1Le livre d’Elisabetta Bucolo Antimafia, une histoire de solidarité. Les associations et les coopératives contre la criminalité vient compléter d’autres travaux originaux en français sur la mafia et l’antimafia en Sicile (Moge, 2015 ; Legendre, 2021). Son Grand résumé publié ici dans SociologieS insiste sur les difficultés qu’ont longtemps posées les catégories savantes dans la compréhension du phénomène mafieux, sur trois phases historiques du combat antimafia et sur l’importance décisive de sa dimension symbolique. Je vais revenir sur les apports et les limites de cette perspective envisageant les permanences et les mutations de la lutte antimafia à partir d’actions collectives de type associatif sur une relative longue durée, de la fin du xixème siècle à nos jours.
2L’un des principaux obstacles à l’objectivation des configurations constitutives de la mafia tient dans la persistance de formes de pathologisme social parmi les travaux scientifiques. Durant l’unification (1840-1870), le Sud de l’Italie en général et la Sicile (et Naples) en particulier faisaient déjà l’objet de (dis)qualifications culturalistes, voire racialistes, quant à la différence « anthropologique » qui distinguerait leurs habitants de ceux du reste de la Péninsule. Elisabetta Bucolo revient sur l’emprise de ces catégories de classement qui, à la manière d’un test projectif, nous renseignent sur les lieux communs savants qui ont marqué la criminologie naissante puis l’historiographie. Très prégnants depuis le Risorgimento, les mythes de la nation inachevée, de la révolution manquée, de l’État défaillant et de l’incompatibilité Nord/Sud hantent continûment les travaux de sciences sociales (Salvati, 1996 ; Musiani, 2018). Si de multiples usages alimentent un cadrage en termes d’« anomalie italienne », cette grille interprétative semble s’imposer d’elle-même dès qu’il s’agit d’aborder le Mezzogiorno et ce qui apparaît comme l’une de ses émanations maladives, la mafia.
3Dans une perspective d’anthropologie culturelle, la mafia sicilienne (Cosa nostra, terme importé des États-Unis) a longtemps été envisagée comme un comportement insulaire violent résidu d’une subculture primitive (Briquet, 1995), une lecture archaïsante qui ignore à la fois sa modernité, liée à l’étatisation et à l’essor du capitalisme et les résistances auxquelles elle a dû faire face. A contrario, certains des travaux les plus aboutis sur les organisations mafieuses (Catanzaro, 1991 ; Lupo, 1993 ; Gambetta, 1994) mettent l’accent sur les aspects modernes de leur émergence (les riches zones arboricoles en périphérie de Palerme dont les propriétaires étaient intégrés à des réseaux commerciaux en expansion), offrant un sérieux démenti aux thèses culturalistes. Ces dernières n’en demeurent pas moins influentes, le concept de familialisme amoral (Banfield, 1958), désignant l’incapacité des habitants à instaurer des liens de coopération horizontaux en dehors du cercle familial et son avatar objectiviste plus sophistiqué pointant la faiblesse ancestrale du sens civique (Putnam, 1993) ont en commun de dépeindre un Mezzogiorno implacablement régi par l’autoritarisme, l’arriération, la défiance et l’exploitation (Rayner, 1998). À lire les conclusions de ces politologues étatsuniens qui ont fait autorité, l’ampleur et la durée des mobilisations antimafia relèvent de l’inexplicable.
4Avec des fortunes certes très diverses, ces actions collectives existent pourtant bel et bien. Au vu des dangers encourus, l’engagement antimafia en Sicile ressemble au dévouement politique par excellence en ce qu’il implique un don de soi total, impliquant toutes les sphères de vie, pour une cause risquée censée soutenir l’intérêt général. Depuis la fin du xixème siècle, un grand nombre de Siciliens, souvent issus des classes populaires et moyennes, n’en ont pas moins participé de la sorte d’une démocratisation de la vertu politique (Christin, 2021). Ce combat civique, que beaucoup ont payé de leur vie, ne se réduit pas à son aspect sacrificiel, il relève d’abord et avant tout de liens d’entraide ordinaires. C’est cette énigme apparente que tente de percer Elisabetta Bucolo : « Raconter l’antimafia et notamment sa portée solidaire, nous a semblé important pour restituer le vécu d’une grande partie de la population sicilienne, qui est souvent occulté par la force d’impact qu’ont les agissements mafieux mais également par la persistance d’un imaginaire collectif, soutenu par des catégories savantes ».
