Introduction

4Tous ces acteurs se positionnent en représentants des « communautés villageoises », en médiateurs légitimes à revendiquer un statut de porte-parole et à définir des « bonnes pratiques », c’est-à-dire un ensemble de pratiques favorables à la préservation de la biodiversité et de la ressource en eau (respect des périmètres de protection des prises d’eau ou non-utilisation du lac pour les besoins domestiques, prohibition des pratiques de pêche monofilament, arrêt ou diminution de l’utilisation de produits phytosanitaires dans les productions maraîchères et agricoles du jouxtant le lac, etc.).

5En partant d’une analyse sociologique, basée sur des histoires de vie et sur un examen des discours véhiculés par les porteurs de mobilisations locales pour la préservation des ressources (Mosse, 2006 ; Lavigne Delville, 2001), nous voulons expliciter la manière dont des acteurs locaux se mobilisent et le sens qu’ils donnent à leurs actions. Qui sont ces courtiers de l’environnement ? Et à travers quels arguments, actions et stratégies arrivent-ils à être reconnus comme légitimes, c’est-à-dire socialement et techniquement aptes à accomplir le rôle qu’ils prétendent endosser ? Quels sont les ressources, alliances et compromis qui permettent de passer d’une problématique très locale à la formulation d’un enjeu écologique fédérant différentes énergies communautaires ? Mobilisés ou non par l’Olac, collaborant avec des institutions étatiques (Société d’aménagement et d’exploitation du Delta-SAED, Division régionale de l’environnement et des établissements classés-DREEC) ou avec des organisations non gouvernementales (ONG), tous font valoir une certaine expertise environnementale ainsi que la volonté de s’engager pour la défense et la préservation des ressources naturelles, au nom des « communautés » et de l’intérêt de la collectivité. C’est ce passage de l’individu aux collectifs, et inversement, que nous entendons expliciter dans cet article, afin de comprendre la structuration des mobilisations locales autour des enjeux de préservation du lac de Guiers.

Courtiers de l’environnement et mobilisations « à bas bruit » pour la préservation d’une ressource naturelle

6Plusieurs études démontrent les paradoxes et les limites de l’« impératif participatif » (Richard-Ferroudji, 2011 ; Mosse, 2006 ; Barbier, 2005), traduit par les États sous forme de règles de gestion des ressources naturelles et tout particulièrement de l’eau. Ces règles se superposent souvent aux structures locales déjà existantes ; elles instituent de nouvelles procédures et des statuts sociaux pour les personnes « engagées » (Crémin et al., 2018 ; Baron & Bonnassieux, 2013, 525), souvent non reconnues comme légitimes par les communautés locales (Diouf, 2019). Dans ce contexte où les discours sur la participation ont tendance à se normaliser sur le plan de l’action politique, nous nous tournons vers une approche ethnographique afin de saisir la « participation endogène » (Cefaï et al., 2012), c’est-à-dire la participation « telle qu’elle se fait, et non telle qu’elle devrait être ».

7En nous inspirant d’une approche pragmatique (Lemieux, 2018 ; Barthe et al., 2013 ; Boltanski, 2009) qui insiste sur les registres pluriels de justification de l’action, nous décrivons, dans cet article, les mobilisations environnementales locales à l’œuvre, telles qu’elles sont organisées et définies par les acteurs eux-mêmes, en restituant à la fois leur sens critique, leurs jugements, mais aussi la complexité et la diversité de ces logiques d’actions. Parce que « participer » à la préservation du lac n’a pas le même sens dès lors qu’il s’agit d’un individu ou d’un collectif, de telle communauté ou de telle autre, il est utile d’analyser les actions et les mobilisations du point de vue de leurs porteurs et participants, afin de restituer la pluralité des registres d’action et de justification (Barthe et al., 2013 ; Boltanski, 2009 ; Lemieux, 2005) à l’œuvre dans la zone du lac de Guiers.

