Introduction : approche systémique des lieux et théorie des capacités

1L’incidence de la localisation résidentielle sur les destins individuels, qui prend le nom, selon les auteurs, d’« effet de lieu », d’« effet de résidence » ou d’« effet d’adresse », est un objet classique des sciences sociales. Nombreuses sont les études qui ont mis en lien ces effets avec la réussite à l’école, en concordant sur le fait qu’il y a une corrélation entre hiérarchies sociale, urbaine et scolaire, notamment en France (Butler & Van Zanten, 2007 ; Butler & Hamnett, 2011 ; Reardon, 2016 ; Van Zanten &Kosunen, 2013 ; Oberti & Savina, 2019). Ces travaux font écho à l’approche par l’espace initiée par l’École de Chicago où les lieux sont reconduits à la composition socio-économique de ses habitants, notamment le profil socioprofessionnel avec parfois l’ajout du profil ethnique, et à des services mesurables comme la présence de bons établissements. Concernant l’impact de l’isolement géographique sur la scolarité, qui fait l’objet de notre recherche, l’attention des chercheurs s’est plutôt portée sur l’accessibilité et la taille des écoles.

2Plus récemment, d’autres études ont enrichi cette vision analytique avec un point de vue systémique pour montrer comment l’expérience, à la fois de mobilité et de socialisation, rendue possible par l’ensemble des ressources spatiales d’un lieu, oriente le destin scolaire et professionnel des élèves (Devaux & Oppenchaim, 2012 ; Labadie, 2014 ; Devaux, 2015 ; Berlioux & Maillard, 2019). Notre recherche se situe dans ce deuxième champ d’études, en proposant une manière holistique de lire les lieux qui va au-delà des éléments mesurables et thématisables.

3Pendant longtemps, les sciences sociales de l’éducation se sont focalisées sur des aspects très spécifiques concernant l’environnement dans lequel les élèves grandissent : les origines familiales, les professionnels de l’école, le contexte socio-économique du quartier de provenance, le groupe des pairs et la sociabilité à l’intérieur de l’école, avec la formalisation de notions comme celle de « tête de classe ». L’usage du territoire spécifique à chaque degré d’urbanité et le type de sociabilité qu’il entraine sont en revanche restés à l’arrière-plan. Pourtant, certaines recherches en sociologie urbaine ont montré qu’ils ont un effet sur la possibilité de vivre des expériences enrichissantes et sur la construction de la personnalité (Lefebvre, 1968 ; Sennet, 1977 ; Oldenburg, 1989 ; Lofland, 1998 ; Amin, 2007). Même si les effets ne sont pas mesurables en termes de diplômes, ils participent de la réussite sociale comme étant quelque chose de différent de la réussite scolaire.

4Pour comprendre comment les ressources d’un lieu peuvent entrer en jeu dans la construction des capacités des élèves, les notions d’expérience spatiale, spatialité et capital spatial peuvent être utiles. L’expérience spatiale est ainsi définie comme l’ensemble des pratiques spatiales, des mobilités, des interactions et des interrelations avec l’environnement. L’expérience spatiale donne lieu à la spatialité (Joublot Ferré, 2018), définie comme l’ensemble des relations matérielles et idéelles d’un individu à l’espace. L’expérience spatiale, quand elle devient une ressource sociale, se transforme en capital spatial (Lévy & Lussault, 2013). Ce dernier se définit par un stock de représentations et de savoirs qui ouvrent sur des compétences.

5La spatialité dépend des possibilités offertes par le lieu. Celles-ci peuvent se référer à un éventail très large d’opportunités, ce qui suppose une conception très ample du développement des individus. Pour exploiter ces possibilités, la présence d’un acteur est nécessaire. Celui-ci doit être capable d’identifier les possibilités comme étant effectivement exploitables en fonction d’une attente ou d’un projet de vie et de pouvoir effectivement les exploiter. C’est ici qu’entre en jeu la théorie des capacités (Sen, 2001). Les capacités se réfèrent à la possibilité de s’approprier les différentes opportunités, en les jugeant dignes de valeur et en pouvant les atteindre effectivement. Une fois exploitées, les opportunités fabriquent des nouvelles capacités et stimulent des aspirations inédites, dans un cercle vertueux. Même si ces compétences ne sont pas souvent en lien direct avec la performance scolaire, elles participent de la construction de soi en donnant forme à des dispositions mentales et comportementales, c’est-à-dire à des dispositions à agir, percevoir, penser, sentir et apprécier. Dans un jeu qui combine les possibilités et la capacité à voir dans ces possibilités des ressources qui peuvent être utilisées, les élèves se construisent comme personnes.

6Concernant les aspirations, nous avons fait recours à la notion de capacité à l’aspiration (Appadurai, 2004), qui décrit la capacité à envisager son propre futur et à avoir des aspirations plus ou moins ambitieuses, d’un type plutôt que d’un autre, qui répondent à la fois à ce que l’on a pu connaitre et à ce que l’on retient être possible pour soi. Cette notion nous a permis de souligner le fait que chaque élève est porteur de virtualités ouvertes plus que de vocations naturelles et de qualités propres. Et si c’est vrai que chaque aspiration est légitime, un problème se pose lorsqu’on observe une corrélation claire entre les orientations scolaires des élèves et leur origine, ce qui démontre que les aspirations sont une construction sociale (Dubet, Martuccelli 1996). Traditionnellement mise en relation avec le contexte socio-économique, la capacité à l’aspiration est dans cette recherche considérée dans sa relation avec les possibilités offertes par le lieu et la spatialité des élèves.

