• 1 « Les franchises représentent 1 393 clubs sur une estimation de 4 600 clubs en France soit environ (...)

1Le marché économique du fitness, encore confidentiel il y a une dizaine d’années, apparaît depuis le « fitness boom » (Millington, 2016) en plein développement. Au niveau international, sous l’effet de la globalisation (Andreasson & Johansson, 2018), les pratiques du fitness industrialisé et franchisé tendent à une homogénéisation de la culture fitness (Sassatelli, 2010). Alors que la standardisation des pratiques, des normes et des corps émerge de l’industrie mondiale du fitness, la diffusion et le développement de ces pratiques sont façonnés dans des contextes nationaux et locaux variés (Andreasson & Johansson, 2018) portés par des professionnel.le.s majoritairement indépendant.e.s 1 en France.

• 2 Dans le prolongement des travaux de Christine Mennesson (2009) sur les pratiques de boxe (hard, sof (...)
• 3 En fitness traditionnel, les cours collectifs peuvent être de l’ordre du renforcement musculaire (l (...)

2Le fitness apparait donc particulièrement segmenté et se décline selon une panoplie de pratiques, allant des pratiques des musculations (athlétique, esthétique, compétitive) aux gymnastiques aérobiques (Travaillot, 1995). Se distingue un fitness « hard 2 » exclusivement basé sur les pratiques de musculation, un fitness traditionnel industrialisé ou free style 3 et un fitness « soft » reposant sur des pratiques douces. Ces différentes modalités de pratique renvoient tout autant à une sexuation des activités et des espaces de pratiques (Johansson, 1996) qu’à des modalités d’exercice du métier distinctes. Marquée par le culte du corps et l’hyper sexuation des individus, la culture fitness participe à la production de normes de genre qui se définissent différemment. Les « gendered spaces » (Johanson,1996), perpétuent ainsi une logique de domination du masculin sur le féminin.

• 4 À la croisée du champ sportif et du champ économique, le sous-champ du fitness est un espace de lut (...)

3Impliqués de manière intime, complexe et active dans la construction du genre, les corps expriment les conduites sociales et participent à leur genèse (Connell & Messerschmidt, 2005). L’expérience corporelle, la dimension physique apparaissent ainsi comme centrales dans l’interprétation culturelle du genre. Le corps ne peut être considéré comme un « terrain neutre » (Connell, 2014, p. 45), il est « substantiellement en jeu dans des pratiques sociales telles que le sport, le travail ou le sexe » (Ibid., p. 48). Autrement dit, les pratiques corporelles ou les configurations de pratiques corporelles, sociales, professionnelles sont au cœur de la construction du genre. Ainsi, les corps des professionnel.le.s, qui font office de vitrine de la salle et d’indice d’efficacité des pratiques physiques proposées, constituent un capital à la fois spécifique et symbolique (Bourdieu, 1980). La fabrique d’une corporéité genrée fonctionne alors comme une ressource qui peut être mobilisable et « marchandisée » dans le contexte professionnel (Blum, 2013 ; Schütz, 2006), particulièrement dans le sous champ du fitness 4 qui fait du corps son enjeu.

• 5 En 2006 Robert W. Connell fait une conversion « male to female » et devient Raewyn W. Connell, auss (...)

5L’étude des masculinités proposée par Raewyn Connell permet de « voir la masculinité non comme un objet isolé, mais comme un élément au sein d’une structure » (Connell, 2014, p. 59). L’auteure 5 précise que les masculinités se construisent d’une part en référence à la masculinité hégémonique et d’autre part en opposition à la féminité. Elle définit la masculinité hégémonique comme une « configuration des pratiques de genre » visant à assurer la perpétuation du patriarcat et la domination des hommes sur les femmes. Les masculinités apparaissent ainsi comme plurielles (complice, subordonnée, marginalisée) et procèdent à une hiérarchisation des hommes entre eux.

• 6 Le terme « coach » est récent, c’est un terme indigène qui caractérise le professionnel de la forme (...)
• 7 Seuls treize hommes sur quinze seront pris en compte dans cet article, puisque deux professionnels (...)