8L’enjeu principal d’une telle micro-analyse des mobilisations locales est d’examiner la manière dont les acteurs co-construisent un idéal d’action écologique à travers des mobilisations sociales en faveur de la protection du lac de Guiers. L’utilisation du concept de « co-construction » nous amène à considérer, dans l’analyse des mobilisations : les formes d’interactions entre les différents acteurs (courtiers, populations locales, acteurs institutionnels), les types de compromis sur lesquels ces acteurs s’entendent et se reconnaissent, et les accords auxquels ils parviennent pour définir les pratiques à risques, les sources et responsables de la pollution du lac et les bonnes pratiques pour une préservation de la ressource. En ce sens, les mobilisations peuvent être comprises comme des confrontations entre des propositions de changement – d’une pratique, d’une identité, d’une organisation (Callon, 1986) –, ou de compromis dans différents modes d’interprétation du monde social autour du lac. Notre article s’inscrit dans cette perspective d’analyse des rapports de force, des processus de compromis dans les activités de représentation et de légitimation de l’action environnementale.

9L’emploi du concept de « communauté » ne renvoie pas à l’idée d’un groupe indifférencié. La communauté n’est pas pensée comme une entité homogène au sein de laquelle les populations auraient les mêmes besoins, problèmes, préoccupations et fonctionneraient selon un principe de solidarité organique (Durkheim, 1893). En usant ici du concept de communauté, nous faisons référence à divers ensembles, réseaux ou groupes d’individus susceptibles de partager la même ethnie, religion, culture, langue ou localisation géographique, mais qui surtout se regroupent autour de valeurs et/ou d’expériences socioprofessionnelles communes (pêcheurs, maraîchers, éleveurs, etc.) et suscitent des initiatives et mobilisations collectives (Olivier de Sardan & Dagobi, 2001). De ces entités émergent souvent des acteurs individuels ou collectifs faisant valoir une expertise. Cette dernière est suffisamment reconnue pour sensibiliser les populations au respect des « bonnes pratiques » encadrant les usages du lac. Ces acteurs individuels défendent ou font valoir des savoir-faire locaux, tout en exerçant un lobbying auprès des institutions régionales en faveur d’un lac qui profite davantage à ces institutions qu’aux communautés qu’elles prétendent représenter. La plupart du temps, les mobilisations et initiatives locales développées hors cadre institutionnel ne sont pas contestataires, mais plutôt « à bas bruit ». Elles consistent en des actions individuelles ou collectives qui tentent de répondre localement à la question de la préservation de la ressource en eau du lac de Guiers en influant sur les comportements des acteurs qui l’entourent, sans interférer forcément avec les pouvoirs publics. Ces derniers sont souvent perçus comme trop éloignés des réalités locales, en particulier dans des contextes d’échec des systèmes réglementaires institutionnalisés. Pour gagner en visibilité, ces mobilisations « à bas bruit » peuvent évoluer vers des ancrages institutionnels ou des alliances locales qui leur permettent d’élargir ou de diversifier leur sphère d’action et ainsi d’acquérir un poids politique local ou extralocal.

Terrains et méthodes

11Les entretiens individuels ont été effectués avec les communautés d’usagers, les acteurs locaux (chefs de village, élus locaux), présidents d’associations d’usagers et d’organisations locales, responsables des institutions (Olac, SAED, OMVS, etc.). Les focus groups ont davantage concerné les communautés d’usagers avec une diversification par sexe (homme-femme) et par âge. Ils nous ont mis sur la piste des acteurs clés auxquels les acteurs locaux se référaient souvent lorsqu’ils abordaient la question des actions locales de protection du lac.

Mobilisations locales pour la préservation du lac de Guiers

De l’initiative individuelle à l’action collective - le « grand saut » des courtiers de l’environnement

12Nous retraçons ici les parcours biographiques d’acteurs revendiquant un rôle de « défenseur du lac », aux légitimités, itinéraires et réseaux hétérogènes. Les deux acteurs choisis, Amadou et Babacar (noms d’emprunt) sont exemplaires de deux types de trajectoire de courtiers qui opèrent différemment. Chacun à leur manière, ils construisent des ancrages territoriaux de l’action en prenant en compte les impacts des usages sur la qualité de la ressource. L’un mobilise des ressources extérieures aux arènes locales (expertise, collaborations avec les administrations de l’État central) et cherche par la suite à en tirer une reconnaissance au sein des communautés villageoises. L’autre, en proposant une expertise d’usage (sur la pêche), mobilise autour de lui les communautés locales et noue des alliances et des collaborations avec des acteurs extraterritoriaux (ONG). Un troisième cas de figure sera proposé pour marquer le passage de l’action individuelle à celle collective : une communauté auto-organisée de laquelle les courtiers sont absents et au profit d’une organisation de type traditionnel.