- 1 Le nom de ce centre de documentation et de recherche sur la mafia rend hommage à Giuseppe Impastato (...)
5Pour peu que le social scientist renonce aux représentations stéréotypées empreintes de pathologisme social et la Sicile perd de son étrangeté exotique. La mise à distance des stigmates anti-méridionaux accolés par les colonisateurs piémontais et des préjugés sicilianistes exprimés en retour par des lettrés vantant l’irréductibilité de l’île ou l’authenticité de l’esprit mafieux (Coluccello, 2016) préserve d’une lecture en termes d’« anomalie ». Une normalisation épistémologique de l’objet a pris place car celui-ci a largement été historicisé et le paradigme culturaliste abandonné au profit d’une lecture organisationnelle. Si, pour des motifs et avec des résultats très variés, Cosa nostra a très tôt focalisé l’attention de nombreux scientifiques, il en va autrement de l’antimafia. Beaucoup plus tardif, cet objet de recherche commence à poindre dans les années 1990, notamment à l’initiative de l’essayiste et militant Umberto Santino, cofondateur et directeur du centre de documentation Impastato 1 à Palerme et auteur d’une Histoire du mouvement antimafia (Santino, 2000). S’il n’échappe pas à la prépondérance des enjeux politiques et judiciaires sur les façons de concevoir son point de vue, Umberto Santino a néanmoins eu le mérite de montrer combien l’histoire la mafia ne pouvait passer sous silence l’histoire de l’antimafia et vice-versa, une histoire heurtée et sanglante mêlant conflit et coopération, scandée par les flux et les reflux.
6Quoique, en l’absence de sources primaires, elle ne prétende pas faire œuvre d’historienne, Elisabetta Bucolo découpe sa « lecture historique diachronique » des associations et coopératives contre la criminalité mafieuse en plusieurs phases, réduites à trois dans le Grand résumé : celle des Fasci siciliani de la dernière décennie du xixème siècle, celle de l’après Seconde Guerre mondiale et celle des années 1980-90. Peu importe, il s’agit de coups de sonde dans le continuum de mobilisations qui n’ont eu de cesse, avec plus ou moins d’amplitude, de contester la prétention des clans à dominer le territoire.
7Regroupant à partir de 1889 sous la forme de mutuelles des paysans sans terre, des ouvriers, des artisans et quelques autres représentants de la petite bourgeoisie, les Fasci concrétisent une tentative insolite d’auto-organisation de ces travailleurs, dont certains sont attirés par le socialisme quand d’autres se réclament du catholicisme, à un moment où partis et syndicats restent à l’état embryonnaire. Fort de 100 à 200 mille membres, ce mouvement populaire, qui voit des femmes assumer un rôle public, essaimera en dehors de l’île ; il est le produit et le vecteur d’une forme de politisation en ce qu’il confère à ses adhérents une manière de se positionner vis-à-vis des grands propriétaires terriens, de leurs alliés mafieux et relais politiques. Cependant, il serait judicieux de préciser que la lutte des Fasci à la mafia, loin d’être centrale, constitue surtout un effet secondaire de leur revendication principale, l’accès à la terre. Bien qu’elle suscite déjà des livres, pièces de théâtre, articles de presse, procès et manifestations de rue, la mafia n’est pas construite en problème public. Si les Fasci ne survivent pas à la féroce répression militaire (plus d’une centaine de morts en 1893-94) et à l’hostilité des latifundistes et de l’Église, ils sont pour beaucoup dans l’implantation des mouvements socialistes et syndicaux en Sicile.
