- 1 On pourrait complexifier ce diagnostic, en insistant notamment sur le fait que ce ne sont pas tous (...)
1La Poste française est face à une contradiction économique : il y a de moins en moins de courrier, mais de plus en plus de destinataires à desservir. Or, contrairement à d’autres activités de réseau comme le téléphone ou Internet, en général on ne paie pas pour recevoir un flux ; c’est l’expéditeur seul qui acquitte le tarif de la correspondance. Aussi les recettes de La Poste dépendent-elles principalement des volumes d’objets transportés, alors que le travail nécessaire à la distribution ne diminue pas en proportion de ces derniers. Avec la diminution du nombre de plis, la branche courrier de l’entreprise est guettée par une chute de la productivité en valeur 1.
2Pour répondre à cette contradiction, l’entreprise suit différentes voies : augmentation tarifaire (l’évolution du prix du timbre dépassant largement l’inflation), mécanisation (pour réduire la part du travail humain dans les opérations de tri), jeu sur les délais des correspondances (pour réduire les déplacements des facteurs)… Mais aussi – et c’est cela que j’examine dans Le Caché de La Poste – l’entreprise essaie d’obtenir davantage de travail, en temps comme en intensité, de la part des factrices et facteurs. Si l’enquête emploi de l’INSEE atteste d’une augmentation de leur durée effective de travail au cours des années 2010, aucune enquête d’envergure (mesurant par exemple le coût cardiaque des activités) ne permet d’évaluer l’intensité de ce travail. Seule une immersion qualitative, par observation et entretiens, permet de collecter des données sur les chocs périodiques qui accroissent, tout en les comprimant, les efforts que consentent les factrices et facteurs. Ces chocs, ce sont des « réorganisations » qui, dans l’idéal de la direction de La Poste, frappent tous les deux ans chacun des 2500 centres de distribution du courrier que compte le territoire français. Chaque réorganisation implique, a minima, une réduction du nombre de tournées et d’emplois et un allongement des circuits des tournées restantes, justifiés par une évaluation de leur durée théorique.
3Dans le livre, dont le format est peu académique, j’entremêle trois récits parallèles. D’abord, par le biais d’une enquête de terrain par observation participante, je raconte le quotidien d’un centre de distribution du courrier percuté par une « réorganisation » : les routines de travail altérées, la surcharge, les dépassements horaires, l’incompréhension des usagers, la dépréciation de soi liée à l’incapacité de réaliser les nouvelles tournées et les tentatives pour y faire face. J’explore la dynamique des décalages entre travail prescrit et travail réel, depuis l’irréalisme des durées théoriques produites par La Poste jusqu’aux stratagèmes transgressifs des facteurs qui pourraient permettre de s’en rapprocher.
- 2 La Poste française n’est pas seule à avoir substitué au chronométrage des tournées une modélisation (...)
4Ensuite, par le biais d’entretiens avec des cadres et l’exploitation d’archives, je tente de faire la généalogie de l’outil de gestion mobilisé pour les réorganisations : la modélisation de la durée des tournées. On découvre que le choix de substituer la modélisation au chronométrage, le calcul au mesurage, a longtemps été repoussé par La Poste (avec des arguments sévères envers les choix techniques ultérieurs). Ce choix est finalement accompli au milieu des années 2000, dans la précipitation, alors que s’amorce le déclin du courrier 2. Cette précipitation oblige la direction à puiser les cadences qu’elle prescrira aux facteurs dans de vieilles études des années 1990, à l’origine destinées aux comptables. Depuis une quinzaine d’années désormais, toutes les tournées sont régulièrement passées au filtre de la modélisation qui, en établissant des représentations chiffrées du nombre de tournées requis par les tâches de tri et de distribution du courrier dans une zone donnée, a escorté la suppression de 30 000 emplois de facteurs et factrices (sur 100 000).