7Notre focale sur les compétences spatiales offre un regard qui diffère en partie des études selon lesquelles la valorisation de la mobilité opérée par les pouvoirs publics est néfaste, car elle brise la sociabilité familiale et de proximité qui est la principale stratégie de maintien des classes populaires fragilisées (Fol, 2009 ; Soja, 2010). Notre lecture s’appuie plutôt sur les travaux qui montrent que les groupes sociaux faibles et enclavés sur eux-mêmes exercent sur leurs propres membres un rôle à double tranchant (Gans, 1982). Ils protègent l’individu mais en même temps l’enserrent dans des mailles étroites, empêchant sa sortie du groupe, qui pourrait pourtant s’accompagner d’une amélioration de sa condition. Notre analyse en termes de capacités s’appuie également sur les études en sciences sociales de l’éducation focalisées sur le dépassement des pédagogies à dominante transmissive (Shor, 1992 ; Liquète & Maury, 2007). Ceux-ci valorisent les processus d’apprentissage qui renforcent l’autonomie des élèves, leur capacité de choix et leur pouvoir d’agir et d’imprimer du changement sur leur réalité quotidienne. En suivant cette approche, l’objectif de l’éducation devient la capacitation de l’élève dans toutes les sphères de sa vie et pas seulement dans le cadre scolaire. Plus largement, ce travail prend en compte les études qui insistent sur la nécessité d’un changement dans la manière de protéger les individus de la part des politiques publiques, en passant d’un pouvoir qui prend soin à un pouvoir qui rend les individus capables de se protéger eux-mêmes et de saisir les opportunités (Ehrenberg, 2010 ; Menger, 2018). Ces études montrent que capacités et opportunités ne sont pas en conflit avec solidarité et cohésion sociales, mais relèvent d’une manière, plus adaptée à la société contemporaine, de se représenter les problèmes et les enjeux de long terme.

8La présente étude montre que le type d’expérience spatiale des élèves, liée aux degrés d’urbanité du lieu où ils grandissent, affecte non tant la performance scolaire, mais plus largement la construction de la personnalité. Celle-ci comprend les compétences sociales, la capacité à être mobiles, l’ouverture à l’altérité et la capacité à l’aspiration.

La méthode

10Pour comprendre comment le lieu de résidence affecte les orientations scolaires et sociales des élèves, une observation ethnographique a été menée au cours de l’année scolaire 2019 dans huit établissements publics de l’Académie de Reims (quatre écoles et quatre collèges) qui présentent entre eux des différences importantes par gradient d’urbanité, position relative et type de public visé (Tableau 1). Ce travail d’observation, mené en concertation avec les enseignants de classe de troisième et d’école primaire, a permis d’avoir un portrait riche et approfondi de l’univers dans lequel les élèves sont immergés. Le fait de croiser publics et situations géographiques variés répond à la double nécessité de voir comment les ressources spatiales se combinent avec d’autres ressources (culturelles, économiques et cognitives) et de mettre en relation la spatialité des élèves avec l’offre d’opportunités.

11L’observation s’est accompagnée de 35 entretiens semi-directifs : 20 entretiens à des collégiens en dernière année et 15 aux parents d’élèves d’école primaire, choisis selon un critère de représentativité thématique.

12Les élèves de classe de troisième ont été choisis car ils se trouvent confrontés pour la première fois, après avoir suivi une filière commune, au choix de leur parcours individuel. Cela permet d’atteindre tout type de public. En même temps, le fait d’être en dernière année de collège laisse penser qu’une réflexion a été déjà mûrie sur les projets de formation ou professionnels futurs qui, dans l’entretien, ont été mis en relation avec les spatialités. Le choix des parents a été fait dans l’optique de comprendre la manière dont les orientations spatiales des parents affectent la spatialité des élèves à partir de l’âge le plus tendre. Les entretiens en profondeur ont permis de croiser des données objectives, comme la localisation résidentielle et la catégorie socio-professionnelle des parents, avec le vécu, sous forme de pratiques et de représentations.

Tableau 1 : établissements qui ont participé à la recherche

Département	Commune	Habitants Commune	Établissement et indice de position sociale	Typologie DEPP
Ardennes	Sedan	16 846	Collège 70 (REP+)	U2 (ville moyenne)
	Sedan		École 62	U2
Aube	Saint-Martin-de-Bossenay	366	École 100	R3 (rurales périphériques très peu denses)
Haute Marne	Doulaincourt-Saucourt	836	Collège 90.9	R3
	Épizon	178	École 90.1	R1 (rurales éloignées très peu denses)
Marne	Reims	183 113 (Aire urbaine 320 276)	Collège 59.8 (REP+)	U5 (urbaines très denses)
	Gueux (arrondissement Reims)	1677	Collège 123.1	R4 (rurales périphériques peu denses)
	Écueil (arrondissement Reims)	303	École -	R4

Les expériences spatiales propres des lieux à faible urbanité : une logique comparative

13Les territoires à faible urbanité de notre recherche sont très hétérogènes. En dépit de cette grande diversité, les paroles des parents et celles des enseignants convergent sur un certain nombre de points forts de ce qu’ils nomment la campagne : la proximité immédiate à des grandes étendues vertes et des logements de dimensions généreuses – souvent avec dehors privé – accessibles même aux familles ayant un faible pouvoir d’achat. À la grande disponibilité d’espace, s’ajoute un sentiment de liberté, amplifié par une mobilité qui dans plusieurs cas est sans congestion. Ce qui rend les longues distances en voiture rapides à parcourir. Les entretiens dessinent en ce sens un modèle cohérent qui s’accompagne d’une vision négative de la ville, identifiée avec la puissante image, utilisée par l’une des mères interviewées, « métro-boulot-dodo ». Ces mêmes sentiments sont partagés par les élèves : « Je resterai dans un village, toujours dans un village parce que j’aime beaucoup la nature. Alors je sais pas si c’est le fait que mes parents sont agriculteurs, je ne sais pas, mais j’aime beaucoup, beaucoup la nature, donc j’resterai toujours dans un village. Près des villes, pas aussi loin que je le suis, mais je resterai dans les villages ».

