1Dans le « Grand résumé » de son ouvrage, Le Caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs, Nicolas Jounin révèle l’effort original qui fut le sien pour éclairer les enjeux du monde du travail. Son étude des facteurs en France se lit comme un cas critique du monde du travail contemporain, qui sonne l’alarme des réorganisations en cours dans l’économie de services. S’y donne à voir la pression à la dite rationalisation du travail « peu qualifié », pourtant considéré comme « essentiel » en ces temps de crise du Covid. Un métier si essentiel et largement reconnu comme tel jusqu’à l’arrivée des premières vagues de rationalisation des services publics en Europe dès les années 1980 et le déploiement du New Public Management et de la privatisation de pans entiers de services considérés auparavant comme « publics ».
2Assurant le lien entre monde industriel et monde des services, la séparation taylorienne entre conception et exécution reste au cœur du travail contemporain. Cette opération relevant des choix politiques endossés par Frederick W. Taylor nous livre encore son héritage aujourd’hui. En particulier, il produit cette incapacité que documente Nicolas Jounin à saisir les controverses socio-techniques dans un cadre démocratique au travail. Ce que l’enquête de Nicolas Jounin préfigure, c’est la réalité du monde du travail de demain, où les dimensions-clés de son étude seront exacerbées. Ce monde qui nous attend sera fortement façonné par les dispositifs d’intelligence artificielle. Comment pourrait-il ressembler à autre chose qu’à cette fragmentation croissante des luttes et des situations singulières constatées par Nicolas Jounin à La Poste ? La sociologie du travail compréhensive et critique pratiquée par Nicolas Jounin permet de nous éclairer, porteuse d’une utilité analytique profonde et d’une pertinence sociale immédiate.
3D’emblée, il importe de souligner combien l’effort de l’auteur est de facture originale. En effet, l’ouvrage est le produit d’une enquête menée sur trois fronts méthodologiques renforçant la même ambition, enquête de terrain par observation participante auprès des postiers et des postières, au sein d’un centre de distribution de courrier en France métropolitaine, analyse socio-technique de la genèse de la mise au point de l’outil de gestion des tournées mis en œuvre par La Poste durant les années 1990 et la première moitié des années 2000 au travers d’entretiens et de consultation d’archives et, enfin, construction d’un échange – imaginaire – entre l’auteur et Frederick W. Taylor sur les fondements de l’organisation scientifique du travail, à la fois point de référence incontournable des pratiques gestionnaires qui se sont imposées à La Poste et repoussoir normatif au vu des enjeux soulevés.
4Tirons le fil de l’analyse offerte par l’enquête de Nicolas Jounin : la pression à la dite rationalisation du travail dit « peu qualifié » est constante et va croissante. La littérature économique annonce en effet depuis une petite dizaine d’années que tout travail ne contenant pas de tâches dites « cognitives » et « créatives » est susceptible d’être rapidement remplacé par la machine – il faut comprendre, par l’intelligence artificielle. Depuis le papier séminal de l’économiste et de l’ingénieur d’Oxford, Carl B. Frey et Michael A. Osborne, le constat s’est répandu comme une trainée de poudre (Frey & Osborne, 2013). Cependant, il faut faire remarquer que ce que la littérature économique appelle les tâches « routinières » ne cesse d’évoluer. Ou pour le dire autrement, la frontière de la substituabilité de l’humain par la machine n’a rien de définitif et ne relève jamais du simple enjeu technique. Dans leur chapitre « Why People Still Matter », Franck Levy et Richard Murnane avaient identifié les raisons techniques qui expliquent la difficulté de reproduire la perception humaine, affirmant que conduire dans le trafic n’est pas une faculté susceptible d’être automatisée (Levy & Murnane, 2004). Pourtant, Carl B. Frey et Michael A. Osborne en 2013 écrivaient que pas plus tard que six ans après la publication de Franck Levy et Richard Murnane, en 2010, Google annonçait être sur le point de produire une voiture autonome (Brynjolfsson & McAfee, 2011), pour finalement faire une courbe rentrante. À la veille de 2022, Google a dû se l’avouer : les voitures autonomes ne sont pas à portée de main. Aujourd’hui, nous – la technologie – sommes encore loin du compte.