8La deuxième phase, qui succède au ventennio fasciste, est caractérisée par la centralité de la réforme agraire et ses projets de redistribution des terres. Le mouvement antimafia se restreint aux forces de gauche qui, après leur victoire surprise aux élections régionales de 1947, ne parviennent pas à empêcher l’ascension et bientôt la mainmise des dirigeants démocrates-chrétiens (DC) à partir des élections législatives de 1948. Pourchassés par les autorités politiques, policières, judicaires et par des clans mafieux, victimes de massacres, dont le plus meurtrier (onze morts) à Portella della Ginestra le 1er mai 1947, les participants de ces coopératives ont de quoi douter du bienfondé de leur cause dans un rapport de force très inégal que des collusions inter-institutionnelles (autorités locales, ministères régaliens, services de renseignement, OTAN, etc.), renforcées par la guerre froide, sembleront sceller, notamment en faisant barrage au Parti communiste (PCI). Au sein des élites, la mafia fait souvent figure de garant de l’ordre social, ses chefs passent pour des médiateurs légitimes, comme en témoignent les obsèques du capo Calogero Vizzini en 1954 à Villalba : éloges funèbres affichés sur la porte des églises et les murs de la commune dont il fut le maire, services municipaux et section locale de la DC fermés plusieurs jours durant en signe de deuil, milliers de personnes vêtues de noir au cimetière, etc. Les accointances de nombreux dirigeants avec la mafia vont du silence complice au soutien manifeste. D’après le Cardinal de Palerme Ernesto Ruffini ou le ministre de l’Intérieur Mario Scelba, s’en prendre à la mafia passe pour un gage de communisme et, partant, de déloyauté envers Dieu et la nation. L’avocat pénaliste et député démocrate-chrétien Giovanni Leone aide les mafieux accusés du meurtre d’un syndicaliste à voir leur peine annulée en Cour de Cassation, sa carrière culminera en 1971 lors de son élection à la présidence de la République.
9La troisième phase commence dans les années 1980 avec la fin du monopole des forces de gauche sur ce combat auquel s’adjoignent des groupes catholiques peu ou prou dissidents, notamment des jésuites qui ont fondé un centre de formation politique. En 1985, un an après la mise sur pied d’une coordination antimafia rassemblant dix-neuf associations couvrant un large spectre de sensibilités, de l’aile-gauche de la DC au PCI (une « transversalité » qui consiste à grossir les rangs des minoritaires), l’accès à la mairie de l’avocat et universitaire démocrate-chrétien Leoluca Orlando, opposé au courant de son parti réputé le plus compromis avec Cosa nostra (les fidèles de Giulio Andreotti), suscite un engouement sans précédent, baptisé par ses partisans « Printemps de Palerme ». Cette participation grandissante est vécue avec euphorie comme une réponse civique à la très meurtrière « deuxième guerre de mafia » (1981-83) qui fit près de mille victimes. Au sein de Cosa nostra, l’hégémonie de la coalition corléonaise dirigée par Totò Riina et sa stratégie d’intimidation d’une partie des représentants étatiques (assassinats en série de dirigeants policiers, judiciaires et politiques, dont le président démocrate-chrétien de la région, les « cadavres exquis ») ont favorisé l’enrôlement dans l’antimafia de citoyens qui jusque-là ne se sentaient ni menacés ni concernés. Parmi les élites, certains cessent de fermer les yeux, revirements qui convainquent les milieux déjà engagés que la situation leur devient moins défavorable, soit une série de boucles rétroactives impulsant un mouvement à l’ampleur inédite. Depuis les années 1980, le niveau de mobilisation ne cesse de varier avec la conjoncture, mais l’institutionnalisation de l’antimafia constitue une nouveauté majeure.
10Si la critique des catégories savantes qui ont autrefois prévalu dans l’étude de la mafia est bienvenue, la reprise sans distanciation de la rhétorique du mouvement antimafia est lourde d’impensés sur le plan sociologique. L’auteure qualifie la troisième phase d’« antimafia sociale » (en quoi les Fasci ne méritent-ils pas ce label ?) lui attribuant « la capacité à rassembler tous les corps sociaux » quand bien même l’implication des classes populaires se révèle très faible (Santino, 2000, p. 324). Invoquer sans guillemets la « société civile » et l’opposer à « l’État » revient à adopter un schème pratique très dualiste prisé par les agents mobilisateurs, mais qui empêche de saisir la différenciation sociale. Or la prise en considération de la subdivision de la société en sous-univers plus ou moins autonomes permet de mieux rendre compte des transformations qui ont rendu possible la légitimation de l’antimafia et l’homogénéisation de son bassin de recrutement. Depuis les années 1980, dans une tendance lourde à la tertiarisation de l’économie, cette lutte provient en très grande partie de fractions des classes moyennes urbaines en ascension qui doivent une bonne part de leurs positions et dispositions à l’État : enseignants, animateurs socio-culturels, journalistes, élus, professionnels du droit et de la santé, artistes, ecclésiastiques, soit autant d’individus très diplômés en comparaison du reste de la population insulaire. De manière significative, parmi les deux jésuites qui mènent la lutte des militants catholiques contre la mafia à Palerme, l’un se présente comme sociologue (et a servi de modèle à Leoluca Orlando, lui-même fils d’un célèbre avocat) et l’autre comme politologue (Gavini, 2019). Ainsi, les porte-parole de la « société civile », par leur capital culturel et leur capital social, sont d’abord et avant tout le produit des institutions étatiques et, s’il est tentant par désir d’empathie de les opposer au « système politique », leur proximité aux partis et aux syndicats n’en reste pas moins importante. D’après une étude menée en 1995 auprès des adhérents de 80 associations antimafia en Sicile, Campanie, Calabre et dans les Pouilles, 65 % avaient connu un engagement politique préalable (Ramela & Trigilia, 1997, p. 33) et même 70 % parmi les 40-50 ans, soit les cohortes politisées dans le sillage de 1968.
