- 1 Enquête ethnographique réalisée dans le cadre de notre thèse de doctorat (Matri, 2014).
- 2 Il s’agit du rapport de l’individu à son corps, de ses représentations de l’altérité proche et loin (...)
1Issu d’une enquête de terrain de quatre années 1 en Tunisie, cet article propose d’analyser une des formes de l’islam politique, le salafisme, sous l’angle de ce que cet engagement fait au corps. Il s’agira d’étudier les processus d’incorporation (Court, 2016) des normes et valeurs du salafisme en lien avec les dynamiques de reconfiguration des identités de genre qui y sont associées. Les approches de l’islam politique contemporain (Amghar, 2007 ; Ferjani, 2016, 2017) sont généralement traitées d’un point de vue macrosociologique. Le rapport au politique et la dimension existentielle 2 du comportement individuel est peu ou pas abordé. En effet, le salafisme au Maghreb est souvent analysé dans une perspective d’engagement politique et idéologique des groupes et des individus (Amghar, 2007). Cette mouvance est appréhendée par les sociologues et les politistes à partir de grilles de lecture portant prioritairement sur l’évolution des mouvements, ses fondements théologiques, ses élites et le rapport à la violence et la terreur (Kepel, 2015 ; Khoskhocavar 2015 ; Roy, 2016).
2Cet article, lui, prend appui sur une analyse microsociologique des conversions individuelles au salafisme. Il s’intéresse spécifiquement aux modalités d’appréhension et de transformation des corps genrés à l’intérieur du processus de conversion religieuse. Il s’agit de montrer comment cet engagement religieux opère comme une socialisation de conversion (Suaud, 1978 ; Darmon, 2011) transformant les hexis corporelles (Bourdieu, 1980) notamment par un travail continu sur les apparences et les sensations corporelles selon le sexe des individus. Après une partie liminaire explicitant le contexte d’émergence du salafisme et notre enquête, notre article est organisé en trois parties analytiques. La première s’intéresse aux processus de socialisation des hommes et des femmes engagé.e.s dans le salafisme. La deuxième est consacrée aux effets de cette socialisation sur les « corps » du point de vue du genre. La troisième resserre la focale sur les logiques de production des corporéités féminines à l’intérieur de l’univers du salafisme.
3Le jihadisme est une des mouvances de l’islam politique salafiste (Lamchichi, 2005). Il est devenu une force d’opposition au régime autoritaire – représenté par Habib Bourguiba (1956-1987) et Zine el-Abidine Ben Ali (1987-2011) – entre 2000 et 2010 (Ayari, 2009a et b ; Nadhif, 2017). Il a remplacé ainsi l’islam politique des Frères musulmans des années 1980-1990 et « dans une certaine mesure, il a pris le relai du nationalisme arabe et du gauchisme » (Ayari, 2017). Face à l’islam politique, rattaché aux Frères musulmans, premier rival du pouvoir en place des années 1980/1990, le régime politique de Zin el-Abidine Ben Ali a réaménagé la scène politique en contrôlant le champ religieux (Bessis, 2016 ; Kerrou, 2018) et en se réappropriant un discours dit modéré sur l’islam (Bessis, 1999). Les jihadistes étaient alors fermement sanctionnés et opprimés, notamment après la confrontation des forces de l’ordre et de la brigade d’Assad Ibn El Fourat en 2007 et d’autres actes terroristes (Guessoumi et al., 2016 ; Nadhif, 2017 ; Ayari, 2009a et b). Cependant, à la suite de l’effondrement du régime dictatorial, des « cellules dormantes » composées de militants revenus d’exil et d’incarcérés amnistiés ont fait irruption dans le champ politique tunisien. Leur objectif était de constituer un régime de Califat en investissant l’espace politique et public par des campagnes de prédication. Ils avaient également la mainmise sur les mosquées et de nombreuses institutions ainsi que sur certaines activités caritatives et l’enseignement religieux. Il s’agissait bien d’une revanche, dont l’enjeu restait le repositionnement dans le jeu politique par une « réislamisation » de la société (Blanc, 2020). Ce processus a agi directement sur les instances de socialisation primaire et secondaire conventionnelles par des incitations faites aux hommes de (re)prendre l’autorité au sein de leur famille et par l’organisation de campagnes prédicatrices de proximité, dans des quartiers, des établissements scolaires et universitaires, etc., ou via Internet. La montée du parti islamiste Ennahdha au pouvoir, suite aux élections démocratiques de 2011, a contribué en grande partie à propager et à légitimer un islam rigoriste, synonyme de fondamentalisme religieux, visant à appliquer ladite charia. Plusieurs instances, très peu ou pas du tout contrôlées par l’État, d’inculcation des normes et préceptes de ce positionnement religieux ont vu alors le jour : associations caritatives et religieuses ; écoles coraniques ; jardins d’enfants dirigés par des salafistes ; partis politiques ; radios et chaînes de télévision, groupes et collectifs, etc.
4Cette courte synthèse du contexte politique renseigne sur les circonstances socio-politiques de l’émergence de ce que nous appelons des « modalités corporelles pieuses ». La visibilité des fondamentalistes – après une période de répression politique – s’est construite en effet par le passage d’une image dévalorisante et dépréciée des individus « pieux » à une image survalorisée, voire héroïque, de ces individus. La légitimité sociale attribuée par le pouvoir politique d’Ennahdha au salafisme, ainsi construite après la révolution, s’est étendue à l’ensemble du pays au nom de la revalorisation de l’identité arabo-musulmane méprisant l’élite politique séculière et optant pour l’application de la charia comme modalité d’action politique et sociale. Initier la société à la « vraie » religion constituait dans les années 2011-2012 le slogan de certains leaders et partisans accompagnés de grandes mises en scène de prosélytisme : manifestations organisées dans les avenues ; campagnes de voilement des femmes et des jeunes filles assurées par des groupes et des associations caritatives ; revendications du port du voile intégral, de salle de prière et d’organisation des cours non-mixtes dans les campus universitaires, etc., allant jusqu’à tenter de convertir l’université de la Manouba (Le Pape, 2014).