5À l’heure de la quatrième révolution industrielle, on peut poser l’hypothèse que la frontière de la substituabilité humain-machine est fonction de deux variables : la sensibilité d’un poste de travail à l’informatisation d’une part (ce que Carl B. Frey et Michael A. Osborne appellent « susceptibility to computerization » [Frey & Osborne, 2013]) qui est une fonction de son contenu en terme de charge de créativité et d’intelligence sociale et d’autre part, la valeur expressive de cette fonction aux yeux de son environnement (consommateurs, marchés). Un exemple suffit à illustrer cette dernière dimension : le positionnement par rapport à la distribution par des robots de médicaments ou de repas en maison de repos. L’acceptabilité sociale de la substituabilité de l’humain par la machine dans la distribution des repas aux plus âgés placés en maison de soin et de repos est culturelle d’une part et tributaire du pouvoir d’achat d’autre part. Dans le cas de la fonction de facteur, Marie Cartier avait largement documenté le rôle social unique joué par les facteurs dans le tissu social français (Cartier, 2000, 2003). Leur valeur expressive pour les usagers de La Poste était capitale. L’enquête de Nicolas Jounin démontre que malgré une longue histoire marquée par une inscription sociale fondamentale de la fonction sociale du facteur dans la société française, cette profession est soumise à une rationalisation répondant à la logique économiciste telle que rappelée plus haut qui a fait largement fi de la valeur expressive de la fonction de facteur pour les usagers de La Poste. La frontière de la substituabilité humain-machine est donc susceptible de bouger rapidement.
6L’objectif de rationalisation des tournées s’est appuyé sur la tradition taylorienne de la séparation entre conception et exécution, à laquelle un service de livraison de courrier était forcément déjà facilement acculturé. En effet, on comprend en suivant Nicolas Jounin que la division du travail nécessaire au fonctionnement de l’organisation a constitué un ressort stratégique idéal à l’heure de la nécessité de « réformer ». Ainsi, l’explique Nicolas Jounin, la modélisation mise en œuvre par les ingénieurs n’a pas impliqué les personnes concernées. Cette modélisation s’est faite depuis les bureaux plutôt qu’« à l’ancienne » en suivant le facteur dans sa tournée. Elle s’est nourrie de trois types de données : une estimation du nombre d’objets que le facteur trie et achemine ; un recensement des distances et des boîtes aux lettres de la tournée ; et enfin des durées et des vitesses théoriques et standardisées des déplacements et des gestes du facteur. Nicolas Jounin nous apprend que ces durées et vitesses, nommés « normes et cadences » par La Poste relèvent d’une réduction inquiétante : La Poste avait élaboré ses temps et vitesses standards au milieu des années 1990 dans des conditions qu’elle ne peut, de son propre aveu, même plus expliquer faute d’avoir conservé la documentation qui a donné lieu à l’élaboration de ces normes.
7Qu’une entreprise publique de services, où la tradition syndicale fut si puissante et ancrée, soit parvenue à évoluer en ce sens, sans que les arènes de négociation et les droits collectifs de travailleurs ne leur aient jamais permis de s’emparer de manière significative de l’enjeu de (cette incapacité de justification des modalités de) l’organisation du travail offre une démonstration puissante du caractère totalement inachevé de l’édifice des droits des travailleurs aujourd’hui en France.
- 1 https://www.lesechos.fr/thema/articles/comment-la-poste-a-defini-sa-mission-entre-heritage-et-ambit (...)