11L’activisme croissant des femmes peut aussi se lire à l’aune du processus de différenciation sociale : leur progression parmi les étudiants du supérieur et dans une population active de plus en plus tournée vers les services rend moins incongrue leur participation à la mouvance associative. À partir de 1982 et la fondation de l’association des femmes contre la mafia dirigée par la veuve du juge Cesare Terranova, des groupes féminins, qui ne se limitent pas aux seuls cercles de parents de victimes, enrichissent le répertoire d’action collective de l’antimafia, de la grève de la faim aux draps couverts de slogans suspendus en 1992 aux balcons de Palerme (Jamieson, 2000, pp. 130-135). D’un côté, cette féminisation a encouragé des stratégies de mise en scène des émotions (indignation, peur, colère, tristesse), de l’autre, l’engagement de collectifs catholiques a concouru à la diffusion de modes d’action inspirés de la liturgie (retraites aux flambeaux, cérémonies de recueillement, jeûnes) et de catégories d’entendement moral manichéennes. Toujours est-il que la célébration de la « société civile » observable à la fois sur le terrain et dans nombre de travaux masque une forme d’ethnocentrisme de classe entre enquêteurs et enquêtés, l’entre-soi de détenteurs d’un important capital culturel qui, dans leur credo méritocratique, véritable sociodicée de leurs privilèges, tendent à se distinguer sur le plan éthique des classes populaires, vues comme des proies faciles de la mafia et des classes supérieures, accusées de complicité.
12Le schème dichotomique « État-société civile » tend ainsi à occulter le poids décisif des institutions dans l’occurrence et l’issue de ces mobilisations. Durant les deux premières phases, l’hostilité des institutions fut pour beaucoup dans l’isolement de celles et ceux qui osaient défier le pouvoir des clans (Santino, 2000, p. 16). C’est d’ailleurs parce que ces institutions ne « marchent pas comme un seul homme » que l’émergence d’une antimafia judiciaire (Vauchez, 2004) et autres ruptures de collusion au sein des champs politique (Blando, 2019) et religieux (Dino, 2008), ou au sein même de Cosa nostra, avec le phénomène des collaborateurs de justice, ont largement contribué à consacrer et à élargir le combat contre la mafia. Celui-ci s’institutionnalise, soit un processus de codification, de distribution, d’intériorisation et de pérennisation de catégories, de règles, de pratiques et de rôles dans et entre des institutions. Ainsi, en l’espace de dix ans, « l’éducation à la légalité », de mot d’ordre de quelques enseignants du secondaire, devient en 1993 une circulaire du ministère de l’Instruction publique. Les commémorations de victimes sous la forme d’un martyrologe construisant une mémoire publique (Moge, 2015) participent de cette institutionnalisation d’une antimafia plus consensuelle qui puise son répertoire à ceux de l’École et de l’Église. Par intermittence, cette lutte donne lieu à des mobilisations multisectorielles (Dobry, 1986) qui changent le rapport de force, à Palerme en particulier.
- 2 Par exemple il ressort des enquêtes du parquet de Palerme qu’en 1974 Silvio Berlusconi, alors promo (...)