Amadou, un « défenseur du lac » face aux conflits des légitimités

13Amadou, natif de Ngnith dans le Waalo, est un agriculteur qui a migré à Dakar, comme la majeure partie de la population de cette zone dans les années soixante-dix, à la suite des vagues de sécheresse qui ont rendu difficile la pratique de l’agriculture dans le Nord du pays. À son retour, en 1976, il intègre l’Amicale du Waalo, organisation locale pour la promotion de la riziculture dans le delta du fleuve Sénégal, soutenue par la SAED. Dans les années 1990, il participe à la mise en place l’Entente des groupements économiques du Diéri (EGED), une organisation communautaire de base (OCB) qui regroupe plus de 100 membres officiels et un bureau exécutif composé de sept personnes (cinq hommes et deux femmes). Cette organisation se donnait pour tâche de promouvoir la pratique du maraîchage par les petits producteurs de Ngnith capables d’inciter à un usage durable des ressources en eau.

14L’intérêt d’Amadou pour les questions environnementales se développe à partir du milieu des années 1990, à la suite de sa rencontre avec un doctorant rattaché à l’Institut pour la recherche et le développement (IRD) qu’il loge chez lui le temps de ses travaux de thèse. Sensibilisé à la problématique des « effets » des pesticides sur la qualité de l’eau et à la nécessité de promouvoir une gestion communautaire du lac, Amadou décide, avec le bureau exécutif de l’organisation, de changer l’orientation de l’EGED, qui cesse d’être l’Entente des groupements économiques du Diéri pour devenir l’Entente pour la gestion de l’écosystème et le développement (EGED). L’acronyme reste le même mais le nouveau nom traduit bien la mutation qui est en cours. Cette nouvelle orientation lui permettra de bénéficier, en 2002, d’un premier financement du Fonds mondial pour l’environnement (FME) pour la réalisation d’un « projet sur la réduction des pesticides dans la zone du lac de Guiers ». Ce projet avait pour objectif de mener des campagnes de sensibilisation, d’information et d’éducation (IEC) aux « bonnes pratiques » agricoles, avec une focalisation sur l’utilisation « rationnelle » des produits phytosanitaires.

15Lorsque l’État du Sénégal crée l’OLAG, en 2010, l’EGED propose, en partenariat avec la commune de Ngnith, de contribuer à la conservation de la diversité biologique du lac de Guiers. Amadou est alors « choisi » par les maires des cinq communes concernées (Ngnith, Mbane, Ronkh, Syer et Keur Momar Sarr) comme « représentant des usagers » du lac de Guiers, pour siéger au conseil exécutif de l’Olac et participer à toutes leurs activités. Il se présente lui-même comme « le porte-parole des populations au niveau des institutions », un « défenseur », acteur « incontournable » de la protection du lac de Guiers. Souhaitant faire de Ngnith un village exemplaire de la protection du lac, l’Olac a trouvé en l’EGED le partenaire idéal pour mobiliser les communautés et les amener à adopter les « bonnes pratiques » : faible utilisation des produits phytosanitaires, arrêt des monofilaments, amélioration des usages domestiques sur les berges.

16Même si l’EGED n’était à ses débuts qu’une petite organisation villageoise agricole, son leader (Amadou) a réussi à promouvoir une « forme de citoyenneté environnementale » qui se matérialise par des actions de protection de la ressource en eau, mais aussi de surveillance des berges par les communautés elles-mêmes, afin d’empêcher les usages impactant négativement la qualité de l’eau (rejet des eaux usées ou domestiques). L’appropriation des objectifs de l’EGED s’explique en partie par l’engagement de la majeure partie des populations. Bénéficiant du soutien financier et technique des acteurs étatiques (Olac, services déconcentrés des différents ministères) et territoriaux (mairies), Amadou a mis en œuvre des actions visant à sensibiliser le public sur la qualité de l’eau et les mauvaises pratiques. Ces actions sont menées à l’occasion des fêtes culturelles et religieuses, dont le point culminant concerne les Journées du lac de Guiers (JLG), organisées chaque dernier jeudi du mois d’octobre, avec une thématique à visée de sensibilisation. Par exemple, en 2017, le thème central était « Biodiversité et Développement Durable ». L’objectif était de sensibiliser les populations à la réduction de toute forme de rejets (pesticides, déchets domestiques, ordures ménagères, etc.) dans le lac de Guiers et à la conservation de la biodiversité de celui-ci.