- 3 Voir à titre d’exemple les manifestations organisées le 02 et le 25 mars 2012 devant le théâtre mun (...)
- 4 Nous avons réalisé plus de 45 entretiens auprès des femmes et une observation ethnographique dans l (...)
- 5 Des entretiens libres auprès de différents acteurs institutionnels et de l’entourage amical et fami (...)
5La propagation de modèles de la féminité et de la masculinité pieux s’inscrit dans cette stratégie d’action politique et sociale assortie d’une visibilité souvent théâtralisée dans les rassemblements et les manifestations 3. Le genre au travers d’une corporéité jugée « conforme » à cette « vraie » religion participe alors à cette re-valorisation des groupes islamiques. Cette « re-socialisation » religieuse renvoie à des enjeux d’ordre politique et social complexes mais nous nous limiterons ici à une échelle d’analyse microsociologique en nous focalisant sur la quotidienneté des salafistes. Les effets de la conversion sur les perceptions du corps et le mode de vie adopté, façonnant la nouvelle manière d’être et de vivre, seront le fil conducteur de notre analyse. Nous ne développerons pas les questions relatives à la carrière politique, au type d’engagement et la violence, malgré l’intérêt et la pertinence de ces axes de réflexion. Il est néanmoins important de mentionner que la période de conversion des personnes que nous avons rencontrées s’inscrit dans un contexte politique particulier : pour certain.e.s, la conversion est effectuée avant le changement du régime politique, mais pour la majorité, elle s’est concrétisée après l’effondrement du régime de Zine el-Abidine Ben Ali. C’est dans ce contexte que nous avons mené deux enquêtes de terrain successives par entretiens biographiques et observations non participantes auprès d’hommes et de femmes tunisien.ne.s. L’objectif était d’identifier les processus de rupture en termes d’image de soi et donc de (re)construction de corporéité lors de la conversion et de l’identification au salafisme. La première enquête – premier contact avec les salafistes – a lieu entre 2009 et 2013 auprès de femmes adoptant le voile dit islamique 4. Il s’agissait d’étudier les modalités du voilement, les représentations du corps, du voile et de la religion, les pratiques esthétiques et les conduites des converties dans les espaces publics. Les femmes, qui adoptent le hijâb char’î et le niqâb (voile intégral couvrant le visage), représentent une catégorie minoritaire foncièrement différente des autres femmes voilées. En effet, ces femmes affichent une nouvelle image de féminité qui s’oppose aux modèles habituels en Tunisie. La seconde enquête répondait à un appel à projet portant sur « le retour des femmes maghrébines des zones de tension » (en 2021). Ce travail visait à élucider le processus d’adhésion au salafisme en s’interrogeant sur les expériences des personnes des deux sexes, les modalités d’affiliation et les motifs d’adhésion et de départ aux zones de tension. Dans les deux enquêtes, nous avons pu réaliser une quinzaine d’entretiens approfondis et prolongés avec des jeunes qui s’autoproclament musulman.e.s engagé.e.s. Au cours de la deuxième enquête 5, certains témoignages venaient de personnes désaffiliées. Le recul qu’elles ont eu et la prise de conscience par rapport à leurs expériences témoignent, entre autres, d’un long travail sur elles, qui nous a éclairés sur les différents aspects de ce phénomène. Ainsi, ce travail regroupe des enquêté.e.s qui croient toujours en cette idéologie mais également d’autres qui ont rompu avec le salafisme ou s’y engagent d’une façon beaucoup plus modérée.
- 6 Plusieurs chercheur.e.s ont proposé une typologie de mouvement salafiste : Outahar, 2020 ; rapports (...)
- 7 Cette recherche ne prétend pas couvrir les différents mouvements salafistes ou présenter une typolo (...)
6Le terme salafiste 6 est utilisé pour identifier les jeunes hommes et femmes qui s’auto-définissent comme tels et qui ont entrepris des transformations au niveau de leur paraître et de leur manière de vivre. Ces adeptes ne représentent pas une entité homogène, ils/elles sont issu.e.s de milieux socio-économiques variés et ont des niveaux d’étude différents 7. L’âge et la situation matrimoniale sont deux éléments cruciaux à prendre en compte dans ces entretiens. En effet les plus jeunes montraient un enthousiasme marqué à (se) raconter leur conversion alors que les femmes mariées étaient plus réticentes et demandaient systématiquement l’autorisation à leur époux avant de nous parler.
- 8 Article 13 de la Loi de 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchime (...)
- 9 Plusieurs rendez-vous et rencontres ont été annulés par les interviewé.e.s. Depuis l’adoption de la (...)
7Soulignons que les interviews réalisées au cours de la première période post-révolution témoignent d’une aisance considérable au niveau de la prise de parole et de la mise en valeur des convictions, en opposition à la seconde enquête de 2019. Lors de la deuxième enquête, la réticence et la méfiance étaient notamment plus fortes que lors de la première, du fait – entre autres – du contexte juridico-politique et de l’adoption de la Loi contre le terrorisme 8. Le recours aux personnes intermédiaires ayant des liens proches avec les salafistes a constitué notre stratégie principale pour accéder à ce terrain sensible 9. En outre, l’intérêt porté aux modalités de l’appropriation des normes religieuses est davantage orienté vers la manière par laquelle les individus intériorisent ces normes/idéologies, leur manière de penser, de sentir, d’agir.