13Afin de mieux cerner ces mutations, il paraît pertinent de ne pas restreindre la focale à la seule Sicile. Le savoir sur Cosa nostra a beaucoup progressé en sortant d’un cadre siculo-centré par l’attention aux connexions que ses chefs entretenaient avec leurs homologues nord-américains ou des représentants des élites septentrionales (dès les années 1950, des clans recyclent à Milan les fortunes amassées dans les divers trafics), une extension favorisée par les transferts de détenus sur le continent et qui débouchera sur de nombreux cas d’implantation mafieuse dans les riches régions du Nord (Varese, 2011) 2. Pour saisir l’essor des groupes insulaires antimafia depuis les années 1980, mieux vaut donc retracer les échanges noués avec des associations situées sur le continent. Ainsi, les axes Palerme-Milan et Palerme-Turin s’avèrent très conséquents. À compter de 1985, le cercle et la revue milanaises Società civile, dont le leader Nando Dalla Chiesa n’est autre que le fils du maréchal des carabiniers tué en 1982 par Cosa nostra, placent l’antimafia, notamment à partir d’une coordination d’enseignants animant des séances de « sensibilisation » dans des écoles, en tête de leur agenda et fustigent l’implantation des clans en Lombardie (Società Civile, 1994 ; Dalla Chiesa, 2019). En 1993, dans une phase inespérée de désobjectivation des réseaux de pouvoir, Nando Dalla Chiesa publie un livre-entretien dont le titre assimile l’axe Milan-Palerme à la « nouvelle Résistance » (Calderoni & Dalla Chiesa, 1993). À Turin, l’association catholique Abele, à l’origine un réseau d’aide aux toxicomanes, lance en 1995 Libera, la plus importante association nationale antimafia, une sorte de faîtière chapeautant 400 (puis plus de 1 000) collectifs. Son fondateur, le prêtre Luigi Ciotti, y côtoie de longue date le juge d’instruction Giancarlo Caselli, l’un des membres du premier pool judiciaire en Italie, spécialisé depuis 1976 dans la lutte au terrorisme, un mode de travail collégial qui, en 1982, servira de modèle au pool antimafia. En 1993, Giancarlo Caselli accepte de se transférer à Palerme au poste de procureur en chef pour mener la lutte judicaire à Cosa nostra ; parallèlement, un autre ancien membre du pool turinois, le député Luciano Violante, préside la Commission d’enquête parlementaire sur la mafia.
14Toutes ces ramifications montrent combien le sort des associations antimafia en Sicile dépend aussi de liens de coopération étendus. Un autre indice de l’incidence politique de ces collaborations avec des associations des deux métropoles du Nord provient de la remarquable percée électorale du parti antimafia La Rete (le filet/réseau) fondé en 1991 après que Leoluca Orlando ait quitté la DC : aux élections municipales anticipées de juin 1993, les premières à scrutin direct, son leader est à nouveau élu maire de Palerme et ce dès le premier tour avec 75 % des voix et ses candidats à Milan (Nino Dalla Chiesa) et Turin (Diego Novelli) accèdent au ballotage, les scores obtenus dans les autres grandes villes étant beaucoup moins élevés. Du reste, la phase maximale d’expansion du mouvement antimafia se produira entre 1992 et 1994 en syntonie avec les mobilisations multisectorielles à la base des Tangentopoli, la concaténation de scandales partie de Milan (Rayner, 2005) au moment où Cosa nostra subit la crise la plus aigüe de son histoire.