5Enfin, je propose un pas de côté par le biais de dialogues imaginaires avec feu l’ingénieur étatsunien Frederick W. Taylor. Fondés sur la biographie et les œuvres complètes de ce dernier, ces dialogues tracent un parallèle entre le taylorisme et la prescription adressée aux facteurs. Ce déplacement narratif est aussi théorique. C’est d’abord un pas de côté vis-à-vis de la tendance parfois excessive à voir du « nouveau » dans les organisations contemporaines du travail. C’est aussi une mise au défi du taylorisme, puisque le métier auquel il s’applique ici n’est pas confiné dans les quatre murs d’une usine. C’est enfin et surtout arrimer la pratique de La Poste à la théorie politique formulée par Frederick W. Taylor : le despotisme en entreprise est justifié par la prétention au monopole de la rationalité et de la « science ».
6On pourrait être tenté de voir seulement, dans la modélisation de la durée théorique des tournées qui justifie les « réorganisations », une entreprise « idéologique » de soumission des postières et postiers. Mais à affirmer cela, on n’a pas dit grand-chose. L’idéologie ne se découvre pas, telle qu’en elle-même, au pied d’un état-major d’entreprise (Laurin-Frenette, 1984). Sa dénonciation passe par la critique des raisonnements et des outils que cet état-major manipule et par la description de leurs usages et de leurs effets auprès de ceux dont ils sont supposés gouverner les conduites. C’est pourquoi j’ai essayé de ne pas me contenter de restituer la controverse socio-technique qui sourd des relations entre les facteurs et leur direction, tel un sociologue pragmatiste comptant les points et les points de vue (Callon, 2006 ; Barthe et al., 2013), mais j’ai entendu « suivre les acteurs » au point de plonger dans leur controverse et y prendre part en examinant et prolongeant les arguments « techniques » qu’ils allèguent.
- 3 Cette problématisation particulière, au croisement d’une sociologie du travail classique (sur les f (...)
7Dans ce résumé, je me concentre sur les effets de la modélisation des durées des tournées sur les consciences des facteurs et factrices, puis sur les fonctions et usages d’un tel outil pour ceux qui espèrent diriger une masse organisationnelle aussi gigantesque et complexe que la distribution du courrier. Le maniement d’une telle masse génère de l’incertitude, que ces dirigeants espèrent éliminer parce que, en fait, ils la font assumer par les facteurs et factrices, dont le temps est une variable d’ajustement invisibilisée. Pour une direction, prétendre avoir éliminé l’incertitude (qu’elle serait parvenue à étouffer sous une modélisation qui ne laisserait rien échapper), c’est tenter de se prémunir contre l’irruption de la politique. En dénonçant l’imposture qui veut faire de la « science » la fossoyeure de la controverse (plutôt que son adjuvant), je replace, en fin de parcours, la controverse socio-technique qui traverse La Poste dans le débat sur la démocratie au travail 3.
8Au préalable de toute réorganisation d’un centre de distribution du courrier, chaque facteur reçoit un « diagnostic » de sa tournée. Celui-ci met en rapport la durée journalière de travail, que doit contractuellement l’agent à La Poste et la durée théorique requise par le tri et la distribution des objets de correspondance sur le périmètre de sa tournée. Le solde est calculé à la seconde près et la plupart du temps négatif. C’est ce que « doit » le facteur, selon la terminologie indigène qui règle la relation entre les agents et leur employeur. C’est ce qui justifie la réorganisation, c'est-à-dire la réduction du nombre de tournées et l’allongement des tournées restantes.