14Les collégiens comme D., au prix d’une longue distance entre le chez-soi, le collège et les activités périscolaires, peuvent bénéficier d’une relation riche aux éléments naturels, d’habitude très présents dans leur cadre de vie. Pour D., comme pour d’autres élèves et certains adultes il y a, toutefois, une certaine tension entre ville et campagne : « Mais on peut pas dire […] je veux habiter ici, je veux un jardin, je veux un chien, je veux des poules, mais je veux le train qui passe à côté de chez moi parce que mon mari faut qu’il aille travailler en région parisienne et je veux pas que le train fasse de bruit. Faut remettre les pieds sur terre […] Les avantages et les inconvénients, c’est un pack ».

15Cette mère de quatre enfants d’âges compris entre un 1 et demi et 8 ans, technicienne hospitalière, habite dans une petite commune à une heure et demie de Paris, où son mari, pompier, travaille. Le lieu de résidence a été dicté par le besoin de place et de proximité avec la nature et aussi par la recherche d’une coupure complète entre vie familiale et professionnelle. Son analyse en termes de coûts-bénéfices est complexe et nuancée, tandis que pour d’autres parents et enfants, le discours est plus tranché : la « campagne » n’a que des avantages.

16Grandir dans des territoires à faible urbanité a donc selon les élèves, tout comme pour leurs familles, des bénéfices non négligeables. Si toutefois on se focalise sur les questions de l’autonomie dans les mobilités, de la richesse en opportunités diversifiés et de la relation à l’altérité, l’on s’aperçoit que, en dépit de ces avantages, ces territoires peuvent constituer un handicap.

Des mobilités non autonomes

17L’expérience spatiale des élèves qui grandissent dans un lieu à faible urbanité, plus ou moins isolé, est très différente de celle des élèves qui habitent une ville dense et diverse. Cet aspect est particulièrement visible dans le cas de H., collégienne dont la famille, partant d’une situation à fort gradient d’urbanité, a déménagé à Gueux, sur les collines rémoises, afin de permettre aux enfants d’intégrer les établissements les plus réputés de la zone. Le changement de logement s’est traduit par un changement radical de ses modes de vie, avec moins d’autonomie et de sorties entre copains.

« J’habitais à côté du centre-ville, donc c’est sûr que c’était plus pratique si on se rejoint avec des amis, on va plus aller en centre-ville, donc du coup, c’est plus pratique pour se déplacer […] des fois [on se déplaçait] à pied ou alors en vélo, ça dépendait vraiment. […] Des fois [je me déplaçais seule], ou alors, on était avec une copine… Je sais que maintenant je sors moins, dans mon village, j’ai moins d’amis, parce qu’avant, à Reims, ben c’est plus grand, donc forcément, tu connais un peu plus de personnes. Voilà, donc déjà, c’est plus compliqué parce que si on veut sortir quelque part, ben, on est obligés de prendre la voiture et j’ai pas encore le permis ».

18Les élèves comme H., qui habitent dans des endroits à faible urbanité, ont une autonomie dans les déplacements très limitée et un univers quotidien moins riche en possibilités de socialisation. Le manque de moyens de transport en commun rend l’usage de la voiture et, par conséquent, l’assistance d’un adulte nécessaire. Les différentes activités sont dispersées sur un territoire vaste que l’élève ne maîtrise pas dans sa totalité et sa complexité. L’expérience territoriale quotidienne, médiée par l’omniprésence de la voiture et par un accompagnateur, se configure plus comme une suite de points que comme un espace intégré. Dans le cas d’élèves qui habitent dans des lieux très isolés, sans espaces publics de proximité et sans personnes du même âge dans les environs, chaque sortie implique l’accompagnement de la part d’un adulte et toute une organisation préalable qui impose des arbitrages complexes entre le temps passé en voiture et celui de l’activité. Plus l’effort du déplacement est grand et plus la portée de l’événement doit être telle à le justifier. Quand le temps de transport dépasse celui de l’activité ou oblige les parents à rester dans les alentours en attente, cela devient fortement décourageant.

19Avec l’âge, les enfants deviennent de plus en plus exigeants en termes de mobilité, mais en impliquant un sacrifice de la part des parents, leurs attentes ne sont pas toujours satisfaites. Cela finit par engendrer des dynamiques exténuantes de demandes, de la part des enfants et de concessions, de la part des parents. Dans le cas des filles, le manque d’autonomie dans les déplacements et dans la pratique des espaces extérieurs est plus marqué que chez les garçons. Si, pour les garçons, le vélo représente une alternative qui leur permet d’avoir plus de liberté et d’autonomie pour rejoindre leurs amis dans les communes proches, pour les filles, cette alternative est plus rarement envisagée. La pression plus grande exercée sur elles par les familles, dans le cadre d’une culture éducative sexuée, les isole et les rend complètement dépendantes des adultes. Ce qui se veut être une protection se transforme vite en une inégalité. Les routes et les espaces publics sont perçus comme plus dangereux pour une fille que pour un garçon. La présence d’un adulte qui contrôle est plus courante lors des « sorties en ville ». Dans certains récits de mères et de filles, la peur de l’espace public devient palpable, comme dans le cas que décrit Q., élève de collège habitant dans une commune isolée.

« C’est plus en ville. Ils [mes parents] veulent pas, par exemple, si ma copine elle me dit, "On va aller au cinéma ensemble", si y a pas d’adultes, ils voudront pas, à mon âge. À S., C., par exemple, si j’ai envie d’aller à la piscine ou au cinéma, une activité avec une amie, ma mère, elle voudra pas tant qu’il y a pas un adulte. Ni mon père. C’est plus là qu’elle veut pas, mais si c’est juste m’amener chez une amie, là, ils voudront. […] Parce que on vit dans un monde où elle a peur […] qu’on se fasse embêter par quelqu’un, ou qu’on se fasse enlever ou des trucs comme ça. […] Elle a peur de nous laisser quelque part ».