15À propos des confiscations de biens à la mafia, Elisabetta Bucolo souligne à raison le poids symbolique de cette pratique, qui s’est développée depuis une loi de 1996, touchant au patrimoine illégalement accumulé. Ces mesures confiant à des coopératives le soin de gérer ces biens (terres agricoles, bâtiments, commerces) s’avèrent durement ressenties par les mafieux car elles donnent à voir concrètement le travail inter-institutionnel (justice, police, municipalités, associations) d’illégitimation de Cosa nostra. Ce faisant, elles défient la réputation d’impunité qui a si longtemps alimenté le mode de domination mafieux. Il y a là comme une rupture de sens tant le pouvoir des clans allait de soi en maints endroits, au point qu’ils pouvaient le plus souvent s’épargner de recourir à la violence physique, la seule mémoire des crimes du passé et de leur impunité suffisant à conditionner des populations socialisées dans et par ce rapport de force. En termes d’effectifs, Cosa nostra compterait depuis des décennies environ 5 000 affiliés, soit un mafieux pour mille habitants, ce qui peut sembler modeste, mais n’en a pas moins longtemps suffi à contrôler, certes partiellement et en collusion avec d’autres institutions, le territoire. C’est dire l’importance décisive, au-delà de la puissance militaire, somme toute limitée, de la réputation dans les relations entre les mafieux et le « reste de la population ». Ce prestige, « la violence symbolique ou la domination symbolique, c’est-à-dire des formes de contrainte qui reposent sur des accords non conscients entre les structures objectives et les structures mentales » (Bourdieu, 2012, p. 239), est au plus haut dans les années 1950 quand les configurations sociopolitiques emboitées, du local à l’international, se renforcent pour asseoir l’autorité d’« hommes d’honneur » tirant une grande partie de leur ascendant de l’intériorisation par leurs alliés et leurs opposants de schèmes de perception congruents à l’idéologie mafieuse (obsession de la réputation, de la famille et de la hiérarchie). L’omertà que les « hommes d’honneur » parviennent à imposer à eux-mêmes et à leurs victimes cimente le secret et le prestige dont ils se prévalent ; avec la menace ou l’usage de la violence et l’impunité, ils représentent les principaux réquisits de ce capital symbolique que forme l’honneur entendu au sens mafieux.
16Dans ce contexte marqué par la guerre froide, l’étendue des protections institutionnelles dont bénéficie la mafia garantit la faiblesse des contestations. Les dénonciations et autres prises de parole critiques demeurent extrêmement coûteuses et il faut toute la capacité socialisatrice de l’institution totale communiste pour que de petits groupes maintiennent une dissonance cognitive (en termes de lutte des classes) leur permettant de riposter à une telle oppression. Dans ses propos recueillis par des biographes, le « collaborateur de justice » Tommaso Buscetta évoque avec nostalgie l’autorité et le sentiment de supériorité autrefois procurés par le fait d’appartenir à la même élite que les édiles de la municipalité de Palerme, dont plusieurs étaient des affiliés. À ce titre également, le processus aveugle de différenciation sociale a entraîné des séries d’effets non négligeables venant entraver cette domination, avec des changements sociographiques observables dans les rangs de la magistrature, des forces de l’ordre, du journalisme, de l’École, de l’Église, de l’hôpital, etc., autant de secteurs où de nouvelles manières d’être, de voir et de faire au nom des idéaux démocratiques et méritocratiques se manifestent, notamment sous la poussée de Vatican II et de 1968, et peuvent générer des réticences, voire des aversions, envers les compromissions afférentes au modus operandi mafieux.
- 3 Le parcours du leader de cette association de commerçants est représentatif de la mouvance antimafi (...)
17Figures de la professionnalisation de l’instruction judicaire, les magistrats du pool antimafia en général et les figures héroïsées de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino en particulier vont incarner ces nouvelles dispositions. En 1987, la charismatisation de Giovanni Falcone et celle du « repenti » Tomaso Buscetta, qui a décrit de l’intérieur l’univers mafieux, concourent à la sentence « historique » du maxi-procès de Palerme condamnant la plupart des chefs de clan à de lourdes peines, un verdict qui fait date en entérinant le cadrage de la mafia comme organisation hiérarchique centralisée dont les chefs doivent répondre pénalement des crimes perpétrés par leurs hommes de main (Legendre, 2021). C’est donc le mythe de l’impunité qui est ébranlé. Cet effritement du capital symbolique se traduit par des actions tangibles et novatrices, par exemple la mise sur pied de collectifs dénonçant l’extorsion. En 1990, dans la petite ville de Capo d’Orlando (province de Messine), des commerçants fondent une association antiracket 3 et se constituent partie civile contre les mafieux que leur plainte a permis de faire arrêter ; l’année suivante, le procès débouche sur des condamnations et suscite l’attention des médias, tandis que les associations antiracket se multiplient (Tanese, 1995).