• 8 Sous-entendu un homme hétérosexuel et viril, correspondant aux normes sociales et culturelles du ma (...)

9Interroger ce rapport de complicité avec la musculinité revient à mettre en évidence l’hybridation de celle-ci. De manière commune et collective, le renforcement de l’appartenance aux groupes des hommes passe par la mise en conformité – plus ou moins grande – d’un gabarit adéquat. Ce processus se double d’un apprentissage par corps de techniques visant l’esthétisation de soi, plus traditionnellement associées aux femmes. C’est par cet aspect hybride que ces corporéités genrées participent à infléchir de manière alternative la musculinité et renouvellent les configurations de pratiques corporelles. Les contraintes pesant sur les professionnels renvoient autant aux normes corporelles qu’aux injonctions de genre. Être un professionnel du fitness signifie avant tout être un homme – un « vrai 8 »– parmi les femmes et de ce point de vue, les enjeux sont à la fois symboliques et économiques.

• 9 Les genderisms ou comportements de genre (Goffman, 2002) renvoient à la dimension relationnelle du (...)

14Associés par les adhérents à leur salle de fitness, les enquêtés donnent à voir un corps qui symbolise le statut de l’entreprise (Boni-Le Goff, 2019) et s’inscrivent ainsi dans des stratégies corporelles de présentation de soi spécifiques. La marchandisation du corps passe par la mise en scène d’une anatomie genrée (« on vend, on vend du rêve… », Benoît, 46 ans, issu du pôle économique des classes moyennes). Cette mise en scène est contrastée, selon les professionnels elle peut être basée sur le volume musculaire, le dévoilement partiel du corps ou encore l’érotisation de celui-ci. De manière commune, les professionnels valorisent une anatomie « musculine » mais en atténuent les traits les plus extrêmes (Demetriou, 2015) par des genderisms 9 contrastants. Le renouvellement des configurations de pratiques corporelles de ces hommes est un exemple intéressant de ces différentes formes de masculinités complices.

• 10 Les travaux de Jeanne Teboul décrivent les différentes formes de travail sur l’hexis corporelle mas (...)
• 11 Marie-Carmen Garcia s’interroge sur l’observation de ces dispositions de genre nécessitant de disso (...)

16Habituellement classée du côté des pratiques féminines, la ritualisation de la beauté (Goffman, 1977) ne concerne pas uniquement les femmes. Pour les professionnels, le maintien dans la carrière fitness nécessite l’acquisition et l’activation de dispositions relatives à l’embellissement corporel. Ces pratiques d’esthétisation du corps telles que surveiller son poids, s’épiler, élaborer sa tenue vestimentaire, se coiffer, culturellement « féminines », sont incorporées par tous les professionnels enquêtés et indispensables pour se maintenir dans le sous champ. L’appartenance sociale, ainsi que le contexte professionnel, participent à l’hybridation de cet ensemble de pratiques. Mêlant virilité populaire et techniques corporelles de présentation de soi plutôt issues des classes favorisées et associées au féminin, la stylisation corporelle des enquêtés définit un corps à la fois « outil » et « parade » (Teboul, 2015). Ainsi, l’esthétisation du corps des hommes, jusqu’alors plutôt réservée aux traditions cérémonielles 10, s’incorpore dans les pratiques quotidiennes chez les professionnels du fitness. Ici, il ne s’agit plus de mise en valeur de soi occasionnelle par des procédés plutôt associés au féminin, mais d’un ensemble de pratiques d’hommes 11 (Garcia, 2015) visant à esthétiser la masculinité. La socialisation professionnelle participe ainsi majoritairement à renouveler des configurations de pratiques de genre et montre que ce qui fait « les hommes » et les façons dont se construit le masculin dépendent de l’espace social étudié (Ibid.).

• 12 En s’appuyant sur la définition de Daniel Welzer-Lang : « la virilité revêt un double sens : 1) les (...)