8Selon Muriel Darmon, la conversion est à envisager sous deux dimensions, pratique ou identitaire (Darmon, 2011). Devenir salafiste implique ces deux dimensions de conversion. Il s’agit à la fois d’une pratique singulière du religieux selon des règles et des modes particulières et d’une identité revendiquée par les fidèles et les adeptes de différentes mouvances qui s’identifient au salaf salah (prédécesseurs pieux). Nous nous limiterons ici à une présentation générique de cette idéologie : le salafisme s’oppose aux formes de religiosité transmises par différentes grandes instances socialisatrices tunisiennes (la famille, l’école, les instances religieuses officielles, etc.) et se présente comme une alternative à un islam dit populaire ou culturel, souvent perçu comme non conforme aux préceptes religieux. Elle s’attache à une vision univoque de l’islam, rattachée à une époque imaginaire idéale et pure de l’islam. De ce fait, l’adoption des principes salafistes exige le renoncement au mode de vie conventionnel, le détachement des anciennes perceptions et pratiques et l’appropriation d’une nouvelle manière d’être, de penser, de faire et d’agir. Dans ce sens, le salafisme procède par une socialisation synchronique et diachronique selon le point de vue développé par Muriel Darmon.
- 10 Les chercheurs qui avancent cette thèse sont nombreux (Voir par exemple Benslama [2015] ; Jeffrey [ (...)
9La conversion s’inscrit dans une perspective de quête de sens où les jeunes tentent de donner de la densité à leur existence 10. Caractérisée comme un processus qui, « prend du temps et s'inscrit dans des étapes parce qu'elle dérive de, ou s'inscrit dans, un travail particulier de conversion » (Darmon, 2011, p. 13), la conversion au salafisme passe principalement par deux phases, qui au niveau des pratiques s’imbriquent et s’entremêlent. La première renvoie à une nouvelle manière d’agir contre soi et sur soi, la seconde concerne l’action menée contre les autres et les différentes instances qui s’opposent à cette idéologie. La durée de la transformation varie selon les rythmes individuels, le degré de l’implication et les dispositions cognitives de chacun.e. Elle s’initie par l’adoption de petits gestes ou activités et s’accélère au fil du temps. L’endoctrinement procède ainsi d’une manière progressive et pédagogique, en déplaçant la marginalisation de l’individu (sociale, politique et parfois économique et régionale) vers une survalorisation de sa personne et en transformant le sentiment de vulnérabilité lié à son engagement religieux « atypique » en une force (Bouzar 2019 ; Le Breton, 2016). Le discours des autorités salafistes propose des solutions à toutes les angoisses vécues par les jeunes entrant « en religion ». Le mythe de la Umma – communauté musulmane décrite comme l’ultime appartenance à une fraternité et sororité transnationale – séduit des jeunes ayant des difficultés à s’adapter ou à se situer socialement et politiquement. Adhérer au rigorisme religieux permet selon les termes des enquêté.e.s de « se retrouver », « adhérer au salut de la communauté », « être acteur.trice de son propre destin », « s’aventurer », « changer le monde », etc.
10Selon cette idéologie, ceux et celles qui s’investissent dans ce projet de « conversion » sont considéré.e.s comme les personnes élues pour la bonne cause. Combattre les mécréants représentés par les modernistes qui ont opté à une vision séculière de l’État – et s’opposer ou rejeter un mode de vie dit illicite – dans les expressions les plus banales – est l’ultime objectif pour regagner la vie éternelle, mais aussi pour acquérir un statut social décrit comme « supérieur » aux autres. Le besoin de changement et d’agir sur soi et sur la société, comme l’illusion de se réaliser dans la purification du corps et de l’esprit sont les fondements de la conversion salafiste. Le corps, comme support premier de l’identité, traduit ainsi l’orientation spécifique de ceux.celles qui prétendent être « multa’zîm » « multa’zîma » (engagé.e). L’initiation au salafisme vise ainsi à remplacer les apprentissages et les connaissances transmis par la famille et toutes instances socialisatrices qui s’opposent à cette idéologie. Les messages et percepts religieux sont diffusés par les réseaux sociaux et les chaînes satellitaires qui concurrencent les voies classiques de transmission et d’apprentissage. On a alors affaire à un islam mondialisé (Roy, 2002) à l’intérieur duquel l’engagement des femmes dans les mouvements jihadistes (Grami & Arfaoui, 2017) constitue une clef de voûte et un symbole puissant du radicalisme religieux. Or cette radicalité prend plusieurs formes et s’opère à travers des trajectoires individuelles variées visant des finalités différentes (Bonelli & Carrie, 2018). En effet, dans le contexte tunisien, l’initiation à la religiosité salafiste n’est pas le propre d’une catégorie sociale – même si elle s’installe davantage dans les milieux populaires – elle ne dépend pas non plus du niveau scolaire et n’exige pas une grande connaissance religieuse préalable. L’engagement des un.e.s et des autres est initié par le groupe d’ami.e.s, par les pairs dans le quartier (Sallemi & El Haj Salem, 2016), à la mosquée, à la faculté, sur Internet, dans une relation amoureuse, etc. Les prémices de la conversion se synthétisent dans un événement déclencheur souvent refoulé (deuil, déception amoureuse, échec scolaire, rapport conflictuel avec la famille, etc.) et la rencontre ou la fréquentation d’une personne ou un groupe déjà initiés à cette idéologie.
- 11 Ce niveau correspond, en France par exemple, à la classe de Première du lycée.
- 12 Le cheikh est un terme employé par les interlocuteurs pour identifier les personnes ayant un savoir (...)