18Emprunter à la mouvance antimafia, comme le fait Elisabetta Bucolo, son vocable unanimiste (« le processus de moralisation de la politique et de conscientisation de l’opinion publique ») pose aussi problème quant au schème causal avancé. En effet, ce n’est pas tant un changement dans la « prise de conscience » qui est en jeu puisque, de génération en génération, nombre de Siciliens se doivent d’être « conscients » de l’emprise des clans sur leur vie quotidienne. Afin d’expliquer l’ampleur, par ailleurs très variable, des mobilisations antimafia, mieux vaut, d’une part, mentionner les transformations morphologiques induites par la différenciation sociale faisant que, progressivement, la mafia n’est plus autant à même d’inculquer ses catégories de perception (d’autant que les chefs de la coalition corléonaise proviennent du monde paysan) et, d’autre part, des évolutions, parfois brutales, de la jouabilité de la dénonciation.
19C’est là une manière de pointer une autre dimension du symbolique : le rôle des perceptions du possible et des jeux spéculaires quant à ce que les acteurs s’autorisent. L’intrigue tient dans l’extrême rapidité avec laquelle les mobilisations se déploient et se délitent, c’est-à-dire la labilité du contexte quand bien même leurs conditions structurelles de possibilité (scolarisation, tertiarisation, recompositions sectorielles, essor des classes moyennes urbaines et de l’offre associative, reconnaissance du statut de victime, antimafia comme catégorie d’action publique, etc.) ne se démentent pas. Par exemple, les actions à la base du « printemps de Palerme » s’étiolent dès 1988. Le dénigrement et le démantèlement du pool, la polémique très acerbe opposant Leoluca Orlando à Giovanni Falcone et plus largement les litiges entre les pôles politique et judiciaire (absents du livre), l’atténuation des condamnations du maxi-procès en cour d’Appel, la démission de Leoluca Orlando de la mairie, la brusque augmentation des assassinats attribués aux clans en Sicile (63 en 1987, 160 en 1989, 253 en 1991) ont eu raison de ce mouvement en butte à de fortes tensions entre ses composantes.
20Comment expliquer ces brusques fluctuations des (dés)engagements ? D’un côté, l’hypothèse de la conscientisation verse dans le personnalisme (prisé par les milieux catholiques antimafia), de l’autre, les structures mentales et autres dispositions durables invoquées par Pierre Bourdieu ne sont pas d’un grand secours quant à ce type de temporalité très resserré. Ce qui importe dans cette dimension réversible du symbolique, ce sont des processus d’auto-amplification quant à ce que les acteurs estiment possible ici et maintenant, soit autant de phénomènes collectifs d’autosuggestion sur les chances de l’emporter contre la mafia. Si l’estimation par un individu, via le sens pratique, de ce qui est (in)faisable tend à le persuader ou à le dissuader d’entreprendre telle ou telle action, il en va de même pour ses interlocuteurs car chacun calcule et agit en fonction de ce qu’il perçoit de ce que font ou feront les autres, autant d’indices contextuels en puissance. Cette dimension cognitive spéculaire, quoique à l’œuvre dans toutes les représentations et actions sociales, n’est guère questionnée par les sociologues, elle fait que de petites variations produisent parfois de grands effets. De par leur interconnexion, ces anticipations peuvent varier très vite, presque instantanément : elles se réfléchissent. La contribution et la dépendance des acteurs au « contexte » passent par ces jeux de miroir (Rayner, 2019). La prise en compte de ces boucles rétroactives permet de mieux comprendre les revirements saisissants des cycles de l’antimafia sur la très courte durée. Ces oscillations des perceptions du possible informent aussi les ondes constitutives de #MeToo, les actions contre la pédophilie ou la corruption et autres mobilisations qui ont la transformation de la jouabilité de la dénonciation pour enjeu.
- 4 Les enquêtes préliminaires pourront être prolongées de six mois, les écoutes téléphoniques sont fac (...)
