaire 22) au prétexte que son auteur serait « un sociologue dont la défense du système prostitueur est le sujet de prédilection, j’allais dire le gagne-pain ». La seconde est associée à une polémique que j’avais engagée avec la journaliste Mona Chollet suite à un article du Monde diplomatique où elle livrait une vision à mes yeux partiale et partielle du mouvement des « travailleurs du sexe » 23. Geneviève Duché, présidente nationale de l’ADN, avait pris part à la polémique en m’accusant de divers maux (dont : machisme, irresponsabilité et malhonnêteté) tout en m’associant à « celles et ceux qui pensent que l’achat d’actes sexuels, qui fait effraction à l’intimité et atteinte à la dignité, est un droit de l’homme » 24. De manière plus diffuse, les multiples citations tronquées, procès d’intention 25, insultes sur des forums en ligne ou rumeurs fantaisistes mais fréquemment diffamatoires sur mon compte recueillies de-ci de-là (spécialement dans les milieux féministes et/ou de gauche radicale), aboutissant dans certains secteurs à la fermeture de terrains 26, ont largement contribué à miner ma libido sciendi – en tout cas sur cet objet.
- 27 Le camp du « travail du sexe » n’a cependant pas été avare de reproches, comme celui d’avoir compar (...)
25Je n’ai évoqué jusqu’à présent que les réceptions – hostiles – de mon travail par le camp abolitionniste. Il est vrai que mes analyses contredisent assez systématiquement les présupposés de leurs positions alors qu’il est de fait que mes critiques à l’égard de la pénalisation des clients rejoignent (sur ce seul point) les revendications de son antagoniste, suscitant son intérêt voire sa sympathie pour mon travail 27. La propension à considérer comme « bon sociologue » celui qui paraît soutenir ses propres opinions est cependant tout aussi décalée que celle, inverse, qui consiste à dénier toute rigueur à celui qui les contredit. La défense de mon travail m’a ainsi imposé de lutter sur deux fronts : contre les abolitionnistes qui le disqualifiaient et contre le mouvement du « travail du sexe » qui voulait l’enrôler dans un combat qui n’était pas le mien. J’avais tiré les leçons de l’expérience malheureuse de ma thèse, à l’issue de laquelle des associations de lutte contre le sida s’étaient estimées trahies par des analyses qui contredisaient leurs prises de position alors qu’elles me prenaient pour « un des leurs ». Je ne souhaitais pas susciter les mêmes reproches en décevant une nouvelle fois une mouvance dont je pouvais partager certains constats mais pas les objectifs militants ou les conceptions de la prostitution. D’où mon refus, par exemple, d’accorder au Syndicat du travail sexuel l’interview qu’il sollicitait après la parution de La Fin du tapin.
- 28 Pas toutes, loin de là, et je dois reconnaître que mes analyses ont le plus souvent été discutées, (...)
- 29 En réalité, c’étaient les titres des ouvrages récents de Luc Boltanski La Condition fœtale (2004) e (...)
26Le délitement de mon appétence pour l’étude de la prostitution ne tient pas qu’à sa réception extra-académique. Parce que champ scientifique et espace militant (et particulièrement féministe) ne sont pas des univers étanches, certaines réceptions académiques de mon travail 28 ont reproduit l’espace des prises de position militantes sur le sujet, favorisant les mêmes perceptions extrascientifiques et transportant les mêmes soupçons de parti pris. Deux comptes rendus de La Condition prostituée en fournissent des illustrations exemplaires par leur tonalité opposée. Dans sa recension des Cahiers du genre, la philosophe féministe Françoise Collin force sa lecture pour m’assimiler (défavorablement) au camp du « travail du sexe », comme lorsqu’elle suppose que le titre a été choisi en écho à la « condition ouvrière » et identifierait la prostitution « d’emblée et sans autre interrogation à une dimension professionnelle » (Collin, 2008, p. 247) 29, ou quand elle spécule sur ma « préférence » pour la reconnaissance du « travail du sexe » et ma « réticence » devant son abolition (Ibid.). Le regard porté sur le même ouvrage par la sociologue Catherine Deschamps est symétrique, me reprochant pour sa part le caractère symboliquement dégradant d’une appréhension de la prostitution en termes de désaffiliation. Pour elle, qui avait peu auparavant apporté son soutien aux prostitué.e.s mobilisé.e.s contre la pénalisation du racolage, « contraintes, coercition et enfermement social font sans nul doute partie de l’univers prostitutionnel. Mais contenir la prostitution entre ces trois bornes est une construction en partie factice, indigne tout autant du débat intellectuel que du vécu des personnes prostituées » (Deschamps, 2008, p. 57). Les commentaires de collègues recueillis de manière plus informelle attestent cette même difficulté à percevoir les analyses sur le sujet en regard de critères prioritairement scientifiques (en interrogeant par exemple leur méthodologie). En témoigne, exemple parmi une multitude d’autres, ce reproche d’une sociologue d’avoir été à ses yeux « très gentil » avec les abolitionnistes, dont elle ne partage certes pas les positions, dans La Fin du tapin, et sa difficulté à entendre qu’il ne s’agissait pas pour moi d’être « gentil » ou « méchant » mais de rendre compte rigoureusement d’une dynamique militante particulière.
- 30 « Je ne suis qu'un artiste de variétés et ne peux rien dire qui ne puisse être dit "de variétés" » (...)
27L’existence de la prostitution est-elle une « mauvaise » ou une « bonne » chose ? On aura compris que ce n’est pas la quête d’une réponse à cette question qui a guidé mon travail, mais davantage l’idée que la prostitution, pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss, est « bonne à penser » car elle permet de rendre compte de logiques du monde social – certaines spécifiques, d’autres également présentes dans des secteurs différents qu’elle est susceptible d’éclairer par comparaison. Cela ne signifie pas que j’estime la sociologie inapte à éclairer le débat public et à inspirer l’action politique – le nombre de mes contributions à ce débat en atteste – et je reprends à mon compte la position d’Émile Durkheim voulant que « nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » (Durkheim,1994, xxxix). Mais cet éclairage ne peut de toute évidence qu’être tamisé (Corcuff, 2001) car voilé par les logiques propres aux univers (par exemple politique ou militant) autres que scientifiques et altéré par sa réception selon des schèmes profanes. Au moment de quitter ce domaine de recherche, je dois reconnaître la modestie de ma contribution mais tiens aussi à réaffirmer son ambition essentiellement scientifique. Pour paraphraser une dernière fois Léo Ferré : « je ne suis qu’un sociologue et ne peux rien dire qui ne puisse être dit de sociologique » 30.