« Comme le disait Pierre Laborie, "l’événement" ne peut pas être réduit au "fait", il est "ce qui est arrivé à ce qui est arrivé", "ce qui advient à ce qui est advenu". Sa représentation agit sur le réel »
Jean-Clément Martin, Les Échos de la terreur, Paris, Éditions Agora, 2019 [Belin, 2018], p. 48.

2Notre argument est présenté en trois parties : à partir d’une première mise en perspective théorique de la notion de « conjoncture » et de son lien avec celle d’hégémonie, « la conjoncture nationale comme récit, objet et trajectoire », il pose, dans la deuxième partie, la question de la spécificité des conjonctures latino-américaines, voire interroge le lien entre la production d’une conjoncture et l’état de la démocratie, « la conjoncture latino-américaine : un objet emblématique ? ». La troisième partie, « quelques études de cas : la mise à l’épreuve empirique d’un modèle "du Nord" ? » met en perspective les quatre articles qui composent ce Dossier, pour proposer une remise en question de la conception dite universaliste de « conjoncture ».

La conjoncture nationale comme récit, objet et trajectoire

3La conjoncture politique est une notion relationnelle correspondant à l’analyse d’une situation ou d’une « séquence » historique particulière et qui en propose une mise en récit. La conjoncture politique est ainsi une interprétation particulière qui repose sur quatre éléments principaux. En premier lieu, elle est basée sur la mise en scène de ruptures ou évolutions sociopolitiques considérées comme suffisamment saillantes pour marquer ou caractériser et singulariser une époque. En cela, elle se rattache au travail clé de périodisation auquel les historiographes consacrent beaucoup d’attention (Hartog, 2003). Des mobilisations sociales, des changements électoraux, des crises économiques, naturelles ou encore sanitaires, des tensions internationales, des crises de régime et bien d’autres éléments, pensés comme des ruptures, peuvent présenter une portée politique suffisamment forte pour pouvoir servir de support à une telle interprétation.

4Précisément – et c’est là la deuxième caractéristique majeure de la conjoncture politique – l’interprétation d’une situation fondée sur un fait saillant particulier est complétée par la construction d’une narration qui crée du lien entre des faits contrastés dans leur nature même. Il peut s’agir d’événements isolés comme une manifestation, le geste symbolique d’un activiste ou d’un leader politique, un mouvement de grève ou une émeute dans un quartier, une production culturelle comme une chanson ou un film, etc. mais aussi d’événements plus collectifs comme le résultat d’une élection nationale ou des évolutions sociologiques comme l’émergence d’un nouveau groupe professionnel, d’un nouveau rapport ou interne à un parti ou une organisation, l’embrasement social de régions entières, ou encore des mouvements artistiques structurés qui se déploient sur des décennies.

5En troisième lieu, la conjoncture politique propose une interprétation nouvelle des relations de pouvoir au sein d’une société, dans un contexte particulier, sans pour autant qu’elles soient véritablement bouleversées sur le fond. La notion trouve ici une importance spécifique car la conjoncture politique est susceptible de produire des effets concrets. Cette interprétation renouvelée des relations de pouvoir, en agissant sur la compréhension que les acteurs ont de leur propre situation, est susceptible d’agir comme une prophétie auto-réalisatrice et de générer des effets d’entraînement, de mobilisation, ou encore de socialisation spécifiques. Différents analystes de la notion de conjoncture politique (Dobry, 2009, 2020 ; Boltansky & Esquerre, 2022), ont en effet insisté sur la capacité de ces interprétations à « politiser » les individus, au sens d’une influence sur leur positionnement politique quant à des enjeux spécifiques. Par exemple, dans les différents systèmes démocratiques, que cela soit dans les pays européens ou les pays d’Amérique latine, l’émergence de leaders issus du monde populaire entraîne le plus souvent un regain de mobilisation, de participation politique, de présence dans l’espace public, des milieux populaires. L’idée que le « pouvoir appartient au peuple », que les « masses sont au pouvoir » s’appuie sur une légitimité spécifique liée à la conjonction du nombre et du caractère spécifiquement populaire des forces en présence.