17De manière ambivalente, cette relation de complicité à la masculinité hégémonique participe d’un côté à prouver l’appartenance au groupe des hommes et leur supériorité sur les femmes et, d’un autre côté, à s’en distancier par un renouvellement des configurations de pratiques de genre. Celles-ci mettent en exergue ce que Raewyn Connell précise à propos de la dimension collective de la construction de la masculinité : il ne s’agit pas de la définition d’un individu isolé mais du travail collectif d’un groupe (groupe de pairs à l’adolescence, réseau ethnique, groupe professionnel, etc.) (Connell, 2019). Holly Thorpe souligne de manière pertinente que l’expression de la masculinité dépend du champ, de la position dans le champ, de la connaissance des règles et des intérêts qui structurent le champ (Thorpe, 2010). Ainsi, la présence des femmes et/ou son absence dans les lieux de pratiques sportives participe également à structurer les processus d’identification à la catégorie homme. Aussi, dans un contexte où la clientèle est en large majorité composée de femmes (à 70%), l’imposition d’une domination directe des hommes sur les femmes paraît difficile à tenir et ne correspond pas à l’ethos de ces professionnels caractéristique de « la nouvelle classe moyenne » (Connell, 2019, p. 35). Dès lors, en percevant ce que Raewyn Connell nomme « les dividendes du patriarcat » (Connell, 2014, p. 77), la majorité des hommes bénéficient de cette hégémonie masculine et se trouvent dans un « rapport de complicité » qui met au jour les tensions et arrangements qu’ils font entre tenir de front la ligne du patriarcat, avec les risques et contradictions que cela implique et la perception de ces dividendes. Les professionnels du fitness s’inscrivent dans ce processus visant à légitimer la domination – physique et corporelle – des hommes sur les femmes tout en s’engageant dans des carrières émotionnelles (plutôt associées aux femmes) (Hochschild, 2017) et des configurations de pratiques de genre renouvelées. À ce titre, selon l’appartenance sociale et les modes de socialisation professionnelle, ces hommes dessinent les contours de masculinités novatrices, hybrides, où la virilité 12 s’exprime de manière distincte. La valorisation de la force et du muscle pour les uns, le goût du défi et de la compétition pour d’autres, ou encore en réaffirmant leur puissance sexuelle pour certains.

• 13 Christine Mennesson propose le genre comme un capital et développe l’idée que le genre fonctionne t (...)

18Le sous champ du fitness ne donne pas à voir un seul modèle dominant mais plusieurs idéaux-typiques, dans la mesure où les professionnels du fitness ne tendent pas à produire la même anatomie genrée et ne disposent pas de la même hexis corporelle. Les injonctions liées aux normes du sous champ sont différentes selon les espaces de pratiques (masculin et/ou féminin) et le public. Elles impliquent que les professionnels apprennent à utiliser leur corps de manière différenciée. Aussi, ces corporéités se déclinent différemment selon le type de fitness proposé (hard, traditionnel – industriel et/ou free style) et sont associées aux stratégies de positionnement économiques des professionnels. Sans pour autant remettre en cause fondamentalement l’ordre de genre, elles constituent une ressource essentielle qui peut être comprise comme une forme de capital 13. Associées aux dispositions sportives, sexuées, sociales et professionnelles, elles permettent de comprendre comment les socialisations participent à la production de ces masculinités complices.

• 14 Serge a un père ouvrier et une mère au foyer, Pierre un père mécanicien et une mère au foyer.
• 15 Mélie Fraysse montre dans le cas des représentations médiatisés des pratiquants de Vélo Tout Terrai (...)
• 16 Baccalauréat technico-commercial pour Serge et BEP Monteur/fraiseur pour Pierre.