17L’implication de cette structure, en collaboration avec les grandes familles de Ngnith, a permis de parvenir à un consensus autour de l’interdiction de certaines pratiques domestiques considérées par l’Olac comme néfastes pour la préservation du lac de Guiers (lavage les ustensiles et animaux, rejet des eaux usées dans le lac, procéder au nettoyage du linge directement dans l’eau, etc.) au niveau des berges. L’Eged s’appuie sur l’engagement des grandes familles pour organiser une surveillance à base communautaire au niveau de chaque « porte du lac » (allées qui permettent un accès direct au lac à chacun des huit quartiers de Ngnith). Un résidant est nommé comme responsable chargé de s’assurer du respect des règles d’usage du lac. Actuellement, seuls des avertissements verbaux et des sanctions sociales sont appliqués (exclusion de l’association, dénonciation publique, exclusion des tontines, marginalisation de la famille). Des sanctions financières sont en train d’être envisagées par le bureau exécutif de l’Eged.

19L’Apac du lac de Guiers est aujourd’hui une institution communautaire soutenue par l’Olac et l’International Congress and Convention Association (ICCA) à laquelle Amadou a réussi à donner une légitimité et un ancrage local en faisant référence à des modèles de gestion traditionnels : le Aar – un espace forestier délimité et surveillé par la communauté pour assurer la croissance d’espèces végétales (remarquables) ; et le Yiir – un « espace protégé » dédié à certaines ressources naturelles comme le poisson (Tall, 2020).

L’idée est venue de la Casamance. C’est une association de pêcheurs qui a été mise en place avec la rareté des poissons et qui a vu qu’il fallait protéger certains milieux. Il fallait trouver les lieux de ressource des poissons, les zones pour les protéger, ce qu’on appelle aujourd’hui les Aires du Patrimoine Communautaire. [...] Et ils ont mis des règlements intérieurs et les gens les acceptent. Nous, ce sont ces gens qui nous ont inspirés. On a aussi dit que les Apac, on les crée, on les reconnaît parce qu’en général ce sont des zones qui ont été protégées par nos arrières grands-parents que ça soit sur le plan mystique comme c’est le cas pour les forêts sacrées et autres. (Entretien individuel avec Amadou, responsable de l’Eged, mars 2019)

20Si l’Apac est comparée par Amadou aux modèles traditionnels de gestion communautaire du Yiir et du Aar, dans la pratique, elle reste peu appropriée par les villageois en tant qu’initiative communautaire endogène. Lors de nos enquêtes, nous avons en effet pu constater un manque de connaissance à l’endroit d’une telle structure de la part des habitants de Ngnith. Ceux qui en ont connaissance l’identifient à un projet personnel porté par Amadou (responsable moral de l’Eged) : « Sincèrement, je n’ai jamais entendu parler de l’existence d’une Apac. Sauf le tableau que je vois à côté de la commune (bâtiment qui abrite la mairie), je ne la connais pas » (Propos d’un agriculteur à Ngnith).

21L’Apac reste par ailleurs une structure contestée par les élus locaux, qui considèrent la commission environnementale de la collectivité territoriale plus légitime et plus apte à gérer le lac dans la mesure où l’environnement est une compétence transférée (décentralisation). Seuls certains chefs de village concernés ont été informés et consultés par Amadou, et ce, uniquement au moment de la création et de la mise en place de l’Apac ; au quotidien, ils ne se sentent que peu ou pas impliqués dans le fonctionnement de celle-ci. Lorsqu’Amadou est présenté comme fervent « défenseur du lac », les habitants se montrent dubitatifs, voire critiques :

Amadou ne représente que sa propre personne et utilise l’Eged pour ses propres intérêts. Il utilise l’association pour avoir des financements de la part des ONG s’activant dans la protection de l’environnement, ou des agences de l’État, comme par exemple de l’Olac qui parraine fréquemment ses manifestations. Il ne vient ici faire des activités qu’une fois par an avec les Journées du Lac de Guiers (JLG). (Propos d’un agriculteur à Ngnith, mars 2019)

