Navigation – Plan du site

AccueilSociologieSGrands résumés2022Antimafia. Associations et coopér...Pour une mise en perspective hist...

2022
Antimafia. Associations et coopératives contre la criminalité

Pour une mise en perspective historique et sociologique de la lutte contre la mafia comme enjeu de solidarité

Grand résumé de Antimafia. Les associations et les coopératives contre la criminalité, Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, 2020
Elisabetta Bucolo

Notes de la rédaction

La discussion par Hervé Rayner est accessible à l’adresse : https://journals.openedition.org/sociologies/18210 et celle par Andrea Rea à l’adresse : https://journals.openedition.org/sociologies/18217

Texte intégral

1Lorsque l’on parle de criminalité et de mafia, on ne peut que faire le lien avec la Sicile. Entre les sourires complaisants et les implicites plus ou moins assumés, il est de l’expérience presque quotidienne de tout Sicilien de se faire interpeller sur la question mafieuse dès que l’on dit ses origines. Je suis sicilienne et j’en ai fait l’expérience. La persistance de ces représentations stéréotypées ou de la simple curiosité pour une réalité sociale qui paraît exotique n’est que la résultante d’un processus historiquement et socialement consolidé. La Sicile est définie et imaginée comme une pathologie, le mal obscur d’une Europe et d’un monde occidental inscrits dans la lumière du progrès économique capitaliste. À plusieurs reprises, elle a été analysée comme une sorte de laboratoire d’une modernisation déviée et dégénérée (Hytten & Marchioni, 1970) et la présence massive de la criminalité organisée constituerait la preuve indéniable de cette déviance. Cependant, la réalité est bien plus complexe et réduire à une pathologie la réalité sicilienne est une façon de ne pas voir l’étendue des dégâts car les réseaux criminels sont une puissance économique mondiale, indissociable du capitalisme. Ils disposent, en effet, des capitaux et des liquidités indispensables à sa viabilité. Très prospères sur les marchés de la drogue, de la prostitution, de la vente d’armes et des contrefaçons, ils s’étendent également à la finance internationale par le biais du blanchiment d’argent et du recyclage de capitaux, ainsi que par la corruption des marchés publics. Plus généralement, tous les secteurs présentant un fort potentiel de gains peuvent être investis par la criminalité, par le biais de « zones grises » de complicité et de connivence. Il s’agit d’espaces à la frontière entre légalité et illégalité, dans lesquels criminels, responsables politiques, entrepreneurs et fonctionnaires nouent des alliances et échangent des faveurs : les réseaux criminels offrent protection, intermédiation et capitaux aux acteurs économiques et professionnels ; en échange, ceux-ci offrent des compétences dont la criminalité est dépourvue. Or, ces formes d’entrelacement se sont structurées dans tous les pays.

2Afin de montrer la nécessité d’une prise de conscience collective de l’ampleur du phénomène criminel ainsi que des formes de réponse possibles et pour déjouer les représentations, nous nous sommes astreinte à un exercice de renversement pour proposer une lecture historique et sociologique non pas du phénomène mafieux mais des luttes civiques qui ont participé à le controverser, au moins depuis l’Unification italienne advenue en 1861. Nous avons ainsi situé la déviance de la société civile sicilienne par rapport au reste du monde, non pas dans sa nature criminelle mais plutôt dans sa force de résilience face aux réseaux mafieux. Son anomalie réside ainsi à nos yeux dans l’appel constant, partagé et solidaire à la justice sociale, porté et agi par des associations et des coopératives qui ont rassemblé des citoyens résolument opposés à la criminalité. On la dénomme lutte contre la mafia, antimafia, mais il s’agit avant tout d’une lutte civique et démocratique qui tient à resituer l’existence collective dans les arènes de la légalité.

3Sans nier les distorsions évidentes du contexte économique et politique sicilien, nous avons tenté de rendre intelligibles certaines expériences civiques, économiques et sociales qui ont été tellement disqualifiées qu’elles ont fini par ne pas être considérées comme significatives, car, englouties par un imaginaire parallèle de crime et de violence, elles disparaissent et deviennent invisibles (De Sousa Santos, 2011). Or, il nous a semblé nécessaire de resituer ces expériences y compris dans l’espace des connaissances sociologiques qui a plutôt fait prévaloir une lecture événementielle et parfois caricaturale de la réalité sicilienne, se référant essentiellement à la mafia. Raconter l’antimafia et notamment sa portée solidaire nous a semblé important pour restituer le vécu d’une grande partie de la population sicilienne, qui est souvent occulté par la force d’impact qu’ont les agissements mafieux mais également par la persistance d’un imaginaire collectif, soutenu par des catégories savantes.