21Issus de familles d’ouvriers 14, Serge et Pierre ont une hexis corporelle typiquement masculine et virile, assez proche du modèle des « artisans du vélo 15 » (Fraysse, 2013), valorisant des dispositions agonistiques pour Franck et des dispositions ascétiques pour Serge. La relation qu’ils entretiennent avec « le muscle et la chair » n’est pas sans rappeler la notion de virilité populaire développée par Nicolas Renahy et Frédéric Rasera (Renahy & Rasera, 2013). Attirés par les sports de force (l’haltérophilie et la force athlétique) Pierre et Serge acquièrent une hexis corporelle typique consubstantielle d’un habitus « masculin ». Raewyn Connell précise que « le corps est incontournable dans la construction de la masculinité », mais sans être figé, l’histoire personnelle et collective intègre les processus corporels comme des processus sociaux (Connell, 1995, 2014). Ces dispositions à la fois sociales, sportives et sexuées acquises durant la socialisation primaire rendent saillantes un idéal-typique corporel où la musculature permet d’incarner une virilité « corporelle ou réputationnelle » (Renahy & Rasera, 2013). Cette relation aux normes de genre illustre en creux la part respective des capitaux, notamment culturels, détenus par les enquêtés et leur mobilisation. En effet, peu valorisée dans leurs familles respectives, leur trajectoire scolaire assez courte 16 se double d’une faible appétence pour les savoirs académiques.

• 17 Celui-ci fait office de publicité, la photo d’une « pause » de body building est le support d’un gr (...)

22La production d’une anatomie genrée et d’une hexis corporelle afférente fonctionnent alors comme un capital pour se positionner sur un segment spécifique du sous champ, celui des pratiques de musculation. En opposition, voire en résistance avec les valeurs d’un fitness de consommation, Serge (51 ans, issu des classes populaires) occupe une position particulière dans l’espace des salles de fitness. Il promeut depuis 30 ans une « culture physique » qu’il incarne lui-même. Discipline corporelle et « véritable ascèse » incorporées dès le plus jeune âge dans la sphère familiale, caractérisent cet enquêté qui vit son métier comme « une passion ». L’engagement émotionnel et la mobilisation des figures repoussoirs sont également des caractéristiques fortes de ces masculinités complices (Connell et al., 2019), le recours à d’autres formes de masculinités permet de se distinguer de celles auxquelles ces hommes ne veulent pas ressembler (« l’image c’est beaucoup de trentenaires bien foutus […] super bien calibrés, en uniformes »). Mettant en avant un style vestimentaire assez sobre, Serge s’éloigne d’une stylisation genrée du corps très accessoirisée. Il opte pour un style sportif qui permet le dévoilement partiel de la musculature (les bras) proche de celui des pratiques de musculation esthétique qui ont participées à son façonnage corporel 17 (« je suis allé dans la muscu esthétique […] pour poser les choses »). À ce titre, il exclut toute mobilisation du corps avec une gestuelle dite féminine. D’une part parce que cela « n’est pas pour moi » comme il le précise et d’autre part parce qu’il maintient, comme les autres professionnels de ce groupe, une posture d’homme expert technique des activités de musculation.

• 18 À ce sujet, Anne Saouter met au jour la façon dont la « grande famille du rugby » est une ressource (...)

23Enfant du pays, Pierre (50 ans, issu des classes populaires), mobilise d’autres ressources que Serge, notamment son capital d’autochtonie 18 (Retière, 2003). Son association avec des partenaires financiers lui permet d’adopter pour sa salle de fitness une stratégie de positionnement économique proche du fitness industrialisé, plus largement représenté en milieu urbain. Son déplacement dans l’espace social fait de lui un « transfuge de classe » (Bourdieu, 2004). Devenu un professionnel reconnu, il bénéficie du « physique de l’emploi » (Hidri Neys, 2011) et développe des qualités de présentation de soi associées à son statut social (Hidri, 2005), dont ses loisirs et son style vestimentaire (celui du chef d’entreprise) sont le reflet. Cependant, les apprentissages par corps montrent que l’incorporation de l’hexis corporelle représente un marqueur social et sexué particulièrement fort dont il parait difficile de se défaire, même si des évolutions sont possibles. Pierre illustre cette socialisation corporelle masculine et populaire spécifique (« moi j’ai besoin de la sueur, de la transpiration, de l’odeur et c’est le partage, se serrer la main, se dire bonjour, voilà ») tout en investissant l’espace, plutôt féminin, des cours collectifs chorégraphiés : « J’ai donné des cours de step, je n’étais pas brillant mais voilà, j’étais… au départ quand je me suis installé, il fallait tout faire ; je n’avais pas les moyens d’embaucher quelqu’un, donc je me suis lancé » (Pierre).