6Est-ce que pour autant dans les pays concernés, les forces conservatrices, qu’elles soient nationalistes, proches du système militaire, ou de la bourgeoisie économique, ont perdu les leviers de pouvoir décisifs dans le pays ? Bien sûr, il n’en est rien et les retournements apparents de conjoncture – celui qu’a connu le Brésil depuis l’arrivée au pouvoir de Jaïr Bolsonaro est particulièrement dramatique – suffisent à le rappeler. Dans le Brésil de Jaïr Bolsonaro, comme dans les États-Unis de Donald Trump, les milieux populaires fragmentés dans leur diversité en partie par les politiques de reconnaissance identitaire, se trouvent rapidement marginalisés, découragés, parfois criminalisés et, souvent, invisibilisés par la conjoncture qui a succédé aux régimes précédents qui s’appuyaient en partie sur eux.

7Ces basculements de conjoncture renvoient à la quatrième caractéristique clé de ce qu’est une conjoncture politique. La dynamique même des conjonctures politiques repose sur une forte compétition entre forces sociales, politiques, culturelles, pour imposer une lecture hégémonique d’une situation historique spécifique. Antonio Gramsci est souvent considéré comme le penseur du xx^ème siècle qui a le mieux théorisé la notion d’hégémonie. Cette notion a été largement transformée par rapport à son inspiration originelle, dans le contexte d’une interrogation portant sur la possibilité de la traduction des concepts et conditions de la révolution russe dans les pays d’Europe occidentale ou encore de la même traduction de concepts philosophiques en pratiques politiques (Thomas, 2013). Les textes de sociologie politique contemporaine s’accordent en général pour reconnaitre dans l’hégémonie une domination culturelle exercée par un groupe, qui parvient à susciter un assentiment relatif dans la population, mais qui non seulement est le produit d’une lutte entre groupes sociaux et positions contrastées, mais reste toujours contestée dans la société. La force de l’hégémonie réside cependant dans sa naturalisation, dans le fait qu’elle apparaît, au moins à un moment donné, comme une logique incontestable. Le fait que l’hégémonie est susceptible d’intégrer différents groupes sociaux et positions politiques, comme différents ordres normatifs et de discours, est une caractéristique supplémentaire de l’hégémonie.

8Ce mouvement ambivalent entre puissance d’imposition et contestation, au cœur de la notion d’hégémonie, se retrouve particulièrement bien dans celle de conjoncture politique. La conjoncture politique est la lecture d’une situation historique, susceptible de créer des effets de politisation. Elle dispose de la capacité à naturaliser la position qu’elle défend, résulte d’une lutte entre des positions différentes, mais est également irrémédiablement amenée à être contestée et, ultimement, à perdre sa place dominante.

9Le parallèle entre la conjoncture politique et le concept d’hégémonie dépasse les aspects définitionnels et mérite d’être conduit sur le terrain des enseignements que l’on peut attendre de cette notion. Trois enjeux principaux méritent d’être soulignés de ce point de vue. Premièrement, comme l’hégémonie, la conjoncture est une notion qui crée des articulations entre des positions politiques, des identités, met en scène des alliances, mais insiste également sur des clivages et des oppositions qui caractérisent un contexte historique. Les coalitions politiques se déploient alors au nom du « peuple », de la « modernité » ou de « la justice sociale », contre les « élites », « l’impérialisme américain », les « financiers », ou les « bureaucrates de Bruxelles ». La vision naturalisée d’une situation historique que propose la conjoncture, en plaçant les enjeux politiques au centre de son spectre, concourt largement à articuler des forces, mais aussi des enjeux. Michel Dobry qui a travaillé plus spécifiquement les « conjonctures fluides », des situations historiques instables donnant lieu à incertitudes et recompositions, montre à quel point ces configurations ouvrent fréquemment sur des « mobilisations multisectorielles » (Dobry, 2009, 2020).

10De tels mouvement débouchent alors souvent sur la remise en cause de l’inscription des acteurs sociaux dans un secteur social spécifique, dotés de rapports de force, de logiques de catégorisation, d’institutionnalisation, donc d’autant de structures de pouvoir particuliers. Pour Michel Dobry, la « repolitisation » qui intervient dans le contexte d’une telle conjoncture se déroule selon cette modalité. À nouveau, c’est bien ici la perception de la situation des acteurs politiques dans un contexte sociopolitique donné qui est transformée.