9Si l’oisiveté indue que manifeste le « diagnostic » n’appelle pas un remboursement rétroactif, elle justifie un comblement à l’occasion de la réorganisation. Les directions d’établissements postaux espèrent faire du « diagnostic » et de la dette qu’il allègue une « signification chiffrée collectivement reconnue » ; « les patrons s’en autorisent comme ils le feraient d’une loi, afin de rappeler leurs obligés à l’ordre de ce qu’ils leur doivent, lesquels se heurtent aux exigences numériques de leur dette comme aux murs d’une prison » (Geffray, 1995, pp. 226-227). En reprenant ces formulations d’un anthropologue étudiant la servitude pour dette dans des contrées isolées de l’Amazonie brésilienne, je force le trait, mais cela permet de faire sentir la puissance d’enfermement d’un instrument qui tente d’obtenir la croyance cependant que la défection est entravée. La dette des peões brésiliens se noue dans les magasins et les livres de comptes du maître, qui parvient à entretenir l’idée d’une dette par la « fiction de l’équivalence des biens échangés », pendant que « le contrôle monopoliste de la circulation des biens » lui donne toute latitude sur la définition des prix et que l’horizon de sa violence dissuade ses assujettis de fuir (Ibid., p. 226). Quant à la dette des facteurs, elle se noue dans les algorithmes de La Poste, qui fabriquent des équivalences entre des quantités (de kilomètres parcourus, de boîtes aux lettres desservies, d’objets de correspondance remis) et des durées de travail, pendant que la formule de ces équivalences demeure monopolisée par la direction et que leur contestation pratique (par exemple en assumant de revenir de tournée avec du courrier non distribué) exposerait le facteur réfractaire à la sanction disciplinaire.
10Par ses « diagnostics », la direction de La Poste allègue d’une dette, mais obtient-elle de la part des facteurs et factrices une reconnaissance de dette ? Ce n’est pas explicitement recherché. Le « diagnostic » est un verdict, pas un protocole d’accord. Cependant, puisque la distribution de cette feuille n’a aucune fonction pratique dans le cours de la réorganisation, puisqu’elle n’est qu’une opération de communication, c’est que la hiérarchie ne doit pas être indifférente à la perception des facteurs. Ces derniers croient-ils à l’addition exposée sur le « diagnostic », qui bien souvent les désavoue ? Y croire, alors que l’on met fréquemment plus de temps pour faire sa tournée que ne le prévoit le calcul, c’est implicitement s’accuser soi-même de lenteur, de paresse, de nullité, c’est dériver vers l’aliénation. Ne pas y croire, c’est rejeter la prescription qui fonde son propre travail ; c’est risquer de se laisser gagner par une colère radicale, intenable, ou entrer en lutte, ou bien encore déserter, abandonner le métier. Entre ces deux pôles, nombre de facteurs entretiennent une demi-croyance, oscillant entre le désir de controverse et la tentation de l’abandon.
11Les conflits sociaux ne sont pas rares, mais ils sont éparpillés car, dans la majorité des cas, ils précèdent ou suivent de peu la réorganisation d’un centre en particulier (Bouffartigue et al., 2018). Ordinairement, les contradictions que génère la modélisation des durées des tournées sont affrontées solitairement par les factrices et facteurs, qui arbitrent entre dégradation de la qualité de leur travail, intensification de leurs efforts et allongement de leur journée. À cet égard, la modélisation postale vaut solde de tout compte, qui signifie aux factrices et facteurs : voici le périmètre à distribuer pour le temps qui vous est payé, débrouillez-vous-en. Si la quantification taylorienne des temps de travail n’a rien de spécifique à La Poste (qui en est devenue une adepte des décennies après que d’autres entreprises et industries l’eurent adoptée), elle y prend une signification particulière du fait que les temps calculés ne sont même plus présentés comme un objectif, mais comme une quittance définitive. Il en résulte un montant considérable (mais par construction impossible à mesurer) d’heures supplémentaires non payées.