• 19 Si ces deux enquêtés disposent (ou sont en cours de validation) du diplôme pour être éducateur spor (...)
• 20 Il obtient une maîtrise en gestion des entreprises, banque et finances et une autre en Sciences pol (...)
• 21 Jérémy, après une réorientation scolaire (CAP frigoriste et climatisation) intègre un Baccalauréat (...)

25Le cas de Jérémy et Alain, issus de familles du pôle économique des classes moyennes, est différent. Ils se caractérisent par un travail spécifique de leur morphologie, vécue telle un stigmate (Goffman, 2001 [1963]) et qu’ils qualifient de « physique de crevette ». Ils cherchent ainsi à produire une anatomie genrée visant à « impressionner » (Jarthon, 2018) de manière à renverser ce stigmate corporel. Cette configuration de pratiques « masculines » acquise lors de la socialisation secondaire vient nuancer la relation entre musculinité et appartenance aux classes populaires. Les dispositions corporelles s’acquièrent et se renouvellent au prisme des expériences variées lors des différents modes de socialisation et selon les différents régimes de genre traversés (Volery & Tersigni, 2015). À l’inverse de leur collègue, sans se mettre en jeu corporellement dans les activités d’enseignement ou/et d’animation 19, ils valorisent la production d’une corporéité musculine dans sa dimension symbolique, telle une « carte de visite ». Ils optent pour un travail de l’apparence beaucoup plus structuré avec une accessoirisation saillante (tatouages, bijoux, petit bracelet, le teint bronzé et le corps lisse, sans pilosité) marquant des pratiques d’embellissement et d’esthétisation quotidiennes, proche du style des pratiquants de bodybuilding (Jarthon, 2018). Le dévoilement de la musculature volumineuse se fait, pour ces derniers, par impression sur des vêtements particulièrement moulants. De cette façon, ils occupent une position particulière plus orientée vers un fitness que l’on peut qualifier de « hard » (moins fréquent parce que moins rentable) où les activités de musculation sont très développées, ce qui les distinguent de Pierre et Serge. La production de cette anatomie genrée leur permet d’incarner leur stratégie de positionnement dans le sous champ et illustre la complexité des processus de socialisation. Pour ces deux cas atypiques, la socialisation corporelle pèse davantage que l’origine sociale dans la fabrique du genre. Et sans être dépourvus d’autres ressources pour autant (Alain bénéficie d’un capital culturel assez élevé 20 et Jérémy 21, plus jeune, dispose d’un capital culturel moyen), ces professionnels choisissent, comme ceux qui sont démunis d’autres ressources, de faire du genre une ressource centrale particulièrement investie (Sauvadet, 2006 ; Schwartz, 1990). Cette perspective laisse penser que la mobilisation du genre tel un capital s’inscrit dans des trajectoires sociales mais aussi sexuées, corporelles et professionnelles.

• 22 Les travaux effectués sur les pratiques vestimentaires des enfants (Mennesson & Court, 2015) renvoi (...)
• 23 Les familles situées du côté du pôle économique des classes moyennes adoptant des pratiques éducati (...)