21À la différence de la très grande majorité de la population, qui évolue dans une zone grise, les petites minorités que forment les mafieux, leurs soutiens et leurs adversaires ont en commun une attention de chaque instant au contexte, fait d’interdépendances potentiellement mortelles. Le 19 juillet 1992, deux mois après l’explosion de l’autoroute qui a coûté la vie à Giovanni Falcone, son collègue Paolo Borsellino et cinq agents de son escorte sont tués dans un attentat à la voiture piégée à Palerme. À l’instar de l’ancien chef du pool Antonio Caponnetto (« tout est fini » déclare-t-il très affecté à un journaliste), les militants sont découragés, des magistrats remettent leur démission, des policiers demandent leur transfert. Le sursaut n’intervient que dans les jours suivants avec le prolongement des réactions d’indignation et leur couverture massive par les médias, les signes de solidarité de 70 magistrats qui se portent volontaires pour venir travailler en Sicile, les accords passés entre des syndicats de policiers et le Conseil supérieur de la magistrature. Sommés d’agir, le gouvernement et le Parlement envoient 7 000 soldats en Sicile et adoptent des mesures de renforcement du dispositif législatif antimafia, dont un décret-loi prévoyant une meilleure protection des collaborateurs de justice et un durcissement du régime carcéral pour les mafieux 4. Les mobilisations multisectorielles qui surviennent après les attentats vont se greffer sur celles de « l’opération Mains propres ». Produites par et productrices de fortes oscillations des perceptions du possible, elles font événement et défont les réseaux de pouvoir les plus consolidés, dont celui de Giulio Andreotti, président du Conseil sortant. Le rapport de force en est bouleversé : le comité des draps fait des émules quand les arrestations d’importants chefs mafieux, dont le capo dei capi, Totò Riina, se succèdent. Cependant, dès 1994 et l’accès de Silvio Berlusconi à la présidence du Conseil, les mobilisations déclinent très vite et des avocats de mafieux regagnent suffisamment en confiance pour organiser à Messine une manifestation de rue « contre les repentis ». Articulant une configuration objective au sens qu’en donnent ses acteurs, le contexte bascule à nouveau.
22Cette perspective relationnelle incluant les jeux spéculaires entre mafia et antimafia donne à voir sous une nouvelle lumière les défections en série qui touchent alors les clans et engendrent une crise du lien social de type mafieux. L’augmentation vertigineuse du nombre de collaborateurs de justice (une trentaine en 1992, près de mille en 1995) et le fait que certains s’autorisent pour la première fois à renseigner les échanges avec le secteur politique, signalent la gravité exceptionnelle de la crise traversée par les clans. Des chefs parmi les plus puissants ont été trahis par des proches, une défiance s’installe et perturbe la marche ordinaire de ces organisations et de leurs relais (le « vote d’échange politico-mafieux » devient un délit). Indice et vecteur de cette désarticulation, la multiplication des « repentis » actualise la crise identitaire endurée par de nombreux mafiosi, tant parmi les « perdants » rescapés de la « deuxième guerre de mafia » en proie au déclassement social, que parmi les « vainqueurs » corléonais. Ces sortes de mutuelles secrètes, exclusives et très coercitives que forment les clans implosent, un sérieux démenti aux convictions (loi du silence, garantie de l’impunité, compacité des clans) auxquels leurs membres, leurs victimes et leurs adversaires adhèrent souvent de manière spontanée s’agissant d’une croyance chevillée au corps.
23À la croisée des secteurs politique, judiciaire, policier, médiatique, académique, religieux et de moults actions militantes (partisanes, syndicales, confessionnelles, caritatives, environnementalistes, pacifistes, féministes), l’antimafia, ensemble de mobilisations citoyennes et de politiques publiques, s’est institutionnalisée à partir des années 1980. Visant à terroriser, mais aussi à négocier avec des représentants des institutions étatiques, la surenchère criminelle initiée par le leadership de Totò Riina voit Cosa nostra s’aliéner une partie des collusions constitutives de son pouvoir. Ces deux processus concomitants marquent un tournant durable dans l’histoire de la mafia et de l’antimafia. Autant lorsqu’il s’agit d’analyser la mafia, qui a perdu de son mystère, la distanciation semble aller de soi, autant la proximité sociale et normative peut entraîner des difficultés dans l’étude de l’antimafia. Bien qu’il ait repris sans nuance les slogans de ses enquêtés et très peu utilisé les outils des sciences sociales les mieux accordés à son propos (le topos d’Albert Hirschman Exit, voice & loyalty, le capital symbolique selon Pierre Bourdieu, le répertoire d’action collective chez Charles Tilly, la construction des problèmes publics chez Joseph Gusfield, etc.), le livre de synthèse d’Elisabetta Bucolo n’en contribue pas moins à la constitution de l’antimafia en objet des sciences sociales que des analyses prosopographiques attentives aux carrières militantes ne pourraient qu’enrichir.