Catégories savantes et lecture historique

4Le schéma dualiste construit autour du paradigme de l’opposition entre le Nord de l’Italie riche car imprégné de civisme, d’une part et un Sud familialiste et clientéliste (Blando, 2002 ; Briquet, 2006), d’autre part, a contribué à consolider l’idée de l’impossibilité pour les populations d’Italie du Sud de générer des actions collectives et civiques, pour des raisons ancrées dans leur ethos culturel. Ces catégories culturalistes fondées sur l’infériorité morale des gens du Sud ont été mobilisées à différentes époques et notamment au lendemain de l’Unification italienne. La force et l’enracinement des liens communautaires et d’amitié restreinte sont considérés comme des caractères particularistes qui empêchent les populations du Sud d’évoluer vers des comportements civiques, voire les happent vers des attitudes criminelles. À propos de la Sicile et de la mafia, par exemple, le criminologue Cesare Lombroso, dans son ouvrage L’Homme criminel (Lombroso, 1876), distinguait la « race du sud » inférieure à la « race du nord » et il expliquait que le type criminel est un individu atavique et amoral, tel le mafieux sicilien. Ces explications savantes ont participé dans le temps à stigmatiser les populations méridionales, jugées inciviques, amorales et criminelles et ont été utilisées de façon stratégique dans le jeu politique national. Mais c’est notamment après la Seconde Guerre mondiale que l’on constate un regain d’intérêt pour les dynamiques communautaires du sud de l’Italie et notamment avec les community studies, qui essayent d’expliciter les raisons de la pauvreté dans une approche plus globale prenant en compte les conditions morales et culturelles des populations. Dans ce sillage, entre 1954 et 1955, le politologue américain Edward C. Banfield mène des travaux d’enquête dans un petit village du sud de l’Italie pour apporter un éclairage quant aux raisons du retard économique de ces régions (Banfield, 1958). Il émet l’hypothèse que la persistance des caractères traditionnels communautaires, tels les appartenances familiales et l’amitié restreinte, seraient à l’origine du manque d’esprit civique et de l’incapacité de ces populations d’agir ensemble pour le bien commun, ce qui les empêcherait de générer des dynamiques vertueuses utiles au développement économique. La culture de ces communautés se fonderait sur un ethos spécifique qu’il dénomme familialisme amoral et qu’il définit comme une attitude par laquelle les gens agiraient uniquement pour les intérêts immédiats de leur entourage familial et n’attacheraient aucune importance à l’intérêt collectif. Trop inclusives et égoïstes, jusqu’à être amorales, les relations familiales empêcheraient toute solidarité élargie au-delà de leurs frontières, en cantonnant les individus à des relations instrumentales et particularistes. Dans ce contexte imprégné de familialisme amoral, il serait donc impossible de s’associer pour le bien public ou de se mobiliser pour défendre des causes communes. Les apports théoriques d’Edward C. Banfield ont été réactualisés dans les années 1990, notamment pour éclairer les notions de confiance (Fukuyama, 1997) et de capital social (Putnam et al., 1993) et se sont diffusés largement dans le champ des sciences sociales. En dépit des vertus heuristiques de ces apports, notamment pour mieux comprendre les interactions entre faits sociaux et faits économiques, il reste qu’ils ont participé à construire une représentation aussi déterministe que déformée de l’agir collectif dans le sud de l’Italie, en considérant les populations incapables de se mobiliser pour des actions civiques (civicness). Ces apports théoriques présentent à notre sens un défaut épistémologique. En considérant le sud de l’Italie, à l’instar des autres Sud du monde, on peut en effet affirmer que ces travaux montrent « les limites de la tradition critique occidentalo-centriste (souvent dominante dans la pensée critique à l’égard des pays du Sud) pour ce qui est d’analyser et d’évaluer les processus politiques qui ont recours à des univers symboliques et culturels ne concordant pas avec ceux qui la sous-tendent » (De Sousa Santos, 2011, p. 21). Malgré cela, la construction de la catégorie savante du familialisme amoral constitue une constante dans la représentation du Sud italien et a circonscrit le cas sicilien dans une aura d’exceptionnalité, pour en faire un lieu dysfonctionnel. Ce qui a participé à invisibiliser la réalité du mouvement antimafia se fondant sur l’action collective et organisée d’associations, coopératives et collectifs citoyens.