12Enfin dernier élément, la notion de conjoncture, comprise en lien avec celle d’hégémonie, possède une capacité explicative importante quant à l’action publique, spécialement dans le domaine des politiques sociales. Cette thématique est au centre de notre numéro. Une famille d’approches spécifiques traite les liens entre les représentations, les idées, les discours et ces politiques sociales clé pour la légitimité des régimes politiques (Giraud, 2022). En France, parmi beaucoup d’autres travaux développés entre temps, ceux de l’école dite « du référentiel » (Jobert & Muller, 1987) avaient montré à quel point les politiques publiques sont la déclinaison, dans un domaine spécifique d’action publique, d’un discours hégémonique qui correspond à la domination d’une force politique. Les politiques sont alors la tentative, au moins discursive, dans le domaine concerné, de traduire en actes politiques un discours et des valeurs spécifiques. Surtout, la déclinaison d’un discours spécifique dans le domaine concerné est aussi la tentative d’y réorganiser les relations de pouvoir en privilégiant certains destinataires, mais aussi certains agents de la mise en œuvre (experts, professions, réseaux associatifs, acteurs marchands, etc.). À partir de ces considérations d’ordre théorique, dans quelle mesure l’Amérique latine – et centrale – constitue-t-elle un objet privilégié de l’analyse des « conjonctures politiques », au prisme des politiques sociales ?

La « conjoncture » latino-américaine : un objet emblématique ?

14Les différentes « conjonctures » nationales latino-américaines ne sont donc pas considérées ici comme des « données » objectives, fondées essentiellement sur l’analyse des dynamiques socio-économiques et de leurs enjeux, comme peuvent le faire nombre de travaux récents. Tout au contraire, la perspective constructiviste adoptée suppose d’interroger cette catégorie et en particulier ses usages politiques dont l’enjeu est l’imposition de son sens et de sa portée. La mise en récit des récents conflits politiques et sociaux a une efficacité propre, ce qui suppose d’identifier et de situer les différents acteurs qui en sont parties prenantes, de même que les usages politiques de versions ambivalentes du récit des trajectoires nationales constituent une dimension fondamentale de leur construction. Par ailleurs, les évolutions (ou pas) des rapports de force existants entre les différents groupes sociaux contribuent, en retour, à faire évoluer la mise en intrigue des « conjonctures », leurs usages et leurs trajectoires propres. En résumé, la « conjoncture » n’est pas un donné mais un construit sociopolitique par une nébuleuse concurrentielle d’acteurs, sociaux, économiques, politiques qui cherchent à imposer leur définition de la situation, pour reprendre la notion classique de William I. Thomas et Florian Znaniecki (Thomas & Znaniecki, 1919). Selon la définition qui parvient à s’imposer – et il s’agit de comprendre comment plus que pourquoi – la trajectoire des politiques publiques, ici sociales, s’en trouve infléchie, reconfigurée ou, au contraire, consolidée.

16Au lieu de proposer un bilan global desdits « gouvernements progressistes » qui ont marqué le début du nouveau millénaire jusqu’au milieu de la décennie 2010 dans bon nombre de pays d’Amérique latine, notre propos est ici d’interroger la notion de « conjoncture » à partir de la mise en perspective de quelques cas de figure contrastés et à partir de données empiriques de première main. En effet, si d’une manière générale, on peut se poser la question de la production d’une conjoncture politique nationale et de ses usages comme étant celle de l’établissement d’une forme d’hégémonie (d’une classe sur une autre, d’un système politique, etc.), la conception universaliste qui sous-tend ces interrogations est celle d’un État-nation dépourvu de ce que nous pouvons nommer un espace politique institutionnalisé, de quelque orientation politique qu’il soit. Dès lors, on peut s’interroger, notamment, sur la capacité à (re)politiser (de) certains acteurs et de leur emprise conséquente sur d’autres et, plus largement, sur le contenu même de « la politique », ou plutôt, « du politique ».

17Or, dans ce Dossier dont la réflexion s’appuie sur des enquêtes de terrain réalisées en Amérique latine et centrale, dans des pays qui partagent un certain nombre de caractéristiques communes, malgré leur hétérogénéité, nous souhaitons attirer l’attention sur l’une des facettes centrales de ce qui contribue à former une conjoncture mais qui est la plupart du temps laissée de côté. Lesdites « mobilisations sociales », catégorie aux sens multiples par excellence, se situent au cœur de ce que nous cherchons à proposer ici comme une approche des conjonctures venue dudit « Sud global » (Dufour, 2007 ; Roy, 2009), ou plus exactement d’une de ses sous-régions. D’une part, cette région du monde, l’Amérique latine et centrale, se caractérise par un certain nombre de traits communs, au-delà des diverses sous-régions qui la composent (comme les Andes, l’Amazone, etc.). Ainsi, plusieurs pays de la région sont passés par des régimes politiques dont certains traits les rapprochent, comme aussi leur déroulement dans le temps. Si ces caractéristiques communes relèvent en partie des injonctions crées par des acteurs internationaux, comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international et/ou encore des relations avec les États-Unis, elles sont également ancrées dans leur histoire coloniale. D’autre part, malgré ces éléments communs, s’observe un « dégradé » de ces conjonctures entre les pays, à la fois dans le temps, comme en termes d’intensité.