22La question des financements obtenus par Amadou pour mener des campagnes de sensibilisation aux bonnes pratiques environnementales est un point de tension, puisque les villageois semblent ne pas en avoir bénéficié. Ils accusent Amadou d’être un entrepreneur individuel ayant réussi à se faire passer pour leur représentant auprès des autorités. Malgré ces contestations, ce dernier revendique sa légitimité en faisant justement référence à ses liens politiques et à son aire d’influence, qui rayonne bien au-delà du village de Ngnith : « Effectivement ! À Dakar même s’il y a des réunions, les gens me disent “défenseur du lac”. C’est comme cela qu’ils m’appellent ».

« Pêcheur modèle » et subversion d’un cadre préexistant

23Dans le contexte de la décentralisation des années 1990, les pêcheurs étaient peu représentés dans les conseils ruraux, et leur voix était à peine audible en ce qui concernait la gestion des ressources à l’échelle locale, dans la zone du lac de Guiers. Tandis que l’injonction participative se faisait plus forte dans le nouveau contexte de la gestion intégrée des ressources en eau (GIRE), un comité composé de pêcheurs chargés de la surveillance a été mis sur pied en 2010 par l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS) dans le cadre de l’application de ses plans de gestion intégrée des ressources en eau (PGIRE I 2007-2013 et PGIRE II - 2014-2021). Ses membres ont été choisis par les responsables de l’OMVS, le directeur de la pêche continentale et les agents de pêche des villages de Thiago et Ndombo, situés dans la zone du canal de la Taouey (cours d’eau du nord-ouest du Sénégal, reliant le lac de Guiers au fleuve Sénégal).

24Le choix a été fait sur la base de leur origine Waalo-Waalo – le Waloo constituant une zone où la pêche était développée au sein des villages en général établis le long du fleuve et de ses principaux affluents et diffluents, mais aussi parce qu’ils habitent dans la zone de l’axe Taouey-lac de Guiers. La principale mission du comité était en effet d’assurer la surveillance communautaire de la zone de reproduction des poissons dans le canal de la Taouey (réserve Aar), à travers l’engagement des pêcheurs de la localité. Les surveillants devaient monter la garde à tour de rôle (de jour comme de nuit) pour appréhender les pêcheurs d’origines diverses (Maliens, Cuballo et Gaé-Gaé) entrant par effraction dans la réserve Aar. Pourtant, cette initiative n’a pas empêché la recrudescence du braconnage dans la réserve Aar de la part des pêcheurs d’autres villages (Temey Toucouleur, Saneinthe et Rouk Nder) qui ne reconnaissaient pas la légitimité des surveillants. De leur point de vue, les pêcheurs surveillants ont été choisis par clientélisme et ne possédaient pas de légitimité pour exercer un contrôle ou une sanction à leur égard :

Si ce sont des agents assermentés qui nous arrêtent, il n’y a pas de problème, qu’ils fassent appliquer les sanctions ; il n’y a pas de problème, c’est nous qui sommes hors-la-loi ; qu’ils appliquent la loi qui sied. Tu es un pêcheur de même que moi, et tu viens m’arrêter, tu prends une identité qui ne t’appartient pas. (Discussion de groupe, pêcheur, Temey Toucouleur, mars 2019)

Va à Rouk Nder et demande après Babacar. Tu lui diras que c’est PT de Nder qui nous a mis en rapport. Il peut beaucoup te dire sur les problèmes de la pêche et les Maliens. C’est un bon pêcheur, un modèle. (Entretien avec un pêcheur à Nder, mars 2019)

26Le filet dormant est un « mur de filet » positionné dans l’eau à la verticale et pouvant être placé à différentes profondeurs. C’est principalement à l’occasion de leurs déplacements spontanés que les poissons rencontrent les filets et s’y prennent. On parle ainsi d’engin « passif » à propos de ce genre de filet, pour signifier que le pêcheur n’intervient pas pendant la phase de capture. Il permet, grâce aux dimensions des mailles, de capturer des types de poissons précis (conformément à ce qui est recommandé) et de laisser s’échapper les autres. Cette technique est appréciée pour sa précision, malgré quelques impacts environnementaux négatifs dus aux filets perdus et abandonnés dans l’eau. Au-delà de sa maîtrise technique, l’exemplarité de Babacar tient aussi à son engagement personnel pour la protection de l’environnement et la valorisation de pratiques de pêche favorables à la biodiversité. Tout cela lui vaut respect et reconnaissance de la part de la communauté locale des pêcheurs du village de Nder et des villages environnants.