11La déconstruction et la reconstruction des discours nous a permis d’articuler les dispositions cognitives et les propriétés objectives des sujets appartenant à la classe populaire et la classe moyenne. L’envie de changer et d’agir précède le passage à l’acte quel que soit le profil. Farida – une mère âgée de 29 ans mariée à un salafiste et résidant dans un quartier favorisé de Tunis – décrit la période antérieure de sa conversion comme une période d’obscurantisme (dhouloumât), « je n’étais pas très contente de moi-même ». Un étudiant âgé de 25 ans et résidant à Tunis, issu d’une famille modeste dit « je m’ennuyais à mort » pour décrire son état psychologique d’avant. D’autres trouvent dans la religion une solution à leurs problèmes relationnels : « j’avais trop de problèmes avec mon père » confirme Fathi, pêcheur et père de deux enfants, âgé de 25 ans, de niveau scolaire secondaire 11. Sana – jeune femme âgée de 32 ans, diplômée en civilisation arabe et au chômage, issue d’une famille modeste et résidant à Tunis – confirme : « Je n’avais pas grande chose à faire en été » après une rupture amoureuse douloureuse. La préparation au changement de conduite est souvent accompagnée par des gestes simples ou d’échange insignifiants au début : « on m’a proposé d’écouter une conférence d’un cheikh 12 » confirme la jeune dentiste Sahar – mariée à un pharmacien salafiste, résidant à Monastir. Une autre étudiante – âgée de 23 ans, résidant dans un quartier populaire de Tunis – dit : « ça a commencé par une simple discussion avec mon beau-frère très pieux ». Un jeune homme âgé de 28 ans – issu d’une famille modeste et résidant à Monastir – décrit sa conversion comme accidentelle : « j’ai découvert le forum par un pur hasard ».
- 13 Souvent associée à l’Occident et du coup rejetée entièrement malgré l’histoire riche de la civilisa (...)
12L’initiation débute par les pratiques religieuses et l’abandon progressif des activités ludiques, estimées illicites. L’entraînement correspond à un rejet graduel et rythmé des aléas de la vie considérée comme « moderne » 13 et l’augmentation d’activités pieuses. Or, cette étape est souvent vécue difficilement, le renoncement à un ancien soi n’étant pas évident. On observe une étape initiale genrée d’entrée dans la logique de transformation de soi. Pour les femmes, c’est d’abord prier et porter un hijâb : « ce n’était pas facile ! », « j’ai commencé par porter des vêtements amples, puis par couvrir ma tête… C’était petit à petit », « j’ai mis du temps pour y arriver ». Pour les hommes c’est prioritairement rejoindre la prière collective : « La première chose que j’ai faite est la prière », « j’ai purifié mon corps et commencé à prier ». La prière constitue le premier point d’ancrage pour maintenir le rythme, souvent accompagné par ceux et celles qui sont déjà repenti.e.s.
13Le passage à l’étape suivante consiste en la structuration de la temporalité individuelle. Le rythme personnel se synchronise au rythme des salafistes, considéré comme exemplaire. Accentuer des pratiques religieuses au quotidien constitue alors la forme de l’incorporation de la nouvelle manière d’être : prier les nawafil (prières surérogatoires), jeûner le lundi et le jeudi, réciter le coran, faire le dou’â (supplication) au quotidien. L’apprentissage individuel et collectif du fiqh (jurisprudence musulmane) et la Sunna (tradition prophétique) renforce la volonté et l’appartenance au groupe. Les supports numériques, les livrets et livres distribués, vendus ou diffusés dans les mosquées appuient cet entraînement. Les rencontres directes ou sur les forums prolongent les discussions sur le devoir être et le devoir faire du bon musulman et de la bonne musulmane. La force de la répétition construit ainsi progressivement une nouvelle image de soi.
- 14 Théologien hanbalite connu comme traditionaliste (1263/1328).
- 15 Exégèse, théologien et commentateur du Coran (839-923).
- 16 Groupe salafiste de mouvance jihadiste constitué dans les années 2000, par des jihadistes tunisiens (...)
14Maher – âgé de 28 ans, étudiant en Master, désaffilié – qui se rendait à la salle de jeu du quartier avec ses pairs, a découvert par exemple les forums religieux à l’âge de 17 ans. Il est devenu fanatique en quelques mois. Des jeux vidéo et aux cercles de discussion sur ahkâm E’chara’ (prérogatives religieuses) son rythme de vie a foncièrement changé au point qu’il a renoncé à ses études secondaires pour s’inscrire dans une formation professionnelle d’informatique, dont l’objectif est de servir la cause et d’apprendre des connaissances utiles à la « bonne cause » de la jamâ’a (allusion aux salafistes pieux). Ses prières régulières à la mosquée surtout de fajr (prière accomplie à la fin de la nuit) ont été le premier point d’attachement. Devenu en quelques mois passionné par le fiqh et l’histoire de Mohamed (prophète de l’islam) en particulier, ses discussions avec ses pairs se transforment en sérieux débats sur les exégèses d’Ibn Taiyymia 14 et de Tabarî 15. Progressivement, ce même groupe auto-nommé Ahl As-Sunna wal Jama’a 16 prolonge l’échange dans l’enceinte de la mosquée, mobilisant plus du monde autour des questions d’ordre politique et social.
15La transformation s’opère progressivement, par le maintien d’une certaine discipline et par l’encouragement des adhérent.e.s salafistes. Ces dernier.e.s contrôlent les techniques du corps et le rythme des pratiques du nouvel adepte en stimulant sa volonté dans l’apprentissage. Pour y parvenir, la majorité des individus se détache de sa famille et s’attache au groupe salafiste. Autour de cercles de formation ou d’enseignement, le partage de l’expérience avec les plus pieux et les plus pieuses renforce le processus de transformation. De nouvelles règles de vie s’installent ainsi qu’un nouveau langage, de nouveaux schèmes de pensée, de nouveaux réflexes, une gestuelle nouvelle tout en repoussant les anciennes habitudes. Dans ce sens, les prédicateurs les plus rigoristes rappellent en permanence le jihad en’nafs (combat contre l’âme/esprit), en culpabilisant et en responsabilisant les croyant.e.s et en corrigeant leurs pratiques.
- 17 Il a abandonné son travail dans une entreprise internationale et a choisi d’ouvrir une boutique de (...)