18La trajectoire du Chili est éclairante à cet égard : ce pays a été parmi les premiers à passer par une des dictatures les plus dures dans la région, comme il s’est agi du pays d’Amérique latine qui est allé le plus loin dans la mise en place d’un capitalisme néolibéral. En outre, il a été l’inventeur d’un certain nombre de « politiques sociales de marché », comme l’accès au micro-crédit et à la propriété des logements, l’ouverture des fonds de pension, etc. Par ailleurs, les stratégies de colonisation et de domination des populations originaires sont très variables selon les pays de la région ; les régionalismes y occupent une place importante. Dans tous les cas de figure, au cours de ces dernières décades, cette région du monde a joué un rôle de précurseur dans ses rapports avec le capitalisme néolibéral, mais aussi d’expérimentation de formes de « gouvernementalité », que ce soit par le biais de la répression comme de la coercition. Or, au lieu d’envisager ces différentes conjonctures comme des sortes d’événements cycliques, provoqués de manière quasi mécanique par ces différentes modalités de gestion des rapports sociaux, en nous appuyant sur les contributions à ce numéro (comme sur nos propres recherches), nous cherchons à nuancer cette perspective linéaire pour donner une place plus importante non seulement au supposé hasard (o acaso), mais à ce que nous pouvons peut-être qualifier de moralités émergentes.

19Loin de vouloir ni réitérer une dichotomie entre lesdits « Nords » et « Suds » globaux, ni revendiquer une épistémologie des Suds en re-naturalisant ses supposées spécificités, mais cherchant à regarder les imbrications permanentes entre les deux (Dufour, 2007), il s’agit néanmoins de tenir compte dans notre approche d’une condition sociale commune des milieux populaires qui traverse le sous-continent. Au-delà de son énorme diversité interne et de ses conjugaisons et colorations locales très diverses – notamment de par leurs parcours de colonisation fort variés et des traces de l’esclavage comme des conditions de l’immigration européenne – ils partagent une position de domination sociale qui relève d’une insécurité de vie fondamentale. Celle-ci, certes, de manière variable selon les pays et leurs trajectoires, repose sur la non-garantie par l’État des conditions de la reproduction sociale de la population pauvre, ou « how to secure their livelihoods » (Hillenkamp et al., 2013). Plus largement, non seulement historiquement l’accès à la protection sociale a été tributaire dans nombre de ces pays de l’accès au travail salarié, alors que celui-ci est le fait d’une minorité, mais celui-ci a toujours été tronqué. Même si certains droits ont été garantis, comme l’accès à la santé par le SUS-Système unique de santé, inscrit dans la constitution brésilienne de 1988, la mise en œuvre de ces politiques est très inégalitaire selon les régions, mais surtout ces politiques sociales sont restées la plupart du temps peu reliées entre elles, voire peuvent entrer en contradiction. Ainsi, accéder à la propriété d’un logement social peut rendre impossible l’accès au travail, par exemple (Araújo Filho & Georges, 2021). Plus récemment, la commodification de la pauvreté est devenue une dimension centrale de la question sociale dans ledit Sud global (Georges, 2022, sous presse). Il s’en dégage une situation d’adversité permanente et toujours changeante d’ordre multiple à laquelle il faut faire face. C’est dans cette perspective d’interrogation des relations entre des avancées d’un capitalisme primaire, dans un terrain marqué par une protection sociale parcellaire et hétéroclite au départ, de mouvements sociaux et de politiques sociales comprises comme des formes d’institutionnalisation de la demande sociale (Sanchez, 2018 ; Trenta, dans ce Dossier) – ou des pactes sociaux (Roux, dans ce Dossier) – qu’il s’agit de chercher à tirer quelques enseignements de ces expériences du Sud, de conjonctures nationales comprises comme récit, objet et trajectoire. En effet, que peut nous apprendre l’analyse rapprochée de ces quelques expériences particulières de pays d’Amérique latine – et centrale – non seulement sur les liens entre la production de ces conjonctures et l’état de la démocratie dans cette région, mais plus généralement sur la conception « universaliste » d’un dit « fonctionnement démocratique » ? Ou encore, que peuvent nous apprendre ces études de cas sur l’association implicite entre démocratie et « rationalité des acteurs », comme avec une prévisibilité de l’action ? Au fond, dans quelle mesure l’analyse de ces conjonctures au Sud peut-elle interroger et mettre à jour les sous-entendus invisibles d’une conception démocratique qui semble de plus en plus décalée y compris d’une forme de reconnaissance des milieux populaires et des classes paupérisées au Nord ?