30Des nuances apparaissent à l’intérieur de ce groupe, la force des dispositions sportives, lorsqu’elles sont acquises dans un entre-soi (Clément & Louveau, 2013) et une homo-sociabilité particulièrement marquée, intense et longue, jouent un rôle dans la construction de cette corporéité sportive et virile (Saouter, 2000). Bertrand, Marc et Baptiste incorporent une hexis corporelle marquée par une socialisation sportive particulièrement englobante structurée par le goût du défi, de la compétition et/ou de la prise de risque. Pour Bertrand et Marc, elle se réalise au sein d’institutions normatives, les sports-études (Clément & Louveau, 2013 ; Bertrand, 2011). Participant ainsi à une intériorisation du goût de l’effort et du dépassement de soi, (« mais on a toujours été des très gros compétiteurs, on fait de la compétition pour tout », Bertrand) déjà très présente dans les stratégies éducatives de ces familles du pôle économique des classes moyennes, elle s’inscrit dans un processus de distinction entre les catégories sociales (Mennesson, Bertrand & Court, 2016). Attachés aux « marques de sport », et non pas à l’identité d’un club sportif préférentiel 22 (Mennesson & Court, 2015), la stylisation corporelle valorisée est celle du « professionnel du sport », ce goût « du style » étant plus présent chez Bertrand et Marc, enfants de commerçants spécialisés dans les vêtements de sport. Au même titre que le port de la barbe, il s’agit d’une manifestation genrée, associée à une classe d’âge (la trentaine) et qui constitue un indicateur de virilité symbolique associée à la masculinité sociale et sexuelle (Le Gall & Le Van, 2011), « symbole de la jeunesse, avec un côté performeur, la barbe étant celle d’un jeune adulte qui entre dans la vie sur le mode start-upeur » (Bromberger, 2015). Alors que pour Baptiste, c’est la pratique de sports à risques (Penin, 2007 ; Fraysse, 2013), la course landaise et une origine populaire qui semblent davantage marquer par corps une hexis typiquement virile (Rasera & Renahy, 2013). Ces aspects rendent compte des manières différenciées de faire le genre selon le positionnement dans l’espace social des familles 23 (Mennesson, 2011) et celui des professionnels dans le sous champ. Ici, ces hommes s’inscrivent dans un fitness traditionnel proche de leur ethos et style de vie marqués par le sport compétitif.

• 24 Particulièrement enveloppante, cette forme de socialisation participe à accroître le sentiment d’ap (...)
• 25 Le BodyPumpÒ est un cours de la franchise internationale Les MillsÒ, il s’agit d’un cours de renfor (...)

31De manière différente, Florent, Benoît et Nicolas mettent en avant des choix structurés selon leur mode de socialisation professionnelle. En matière de pratiques corporelles, les dispositions acquises peuvent évoluer sous les effets de celle-ci. D’origines variées – classes populaires pour Nicolas et Florent, pôle économique des classes moyennes pour Benoît – ces hommes mettent en avant le registre de l’apparence valorisé sur le marché du travail à la manière des cadres d’entreprise (Hidri, 2005) et plus spécifiquement des entreprises de sport. Participant à produire un ethos professionnel spécifique et à traduire le statut de l’entreprise (Boni-Le Goff, 2019), la stylisation tend vers une « vigilance vestimentaire » dont les codes implicites ou explicites révèlent toujours des rôles professionnels et une forme de division sociale. Le passage par des formations qualifiantes et spécifiques dans les franchises internationales de fitness industrialisées (Les Mills®, Zumba®) participe à développer une stylisation vestimentaire spécifique et particulièrement symbolique 24 (« en Bodypump® 25, […] je vais représenter la force », Florent). Cette étape de leur carrière est caractérisée par des apprentissages par corps (Faure, 2000) spécifiques visant à l’uniformisation de soi. S’ils en retiennent quelques pratiques, elles sont surtout mobilisées pour optimiser cette posture de professionnels du fitness. À ce titre, la stylisation de la barbe, de la tenue « aux couleurs accordées », la surveillance du poids et le dévoilement de certaines parties du corps, façonne ce travail de soi et spécifie une certaine forme d’esthétisme au service de la virilité sportive et professionnelle.

• 26 Un régime de genre définit l’état des rapports sociaux de sexe dans un contexte ou une institution (...)