16L’adhésion au salafisme se fonde ainsi sur une carrière et une socialisation transformatrice de l’identité et des pratiques dans le même temps. Elle est marquée par une rupture totale ou partielle, réelle et symbolique, avec soi et l’entourage habituel. Farida, convertie en 2003, a renoncé à toutes possibilités d’embauche afin de garder son niqâb et préserver sa religiosité. Au fils des années, elle a abandonné toutes formes de festivités profanes ou religieuses non conformes à la « charia », malgré les critiques de sa famille. Elle n’écoute plus de musique, n’assiste plus aux fêtes de mariage, ne fréquente que des espaces naturels et évite toutes rencontres avec les gens qui ne partagent pas ses convictions. Quant à Sami 17 – diplômé en sciences économiques, commerçant, marié à sa cousine (adoptant le niqâb suite à sa demande) – malgré ses contraintes professionnelles, il s’efforce de s’abstenir au quotidien de fréquenter des espaces souillés y compris les cafés aux jeux de cartes, d’éviter de regarder les femmes et d’accomplir ses cinq prières à temps afin d’honorer son statut de salafiste. Enfin, l’idéologie salafiste s’oppose aux corporéités dites modernes et étrangères aux traditions culturelles et religieuses musulmanes. C’est ainsi qu’elle s’oppose dans le paraître et dans les pratiques à toutes formes de bid’ah (idées nouvelles et novatrices, hérésie) associées au mode de vie étrangère aux prescriptions dites religieuses ou de l’islam premier.
17Le travail effectué sur le corps vise alors à « métamorphoser » les manières de le représenter et de le vivre ainsi que les normes du genre. Les idées transmises, reprises dans le discours des interviewé.e.s reposent sur une initiation à la religion : « on ne connaît pas vraiment la religion », « si tu creuses, tu trouveras toutes les réponses en islam », « je continue à découvrir ma religion », « je vivais dans l’ignorance », etc. La méconnaissance des règles dites islamiques exprimée par les fidèles témoigne d’une sorte de prise de conscience et de l’obligation de se référer à la tradition prophétique et d’honorer cette « histoire glorieuse ». La vie du prophète et de ses compagnons est représentée comme une vérité absolue. S’identifier aux compagnons de Mohamed et appliquer les préceptes de la Sunna constituent l’ultime réalisation de soi. La dialectique entre le salut du musulman et l’apologie de la Umma est au cœur de ce processus de socialisation interprétant foi, rapport de genre et identité. L’idée de transcender la conduite et de rattraper l’âge d’or de l’islam (fantasmé), de vivre pleinement la religion, de se réaliser à partir de la purification du corps et de l’être constituent les arguments avancés par la majorité des enquêté.e.s. La représentation d’un corps « purifié » et d’un être « juste » repose sur différents aspects qui affectent directement le paraître, les activités quotidiennes – cultuelles et profanes – le langage, les manières d’agir, de se penser et de penser l’altérité. Un travail sur soi s’opère au cours de la conversion et se stabilise progressivement pour cristalliser cette identité religieuse. Ce processus est fortement genré.
- 18 Au-dessus d’un pantalon, qui n’atteint pas les chevilles, une chemise afghane ou un qamis, de longu (...)
- 19 Certains jeunes frottent de l’ail sur leur front et s’exposent au soleil pour avoir l’empreinte sur (...)
18Pour les hommes, on observe la construction d’une virilité renforcée (ayant de l’autorité, capable d’imposer ses choix et de s’opposer au régime impie, de prévaloir le changement) dans laquelle l’apparence physique constitue un élément déterminant. Pour construire une image d’homme pieux, les individus changent entièrement de style vestimentaire en combinant un habit moderne et un habit dit islamique 18. Les codes vestimentaires masculins ne contiennent pas beaucoup de contraintes : ils se distinguent des tenues féminines, sans ornement et accessoires en or ni tissus en soie. L’apparence doit exprimer surtout la modestie et la virilité. Maher : « le musulman doit se comporter modestement, se démarquer de l’arrogance des rois et des hommes de pouvoir, c’est eux qui portaient de longs habits et tuniques… dans toute circonstance le pantalon ne couvre pas les chevilles, n’attire pas l’attention et ne ressemble pas aux habits des femmes ». L’attention masculine est accordée plutôt à l’esthétique du visage et à la manière de se coiffer. Certains individus se rasent le crâne et la moustache et d’autres se laissent pousser les cheveux jusqu’aux épaules pour ressembler au prophète tel qu’il est imaginé. Le soin de la barbe est méticuleux et quotidien, signe de virilité par excellence dans ce contexte. C’est dans ce sens que Fathi dit « les garçons peu poilus avaient beaucoup de mal… Ils faisaient tout pour faire pousser leur barbe (sourire) ». Une autre caractéristique corporelle de la pratique religieuse est la zabiba (la trace foncée sur le front qui symbolise la prosternation). Elle est signe de la régularité de prière et certains cherchent à l’avoir à tout prix 19.
- 20 Ce jeune homme désaffilié depuis des années, nous a parlé de son expérience au sein d’un groupe rel (...)
19Au travail sur l’apparence comme signe de transformation, s’ajoute pour certains hommes une volonté d’améliorer leur condition physique et leurs habilités corporelles (exercices de musculation, pratique des arts martiaux ou pratique du football). Un jeune étudiant en Master 20, âgé de 28 ans, issu d’une famille modeste résidant à Monastir, témoigne de son expérience : « Le bon musulman doit aussi être fort physiquement pour servir la bonne cause quand on fait appel à lui... à un certain moment je m’entrainais quotidiennement, même avec des petits exercices physiques ou en jouant un match de foot avec mes amis ». Pour d’autres, le fait de renoncer aux mauvaises habitudes comme la consommation de substances nocives à la santé (cannabis, tabac et boissons alcoolisées) régénère les capacités physiques et mentales. Fahti a ainsi abandonné ses études secondaires pour travailler avec son père et se marier à l’âge de 20 ans. « Quand je me suis repenti, j’ai senti un bien être gigantesque, j’ai pris quelques kilos, mon corps s’est épanoui, le sang circulait normalement, Dieu merci ! ». Ce type de consommation (outre son caractère illicite) est estimé comme un lourd fardeau physique, financier et social qui détourne « le bon croyant du droit chemin ». La conversion au salafisme couvre aussi un bien-être mental et émotionnel. Ali, jeune célibataire, âgé de 26 ans, issu d’une famille modeste et résidant à Sousse : « Dieu merci, tu te sens bien et tranquille… Ta vie devient organisée, ton corps est purifié et ton âme est apaisée ». Bien qu’il se soit retiré relativement, pour pouvoir travailler et poursuivre ses études supérieures, ce jeune continue de fréquenter ses anciens amis du groupe. « Je respecte beaucoup ceux qui arrivent à résister à toutes les contraintes, les fidèles honnêtes et sincères ». Le travail sur soi se déploie par les transformations physiques et comportementales apportées au style vestimentaire et à l’esthétique du visage, de la chevelure et de la gestualité. Il sert ainsi à la fois à renforcer l’identité de genre et à se démarquer des autres groupes – jugés impies et occidentalisés. La nouvelle hygiène de vie s’illustre par le renoncement à des habitudes addictives auxquelles on substitue l’exercice physique et le renfoncement des pratiques cultuelles.