5Il nous a semblé propice, donc, de proposer une mise en perspective historique de la lutte contre la mafia en Sicile, afin de mieux comprendre l’état présent. Dans cet exercice, nous n’avons nullement eu la prétention de nous substituer au travail des historiens, nous n’en avons pas les compétences. Mais la lecture sociologique du présent nous semble pouvoir se faire seulement en termes de continuité par rapport à un passé qui vient le questionner. Il s’est agi donc, pour nous, de reconstituer une histoire qui a pour but de lire « le système de transformations dont la situation actuelle hérite » (Castel, 1995, p. 12). L’approche historique permet une reconstruction rétroactive du Sud qui peut rendre compte de sa diversité pour dépasser les schémas qui l’enferment dans l’unicité des modèles représentatifs que nous avons décrits. Or, dans le cas du mouvement associatif et coopératif sicilien, il existe une histoire riche qui peut contribuer à déconstruire, ou du moins à remettre en question, les postulats culturalistes grâce à l’évocation et à la documentation de faits historiques réels. Cependant, l’historiographie sicilienne n’a pas donné lieu à une lecture approfondie de ce mouvement mais s’est limitée à saisir uniquement certaines expériences comme des cas exceptionnels, de sorte à réduire la portée factuelle et symbolique du mouvement antimafia dans l’histoire plus globale de la Sicile. Comme le montre Niccolo Mignemi, les recherches ont été limitées aux circonstances spécifiques et aux expériences locales sans qu’un programme de recherche systématique sur ce thème ait pu se développer de façon plus structurée (Mignemi, 2017). D’où la complexité de notre travail qui a dû puiser à la fois dans une mise en perspective des évènements politiques nationaux et régionaux, dans les lectures multiples du phénomène mafieux pour in fine restituer l’évolution du mouvement antimafia.

Les trois phases de l’antimafia

  • 1 Le Fascio peut être considéré comme une synthèse entre une action syndicale poursuivant des objecti (...)
  • 2 Le préfet Cesare Mori fut chargé par Benito Mussolini de lancer une campagne contre la mafia en Sic (...)

6Dans cet ouvrage, nous avons choisi de procéder en mobilisant une lecture historique diachronique en trois phases qui correspondent à des moments significatifs dans l’évolution du mouvement antimafia. Une première phase rend compte des origines des formes d’associationnisme et coopérativisme rural et notamment les coopératives de consommation et de production, les fermages collectifs, les banques populaires et les Fasci 1 du peuple, qui ont eu un rôle essentiel dans l’opposition aux réseaux mafieux car ils ont bousculé leurs acquis. Si, par exemple, les Fasci contribuent à l’émancipation et à la conscientisation politique des paysans et des ouvriers, les caisses rurales réduisent l’endettement et les risques d’usure, alors que les fermages collectifs proposent des formes de mutualisation et de gestion coopératives qui permettent aux paysans de s’émanciper des intermédiaires mafieux, les gabelloti. Ces derniers avaient fondé leur pouvoir sur le contrôle des relations entre les propriétaires fonciers et les paysans employés dans leurs champs. Ils établissaient les règles des contrats, exploitaient la main d’œuvre paysanne et achetaient souvent les terres à des prix en dessous de leur valeur réelle. La constitution des coopératives agraires et la sensibilisation politique des paysans étaient un obstacle majeur au monopole foncier et remettaient en question le pouvoir des gabelloti, ce qui déclenchera l’hostilité des réseaux mafieux à l’égard des coopérateurs. De nombreux leaders du mouvement coopératif accédèrent à des places de premier plan sur l’échiquier de la vie politique locale car ils géraient un nombre important de terres et pouvaient bénéficier de la confiance des paysans et de l’appui de certains propriétaires fonciers. De ce fait, le jeu politique local sera en partie influencé et orienté par ces agglomérats coopératifs qui finiront par intéresser les mafieux, « la mobilisation collective offre à la médiation des notables (et) mafieux de nouveaux champs d’application » (Lupo, 1999, p. 199). Toutefois, face à l’impossibilité de compromettre l’esprit coopératif, les mafieux finirent par attaquer de front les associations et les coopératives. Comme l’affirmera quelques années plus tard le Préfet Cesare Mori 2,

« celle qui le plus durement entrava le pas à l’organisation paysanne, socialiste et catholique fut la mafia. Laquelle, fortement orientée vers le monopole absolu et l’exploitation de la propriété et de la gestion des terres, en voyant dans les aspirations et les tentatives des organisations paysannes surtout un danger pour elle-même et une concurrence, essaya de les anéantir à sa manière, farouchement, à travers les assassinats de ses organisateurs » (Mori, cité dans Giarrizzo, 2004, p. 124).

  • 3 Le Département d’État américain exerça des pressions pour l’éloignement des partis de gauche du gou (...)
  • 4 Portella della Ginestra est une commune sicilienne, lieu historique de rencontre des paysans pour l (...)