12La fiction de la dette est ce qui régule symboliquement la relation de travail, mais cela ne signifie pas que les facteurs et les factrices y adhèrent, ou que c’est elle qui fabrique le consentement et l’ardeur à la tâche. Dès lors qu’on se refuse à faire défection, par crainte du chômage ou par goût du métier, dès lors que l’on développe un peu d’empathie à l’égard des usagers de « sa » tournée, alors on est prêt à fournir son travail, souvent sans barguigner. Alors on s’en remet aux « diagnostics » de la direction, parce qu’il n’y a pas d’autre choix, parce que la modélisation des durées des tournées a des conséquences organisationnelles concrètes et incontournables (le périmètre de la tournée, la charge de travail associée) avant d’avoir une fonction symbolique de persuasion, parce que l’incroyance ne préserve pas de l’impact brutal de cette modélisation sur les conditions de travail. Les modélisations de La Poste, leur apparence scientifique, leurs chiffres après la virgule ne gagnent pas les cœurs, mais ils les désarment ; ils ne colonisent pas les imaginaires, mais ils les bouchent. Ce que traduit par exemple une factrice, au premier jour de la réorganisation, dans une formulation à la fois critique, hésitante et résignée : « Apparemment c’est une machine, c’est un ordinateur qui fait ça. Alors à mon avis leur ordinateur il doit pas être très… très au point ». Pour parler comme Pierre Bourdieu, il n’y a pas d’ajustement des structures subjectives aux structures objectives (par l’adoption du point de vue dominant), mais adaptation contrainte aux structures objectives (la charge de travail objectivée par la modélisation postale) qui met à l’épreuve les structures subjectives des factrices et facteurs (selon des modes différenciés par leur état de santé et leurs attentes).
13Les facteurs et les factrices les plus à l’aise avec la prescription sont, à un pôle, ceux qui la transmutent en objectif d’ordre sportif, ou bien qui assument un mépris du travail bien fait (corrélatif à un mépris du métier, des collègues, ou encore des usagers) ; à l’autre pôle, ceux qui convertissent leurs réticences en combat suffisamment organisé pour remporter des victoires. Mais aucun agent n’échappe à la nécessité de se positionner. Vis-à-vis de la prescription, l’agnosticisme n’est pas une option.
14À cogner avec un bâton symbolique, on risque toujours de tendre une perche. L’argumentaire du dominant, pour écrasant qu’il soit, institue une grammaire, s’appuie sur une cohérence interne qui peut devenir un point d’appui à la critique de ceux qui y sont soumis (Scott, 1990, pp. 70-107). De nombreux postiers remettent en cause la modélisation, parfois dans son principe, plus souvent dans ce qu’elle intègre et dans ce qu’elle escamote. Se prenant au jeu de la décomposition analytique de leurs tâches et des durées associées, ils soulignent ce qui leur apparaît comme des défaillances méthodologiques. Certaines sont génériques et inhérentes au modèle, comme le refus de La Poste de prendre en compte des aléas (dont témoigne l’absence d’indicateurs statistiques de dispersion), la réduction à des moyennes nationales de tâches pourtant dépendantes de l’environnement des tournées (comme pour la minute trente attribuée à la remise d’un recommandé), ou l’exclusion du temps requis par les renseignements donnés aux usagers. D’autres biais sont spécifiques à telle ou telle réorganisation, comme l’oubli d’un bloc de logements dans la zone, ou la sous-estimation du trafic local. Ces différentes critiques, formulées parfois ouvertement dans le cadre de grèves ou dans l’enceinte de Comités d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT), le plus souvent dans l’entre soi d’une pause avec des collègues, constituent l’aiguillon de mes propres investigations sur l’outil de modélisation postal.
15Comment est défini le périmètre d’une tournée de facteur ? À partir de quels fondements est-il périodiquement redessiné, raccourci ou (plus souvent) allongé ? Le parcours est décomposé en morceaux, ayant chacun leurs distances, leurs types d’usagers et de boîtes aux lettres, leur volume de lettres et de colis. Ces éléments contribuent à déterminer la charge de travail sur les morceaux du parcours, une charge que La Poste exprime en durée. Une direction locale d’établissement a terminé de dessiner le parcours quand l’agrégation des morceaux dudit parcours atteint la durée convenue pour la tournée, elle-même dépendante de la durée légale du travail. La question devient donc : comment La Poste attribue-t-elle des durées aux morceaux de parcours ?