Quelques études de cas : mise à l’épreuve empirique d’un modèle « du Nord » ?

20Parmi les quatre contributions à ce Dossier, les deux premières (Arnaud Trenta et Guénolé Marchadour), interrogent des éléments peu visibles de deux politiques sociales particulières (l’économie sociale et solidaire et les politiques antidiscriminatoires), respectivement en Argentine et au Brésil, et leur contribution à la production des conjonctures latino-américaines appelées de « progressistes » et au-delà. Les deux autres (Hélène Roux et Pablo Jaramillo), proposent des approches alternatives de la « transitologie » dans la lignée de Michel Dobry, pour déboucher, par des chemins assez divergents, à une remise en question fondamentale non seulement de la notion de « conjoncture » dans son acception universaliste, mais au-delà, interrogent le régime d’historicité que la sous-tend.

21Dans cette perspective, les contributions d’Arnaud Trenta, sur « L’économie sociale et solidaire dans les politiques d’inclusion en Argentine (2203-2017). Continuités et ambivalences d’un projet de développement socioproductif » et de Guénolé Marchadour, « L’égalité raciale dans les politiques antidiscriminatoires au Brésil : effet de conjoncture ou bouleversement du récit national ? » proposent une réflexion qui questionne plus spécifiquement la place de certaines politiques sociales à l’intérieur de conjonctures nationales données, en occurrence le cas de l’Argentine et du Brésil pendant cette période de politiques sociales considérées « plus volontaristes » (Destremau & Georges, 2017). Ainsi, Arnaud Trenta propose une grille de lecture de la longévité des politiques d’économie sociale et solidaire en Argentine, au-delà du péronisme de Nestor et Christina Kirchner (2003-2015) et d’une fraction du gouvernement de Maurício Macri (2015-2017), intéressée par l’articulation entre l’État et les « organisations populaires » dans laquelle les politiques sociales se présentent comme le résultat d’une négociation entre ces deux parties, une forme de compromis. D’après l’hypothèse de l’auteur, dans un pays comme l’Argentine, qui ne dispose pas d’un système de protection sociale complet – comme d’un revenu minimum d’insertion – ni d’une assurance chômage, mais où l’insertion par le travail et la référence à la société salariale sont historiquement dominantes, le positionnement des politiques de l’ESS « au croisement des politiques de l’emploi et des politiques d’assistance » explique leur résistance aux différentes conjonctures politiques. Si la permanence de ces politiques peut s’expliquer ainsi tout autant par le flou de leur affichage comme par le maintien de la référence au travail, leur mise en œuvre préserve cependant une place assez large à la variation des acteurs non seulement entre les différents territoires, mais aussi d’un régime à l’autre. Ainsi, si pendant la période kirchnériste, des acteurs sociaux et politiques emblématiques comme des coopératives et des entreprises récupérées par des travailleurs étaient des cibles principales de ces politiques et bénéficiaient de la délégation d’une partie du pouvoir ; à l’époque de la coalition Cambiemos, sous un même affichage, la mise en place de ces politiques est réservée exclusivement aux agents de l’État et les micro-entrepreneurs individuels deviennent les bénéficiaires principaux de ces politiques.