20L’extériorisation d’une virilité pieuse sert aussi à séduire les filles en quête de figures masculines considérées comme « rassurantes ». Les hommes incarcérés sous l’ancien régime pour actes terroristes et ceux qui ont participé à la deuxième guerre d’Irak sont devenus des figures emblématiques aux yeux de certaines femmes. Fathi, par exemple, se sentait fier d’être formé par l’une des figures d’Anssar Charia : « aucune fille ne pourrait refuser d’épouser de tels hommes. Des vrais hommes ! Ils étaient capables de protéger n’importe qui parmi nous ! » dit-il. Les épreuves physiques et psychologiques générées par l’incarcération ou l’interpellation sont valorisées symboliquement et socialement dans les groupes salafistes, ajoutant à la virilité des pieux du charisme et de légitimité.
- 21 Au-dessous de la robe dite « ‘abâya » ou « jilbâb », les femmes actives portent des pantalons dans (...)
21À côté du modèle de virilité se développe celui d’une féminité purifiée. Les codes vestimentaires des femmes relèvent plus d’une identité distinctive fondée sur la rigueur au niveau des formes et des modes d’usage, etc. De couleur foncée, la tenue est de tissu épais sans motif ni broderie, comme le libâs char‘î 21 robe très ample et longue jusqu’au talon de pied. Le vêtement ne relève pas d’un libre choix de goût ou de statut, mais plutôt d’une obéissance à un devoir fondamental de l’islam. Sana – étudiante âgée de 22 ans, issue d’une famille modeste résidant à la cité Ettadhamun – explique « il est bien indiqué que la femme musulmane doit porter un voile ample et non transparent de façon à ce qu’il ne permette de voir ni les formes ni la peau (lâ yaçifu walâ yachuffu) ; sinon, on ne peut pas dire que c’est un voile ». Le code vestimentaire est un uniforme et n’obéit à aucune forme d’esthétique ou d’ornement « moderne », y compris les chaussures à talon. Se vêtir à la « manière islamique » veut dire se conduire conformément à ce que les interviewées considèrent comme un commandement de la charia, confirmé par les prédicateurs ou les ‘ûlamā. Ce costume liturgique ne laisse paraître qu’une partie du visage (entre les yeux et la bouche) et les mains. Quant au niqâb, il signifie plus de piété qu’un libâs chari’ et couvre aussi le visage et les mains, considéré par certain.e.s comme une vertu et une identification aux femmes de compagnons de prophète. Pour d’autres, cette tenue n’est obligatoire que pour les femmes dont la beauté physique serait extrême, pour celles qui étudient ou qui exercent une activité professionnelle. Notons que les femmes qui ne couvrent pas leur visage doivent s’abstenir de toute valorisation esthétique de leur visage.
22L’habit féminin salafiste repose sur l’effacement de la silhouette et la suppression totale ou partielle du corps sexué. Il rend la femme invisible, peu identifiable ou presque anonyme. L’obsession de dérober le corps et de dissimuler ses formes est expliquée par la morale salafiste et le souci de protéger les musulmans de tout écart du « droit chemin ». En outre, l’accès des femmes aux lieux publics est contrôlé afin d’éviter d’attirer l’attention des hommes et toute « provocation » de leurs sens que ce soit par du parfum, des sons provoqués par des chaussures ou des bijoux, par le regard, par l’ornement. Les femmes doivent aussi éviter tout rapprochement physique avec des hommes. Le corps de la femme est perçu comme objet de fitna – de discordance et désordre. Sa dissimulation est sensée servir à atténuer des sensations somatiques « indésirables » chez les hommes. « Que la femme soit consciente que son corps dénudé peut susciter les désirs et les fantasmes d’un homme incapable de se marier. Elle commet un double pêché si elle ne couvre pas convenablement son corps », dit Samar – étudiante âgée de 30 ans issue d’une famille modeste et résidant dans la cité Khadhra – en justifiant l’obligation et l’utilité du port du niqâb.
23Les hommes, eux, sont appelés à baisser le regard quand des femmes sont présentes, à éviter de s’adresser aux autres avec orgueil et à se conduire humblement. L’impératif du niqâb, défendu par les hommes et les femmes, est de répondre aux prescriptions religieuses et à l’impérieux contexte contemporain. Le temps présent est décrit par toutes et tous les fidèles comme une époque de désordres (‘asîr el fitna). Le port du niqâb est censé, d’après la morale salafiste, renouveler un passé « parfait », « pur » dans un présent considéré comme envahi par l’immoralité. Il s’agit bien d’un contrôle organisé du corps des femmes (Tabet & Contreras, 2001). L’idéologie de la purification du corps favorise la docilité des jeunes femmes et le maintien de l’ordre patriarcal. C’est sur cette logique interne que se fonde la féminité purifiée établie sur la fidélité et l’obéissance à l’époux, la soumission aux prescriptions transmises par les plus pieux et le dévouement total envers la famille et la « société islamique » par l’engendrement et l’éducation des enfants.
- 22 L’interviewée a adopté le niqâb dès qu’elle a fini ses études. Mariée plus tard à un ingénieur sala (...)