20Les tensions montent quand les enfants demandent de sortir avec leurs copains sans avoir une activité qui puisse justifier le fait d’être en ville. Dans ce cas, l’équation entre pratique de l’espace public et activités illicites est vite faite par X., mère de deux filles, dont une en classe de sixième scolarisée à Doulaincourt-Saucourt.

« C’est vrai que, avec tout ce qu’on voit, c’est… à l’extérieur des villes, j’pense que c’est un avantage pour nous. […] ’Fin voyez avec tout ce qu’on voit. […] j’vois pas trop l’intérêt, que voilà [au collège] vous pouvez sortir, vous allez trainer la ville… vous allez trainer machin… ‘fin, voyez. Tout le monde… ‘fin vous voyez les jeunes, ça fume, ça boit, c’est… »

21Ce que certains parents appellent, avec mépris, « trainer » dans l’espace public a en réalité une signification importante. Des pratiques comme manger ensemble dans un fast-food, se balader ou faire du shopping sont anodines seulement en apparence. Elles font partie intégrante du passage de la sphère du jeu à celle de la sociabilité fondée sur le partage discursif des expériences. L’être-ensemble avec ses pairs en dehors des espaces de contrôle et d’un programme d’activités bien précis marque la transition de l’enfance à l’adolescence et puis à l’âge adulte. Dans les contextes urbains, ce passage se fait comme une transition douce, avec une extension progressive de son propre rayon d’autonomie, en englobant d’abord les territoires péri-domestiques et ensuite des espaces plus lointains. L’élargissement progressif est facilité du fait que les pairs se trouvent dans un rayon suffisamment proche pour que l’on puisse les rejoindre facilement, à pied d’abord puis en empruntant les transports publics (Massot & Zaffran, 2007). L’élargissement progressif des sphères territoriales et sociales d’autonomie participe de la maîtrise du territoire et en même temps du développement de sa propre réflexivité, avec la découverte d’autres sphères sociales et la prise de recul vis-à-vis des modèles parentaux.

22Le fait de « sortir pour sortir », c’est-à-dire pour le simple fait de profiter esthétiquement de l’espace public et d’être ensemble avec ses pairs sans objectifs précis, est dans les territoires isolés et à faible urbanité très rare. Ici les élèves ne franchissent pas les mêmes étapes que leurs homologues en ville, où le faible coût économique, temporel et organisationnel des sorties fait qu’elles peuvent se multiplier et ne pas forcément être reliées à un objectif spécifique devant justifier l’effort du déplacement, comme un film très attendu au cinéma ou un anniversaire important. L’expérience spatiale des élèves qui habitent dans des contextes à faible urbanité est morcelée, comme une sorte de zapping entre un lieu dédié à une activité spécifique et un autre. L’espace vécu est alors de type réticulaire, répondant à une liste de programmes bien identifiables et non un territoire continu, permettant la déprogrammation et la serendipité.

23Même si les recherches ont montré que, dans les « classes moyennes » cultivées, le manque d’offre des territoires à faible urbanité est comblé par la pratique des « sorties culturelles » en ville (Devaux, 2015), il est aussi vrai que cette pratique ne suffit pas à générer toute seule une expérience quotidienne de l’espace qui soit autonome, intégrée et riche en possibilités dues au hasard. C’est justement ce type d’expériences, qui ne sont pas mesurables en termes de services, qui doivent être prises en compte quand on parle d’effets de lieu. Même si la pratique assidue de l’espace public et l’autonomie dans les déplacements ne peuvent pas être capitalisées en termes scolaires et ne se traduisent pas automatiquement en un capital spatial pouvant être « dépensé » et notamment transformé en d’autres types de capitaux sociaux, elles agissent cependant comme un entrainement capable d’orienter les individus dans les rites et dans les codes du vivre-ensemble entre inconnus.

Une moindre richesse en virtualités

24Les virtualités et les nouvelles possibilités de socialisation se font plus rares là où il n’y a pas d’espaces publics de proximité où pouvoir se rendre facilement en toute autonomie et où le hasard favorise les composantes informelles de l’être-ensemble, en pouvant ainsi ouvrir des opportunités inédites. La richesse en virtualités est un élément important, qui peut contribuer significativement à mitiger les conditions de départ des élèves. Dans l’un des secteurs de notre recherche, un grand ensemble proche du centre historique et bien connecté avec le reste de la ville de Reims, il y a une médiathèque, qui est un lieu de socialisation important, pratiqué par beaucoup d’élèves qui s’y rendent seuls à pied ou en bus pour des raisons variées : profiter d’une connexion Internet, étudier ensemble ou, tout simplement, se rencontrer. Avec le personnel de la médiathèque, certains élèves ont nourri un rapport plus étroit et peuvent même compter sur leur aide pour les devoirs, ce qui les motive à y aller habituellement. Il est vrai qu’un personnel attentif, qui met à disposition ses propres compétences au-delà de ce qui est requis par leurs missions, est le fruit du hasard. Mais il est vrai aussi qu’il y a des lieux où les hasards se multiplient, parce que les activités facilement accessibles sont nombreuses et diversifiées et parce que l’on peut entrer en contact avec des personnes socialement très variées. Plus le gradient d’urbanité est élevé, plus cela est vrai. Certains des élèves ont pu tisser à la médiathèque des nouvelles amitiés, grâce au type de sociabilité riche et informelle entre inconnus qu’elle suscite.

25Cette sociabilité indique que c’est l’expérience spatiale dans sa complexité plus que l’accessibilité aux différents services qui doit être prise en compte. C’est le cas du droit à la ville d’Henri Lefebvre et des tiers lieux de Ray Oldenburg qui expriment le droit à une expérience spatiale riche de stimuli en dehors de tous les lieux où l’on ne pratique pas une activité spécifique mais où l’on se rend sans objectif précis. Dans la grande ville, pour des raisons d’économie d’échelle, ces lieux se multiplient en favorisant les hasards heureux.