22Guénolé Marchadour, à son tour, cherche à révéler les implications moins visibles de l’introduction des politiques d’action affirmative au Brésil pendant les différents gouvernements successifs du Parti des travailleurs et à les situer dans leur contexte historique plus large. En mobilisant une approche intersectorielle, l’auteur met en avant la manière dont les politiques antidiscriminatoires ont eu un effet d’agglutination avec d’autres politiques sociales, notamment celles visant à réduire les inégalités sociales, comme l’attribution de places au sein des Universités fédérales publiques sur la base de critères sociaux, mesure mise en place dans le cadre de la même loi de 2012 introduisant des quotas raciaux. Aussi, les domaines de l’action publique, reliés à l’agenda multiculturel, auraient été analysés indépendamment des politiques sociales. D’après l’auteur, la visibilisation des politiques antidiscriminatoires et l’invisibilisation conjointe des politiques de réduction des inégalités d’une part ; et la multipositionnalité des acteurs en faveur de ces politiques, entre le monde académique, la sphère étatique et les mouvements sociaux (« l’antiracisme d’État ») d’autre part, auraient provoqué non seulement une remise en question du récit national de la « démocratie raciale » mais aussi une forme de backlash politique, à savoir une réorganisation de l’extrême droite politique. Si l’auteur pose, en citant Charlotte Halpern et ses collègues, la question des « effets propres sur les modes de légitimation des politiques publiques » (Halpern et al., 2014) et stipule que « la stratégie transversale de l’égalité raciale produit également des formes d’identification politique qui façonnent les rapports sociaux et bouleversent le récit national », il ne pose cependant pas la question de l’intérêt de ces propres acteurs « multipositionnels » dans la mise en place de ces politiques. Ainsi, dans son analyse politique du « néolibéralisme progressiste », réalisée à partir de l’arrivée au pouvoir de Barack Obama aux États-Unis, Nancy Fraser (2018) pose la question de la rentabilité politique d’une association d’une partie de la classe moyenne, avec quelques élus sélectionnés, issus des groupes considérés comme des minorités (femmes, noires, LGBT, etc.), comme une alternative aux tentatives de (re)politisation de la classe ouvrière paupérisée. À titre d’exemple, cet article nous lance un défi en révélant à quel point le propre chercheur fait lui-même également partie de la conjoncture, qu’il contribue à produire comme récit, objet et trajectoire, et se trouve sous son emprise.

23Michel Dobry souligne les particularités des périodes de « conjoncture fluide », qui seraient le propre desdites « crises », qui rendraient impossible la réalisation de « choix rationnels » par les acteurs appartenant à différents champs, groupes sociaux ou blocs formés au sein de ces sociétés qui se transforment, mettant ainsi potentiellement en danger leur fonctionnement démocratique (Dobry, 2000). Nous cherchons à confronter cette idée avec un aspect qui caractérise, au-delà de leur énorme diversité, les pays d’Amérique latine, à savoir la condition d’adversité permanente consubstantielle des situations de vie de la majorité de sa population. En effet, dans cette perspective, nous proposons un changement d’échelle et de déplacement radical du point de vue nécessaire afin de tenir compte d’un trait saillant de la majorité des conditions de vie de sa population, qui est la place du hasard, et de sa place dans la production des conjonctures. En effet, loin de proposer ici une discussion sur l’effet recherché ou provoqué d’un « gouvernement par les crises », c’est-à-dire de questionner leur caractère passager ou permanent dans ces sociétés, nous souhaitons contribuer à la réflexion sur ladite « transitologie » en mobilisant deux autres contributions de ce Dossier. L’article d’Hélène Roux, « Entre concessions et répressions. Les élites gouvernantes centraméricaines confrontées au contrôle de leurs "sociétés civiles" », à partir de l’étude d’un certain nombre de pays d’Amérique centrale ou de la Mésoamérique (Honduras, Nicaragua et Guatemala), met ainsi en lumière à la fois le décalage entre la « conception universaliste de l’État-nation » qui sous-tend l’approche de la transitologie en termes d’une territorialité spécifique de cette région dont les frontières nationales sont peu significatives à la vue des populations qui composent ce bassin géographique. Ainsi, à titre d’exemple, son analyse du « transitisme » panaméen, terme emprunté à l’historien Alfredo Castillero Calvo (1974) montre comment une conjonction particulière entre les caractéristiques géographiques spécifiques du pays, celui de la présence d’un isthme, comme l’abondance de matières premières et ce que l’historien a appelé une « mentalité économique spécifique » ont mené à l’instauration d’une fonctionnalité particulière de ce pays dans la région. D’après Hélène Roux, « le facteur géographique (naturellement donné), combiné à l'utilisation qu’en a fait très tôt le pouvoir colonial, a déterminé jusqu'à aujourd'hui le caractère "transitiste" de son économie ». De ce fait s’y est instaurée une certaine inertie politique et sociale, qui l’empêche de sortir de cet immobilisme des rapports sociaux que ce soit par une forme de concertation sociale, de conflit ouvert et/ou d’une redéfinition de ce pays dont l’économie est organisée dans sa majorité autour des services financiers ou autres intérêts tiers. Intéressés par les relations entre modes de production et redéfinition des catégories sociales dans le monde rural en Amérique centrale et au Mexique, ces résultats de recherche sont le fruit d’une démarche originale. L’accompagnement dans le temps long des conflits agraires d’Amérique centrale principalement, s’appuyant sur des enquêtes de terrain récurrentes réalisées depuis les années 2010, des entretiens et l’accompagnement des mouvements sociaux essentiellement, a ainsi rendu possible de faire ce type de constat. Le décalage du point de vue qui consiste à se situer à l’échelle de la région et des différents pays qui la composent (et non pas d’un seul pays), l’intérêt pour des groupes sociaux et des populations indépendantes des frontières nationales, et l’inscription dans une temporalité qui dépasse celle qui borne fréquemment des recherches plus ciblées, se sont avérés heuristiques.