7Une deuxième phase débute après la Libération. Le mouvement antimafia est incarné à cette époque par les paysans organisés en coopératives ou syndicats et mobilisés dans la reconstruction de l’après-guerre. Cette reconstruction s’articule autour de deux grandes réformes : la réforme agraire de 1944 puis la création en 1950 d’un fond spécial de développement pour le midi italien, la Cassa del Mezzogiorno. Si la première participa à renforcer le mouvement coopératif, la seconde installa des alliances nouvelles entre les mafieux et le pouvoir politique local et national. Dans le cadre de la réforme agraire, les décrets Gullo reconnaissaient le droit pour les paysans regroupés en coopératives de remettre en production et de gérer les terres en friche ou mal exploitées par leurs propriétaires privés ou publics. Les occupations légales des fiefs des grands propriétaires, tout autant que des terres des gabelloti mafieux, furent orchestrées par les associations et les syndicats. Ce mouvement pacifique non seulement permit aux paysans de défendre leurs droits, d’accéder à un revenu et de faire renaître les coopératives et les ligues paysannes, mais également d’assurer la victoire, en 1947, des partis de gauche aux élections pour la nouvelle Assemblée régionale sicilienne. Cette victoire, obtenue grâce aux voix des zones rurales où le mouvement paysan était le plus actif, n’avait pas été prévue par les forces conservatrices majoritaires au niveau national qui se sont mobilisées pour stopper cette avancée de la gauche en Sicile car elle pouvait avoir un effet moteur pour le reste de l’Italie. Ce qui ne convenait pas non plus aux Américains dont l’objectif était de ne pas risquer de voir l’Italie graviter dans l’orbite russe 3. L’affrontement entre forces politiques s’accompagna d’une série de délits mafieux ayant comme objectif l’affaiblissement, voire la disparition du mouvement coopératif et associatif et culmina avec le massacre de Portella della Ginestra 4 durant les manifestations syndicales du 1er mai 1947, qui est inscrit dans l’histoire italienne comme l’un des événements clés de la connivence entre mafia et pouvoirs publics. On compte durant cette période au moins 54 militants tués, ce qui suscita chez les populations des doutes quant à la validité et à l’opportunité du choix coopératif ainsi que la méfiance envers la justice qui laissa la plupart de ces meurtres impunis. Ainsi la mafia continue de se consolider grâce au changement de sa stratégie d’alliances. Elle bénéficie également de « l’existence d’un sanctuaire politique qui la protège des dénonciations et des persécutions, jusqu’à ce que la guerre froide justifie le recours à des pactes et à des alliances illicites » (Giarrizzo, 1987, p. 604) et œuvre activement à la stabilisation d’un système politique, économique et social le mieux adapté à ses intérêts. À partir de 1950, la Cassa del Mezzogiorno ouvre la voie à l’industrialisation ainsi qu’à des nouveaux flux de ressources financières publiques destinées au Sud pour la construction d’infrastructures. L’attribution de ces fonds engendra un système de clientélisme pour l’attribution discrétionnaire des ressources financières de la Caisse. Les mafieux ne tardent pas à comprendre que les alliances devront se déplacer des propriétaires fonciers vers les représentants politiques, pivot local de la distribution des ressources nationales et ces années marquent un véritable pacte entre les forces politiques conservatrices, représentées par la Démocratie chrétienne et la mafia. Ses modalités d’action ne changent pas, à savoir : la maximisation des opportunités économiques par le biais de la violence, l’investissement, par l’intimidation, dans les secteurs rentables du marché, la vocation politique et le contrôle social (Mangiameli, 1987, p. 550). Pour la première fois, il ne s’agit plus uniquement pour la mafia d’accéder aux ressources par le biais de l’intimidation mais également d’utiliser la nouvelle législation sociale et les dispositifs d’aide au développement comme des canaux d’accès aux ressources. Dans ce jeu, le personnel politique se sert des réseaux mafieux tout autant que les mafieux se servent du personnel politique.

  • 5 Introduction au numéro 25 de la revue Meridiana, consacré au sujet de « l’Antimafia ».
  • 6 Art. 416 bis du Code pénal italien (association de type mafieux). « L’association est de type mafie (...)
  • 7 Les délits des années 1980 et 1990 ont touché des personnalités engagées dans la lutte contre la ma (...)
  • 8 Le pizzo est une forme d’extorsion imposée aux commerçants et plus largement aux entrepreneurs en c (...)