26En vertu de ces virtualités sérendipiennes (Lévy, 2004), les élèves peuvent arriver à trouver, non simplement ce qu’ils cherchent déjà, comme dans le cas d’activités programmées, mais également découvrir ce qu’ils ne savent pas encore vouloir, car ils n’en ont jamais fait l’expérience. Les élèves qui, dans notre exemple, fréquentent la médiathèque, ont accès à une pratique culturelle qui ne relève pas des familles – dont le capital culturel est très faible et les stratégies d’éducation minimes – mais plutôt d’une occasion offerte par le lieu. Dans les endroits pauvres en potentialités, les élèves issus de contextes culturellement et économiquement fragiles ont moins de ressources complémentaires alentour qui puissent rendre leur situation moins implacable.

27Les expériences spatiales des élèves sont donc diversifiées, selon le gradient d’urbanité et la position relative du lieu de résidence. Nous avons déjà proposé des premières distinctions utiles exprimées sous forme de contraires : pratiques spatiales autonomes/non autonomes ; mobilité sérendipienne/programmée ; spatialité territoriale ouverte/réticulaire fermée. Ces distinctions nous montrent que les pratiques spatiales et la spatialité ne sont pas seulement une question de distances kilométriques et de surfaces euclidiennes, mais impliquent la question de la nature, de la mesure et de la signification des distances. Une spatialité autonome, sérendipienne et ouverte est, sans conteste, bien plus enrichissante que son opposé.

Une sous-exposition à l’altérité

28Dans notre recherche, la résonance entre manières d’habiter et modes de scolarisation émerge clairement. C’est le cas de E., élève en classe de troisième qui habite dans une commune isolée à vocation agricole, issue d’une famille originaire de la zone. De sa commune, elle ne s’est jamais éloignée, sinon pour partir en vacances d’été à la mer. Elle est ce qu’on peut appeler une bonne élève, qui décide de se retirer de son activité sportive extrascolaire pour se consacrer entièrement à ses études en vue du brevet. Concernant ses vœux, elle voudrait devenir puéricultrice.

« J’aimerais devenir puéricultrice. […] Parce que, par exemple, ma mère, elle avait été invitée chez une de ses collègues et… elle avait une fille et sa fille, elle est très réservée et j’ai été la seule à avoir, on va dire le droit, d’aller la voir et c’est à seulement moi qu’elle a réussi à parler au début. Et ma mère elle m’a dit c’est comme si j’avais un don pour aller voir les enfants, qui se confient tout de suite à moi. Et j’aime beaucoup être avec eux, beaucoup m’occuper d’eux. J’ai plusieurs amies – j’en ai 2 ou 3 – qui veulent être aussi avec les enfants. Pas forcément dans les crèches, mais dans les écoles maternelles ou primaires. Ben après, on a pas les mêmes raisons, j’pense, de vouloir faire, ce métier-là. Mais, c’est vrai que c’est bien d’avoir, quand même, les alentours qui… qui pensent la même chose […] ‘fin ma mère, surtout voulait être puéricultrice quand elle avait mon âge, mais elle a pas pu faire les études qu’elle voulait et elle a été orientée dans une autre filière ».

29L’idée de devenir puéricultrice, ou d’exercer d’autres métiers traditionnellement sexués relatifs à l’éducation des enfants ou plus généralement à l’univers du care, semble être, dans l’établissement de E., largement partagée par beaucoup de filles. Au contraire, les garçons sont plutôt orientés vers des métiers considérés comme masculins (boucher, mécanicien…) et leurs récits sont parfois, au-delà du parcours professionnel souhaité, l’expression de « valeurs masculines » centrées sur l’exhibition de la force.

30L’horizon de possibilités expérimenté par ces élèves est assez restreint. Les métiers avec lesquels les élèves se côtoient quotidiennement sont de nature traditionnelle, souvent peu qualifiés et sexués. Le paysage social de la zone se reflète dans les établissements scolaires, qui présentent le même niveau d’homogénéité. Même si les filles comme E. présentent leurs choix futurs en termes de « don » ou « vocation », on peut facilement attribuer ces choix à un manque de modèles diversifiés autours d’elles, qui ne soient pas ceux de la femme comme care giver. Les filles, comme les garçons, sont portées à reproduire le schéma que le contexte immédiat leur offre quotidiennement. Leurs vœux répondent également aux demandes actuelles du bassin d’emploi local aussi bien qu’à des logiques de proximité des établissements de formation. Ils n’impliquent donc pas un possible éloignement.

31Le fait que les aspirations se construisent sur la base d’une adhésion aux modèles intériorisés fait que le manque de variété est un puissant élément de reproduction des chemins familiers. Dans leurs récits sur les choix futurs, les élèves mobilisent spontanément les profils professionnels et les rôles sociaux familiers. On trouve d’abord les membres de la famille – parents, frères et sœurs ainés, cousins, oncles et tantes – puis les amis de la famille et les groupes de pairs. Viennent enfin les altérités extérieures, c’est-à-dire des figures que l’élève ne connaît pas intimement mais qui font partie d’un paysage social lui aussi familier. Dans des zones isolées où la culture paysanne ou ouvrière reste dominante, la division sexuée du travail a plus de facilité à se reproduire, car elle ne subit pas la concurrence directe par d’autres systèmes de valeur, qu’on rencontrerait au contraire plus facilement dans les gradients d’urbanité plus élevés. Ici la concentration, la différenciation sociale et l’offre très variée d’opportunités économiques et culturelles, de biens et de services concourent à offrir une pluralité de modes d’existence légitimes.

32Plus l’horizon de ce qui est familier est restreint, plus le rayon des aspirations tend à être court. Moins le bassin d’emploi d’où l’on grandit offre une richesse d’exemples de figures professionnelles, moins on aura de possibilités d’en tirer des désirs. Le contexte géographique et la spatialité des élèves jouent ici un rôle qui n’est pas un facteur supplémentaire qui s’ajoute aux autres : c’est une dimension de l’ensemble.