8Confrontée à une évolution de la charge des courriers, qui justifie un objectif de réforme tous les dix-huit mois approximativement, Nicolas Jounin explique que La Poste a abandonné depuis 2014 la pratique de vérification matérielle de la charge de travail et des tournées des facteurs. Depuis lors, une modélisation de la durée des tournées a été établie sur des normes et cadences établies à la fin des années 1990. La séparation entre conception et exécution du travail est ainsi définitivement assumée. L’exécution du travail réel ne semble intervenir que comme une contrainte matérielle soumise à un jeu comptable qui s’est autonomisé. La force de l’opération réside dans la « prétention au monopole de la rationalité et de la science » sur lequel se fonde l’organisation scientifique du travail. On pourrait même penser qu’il s’agit d’une déconnexion profonde entre deux sous-systèmes finalement bouclés sur eux-mêmes. Car la force de cette différenciation fonctionnelle, à la Niklas Luhmann, à l’œuvre dans la dynamique interne propre à l’entreprise sème le doute quant aux capacités réelles des salariés à peser sur leur vie au travail et cela, alors même que la tradition syndicale est forte et que les salariés composent un tiers des membres du Conseil. Reprenant Paul Bouffartigue, Jacques Bouteiller et Baptiste Giraud (2018), Nicolas Jounin nous l’indique : « les conflits sociaux ne sont pas rares, mais ils sont éparpillés car, dans la majorité des cas, ils précèdent ou suivent de peu la réorganisation d’un centre en particulier ». Les factrices et facteurs sont renvoyés à leur expérience singulière qu’ils affrontent seul.e.s, écrit Nicolas Jounin, c’est ainsi qu’ils et elles arbitrent « entre dégradation de la qualité de leur travail, intensification de leurs efforts et allongement de leur journée ». Pendant ce temps-là… le 8 juin 2021, La Poste devenait la première entreprise publique marquée du statut de « société à mission », tel que le prévoit la loi PACTE de 2019. En découle l’obligation d’afficher sa « raison d’être » et de mettre en place un comité de mission pour en faire le suivi. La raison d’être que s’est choisi La Poste est ainsi formulée : « au service de tous, utile à chacun, La Poste, entreprise de proximité humaine et territoriale, développe les échanges et tisse des liens essentiels en contribuant aux biens communs de la société tout entière » 1 .
9La Poste apparaît comme un « cas critique » (Ferreras, 2007) parmi les plus favorables à la possibilité pour les travailleurs de peser sur leur vie au travail. En effet, sur un Conseil de 21 membres comportant une majorité de représentants de l’État, sept membres du Conseil d’administration de La Poste sont des représentants élus par les salariés parmi leurs pairs. Si ce n’est pas dans ces conditions optimales qu’un conflit de qualité puisse se nouer, lesquelles seraient-elles ? Nouer le conflit ? Nicolas Jounin nous apprend que des dizaines de contentieux judiciaires introduits par des représentants du personnel sont apparus, qui ont parfois permis, à la marge, de protéger certains centres des projets de réorganisation. Mais plus largement, cette situation ne peut qu’interroger sur les insuffisances de l’architecture politique de la représentation des travailleurs, leur permettant de développer une « capacité collective » (Ferreras, 2008) susceptible de leur permettre d’agir sur les contraintes qui pèsent sur leur travail.
10Nicolas Jounin identifie une voie royale pour nouer le conflit : construire la controverse socio-technique avec les acteurs eux-mêmes. Au travers de cet ouvrage, Nicolas Jounin a pris sa part. Ainsi, prolongeant des travaux portant sur l’étude de l’articulation entre les normes d’organisation du travail à La Poste et les dimensions de l’activité réelle (Demazière & Mercier, 2003 ; Salaün, 2008), l’enquête de Nicolas Jounin est inédite en ce qu’elle s’attache à reconstituer l’infrastructure socio-technique qui a permis de produire une prescription des tournées, donc un encadrement du travail – des facteurs– de manière aussi stricte, tout en l’adossant, cette fois, à une appréhension, du point de vue de l’acteur, de l’expérience du travail permise dans ces nouvelles conditions de mise au travail. Nicolas Jounin montre combien le travail des facteurs s’en trouve contraint, ces derniers subissant des normes de productivité qui semblent déconnectées de la réalité du travail réel à fournir. Sous couvert de science et d’un lexique objectivant l’activité de travail, les facteurs se trouvent dépossédés de toute capacité à contester, à agir. L’auteur dénonce l’imposture qui veut faire, dans la tradition tayloriste, de la « science » la fossoyeuse de la controverse, plutôt que son adjuvant.
11Ainsi, l’enquête de Nicolas Jounin porte bien au-delà d’elle-même. Ce cas critique préfigure les enjeux auxquels l’ensemble du monde du travail va se trouver confronté avec la montée en puissance de la standardisation des fonctions dites peu qualifiées en particulier et la généralisation de la mobilisation de l’IA (intelligence artificielle) dans le monde du travail.