16Elle le fait, on l’a vu, au moyen d’une modélisation, en rompant avec la méthode antérieure qui consistait à chronométrer les tournées. Au début des années 1990, La Poste décrit le chronométrage comme de l’« artisanat de masse », quand il faudrait de l’« industriel » (cité par Bras, 1995, pp. 376-378). Il perdure encore quelques années, car « on n’était pas sous le stress de réorganiser fréquemment ». Mais « quand on a vu que la courbe de trafic allait s’inverser, il fallait aller chercher la productivité » et le premier moyen est « d’éviter le parcours physique de l’organisateur », selon un cadre interviewé. L’organisateur, c’est celui qui manipule la modélisation, qui délivre les « diagnostics » des tournées actuelles, puis recompose de nouvelles tournées en agençant les morceaux de parcours et leurs durées. Désormais, il ne connaît plus les tournées qu’à travers la représentation simplifiée qu’en donne son logiciel. Le basculement est rapide, mais il prolonge des initiatives antérieures de la direction nationale de La Poste qui, durant les trois décennies précédentes, s’efforçait d’élaborer des instruments de contrôle de la manière dont les échelons intermédiaires d’encadrement déterminaient les tournées et effectifs nécessaires.
17La modélisation se nourrit de trois types d’aliments : une estimation du nombre d’objets que le facteur ou la factrice trie et achemine ; un recensement des distances et des boîtes aux lettres de la tournée ; et enfin des durées et des vitesses théoriques des déplacements et des gestes du facteur. Au cours des dernières années, ce sont ces durées et vitesses, ces « temps virtuels » (Hatzfeld, 2005) que La Poste nomme « normes et cadences », qui ont concentré l’essentiel des débats. C’est que les critiques ont soulevé une aberration spectaculaire : La Poste a élaboré ses temps et vitesses standards au milieu des années 1990 dans des conditions qu’elle ne peut plus expliquer faute, affirme-t-elle, d’avoir conservé les documents restituant la collecte de données et les formules qui arraisonnaient ces dernières. Des dizaines de contentieux judiciaires introduits par des représentants du personnel ont prospéré en se fondant sur cette aberration, protégeant certains centres des réorganisations qui les menaçaient.
18Cette judiciarisation de la controverse n’est peut-être pas étrangère au choix de l’entreprise de remettre l’ouvrage sur le tapis : entre 2018 et 2020, elle a mené de nouvelles études, échantillonné de nouvelles tournées, réalisé de nouveaux chronométrages et confectionné de nouvelles cadences, qui commencent à être mises en œuvre en 2021. Ce nouvel « investissement de forme » (Thévenot, 1986) devrait permettre à La Poste de ne plus avoir à avancer l’excuse burlesque de la disparition des documents source. Cependant, une stricte séparation taylorienne a été maintenue, l’état-major de l’entreprise considérant la (re-)modélisation comme la seule affaire de ses ingénieurs, soustraite au regard et plus encore à l’intervention de ceux qui la subissent.
19Quels que soient les mérites de cette poignée d’ingénieurs, les biais seront à nouveau inévitables, parce que les contraintes des logiciels enserrent les formalisations de la statistique et surtout parce que la direction nationale, privilégiant son pouvoir d’organiser et son désir de maîtrise, veut des cadences précises, univoques et uniformes, au mépris de l’apport spécifique que le recours à la statistique permet : la mesure de l’approximation. Aujourd'hui comme hier, les « organisateurs » de La Poste envisagent la durée réglementaire de la journée de travail comme un verre vide qu’il faut remplir à ras bord, avec des morceaux de parcours dont la durée associée n’est pas discutable.
20Toute modélisation emporte son lot de simplifications ; si l’on n’y prend pas garde, « chaque étape introduit des écarts qui, composés les uns avec les autres, finissent par rendre complètement irréaliste la simulation finale » (Callon et al., 2001, p. 146). D’où l’importance du « regard de quelqu'un d’extérieur qui vient demander des comptes sur les simplifications faites à chaque étape » (Ibid.). Une telle recommandation est favorable à la science comme à la démocratie, mais pas au pouvoir de direction d’une entreprise comme La Poste, tout à son défi de compenser la baisse des volumes de courrier par un surcroît de travail des facteurs et factrices.