33En outre, dans les espaces locaux où tout le monde se connaît, on ne dispose pas de la ressource protectrice de l’anonymat. Ici la diversité est plus difficile à escamoter et les logiques communautaires peuvent donc agir très puissamment à travers des mécanismes plus ou moins subtils de sanction de la diversité qui consolident des qualités sociales stéréotypées et portent les individus à reproduire de manière spontanée les rôles qu’ils se voient assignés par la collectivité (Butler, 2002).

34L’une des questions que cette étude laisse ouverte porte sur la manière dont l’horizon restreint de modèles environnants se confronte avec d’autres modèles extérieurs et pourtant familiers, comme ceux fournis par le monde éducatif, scolaire ou périscolaire, les médias publics et les réseaux sociaux. On peut imaginer que, dans certains cas, une dissonance cognitive se dessine lorsque les modèles avec lesquels les élèves entrent en contact à travers ces différentes sources d’information sont en contradiction avec ceux de leur espace local. La question devient alors comment les élèves gèrent ces dissonances, ce qui est une piste de recherche prometteuse.

Des ressources spatiales non transposables : quand le lieu protège et enferme

35Un deuxième aspect intéressant des projets de scolarisation est le fait qu’ils se réfèrent à une échelle locale. La question de l’internat est en ce sens significative. Les échanges avec les enseignants sur cette question laissent penser que le problème du coût n’est pas le seul, car les parents n’effectuent pas les démarches, indiquées par l’école, qui leur permettraient d’obtenir des bourses et des réductions fiscales. Il s’agit donc de barrières à la fois psychologiques et matérielles. Comme le résument bien les paroles d’une élève de troisième interviewée, qui n’ira pas à l’internat : « C’est bien de rester en famille ».

36La connexion géographique entre projections, offre scolaire et bassin d’emploi n’est pas sans lien avec la composante spatiale du « régime familial » dans lequel les élèves évoluent. Les adolescents issus des familles de type « fort » (Reher, 1998), c’est-à-dire des familles caractérisées par des liens très étroits à la fois horizontaux dans un groupe élargi et verticaux entre plusieurs générations, sont un modèle courant de notre enquête dans les espaces à faible urbanité très isolés, caractérisés par un tissu social homogène hérité des sociétés rurales.

37L’une des caractéristiques des familles fortes est le localisme. Il s’agit de la tendance des nouvelles générations, une fois sorties du foyer parental, à se marier avec d’autres personnes habitant le même espace local et à rester dans le territoire d’origine. Cet aspect exprime et en même temps favorise la création d’un intense réseau d’échanges intrafamiliaux, caractérisés par des règles de solidarité et de réciprocité fortes, qui finissent par créer des unités fortement interdépendantes et « enracinées ». L’achat de la part du terrain pour les enfants comme forme d’assurance à la fois pour eux et leurs parents est un cas courant. Ces « familles fortes » se caractérisent par des fréquentations très intenses entre leurs membres, dont le grand repas familial du dimanche semble être le couronnement festif. Dans des territoires isolés où il n’y a pas beaucoup de lieux de socialisation, ce modèle de famille peut se révéler particulièrement compact et autosuffisant, en enfermant les enfants dans une sociabilité intrafamiliale.

38La « famille forte » manifeste aussi des formes d’entraide prononcées, qui comblent les manques institutionnels ou se substituent au marché des services gratuits. Grands-parents, frères et sœurs participent de ces réseaux d’entraide réglés par des attentes et des réciprocités, qui s’instaurent entre générations aussi bien qu’au sein d’une même fratrie, géographiquement proches. Les enfants n’y échappent pas en étant sollicités pour des activités qui parfois se situent à la limite de l’entraide et du travail et qui les englobent dans des mailles denses d’échanges renforcés par l’isolement. Cette économie du don contribue à les fixer localement (Gans, 1982).

39Un autre facteur qui contribue à configurer des projets de vie confinés à l’échelle locale est la force de l’habitude. En réfléchissant sur ses projets futurs, E. motive le fait de ne pas pouvoir se projeter ailleurs en expliquant n’avoir connu qu’une réalité, celle de la campagne.

« J’ai été élevée dans la campagne alors en allant vivre en ville, j’aurais pas le même ressenti. J’me sentirais peut-être étouffée par le monde qui y aurait autour de moi alors qu’ici, on est beaucoup moins. C’est… beaucoup plus calme. […] j’ai fait quelques séjours, avec ma famille, par exemple, à Paris. J’ai été aussi à Marseille. Et tu vois tout de suite que c’est pas du tout le même environnement… beaucoup de personnes qui, ben, qui se promènent… beaucoup de voitures, beaucoup de pollution, c’est… c’est plus habité. Ben, peut-être pas négatif, mais comme j’ai été élevée à la campagne, peut-être que ce serait un point négatif… p’t’être que ça me déplairait d’habiter là-bas… »

40Dans ce récit, la réalité vécue est la mesure de toute autre expérience souhaitée ou projetée. L’inertie dans les choix semble alors s’expliquer par le fait que le coût psychique du changement est très élevé compte tenu du degré d’incertitude qu’il comporte en raison des nouvelles compétences, non garanties, qu’il faudrait mettre en jeu. Parmi elles se trouve la motilité, c’est-à-dire la capacité (compétence et propension) à être mobile, qui demande de disposer d’un capital spatial qu’on ne peut déduire de la seule possession de capital économique (Kauffmann, 2008). On tend donc à reproduire les expériences passées car elles sont plus sécurisantes, en se situant dans la continuité et dans la prévisibilité des événements et du contexte dans lequel ces événements se produisent (Giddens, 1991).