33L’esthétisation de soi et la possibilité d’investir un espace de pratiques largement associé au « féminin » ne se traduit pas par une féminisation de soi. Bien au contraire, ces enquêtés revendiquent les dimensions masculines du métier (Angeloff & Arborio, 2002 ; Charrier, 2013 ; Snyder & Green, 2008) en choisissant de surinvestir les qualités physiques de puissance, intensité et force (« après il y a un certain plaisir aussi à s’affirmer en tant qu’homme et à dire "bon et bien voilà on va faire un cours bien difficile", tu vois ? (rires) », Baptiste). En s’y engageant, ceux-ci maintiennent une gestuelle proche d’un rapport au corps masculin et procèdent ainsi à une masculinisation de leur façon de faire (Davis, 1990). De cette façon, en s’opposant au registre ludique de l’animatrice (la professionnelle) (Bonnemaison, Hoibian & Mennesson, 2019), ils évitent toute remise en question de leur genre, de leur sexualité et assurent le jeu du masculin dans un régime de genre 26 hétéronormatif. Cette sexuation des compétences professionnelles (Flament, 1988) se retrouve dans le monde du travail en général (Denave-Renard, 2015) et rappelle que cette appropriation renvoie à des manières « masculines » et « féminines » d’exercer leur métier (Mennesson, 2007).

• 27 La mère de Jérôme est enseignante dans le secondaire, son père est décédé. Le père d’Alban est arch (...)

35Pour ces professionnels, l’appartenance sociale (Alban est issu du pôle médian des classes supérieures, Jérôme du pôle culturel des classes moyennes 27, Guillaume du pôle économique des classes moyennes) et les stratégies éducatives des familles permettent une distanciation vis-à-vis des normes de genre du sous champ. Néanmoins – et de manière paradoxale – certains stéréotypes sexués peuvent être renforcés lors de la socialisation primaire.

• 28 Par exemple Morgan Moreau, reconnu meilleur espoir du fitness français free style il y a quelques a (...)

37À l’inverse, Jérôme s’éloigne du « modèle de corps parfait », le passage en formation (BEES MDF) lui permet de « trouver son style », celui-ci « plaît ». Pour cet ancien rugbyman de haut niveau, la reconversion professionnelle participe à valoriser cette corporéité genrée spécifique, comme c’est le cas pour certaines « stars » masculines du fitness « free style » 28.

• 29 Ce groupe bénéficie d’un niveau scolaire hétérogène (Master 1 STAPS pour Alban, L1 sociologie pour (...)
• 30 Virginie Blum démontre que pour les strip-teaseurs, le corps est souvent la seule ressource économi (...)

38S’ils mobilisent prioritairement cette corporéité genrée c’est aussi parce que le sous champ y est propice. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont dépourvus d’autres espèces de capitaux 29, comme dans les cas où le corps est la seule ressource économique disponible 30 (Blum, 2013). Ainsi, la socialisation professionnelle participe à faire évoluer l’hexis corporelle, grâce à des usages professionnels du corps, qui oscillent entre se donner à voir « au masculin » et se mouvoir, non pas de manière efféminée, mais en mobilisant une gestuelle « féminine ». Entrés dans le métier suite à la conversion d’une pratique en profession pour Guillaume, d’une bifurcation professionnelle pour Alban et une carrière de sportif de haut niveau avortée pour Jérôme, ces jeunes hommes ont toujours eu pour ambition de travailler dans le sport. Pour eux, l’identification aux stars du fitness « free style » participe à les inscrire dans un processus d’authentification aux modèles masculins réussis dans cet espace professionnel (Monnot, 2012). Moins volumineux du point de vue musculaire que d’autres, ces professionnels performent leur genre par la mise en scène du corps avec des mouvements particulièrement évocateurs qui exacerbe l’érotisation de celui-ci : « Ben au départ ouais, c’est ce qui a fait le succès en fait, parce que j’étais un des rares garçons à le faire, ça plaisait. Forcément, moi je jouais surtout sur les musiques latino, quoi, en mettant un peu le cul parfois, c’est un peu vulgaire mais … oui, oui, un petit peu, faut jouer avec » (Jérôme).