8Enfin, une troisième phase couvre la période de 1980 à aujourd’hui. Elle voit se structurer le mouvement de l’antimafia sociale, regroupant de nombreuses associations engagées dans plusieurs secteurs d’activité, de l’animation dans les quartiers populaires à la lutte contre l’extorsion (anti-racket) aux activités de sensibilisation dans les écoles jusqu’à la coopération sociale pour l’usage social des biens confisqués à la mafia. Le mouvement civique de ces années diffère des mouvements associatif et coopératif qui l’ont précédé par sa capacité à rassembler tous les corps sociaux. Les hommes et les femmes qui se rejoignent dans le mouvement antimafia sont issus d’espaces de militance multiples (le féminisme, le pacifisme, l’environnement…) et la lutte antimafia se nourrit de ces apports et s’émancipe du lien avec les partis de gauche (et de la lutte des classes). Le décloisonnement entre les appartenances idéologiques et religieuses participe à renforcer un « engagement civique et moral, destiné à répandre auprès les citoyens de nouvelles normes de comportement contre le clientélisme, la culture de l’indifférence ou de l’omerta, les comportements violents » 5. Ces organisations ont donc la particularité de rassembler plusieurs corps sociaux (de la magistrature à l’église, à la société civile et aux élus), d’élargir leur périmètre d’action au niveau national et de diversifier les modalités d’engagement et d’intervention dans l’espace public. En parallèle, sous la pression de la société civile, sera enfin produit un corpus législatif pour la qualification pénale de la mafia avec la promulgation de la loi n° 646 dite Rognoni-La Torre, par laquelle le délit d’association de type mafieux est officiellement intégré dans le code pénal (art. 416 bis) 6. On donne ainsi une définition claire des caractéristiques propres (objectifs et moyens) et des dimensions criminelle, économique et politique du phénomène mafieux en le différenciant ainsi des autres formes de criminalité. Dans ce contexte, certains magistrats s’attribueront une responsabilité majeure dans la « régénération morale, civile et politique du pays en en appelant parfois directement à l’opinion publique » (Mastropaolo, 2001, p. 633), comme c’est le cas du pool antimafia dirigé par le juge Antonino Caponetto. Cette prise de position explicite de certains milieux, institutionnel, juridique et ecclésiastique, aura des effets directs sur le processus de moralisation de la politique et de conscientisation de l’opinion publique. La mafia ne restera pas indifférente à ces avancées et durant les années 1990 les meurtres mafieux connaissent une nouvelle recrudescence avec ce que l’on a appelé les « meurtres excellents » 7 et cette période culminera avec les assassinats des deux magistrats Giovani Falcone et Paolo Borsellino (respectivement en mai et juillet 1992) ainsi que les attentats à la bombe dans les villes de Florence, Rome et Milan (en 1993). Face à l’ampleur des événements, même les associations qui avaient circonscrit leur action à l’intervention sociale rejoignent les mouvements civiques de lutte contre la mafia et investissent l’espace revendicatif pour réclamer justice. S’il est vrai que nombre de ces associations et collectifs se constituent sous l’effet de cette conjoncture tragique, bien d’autres, nous l’avons constaté, s’inscrivent dans une tradition associative plus ancienne. La différence notable est qu’ils peuvent désormais se montrer dans l’espace public et de ce fait rassembler autour d’eux d’autres citoyens touchés par l’ampleur des événements. Après les actions de protestation civique liées aux attentats des années 1980 et 1990, la nature de la relation entre État et société civile sicilienne évolue en passant d’une posture revendicative à une posture plus collaborative et le mouvement antimafia oriente davantage son action vers la construction d’alternatives concrètes à la mafia, l’expérimentation de nouvelles pratiques axées sur l’éducation à la légalité, la consommation (et la vente) responsable de produits et services dont le prix n’a pas été altéré par le payement du pizzo et la création de coopératives sociales pour la gestion des biens et des terres confisquées à la mafia. Il s’agit en effet de traduire la visée politique des revendications publiques en actions concrètes. Ces « nouveaux laboratoires politiques » (Gavini, 2019, p. 10) prennent différentes formes et se développent non seulement en Sicile mais ont vocation à avoir une envergure nationale. À partir des années 2000, ce sont essentiellement des jeunes adultes des classes moyennes qui se mobilisent grâce notamment à un travail assez percutant d’éducation à la légalité mobilisé au sein des écoles depuis plusieurs années. Il y a en effet la conviction qu’il est désormais nécessaire de mobiliser des actions éducatives pour permettre aux jeunes de prendre conscience du danger mafieux. Les associations qui portent ces projets éducatifs ne se contentent cependant pas d’une posture condescendante envers le pouvoir politique mais débordent vers une posture davantage critique, ce qui donne une coloration politisée à l’éducation à la légalité. D’autres initiatives s’inscrivent dans un activisme aux contours nouveaux. C’est le cas des associations antiracket et de consommation critique qui invitent les entrepreneurs, les commerçants et les consommateurs à s’engager contre la pratique de l’extorsion, le pizzo 8. L’objectif est de rendre le problème du racket un problème public, il ne concerne plus les seuls entrepreneurs obligés de payer, mais devient le problème de tout citoyen-consommateur qui doit orienter ses choix de consommation vers les opérateurs commerciaux qui déclarent ne pas payer le pizzo à la mafia. Par ailleurs, cet engagement associatif pour la légalité a trouvé son apogée avec la loi d’initiative populaire n° 109 de 1996 sur les « Dispositions en matière de gestion et de destination des biens séquestrés et confisqués » qui vise l’usage social des biens confisqués à la criminalité. Ces biens sont assignés à titre gratuit aux organisations dont la finalité sociale est avérée comme les coopératives sociales, les associations ou les fondations et peuvent également être attribués à d’anciens salariés d’activités commerciales ou d’entreprises confisquées, s’ils sont associés en coopératives. La réintroduction dans le circuit légal des biens confisqués vise à produire un impact sur le développement social et économique des territoires où se trouvent ces biens. À l’évidence, il y a là une dimension symbolique forte et un enjeu d’exemplarité, avec un double effet : l’affaiblissement de l’arsenal économique de la criminalité et, d’autre part, l’accroissement du consensus relatif à l’engagement actif contre la criminalité organisée.