41La force exercée par le modèle statique se retrouve également dans la persistance de modes de vie qui relèvent des générations précédentes. Même si les parents travaillent comme ouvriers ou comme employés dans les services, leurs modes de vie restent campagnards. La culture des fruits et des légumes ou l’élevage de petits animaux (lapins, poulets, parfois cochons) pour nourrir la famille parvient à se transmettre. La grande maison isolée, entourée par un grand terrain et éloignée des lieux de travail comme de l’école, est l’expression d’une manière d’habiter qui met au centre la campagne comme havre de paix et forme unique de vie paisible, loin de la ville, associée au bruit, à l’anonymat et au danger.

42Certaines recherches ont mis en évidence le fait que ce modèle spatial statique dans des environnements à gradient d’urbanité faible est typique des positions sociales inférieures. En disposant de moins de capital économique, culturel et relationnel, les membres des couches populaires recourent davantage à leur capital d’« autochtonie », c’est-à-dire aux ressources issues du local (Retière, 2003 ; Devaux, 2015 ; Rieutort & Thomasson, 2015). Si les ressources locales sont une composante importante du capital spatial de chacun, elles peuvent devenir motif de dépendance et d’enfermement quand elles sont les seules à pouvoir être mobilisées. On pourrait distinguer entre un capital d’autochtonie communautaire, qui est utilisable seulement dans le local et un capital d’autochtonie individuel et transférable, qui se prête à une utilisation dans d’autres contextes.

43Dans les groupes moyens, ce modèle statique de reproduction des stratégies sociales s’affaiblit. Les voyages, les sorties culturelles en ville et une meilleure maîtrise de ressources qui ne relèvent pas seulement de l’échelle locale permettent d’ouvrir l’univers des possibles. Le modèle statique s’affaiblit aussi en se rapprochant des villes. Dans les gradients périurbains ou hypo-urbains, la relative proximité d’activités et de services donne lieu à des expériences spatiales plus complexes. Les élèves peuvent tirer parti, même si c’est au prix de plus ou moins longs déplacements en voiture, des avantages offerts par un gradient d’urbanité élevé : activités diversifiées, domaines de socialisation multiples, éventail plus large de potentialités futures.

44Le manque de ressources financières s’ajoute aux faiblesses de l’offre de formation alentour aussi bien qu’à un manque d’occasions de se confronter avec des altérités sociales et résidentielles. Les orientations sont donc subies, y compris mentalement, car elles se combinent, entre autres, avec une manière d’habiter où les logiques communautaires sont centrales. Il y a donc un paradoxe de fond entre un élargissement de l’offre qui permet de choisir plus librement son parcours et une capacité à l’aspiration restreinte, porteuse d’inégalités. Confrontée à cette dernière, l’institution scolaire reste encore impuissante, car son activité d’orientation, sous forme de rencontres avec un conseiller, tient compte « à la fois du marché de l’emploi, des désirs des élèves et de leurs familles » (Dubet & Martuccelli, 1996) et intervient une fois que la demande a été déjà formulée par l’élève, même si de manière encore floue.

Faible urbanité et styles de vie communautaires

45D’après notre enquête, l’ensemble des pratiques de mobilité, de socialisation et le type de relation à l’altérité des élèves sont affectés par deux logiques : le gradient d’isolement, qui va des communes périurbaines jusqu’aux territoires les plus isolés à tradition agricole ; et par les trajectoires résidentielles des parents. On observe une grande différence entre le cas de la commune périurbaine où la famille vient de s’installer récemment, attirée par un style de vie pavillonnaire, le cas du village qui conserve des traces de son passé rural et où la famille qui y vit tend à en reproduire les pratiques paysannes, ou encore le cas où le choix résidentiel est en lien avec le travail.

46Toutefois, nous pouvons dire qu’un style de vie communautaire est largement partagé par ceux qui habitent dans des territoires à faible urbanité. Par style communautaire, on entend une manière d’habiter marquée par le rejet de l’anonymat et par le fait de pouvoir facilement distinguer les insiders des outsiders à l’intérieur de son propre lieu de vie. Ce style communautaire s’oppose à ce que l’on peut appeler un style sociétal des individus, c’est-à-dire une relation assumée avec tout ce qui, dans les situations inconnues, échappe au milieu familier. Ce deuxième style est typique des contextes à forte urbanité où l’on entre plus facilement en contact avec des étrangers biographiques (des personnes que l’on ne connaît pas) et culturels (des personnes appartenant à des groupes sociaux différents). Un style communautaire est visible dans les paroles de G., élève qui vit dans un contexte à faible degré d’urbanité. Sollicitée par les parents à suivre une multiplicité d’activités extrascolaires, G. manque d’autonomie et l’environnement socialement aseptisé où elle évolue semble la rendre, à certains égards, « socialement plus jeune » (Lahire, 2019, p. 52), en dépit de ressources économiques et culturelles rentables sur le plan scolaire.

« On prend jamais le tram, on prend jamais le train. J’ai jamais pris l’train […] le train passe pas dans mon village, mais quand, par exemple, des fois on va à Paris, voir la famille de mon père et quand on veut se rendre d’un côté de Paris à l’autre bout, on prend pas le train, on prend la voiture […] Mais c’qu’est embêtant, c’est que y a beaucoup de gens, c’est surtout ça qui me gêne […] en fait, quand y a beaucoup de gens qui se déplacent avec nous, du coup, ça fait un peu bizarre de… me déplacer avec des gens ».

47La prédominance des relations privées ou avec une communauté homogène peut se traduire, comme dans le cas de G., dans une capacité moindre à maîtriser des situations nouvelles mais aussi dans une vision du monde fondée sur la crainte ou sur la répulsion vis-à-vis de l’altérité et, à l’inverse, sur la valorisation d’un monde sécurisé et sécurisant (Sennett, 1977).