27Babacar a acquis une certaine connaissance dans la préservation de la biodiversité, en suivant des formations et séminaires sur les « bonnes pratiques piscicoles » organisés par l’OMVS ou des ONG à Richard-Toll, Dagana et Saint-Louis. À partir de ce capital culturel acquis, Babacar s’est lancé dans la surveillance communautaire et la sensibilisation de ses pairs aux bonnes pratiques de pêche. Il a choisi de s’impliquer personnellement pour l’intérêt collectif, et ne tient pas son engagement d’une quelconque injonction de la part des autorités politiques. S’appuyant sur ses connaissances en matière de préservation de la biodiversité, il s’est engagé à les partager avec sa communauté de pêcheurs et a mis en place, en 2018, un espace de reproduction et de pêche bien régulé : la mare de Jilmet.

28Situé à proximité de Rouk Nder Est (rive ouest du lac), large de 4 km et d’une longueur estimée à 15 km, cet espace très poissonneux est prisé aussi bien des pêcheurs Waloo-Waalo que des Maliens, installés sur la rive est du lac de Guiers (villages de Temey Toucouleurs et Saneinthe), et qui le traversent pour venir y pêcher. Il fait l’objet d’une surveillance à base communautaire, avec une régulation des pratiques de pêche favorisant la reproduction des espèces poissonneuses. La pêche à la main, qu’ils appellent en wolof Mbaal saani, et l’utilisation des monofilaments (technique prisée des pêcheurs maliens pour attraper le petit poisson) y sont prohibées. Par ailleurs, pour une gestion durable des ressources halieutiques, une période de repos biologique de 3 mois est imposée pendant laquelle la pêche est interdite. La mare reste alors en jachère pour permettre aux poissons de se reproduire. Ces règles ont été définies collectivement par les communautés de pêcheurs (Waalo-Waalo et Maliens), avec la facilitation de Babacar et l’implication de l’agent de la Direction de la pêche continentale (DPC), établi à Mbane (Richard-Toll). En principe responsable de la surveillance des zones de pêche, ce dernier ne peut toutefois remplir sa mission de manière optimale en l’absence de moyens (humains et techniques). Il a trouvé dans l’initiative portée par Babacar une bonne opportunité de coopération et de responsabilisation des communautés de pêcheurs dans leur autosurveillance.

29Depuis sa mise en place, la surveillance de la mare de Jilmet, entreprise par Babacar, a fait l’objet d’une plus grande implication de la part des communautés de pêcheurs, avec une meilleure acceptabilité de la réglementation en vigueur, en comparaison de celle établie par le Comité-pêcheurs. Les pêcheurs du village de Nder et ses environs (aussi bien sur la rive est qu’ouest), qu’ils soient sénégalais ou maliens, participent activement à la surveillance de l’aire de reproduction. À Rouk Nder, la mare de Jilmet est d’abord une affaire villageoise, dans le sens où sa surveillance est un devoir moral ressenti et accepté. Aux côtés des pêcheurs locaux, la communauté malienne, présente depuis deux décennies au Sénégal par le biais des conventions de pêche continentale établies avec le Mali, est mise à contribution dans la définition des règles de pêche pour harmoniser les décisions et favoriser « les bonnes pratiques piscicoles ». Les agents de pêche de la zone participent eux aussi à la surveillance et à l’application des sanctions en cas de braconnage. Lorsqu’un pêcheur en infraction est repéré par des pêcheurs locaux, l’agent de pêche de Mbane est appelé pour procéder à sa verbalisation et fixer le montant de l’amende à payer. Le pêcheur en question doit alors se rendre à Richard-Toll pour payer auprès de la DPC. Les ressources générées par les infractions ne sont pas versées aux communautés, qui ne s’en plaignent pas, la préoccupation de la protection et de la reproduction des poissons primant.