- 23 Entretiens réalisés en 2012.
24L’adhésion aux normes de genre salafistes induit des sentiments de satisfaction et de fierté partagés par la totalité des interviewées. Le renoncement à toute valorisation corporelle et aux activités ludiques est interprété comme une scarification du corps « ‘awra », selon cette morale. Garder les vêtements qui couvrent le corps lorsque les températures estivales augmentent fortement est considéré, par exemple, comme une manifestation de la force de la foi : « tu ne sens plus la chaleur... Tu t’habitues… Rien ne te pose problème tant que tu es convaincue… C’est Dieu qui te procure la force… », dit Farida 22. D’autres femmes confirment qu’elles peuvent se divertir et prendre soin de leur physique en faisant du sport ou en sortant entre filles. Trois parmi les interviewées, célibataires, pratiquent ainsi des arts martiaux avec l’épouse d’un chikh formé lui-même en Afghanistan 23. Selon Samar, la conversion au salafisme ne veut pas dire renoncer aux loisirs ou se priver de vivre pleinement mais plutôt adapter les habitudes et les activités à la charia. Cette jeune femme qui pratiquait la boxe avant de se convertir a ainsi poursuivi ses cours d’arts martiaux avec d’autres fidèles femmes. Elle est convaincue de contribuer ainsi au projet d’une société islamique : « Nous serons prêtes à combattre si les circonstances nous y obligent », dit-elle. En effet, l’engagement au salafisme est différent selon les trajectoires des adeptes et la finalité de cet engagement. Si la majorité des femmes trouve dans leur religiosité un moyen de reconnaissance et de valorisation de soi, à travers une contestation et une rébellion pacifique, une minorité inscrit leur engagement dans un projet politique qui vise le renversement de l’ordre politique et social.
25Les transformations du corps effectives ou ressenties chez les hommes et les femmes fonctionnent bien ici par « oppositions homologues » (Bourdieu, 1998). La mise en valeur des signes de la virilité s’oppose à l’invisibilité et à la retenue des femmes. La cristallisation des attributs moraux se fonde sur le même principe, l’homme pieux est plutôt sérieux et humble et prend soin de son corps. En revanche, la femme pieuse est vertueuse et soumise à la morale religieuse.
26Selon un hadith (les dires de Mohamed) raconté, « toute rencontre entre un homme et femme qui n’est pas la sienne, le diable sera leur troisième ». La présence d’une femme et d’un homme dans un même espace est estimée comme une source de tentation qui engendre par conséquent le péché. En effet, le souci d’éviter toutes formes de convoitise est intériorisé dans la conduite d’hommes et de femmes se représentant comme engagé.e.s. Cette règle s’applique à toutes les circonstances et à tous les espaces fréquentés, notamment pour les femmes. Le vêtement est la première séparation concrète et symbolique entre les sexes : « Aucun homme ne va s’approcher de toi quand tu t’habilles selon la charia, c’est clair ! Aucun ! Ton vêtement dit tout, je suis tranquille et rassurée », affirme Sana, célibataire, âgée de 32 ans, diplômée en civilisation arabe, au chômage et résidant avec ses parents dans une banlieue de Tunis. Pour la majorité (hommes et femmes), le vêtement protège la femme de tout type de gêne et impose le respect. Il lui permet de circuler avec quiétude. Son corps ressemble à une « perle précieuse » digne de protection et de valorisation, réservé à un époux pieux, d’après la même interviewée.
- 24 Elle était enceinte lors de la réalisation de l’entretien.
27La tenue féminine est considérée comme le premier seuil qui trace les frontières entre les sexes et les sépare. Ainsi, la demande en mariage passe généralement par l’intermédiaire des amis ou de la famille qui proposent un profil adéquat de mari et d’épouse aux familles concernées. Lorsque celles-ci se mettent d’accord, la rencontre du futur couple s’effectue selon des conditions précises, d’après Samar « le prétendant a droit à une rencontre selon la chari’a [de voir son visage] afin de vérifier si la femme n’a pas de malformation ou si elle n’est pas chauve. Mais ça se fait en présence d’une tierce personne ou en laissant la porte ouverte ». La conduite à tenir par l’homme et la femme dans cette situation se centre sur le contrôle du désir sexuel par la gestion stricte des espaces sexués. Cela dit, pour certain.e.s enquêt.·e.s, la mixité est strictement rejetée, pour d’autres, elle est « seulement » scrupuleusement conditionnée selon les fatwas (opinions légales). Sahar, jeune dentiste stagiaire, âgée de 26 ans et mariée à un pharmacien salafiste 24 qui réside seule à Monastir, pour terminer ses études, confirme qu’elle exerce à l’hôpital public avec aisance parce qu’elle n’est pas obligée de dévoiler son visage ou d’enlever ses gants et parce qu’elle n’est jamais en tête-à-tête avec ses patients. Quand on lui demande ce qu’elle compte faire après l’obtention de son diplôme, elle répond spontanément « ouvrir un cabinet pour femmes ».
28La division sexuée de l’espace est conçue, chez les salafistes, comme une obéissance à la morale visant à éviter tout contact physique ou échange entre les sexes. « Lorsque je rends visite à une personne, bien sûr, il y aura une séparation entre les femmes et les hommes ! […] Déjà lorsqu’on me voit comme ça (elle montre son habit), aucun homme ne va me saluer (sourire) ! » dit Farida. Dans cette même logique, Fathi raconte qu’il a arrêté de visiter même les membres de sa famille dès qu’il a compris que c’est évitable : « Moi, je suis de nature réservée… en plus si tu veux rencontrer quelqu’un, frère ou ami, tu vas l’appeler au téléphone et le voir dehors ou à la mosquée… Ce n’est pas du tout bien de frapper à la porte des foyers… Tu ne dois pas intimider les femmes… Moi aucun homme ne franchit ma porte à part mon père et son frère… c’est une règle ». Le corps des femmes dans ce contexte se présente ainsi comme une propriété privée des hommes. Cet ordre moral est fortement intériorisé et défendu par les femmes qui trouvent dans ces règles une sorte de protection, « rien ni personne ne peut m’atteindre » et de valorisation de leur être : « Tu sens que ton corps est cher et précieux » et une quiétude dans la soumission : « Je le fais pour satisfaire Allah, c’est Lui qui nous regarde tous » affirme une mère âgée de 25 ans, issue d’une famille aisée, résidant avec son époux dans un quartier favorisé à Tunis. La hiérarchie entre les sexes est acceptée et valorisée comme une volonté divine.