24De son côté, Pablo Jaramillo, dans son article sur la « Colombie transitionnelle » dans un contexte post-négociation avec les FARC, insiste sur la nécessité d’intégrer les « configurations affectives » et le « poids du quotidien et de l’expérience historique », dans l’analyse des conjonctures, notamment pour mieux comprendre ce qui est habituellement classé dans la catégorie desdits mouvements sociaux. Dans cette approche anthropologique, l’accent est mis sur les processus ambigus, sous-jacents et lents de (trans)formation des subjectivités de mineurs dont l’expérience quotidienne est marquée au sceau de contraintes et d’adversités multiples avec lesquelles les travailleurs composent loin des regards. À partir de deux approches disciplinaires distinctes – l’une relevant de la sociologie politique et l’autre de l’anthropologie – mais intéressées aussi bien par les territorialités comme par l’expérience des démunis, il est ainsi possible de formuler une critique puissante à ladite « transitologie » susceptible d’enrichir la réflexion sur la production de conjonctures. Alors que ces deux contributions ne s’intéressent pas fondamentalement aux mêmes échelles d’analyse – la première cherchant à tenir compte des « pactes » entre groupes sociaux et catégories sociales ; la deuxième visant à faire l’inventaire de l’enchevêtrement des différents acteurs et échelles d’analyse juxtaposées – elles tiennent cependant à rendre visible des processus laissés généralement dans l’ombre par l’analyse des conjonctures. Dans le premier cas de trois pays d’Amérique centrale (Honduras, Nicaragua et Guatemala), au-delà des différences des arrangements qui permettent à l’élite économique « bicéphale » (Espagnols-Créoles) de l’époque coloniale de se maintenir au pouvoir, c’est l’attention portée au temps long et aux structures, en dépit des reconfigurations des pactes sociaux entre catégories sociales. Dès lors, dans ce contexte en particulier, une analyse en termes de « transitologie », qui chercherait à capter des bifurcations des trajectoires nationales, ou des processus de repolitisation, ne peut aboutir, à l’instar de l’analyse du « transitisme » panaméen. Dans le cas des mineurs de l’exploitation artisanale de l’or en Colombie, la réflexion se situe en amont de l’émergence de mouvements sociaux et de formes de mobilisations quelles qu’elles soient, pour s’intéresser aux expressions plus diffuses des affects. En effet, la prise en compte de ce que l’auteur a nommé « la gestion affective », convertie en affects qu’elle provoque, peuvent, à leur tour, générer « de nouvelles actions politiques sans que le succès soit garanti ». Dans ce sens, il y a une nécessité de conceptualiser ce qui est recouvert par le terme fourre-tout de « mobilisation sociale ». Ainsi émerge à partir de ces lectures « par le bas », dans un cadre « pré-institutionnalisé » pratiqué dans cette recherche de Pablo Jaramillo (dans ce Dossier), comme par celui de Kathleen Millar des catadores de Rio de Janeiro, une remise en question profonde du sens du « politique » (Millar, 2014). Ces travaux posent la question de ce qui a été nommé par Pablo Jaramillo des « déplacements affectifs », des malentendus ou de la fatigue, qui peuvent, in fine, mener à des « événements », comme des grèves, par exemple, qui peuvent infléchir la conjoncture. Ainsi, en amont de la question de la conjoncture politique se pose dans ces contextes du « Sud global » celle d’un ensemble de dynamiques hétérogènes, contradictoires et peu prévisibles, qui peuvent provoquer, ou pas, des changements de la conjoncture politique, mais qui participent tout autant que lesdits « événements politiques » à celle-ci.