9Les organisations destinataires des biens confisqués interviennent directement dans le social par le biais de projets permettant, notamment, la réinsertion professionnelle, la création de centres sociaux de quartier ou l’octroi de services sociaux. Elles peuvent, également, développer des activités de production de biens et services et commercialiser leurs produits. Les initiatives sont multiples. Malgré leur faible poids économique, ces expériences de l’antimafia ont un poids symbolique fort : elles prouvent que l’activité entrepreneuriale peut s’inscrire dans des filières saines et légales, y compris dans des territoires à forte infiltration criminelle, avec des impacts positifs sur le développement local et le quotidien des habitants. Cette forme de coopération sociale s’inscrit de manière explicite dans le patrimoine historique sicilien. En effet, c’est bien sur les mêmes terres qui ont vu naître la coopération en Sicile que se sont constituées les premières coopératives sociales relevant de la loi 109/96. Les coopératives portent souvent les noms des syndicalistes et coopérateurs du mouvement coopératif et syndical de l’après-guerre et comme le dit un militant :

« Les terres que nous gérons aujourd’hui sont les mêmes pour lesquelles ont été tués, dans l’après-guerre, des dizaines de syndicalistes de différentes communes siciliennes. Ces mêmes terres, après plusieurs années, sont revenues dans les mains de la société civile, de la coopération. Ce sont ces mêmes terres, notamment à Corleone, qui avaient été acquises par les mafieux. C’est un fil rouge qui lie notre expérience à l’histoire du mouvement antimafia » (cité dans Bucolo, 2011, pp. 306-307).