48Dans le cas de ceux qui habitent depuis longtemps dans des territoires très éloignés des villes, on observe un style communautaire qui se fonde sur un principe d’autochtonie, bien exprimé par un échange informel lors d’un repas avec le personnel de l’un des établissements de notre recherche. Nous demandons s’il y a des élèves « à problèmes » et quel est leur profil-type. La réponse, unanime et accompagnée de nombreuses anecdotes, est que « les problèmes viennent d’ailleurs ». Les élèves « à problèmes » sont identifiés comme ceux dont les familles ne sont pas originaires du lieu et qui sont là « parce qu’elles ont des choses à cacher ». Il s’agit aussi d’élèves dont l’un des parents, qui vient toujours d’ailleurs, ne parvient pas à « s’intégrer ». Même si l’on ne peut pas parler d’une véritable communauté, car le bassin de recrutement de l’école est très dispersé et ne permet pas une interconnaissance totale entre les parents, une communauté imaginaire se construit autour du concept d’autochtonie.

49Dans le cas de ceux qui déménagent dans des maisons individuelles en milieu périurbain, le style communautaire se décline plutôt dans la recherche d’un mode de vie qui valorise la famille nucléaire et dans l’incorporation à la sphère domestique de l’univers des loisirs. L’absence de voisins (ou leur cooptation) est un atout car elle participe de la construction d’un espace protégé et sain, loin de tous les aléas avec lesquels la ville est identifiée. La voiture participe de ce style en tant qu’élément sécurisant et porteur de liberté absolue. Dans le cas de ceux qui s’installent dans le périurbain aisé, le style communautaire participe d’une distinction sociale et d’un entre-soi fondé sur le prestige et la richesse. La communauté est ici une communauté de « classe ». La ville, en tant que lieu où l’on côtoie tous les groupes sociaux, est associée à des sentiments négatifs que certains élèves de classe de troisième, comme T., ont bien intégrés dans leur discours.

« Trop peuplé. Trop peuplé, la pollution, les bouchons, tout le temps les bouchons. Y a beaucoup d’habitants… […] Ben, par exemple… les routes sont toujours… toujours des bruits de klaxons, des bruits, des bruits, des bruits partout. J’trouve que la ville n’est pas, ‘fin la ville n’est pas propre, parce qu’y a toujours des gens des quartiers pauvres qui viennent taguer les murs ou autour, des trucs comme ça… »

50T. vit dans les collines qui bordent la ville de Reims. Ici, le prix du foncier élevé, la proximité d’un paysage agricole renommé et la possibilité de vivre entre soi créent les conditions pour que les groupes supérieurs puissent vivre à l’écart de la ville tout en gardant ses avantages. Le manque de transports publics est considéré ici comme un avantage, car il augmente l’écart spatial avec les groupes populaires et plus généralement avec ceux considérés comme indésirables.

51Du style de vie communautaire propre aux territoires à faible urbanité participe le « mythe de l’école de campagne » où les enfants seraient moins stressés, mieux suivis et tous les parents se connaîtraient bien. Ce mythe ne trouve pourtant pas de correspondance avec la réalité, qui est bien plus complexe. Dans les écoles situées en ville dense, il est bien plus probable de voir les parents arriver à pied et échanger entre eux en attendant la sortie de leurs enfants, ce qui n’est pas le cas des écoles en zone d’habitat diffus. Dans ce cas, la scène la plus courante est soit celle du bus scolaire où montent les élèves, soit de la voiture familiale qui attend l’enfant en face de l’école pour le ramener à la maison. Et s’il est vrai que, dans les lieux isolés, le turnover des enseignants est plus bas, il est vrai aussi que le réseau d’aide est moins constant que dans les territoires densément peuplés, où davantage d’élèves en font la demande et où l’accompagnement est plus régulier. L’image de la communauté heureuse, soudée autour de l’école campagnarde, est également démentie par les disputes de longue date entre familles appartenant au même village qui, pour les enseignants, sont l’une des grandes difficultés à gérer, car elles se reportent immanquablement au sein de l’école.

De l’expérience au capital

52Dans cette étude, nous voulions comprendre comment les pratiques spatiales des élèves affectent la construction de soi. L’enquête a montré que les expériences spatiales pauvres ne sont pas le monopole des territoires éloignés à faible urbanité. Au contraire, celles-ci peuvent aussi se retrouver dans des endroits centraux et bien desservis. C’est le cas, par exemple, lorsque l’élève ne connaît pas les possibilités offertes par le lieu, quand elles lui sont inaccessibles, ou lorsqu’il les rejette sur une base identitaire ou culturelle. Ces observations renforcent l’idée selon laquelle les pratiques spatiales ne découlent pas seulement des distances en kilomètres, mais aussi de distances de nature symbolique (Chamboredon & Lemaire, 1970).

53Toutefois, dans le cas des élèves qui habitent dans des contextes à faible urbanité, nous avons remarqué une certaine résonance entre les manières d’habiter et les modes de scolarisation aussi bien qu’entre attentes scolaires et projets résidentiels. En particulier, les élèves montrent qu’ils ont intériorisé des discours, des imaginaires et des visions d’eux-mêmes strictement liées aux expériences spatiales vécues, au contexte géographique où ils grandissent et aux horizons de possibilités, plus ou moins restreints, que celui-ci offre.

54Si l’expérience spatiale ne se transforme pas toujours en capital, un capital spatial se construit difficilement à partir d’une expérience spatiale pauvre. À ce sujet, l’entrée par l’espace dans les questions propres des sciences sociales de l’éducation se révèle fructueuse dans la mesure où elle fournit une démonstration ultérieure de la nécessité de passer d’une école de l’érudition à une école de la capacitation. La première est une école qui produit des qualifications et un capital culturel mesurable par les diplômes, tandis que la seconde inclut un travail sur les dispositions, notamment spatiales, qui n’ont pas de certification institutionnelle identifiée mais participent pourtant de la construction personnelle et de la réussite sociale.