25Ainsi, de façon complémentaire à l’analyse classique de la transitologie de Michel Dobry (2000) des périodes de « fluidité politique » – marquées par l’imprévisibilité des échanges entre différents champs ou secteurs de la société et qui mettraient en danger son fonctionnement démocratique – un changement d’échelle pour s’intéresser aux acteurs peu établis, mais qui forment dans ces sociétés – qui restent profondément inégalitaires – la majeure partie de la population, montre que leur sociabilité routinière paraît peu en phase avec un système démocratique tel qu’il est associé à la vision universaliste de l’État-nation. Cette remise en question des facteurs constitutifs d’une conjoncture recouvre celle du contenu de la catégorie du politique et de son inscription territoriale et sociale.

26Cette interrogation sur la pertinence des échelles d’analyse, de leur contenu et des conjonctures, nous renvoie à celle du régime d’historicité et au-delà, à celle de la prévisibilité du cours de l’action, de la rationalité des acteurs (ou de son absence, évoquée par Michel Dobry, comme étant le propre des situations de crise) et encore à celle du déterminisme. Une autre entrée pour aborder cette question est de chercher à conceptualiser le hasard : pas par une différence de nature, mais tout simplement par la quantité et la complexité des données qu’il s’agirait de recueillir. Howard Becker reprend cette interrogation dans son article « Foi por acaso » (Becker, 1994), fruit d’un séjour de recherche de l’auteur au Museu Nacional de Rio de Janeiro au début des années 1990 comme Fullbright fellow, en partant du constat du décalage entre l’acceptabilité sociale du hasard en ce qui concerne des « évènements biographiques » intervenus dans les trajectoires de chercheurs en sciences sociales (choix de la carrière, rencontre avec le conjoint, etc.) dus « au hasard », qui contraste singulièrement avec les modèles déterministes d’explication scientifique mobilisés par ailleurs. D’une manière très personnelle, Howard Becker relate des éléments de sa propre trajectoire (rencontre avec son épouse) et le déroulement de son séjour à Rio pendant lequel il a été mis en contact avec Mariza Peirano, une étudiante de son hôte, Gilberto Velho, qui a réalisé dans le cadre de sa thèse des entretiens biographiques avec plusieurs anthropologues brésiliens éminents, comme Antonio Candido et Roberto Cardoso de Oliveira. C’est précisément la lecture du travail de cette étudiante (Peirano, 1991, 1992) – relatant son constat de ce décalage entre le type de causalité recevable pour ces scientifiques au regard de leur trajectoire, différente de celle pratiquée et considérée pertinente dans le cadre de leurs analyses scientifiques – qui est l’occasion pour Howard Becker d’étayer une analyse « scientifique » du déroulement de son séjour. Sans entrer davantage dans les détails de l’analyse, Howard Becker soulève, au fond, la question du rapport à l’historicité, mais à partir de l’analyse d’une suite de faits isolés et, qui plus est, qui relèvent de l’ordre du quotidien de la recherche et des rencontres et interactions plus ou moins « hasardeuses » ou « aléatoires », qui constituent une partie importante de l’activité. Dans ce contexte, il approfondit la question de la prévisibilité des événements, la reliant à celle de la suite d’évènements isolés relatifs à une personne, en interaction avec d’autres personnes et des événements qui composent leur trajectoire, tout autant le fait d’une contingency que d’une intercontingency, c’est-à-dire de leurs interrelations. À partir d’un rapide calcul statistique de probabilité, il arrive ainsi à montrer qu’à condition de ratisser suffisamment large, ce fait est statistiquement probable, voire prévisible, remettant ainsi en question le statut de l’action alors que nous, comme scientifiques, avons tendance à accorder plus de crédit à une théorie « déterministe », exposant clairement des relations de cause à effet, pour expliquer un phénomène social donné, ou une rencontre, que de l’attribuer « au hasard ».

27Présenté très modestement, l’argument est de taille en le rapportant à la question qui nous préoccupe ici, qui est non seulement celle des dimensions et des niveaux et d’analyse pertinents pour appréhender les conjonctures, mais aussi celle de leur prévisibilité et de leurs « rythmes » ou « cycles ». De façon provisoire, il est peut-être possible de conclure sur ce point, à partir des éléments apportés, en paraphrasant Norbert Elias (1970) pour indiquer qu’il s’agit moins d’opposer la domination (ou le déterminisme) et la liberté (ou l’indétermination) individuelle, mais de nous rappeler que l’analyse des conjonctures, comme d’autres phénomènes sociaux, nécessite la prise en compte d’un ensemble d’individus mutuellement dépendants.

28Or, l’on peut en effet se poser la question de savoir si le fait de revenir à ces considérations par le détour d’un chercheur « du Nord », aux prises avec des auteurs et des trajectoires de chercheurs « du Sud », est un hasard…