Conclusion

10En retraçant le parcours historique des coopératives, associations, mutuelles dans la lutte contre la mafia, nous avons voulu montrer la complexité des enjeux et des évolutions de l’antimafia. La confrontation avec un environnement politique et économique, ainsi qu’à une réalité sociale, plutôt favorables au déploiement des réseaux mafieux a contribué à en affaiblir la portée, voire à invisibiliser son existence à la faveur d’un récit culturaliste niant la force de l’agir collectif et solidaire en Sicile. Ce récit culturel, linéaire et déterministe est plus facile à véhiculer et partager, effaçant au passage non seulement la complexité de la réalité des luttes contre la mafia mais également ses points de force et son ancrage dans le long cours de l’histoire. Cette résistance civique s’est concrétisée dans des formes diverses d’expression et d’action collectives, en évoluant en fonction d’enjeux diversifiés et de moments de transformation qui, aujourd’hui encore, sont en cours. Les limites et les écueils ont été nombreux avec des formes d’égarement non négligeables et dommageables à l’ensemble des personnes quotidiennement engagées, parfois au risque de leur vie. Encore aujourd’hui les zones de « criticité » sont importantes en dépit d’une inscription sociétale des associations et des coopératives dans les espaces de revendication des droits, qui a fait ses preuves. Elles se sont portées garantes de la possibilité, en Sicile, de questionner et d’interpeller les pratiques de distribution des ressources publiques tout comme les modalités de relations interpersonnelles particularistes, aussi bien que les connivences politiciennes. Déjà en 1876, dans le rapport de Leopoldo Franchetti et Sydney Sonnino avaient relevé le rôle actif que pouvaient avoir les organisations civiques dans l’opposition aux réseaux criminels qui contrôlaient les territoires, notamment lorsque les coopératives ou les fermages collectifs détournaient le pouvoir des intermédiaires gabelloti dans les champs grâce à l’association de plusieurs paysans (Franchetti & Sonnino, 1974 [1976]). L’action d’opposition à la mafia a été tout à la fois assumée, volontaire ou implicite voire nécessaire, selon les périodes historiques et la nature des activités menées par les associations ou les coopératives. S’il est vrai que la mafia se déploie dans la continuité, elle est dynamique et se reproduit grâce à son adaptabilité aux changements politiques, économiques et sociaux et à sa gestion d’une ressource particulière (la violence) dans le but d’exercer sa domination sur un territoire et dans les réseaux internationaux (Briquet, 1995, p. 144). La nature démocratique et égalitaire de ces expériences ne pouvait et ne peut que déranger les réseaux criminels qui non seulement s’installent dans les territoires qu’ils contrôlent mais investissent les espaces politiques et économiques à plusieurs échelles en bafouant le bien public. Tout en démontrant la viabilité d’autres modalités de production, distribution et consommation, les organisations coopératives et associatives ont toujours formulé des appels explicites à l’État pour qu’il intervienne contre les réseaux criminels. Les actions citoyennes, qui se sont distinguées pour demander la limitation de la corruption dans les institutions locales et nationales, ou celles qui se sont inscrites dans une opposition forte au pouvoir criminel mafieux, ont participé à construire des espaces de débat public sur la question criminelle. Les multiples lois italiennes contre la criminalité organisée sont l’expression de ces revendications de la société civile sur les institutions politiques. Dans ce sens, ces organisations ont participé directement à l’action publique. En réponse, les attaques de la mafia ont été violentes et ont fait des milliers de victimes dans les rangs de ces expériences solidaires, jusqu’à nos jours. Ces victimes sont aujourd’hui considérées comme des partisans et l’antimafia est assimilée à la résistance contre le fascisme. Ce parallélisme souligne le lien entre lutte contre la mafia et tutelle des institutions démocratiques grâce à l’engagement des activistes siciliens (et italiens), qui sont présents dans les arènes publiques, se montrent, dénoncent et affrontent le pouvoir violent mafieux. En conclusion, en paraphrasant Dolenico Cersosimo et Carmine Donzelli on peut convenir qu’il est nécessaire d’aller au-delà du prérequis anthropologique pour comprendre le faible développement des relations civiques horizontales et des règles impartiales, en abordant de manière plus minutieuse « les interrelations entre société et institutions, entre action publique et organisation communautaire, entre pratique de vie et valeurs de référence » (Cersosimo & Donzelli, 2000, p. 86). C’est ce que nous avons proposé dans cet ouvrage !

Haut de page

Bibliographie

Banfield E. C. (1958), The Moral Basis of a Backward Society, Glencoe, The Free Press.

Blando, A. (2002), « Les transformations de la notabilité dans le Mezzogiorno contemporain », Journées d'étude : Notables et pouvoirs notabiliaires, CERI, Paris, 27 juin 2002.

Briquet J.-L. (1995), « Comprendre la mafia. L’analyse de la mafia dans l’histoire et les sciences sociales », Politis, vol. 8, n° 30, pp. 139-150.

Briquet J.-L. (2006), « Les formulations savantes d’une catégorie politique. Le clientélisme et l’interprétation sociohistorique du "cas italien" », Genèses, vol. 1, n° 62, pp. 49-68 [En ligne] https://www.cairn.info/revue-geneses-2006-1-page-49.htm

Bucolo E. (2011), Associations et coopératives hier et aujourd’hui : un regard sur la Sicile à partir du capital social, Thèse de doctorat, CNAM-Paris.

Castel R. (1995), Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Éditions Folio.

Cersosimo D. & C. Donzelli C. (2000), Mezzo giorno : realtà, rapprezentazioni e tendenze del cambiamento meridionale, Roma, Donzelli Editore.

De Sousa Santos B. F. (2011), « Épistémologies du Sud », Études Rurales, n° 187, pp. 21- 49.

Franchetti L. & S. Sonnino (1974 [1876]), Inchiesta in Sicilia (titre initial : La Sicilia nel 1876), Firenze, Vallecchi Editore.

Fukuyama F. (1997), La Confiance et la puissance. Vertus sociales et prospérité économique, Paris, Éditions Plon.