21La multiplicité, la variabilité et l’évolution des conditions d’exercice des facteurs et factrices, dont le métier est soumis aux aléas du monde extérieur, sont difficilement maîtrisables par La Poste. Pour augmenter la prévisibilité et le contrôle des activités qu’il espère diriger, l’état-major de l’entreprise s’est doté d’une modélisation des durées des tournées, puis a transformé cette description approximative en prescription impérative. Cette « science » a pour double objectif d’organiser le travail et de couper court à la discussion à propos de cette organisation.
22Au contraire, si l’on admet qu’il y a dans le travail de l’incertitude, des aléas qui ne se laissent pas approcher par des probabilités solides, des dimensions que les modèles ne parviennent pas à enserrer, alors on ne renonce pas à organiser, mais on est forcé de reconnaître que cette organisation passe par des tâtonnements, des essais et erreurs, des ajustements, des arbitrages hésitants et réversibles. Qui décide, qui arbitre, si la « science » taylorienne n’est plus que d’un maigre secours ? Frederick W. Taylor, qui ne craignait pas le paradoxe, voyait dans son système une « véritable démocratie » parce qu’il contraindrait dirigeants et salariés à s’incliner devant les mêmes règles que la science révèle (Taylor, 1912, p. 217). Ainsi prétendait-il extirper la politique de l’entreprise, c’est-à-dire la question du pouvoir de décider, de qui s’en saisit et qui en est exclu ; c’est-à-dire aussi la conflictualité, le dissensus que cette question ne manque pas d’engendrer ; c’est-à-dire, enfin, les modes de résolution toujours provisoires, les accommodements à inventer.
23C’est donc par le détour de l’étude d’un dispositif de métrologie singulier et hautement controversé que je reviens au lancinant débat de la démocratisation de l’entreprise. Sur ce sujet, le paysage éditorial francophone s’est enrichi ces dernières années de la traduction de l’ouvrage de Bruno Trentin (2012) ainsi que des contributions d’Isabelle Ferreras (2012), Thomas Coutrot (2018) et Alexis Cukier (2018), qui s’interrogent sur les types de collectifs et de procédures qui peuvent être institués pour favoriser cette démocratisation. Si la question de l’échelle (de délibération et de décision) est présente dans ces études, c’est principalement sur un mode juridique, à travers la question des compétences respectives reconnues aux différents niveaux de délibération. La modélisation postale des tournées, qui cherche à faire tenir dans un même référent 55 000 tournées et 70 000 facteurs et factrices disséminé.e.s sur tout le territoire français, invite à aller au-delà et regarder par quelles technologies, par quelles machines, par quels emboîtements et réseaux ces différents niveaux sont reliés et comment ces liaisons sont durcies par les investissements matériels ou de forme qui les font tenir. C’est pourquoi la sociologie des sciences et des techniques est également mobilisée, parce que ses manières de formuler les conditions de possibilité d’une « démocratie technique » (Callon et al., 2001) peuvent être extrapolées au travail salarié – où cette sociologie s’est cependant peu aventurée.
24Par quoi faudrait-il remplacer la modélisation taylorienne, la prescription unilatérale de La Poste ? Répondre à cette question constitue un immense défi au seuil duquel s’arrête mon livre. Dans ce métier propice aux regards jaloux sur la tournée du voisin, au soupçon d’avoir été moins bien servi que son collègue facteur, la modélisation des tournées au moyen de cadences uniformes fournit un référent boiteux mais commun, la seule balance disponible pour établir ce qu’un ingénieur du siège appelle la « justice organisationnelle ». Se demander par quoi la remplacer, comment répartir au mieux le travail de distribution du courrier entre des dizaines de milliers de facteurs et factrices, c’est réfléchir à une méthode qui permette de prendre en compte les aspérités territorialisées du réel, mais aussi de fabriquer des équivalences pour minimiser les inégalités de conditions d’exercice ; qui donne droit de cité aux intelligences locales, tout en décidant quand et comment celles-ci doivent s’effacer derrière des directives ou des standards nationaux ; qui allie la vivacité de la démocratie, à tous les niveaux où elle est souhaitable et possible, avec la rigueur du contrôle d’égalité. La démocratie ne résout pas les contradictions, elle leur permet de s’épanouir – et alors, peut-être, de moins en souffrir.