12La sociologie du travail le documente avec précision : il est plus que jamais urgent de dépasser le programme politique de Frederick W. Taylor (Ferreras, 2007). C’est celui d’une dépossession des travailleurs de toute capacité à réintégrer les moments de la conception et de l’exécution du travail. Pourtant, ce « despotisme » en entreprise est contraire aux besoins de souplesse, de flexibilité des travailleurs eux-mêmes si toutefois l’on souhaite qu’ils rencontrent les besoins des clients avec succès. En effet, c’est dans la possibilité de réintégration des moments de la conception et de l’exécution du travail que se trouvent les conditions du succès dans une économie de service (Sabel, 1994 ; Ferreras 2012) : parce que la satisfaction du client se trouve au cœur du projet économique, il est sous-optimal de coincer celui qui rend le service dans une situation de pure exécution. Car c’est précisément de sa marge d’exécution – souvent appelée flexibilité – que viendra sa capacité à rencontrer de manière satisfaisante les besoins du client. Plus profondément, cette perspective identifie la nécessité de reconnaître que des fonctions dites « peu qualifiées » sont qualitativement chargées et fournit dès lors une hypothèse explicative pour les progrès finalement ralentis en matière d’automatisation de quantité de fonctions. Ils ne seront pas si simplement informatisables et remplacés par la machine sauf à fondamentalement transformer le service rendu, précisément, en une production mécanisable et standardisable. Le service, s’il doit rester un service – c’est-à-dire correspondre à la meilleure définition qui a pu en être donnée, proposée par Jean Gadrey : « changer l’état du bénéficiaire, généralement avec son concours » (Gadrey 2003), nécessite de garantir au travailleur cette marge de liberté.
13Au bout de la logique de La Poste, nous trouvons Amazon, leader de la distribution mondiale, qui partage l’imaginaire d’une robotisation complète de la livraison – la livraison par drone en étant le dernier avatar. L’enjeu est de taille de ne pas laisser ces perspectives, comme le constate Nicolas Jounin, sous « leur apparence scientifique et leurs chiffres après la virgule […] désarmer la critique, boucler les imaginaires ». C’est bien au contraire la politisation des choix techniques qui importe. L’appel de Nicolas Jounin de faire entrer la sociologie des sciences et des techniques dans le champ de la sociologie du travail, afin de formuler les conditions de possibilité d’une démocratie technique, au sens de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe est original et convaincant (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001). Plus généralement, doter les acteurs des ressources adéquates permettant les capacités pertinentes pour construire et prendre en charge la controverse socio-technique est vital. Dans cet esprit, la Commission européenne vient de reconnaître cette nécessité en formulant à la mi-décembre 2021 dans son projet de directive relative aux travailleurs de plateforme, la nécessité de nouveaux droits face au management algorithmique. L’enjeu est précisément de doter les travailleurs de droits leur permettant d’obliger les plateformes à révéler les algorithmes qu’elles utilisent pour gouverner leur travail. L’enquête de Nicolas Jounin permet de démontrer combien ces nouveaux droits sont fondamentaux.
14En somme, alors qu’ils sont pourtant dans des conditions extrêmement favorables, par rapport au secteur privé en France ou à d’autres pays, si les organisations syndicales et les représentants des salariés présents dans le Conseil d’administration de La Poste ne parviennent pas à avoir un impact significatif sur l’expérience de travail des facteurs, il importe de s’interroger sur l’insuffisance des dispositifs institutionnels existants et de poursuivre le chemin qu’ils ont ouvert : la démocratisation complète de l’entreprise, dans le but identifié par Nicolas Jounin de permettre aux facteurs et factrices de La Poste de sortir d’une forme moderne de servitude, accompagnée par un salaire et surdéterminée par un langage de la dette vis-à-vis de l’entreprise justifiant l’obéissance à ses prescriptions unilatérales. On se trouve ici face à un cas d’application idéal pour la perspective de la démocratisation des entités despotiques par la voie bicamérale (Ferreras, 2012, 2017).
15À l’heure du débat très vivant sur le futur du travail et de la nécessaire reconnaissance des fonctions dites « essentielles » dans la pandémie de Covid-19, des tournées des facteurs en région aux outils développés par les GAFAM, la passionnante enquête de Nicolas Jounin, en rentrant dans l’analyse des enjeux du travail contemporain par l’entrée singulière des facteurs et factrices en France, relève d’une portée universelle.