Gavini D. (2019), « L’utopia palermitana : I gesuiti nella "primavera" dell’antimafia », Laboratoire Italien, Politique et Société, n° 22. [En ligne] http:// journals.openedition.org/laboratoireitalien/2837 ; DOI : 10.4000/laboratoireitalien.2837

Giarrizzo G. (1987), « Sicilia oggi (1950-86) », dans Aymard M. & G. Giarrizzo (dir.), Storia d'Italia. Le Regioni dall'Unità ad oggi : la Sicilia, Torino, Einaudi Editore, pp. 603-696.

Giarrizzo G. (2004), « Alla ricerca di una tradizione : il Novecento », dans La Sicilia moderna dal Vespro al nostro tempo, Florence, Le Monnier Editore, pp. 123-147.

Hytten E. & M. Marchioni (1970), Industrializzazione senza sviluppo. Gela : une storia meridionale, Milano, Franco Angeli Editore.

Lupo S. (1999), Histoire de la mafia, des origines à nos jours, Paris, Éditions Flammarion.

Mangiameli R. (1987), « La regione in guerra (1943-1950) », dans Aymard M. & G. Giarrizzo G. (dir.), Storia d'Italia. Le Regioni dall'Unità ad oggi : la Sicilia, Torino, Einaudi Editore, pp. 485-600.

Mastropaolo A. (2001), « Italie : quand la politique invente la société civile », Revue française de science politique, vol. 51, n° 4, pp. 621-636.

Mignemi N. (2017), Coopératives et mondes agricoles. France et Italie, 1880-1950, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Putnam R.D., Leonardi R. & R. Nanetti (1993), Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy, Princeton NJ, Princeton University Press.

Haut de page

Notes

1 Le Fascio peut être considéré comme une synthèse entre une action syndicale poursuivant des objectifs spécifiques (conditions salariales, révision des contrats et des pactes agraires…) et une organisation politique et économique, sous forme associative ou coopérative, activement engagée pour la prise de conscience politique de ses adhérents et pour l’amélioration des conditions de vie.

2 Le préfet Cesare Mori fut chargé par Benito Mussolini de lancer une campagne contre la mafia en Sicile.

3 Le Département d’État américain exerça des pressions pour l’éloignement des partis de gauche du gouvernement italien et pour la formation d’un gouvernement d’orientation centriste par l’accord de la Démocratie chrétienne (DC) avec des plus petits partis. Ce qui était la condition pour accéder au fond d’aide américaine de 100 millions de dollars pour la reconstruction de l’Italie après la guerre.

4 Portella della Ginestra est une commune sicilienne, lieu historique de rencontre des paysans pour les célébrations du 1er mai. À cette occasion, en 1947, environ 2000 personnes, travailleurs avec leurs familles, se donnent rendez-vous sur la plaine pour un meeting et pour célébrer l’anniversaire d’une fête qui depuis 1892 réunissait les paysans pour parler de socialisme et de liberté. Lors de cet évènement, plus de mille coups de feu furent tirés sur la foule, par des bandits. Onze personnes seront tuées et des dizaines seront blessées.

5 Introduction au numéro 25 de la revue Meridiana, consacré au sujet de « l’Antimafia ».

6 Art. 416 bis du Code pénal italien (association de type mafieux). « L’association est de type mafieux lorsque ceux qui en font partie se servent de la force d’intimidation du lien associatif et de la condition d’assujettissement et d’omerta qui en dérive, pour commettre des délits, pour acquérir de manière directe ou indirecte la gestion ou le contrôle d’activités économiques, de concessions, d’autorisations, d’appels d’offres et de services publics ou pour réaliser des profits ou avantages injustes pour soi-même ou pour d’autres de manière à entraver le libre exercice du vote ou de procurer des votes pour soi-même ou pour d’autres lors des consultations électorales ».

7 Les délits des années 1980 et 1990 ont touché des personnalités engagées dans la lutte contre la mafia, pour en citer quelques-uns : Boris Giuliano (vice-préfet), Cesare Terranova (juge), Lenin Mancuso (maréchal), Giuseppe Russo (commandant de gendarmerie), Piersanti Mattarella (président de la région Sicile), Pio La Torre (dirigeant du PCI), Carlo Alberto Dalla Chiesa (général) et Giuseppe Fava (journaliste).

8 Le pizzo est une forme d’extorsion imposée aux commerçants et plus largement aux entrepreneurs en contrepartie d’une protection ou, comme cela arrive le plus souvent, sans aucune contrepartie directe.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Elisabetta Bucolo, « Pour une mise en perspective historique et sociologique de la lutte contre la mafia comme enjeu de solidarité »SociologieS [En ligne], Grands résumés, mis en ligne le 22 février 2022, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/18203 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.18203

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search