29Le vêtement confessionnel féminin sert aussi à séparer les corps des personnes pieuses des autres, à préserver la tahara (pureté) et à réguler les mœurs de ceux qui n’adhèrent pas au même registre de pensée. « Personne n’ose te serrer la main ou t’aborder d’une manière non respectueuse, si tu portes un libâs chari’ », raconte la jeune lycéenne Amani, âgée de 18 ans, de famille modeste et résidant avec ses parents à Tunis, fraîchement convertie au niqâb. Pour celles qui sont obligées (car leurs sorties sont strictement codifiées) de se déplacer seules, en particulier les filles célibataires, la tenue est sensée les protéger de tout contact indésirable ou illicite. Sana préfère parcourir plusieurs kilomètres à pied en rentrant de l’université quand les bus sont surpeuplés. Elle confirme en toute satisfaction que « dans les moyens de transport, les hommes et les garçons m’évitent ou du moins ne se collent pas contre moi… et c’est grâce à mon habit ». La tenue adoptée sert à protéger l’intégrité physique et à faire imposer le respect des femmes salafistes. En effet, la pratique du libâs char’i accorde à l’adepte une certaine notabilité puisque sa manière d’être s’impose aux autres et influence leur conduite envers elles, y compris pour la famille, d’après la logique des interviewées. Dans d’autres témoignages, la présence dans des lieux communs « souillés » et la promiscuité avec les personnes « impures » est considérée comme un péché : « Le fait de porter des gants m’évite de toucher le barreau du bus qui peut être touché par des personnes souillées ou par ceux qui ont commis un péché », dit une jeune lycéenne âgée de 18 ans.
30L’intériorisation de l’utopie de la « femme pure » (Ben Slama & Khosrokhavar, 2017) vient contrer le modèle de féminité soutenu par le régime politique depuis l’indépendance, œuvrant au renoncement au voile (traditionnel et islamique), une féminité libérée de toutes contraintes et livrée à elle-même. La tenue établit une série de hiérarchies entre les identités démarquant les « vrai.e.s » musulman.e.s des impies et des hypocrites. Mouna, la jeune lycéenne, âgée de 17 ans, résidant avec ses parents dans la Cité el Khadhra de Tunis raconte avec beaucoup de fierté que les femmes pieuses, les épouses de salaf, marchent collées aux murs quand elles sortent de chez elles par pudeur et pour respecter les conduites, au point que leurs vêtements sont déchirés.
31Les exemples présentés plus haut illustrent les perceptions des frontières réelles et symboliques du masculin et du féminin, les différences entre les corps purs et impurs et l’organisation du mode de vie sous l’injonction du licite et d’illicite. Les conduites et la gestualité adoptées conjuguent la manière de définir le rapport de genre, la maîtrise des désirs et la réorganisation de la temporalité et de la spatialité des sexes. Néanmoins ces transformations sont le produit d’un processus d’un long travail sur soi, marqué par l’hésitation, le doute, la résistance et l’entraînement.
32En s’intéressant spécifiquement aux modalités d’appréhension et de transformation des corps genrés à l’intérieur du processus de conversion religieuse, cet article propose une analyse microsociologique des conversions au salafisme en Tunisie. On observe que les processus d’entrée dans la sphère salafiste relèvent d’une socialisation de conversion qui transforme les hexis corporelles par un travail continu sur les apparences et les sensations corporelles selon le sexe des individus. La transformation s’opère ainsi progressivement par une adhésion aux modèles de corps « pieux » proposés par la doxa religieuse. Les modèles féminins sont basés sur la nécessité d’une « purification » (dissimuler ses cheveux, porter des vêtements amples) qui s’oppose symboliquement à une virilité renforcée pour les hommes. Chez ces derniers l’apparence physique constitue un élément déterminant pour imposer son autorité voire même s’opposer au régime politique tunisien si l’ordre en est donné par leurs autorités religieuses. Mais, si ce processus de conversion s’inscrit dans une socialisation de transformation de la corporéité, il renseigne en même temps sur des trajectoires individuelles variées aux finalités multiples. Tout d’abord si les classes populaires sont majoritairement concernées, les classes favorisées s’engagent également dans cette conversion au salafisme. De la même façon, si l’adhésion au rigorisme religieux relève pour tou.te.s les enquêté.e.s d’une « quête de sens » et du besoin se re-trouver, l’entrée dans la conversion résulte de ruptures biographiques (décès, rupture amoureuse, déception professionnelle après des études) ou de rencontres décisives. Le temps de la transformation varie ainsi selon les parcours biographiques et les dispositions cognitives de chacun.e. D’une manière générale, elle s’initie par l’adoption de petits gestes ou activités et s’accélère au fil du temps. L’endoctrinement procède ainsi de manière progressive et pédagogique, en déplaçant la marginalisation (sociale, politique et parfois économique et régionale) de l’individu vers une survalorisation de sa personne. À l’intérieur de ce processus, les individus se percevant initialement comme « vulnérables » finissent par se voir comme « fort.e.s ». Bien que cet article n’analyse pas les enjeux d’ordre politique et social complexes liés à la « re-socialisation » opérée par l’entrée dans le salafisme, la construction d’une corporéité jugée « conforme » à cette « vraie » religion participe à une certaine re-valorisation sociale et politique des groupes islamiques en Tunisie, inscrivant la propagation de modèles de la féminité et de la masculinité dans une stratégie d’action politique.