On respecte ces règles parce qu’on pense que c’est pour notre intérêt dans la mesure où si on utilise des filets ayant des trous larges, on ne pourra pas pêcher les petits poissons et on aura l’occasion de les pêcher une fois qu’ils auront grandi. Si on ne le fait pas, on aura plus de poissons. Mais comme les ancêtres disent « kewelu gan du mena yem ak kewelu dëkk » [une gazelle qui vient d’arriver ne peut pas ressembler à une gazelle autochtone], car la gazelle autochtone mange avec modération l’herbe alors que celle allochtone mange tout à la fois. J’espère que vous comprenez ceux je veux dire, car les Maliens viennent détruire le lac et repartir alors que nous qui sommes là, on s’occupe et se préoccupe du lac et des poissons. (Entretien avec un pêcheur, Yamane, février 2017)

La mobilisation « à bas bruit » d’une communauté auto-organisée à Saneinthe Tacque

30Ce troisième cas de figure permet de nuancer l’approche des mobilisations « à bruit » comme étant portées non seulement par des acteurs individuels (courtiers), mais aussi par un collectif structuré au niveau d’une communauté locale avec un leadership fort. Dans le village de Saneinthe Tacque, qui se situe à hauteur du lac dans la commune de Mbane, les jeunes et les femmes se sont auto-organisées pour œuvrer à la fois à la protection de l’environnement et au développement local. C’est le cas de l’Association des jeunes pour le développement de Thiare (AJDT) et de l’Association des jeunes pour un Saneinthe Tacque modèle (AJSM). Particulièrement attractives, ces associations s’impliquent notamment dans la régulation des usages domestiques de l’eau.

Si les dynamiques communautaires et les formes d’organisation locale face aux enjeux de conservation des ressources en eau sont diverses (Tall et al., 2019), le cas du village de Saneinthe Tacque est relativement singulier en raison du contrôle social très fort exercé par les associations locales. Il est présenté par ses habitants comme un village modèle, exemplaire du fait de la discipline qu’on y impose :

Modèle, parce que c’est un village, je ne le dis pas pour exagérer, mais beaucoup de villages prennent exemple sur nous : sur le point du savoir, de la discipline, de la civilisation. Ils prennent exemple sur nous, sur ces aspects. C’est la raison pour laquelle on ne veut pas qu’un jeune de Saneinthe Tacque puisse faire n’importe quoi. Quand un habitant de Saneinthe Tacque est avec les autres, on le regarde d’un œil particulier. Donc il doit faire attention sur les actions qu’il pose. (Entretien individuel, responsable de l’Association des jeunes volontaires pour le développement de Saneinthe Tacque, mars 2019)

31Ce contrôle social fort a donné lieu à une forme d’organisation dans laquelle la division sociale du travail et les mobilisations en faveur de la préservation du lac impliquent chacune des catégories sociales. Les jeunes sont ainsi chargés de la surveillance du lac. Au niveau de chaque « porte » du lac, dans un quartier situé à proximité de l’eau, un groupe de jeunes hommes est mandaté pour veiller au respect des usages proscrits. Quant aux femmes, elles sont chargées de collecter les cotisations durant les tontines, réfléchir aux sanctions économiques et organiser le nettoyage des berges selon un jour déterminé.

33Le « registre argumentatif » qui prévaut dans l’explication de l’interdiction de certains usages domestiques, notamment lorsqu’il s’agit de l’usage de l’eau comme eau potable ou pour la cuisine, est d’ordre sanitaire. Les maladies hydriques humaines telles que la bilharziose sont en lien avec les « déchets » (selon la terminologie des villageois) de type domestique et agricole. L’autre élément qui explique l’interdiction des usages domestiques cités plus haut est lié à l’utilisation du lac comme source d’eau potable. Nombre de villages situés sur la rive est ne sont pas connectés au réseau d’eau potable de la Sénégalaise des eaux (SDE, actuel Sen’Eau), mais au forage de Mbane qui, selon les communautés, « communique » avec le lac via un canal de pompage situé dans ce village. Interdire certains usages domestiques vise à préserver la qualité de l’eau du lac et éviter de boire de l’eau « polluée », non pas seulement pour les populations dakaroises (alimentées en eau potable à partir des eaux brutes du lac), mais aussi bien pour ces villageois qui veulent profiter de la ressource tout en gérant les risques sanitaires associés.

Le chef de village dit que l’eau est une ressource indispensable. Si on laisse les gens le (lac) salir, quand on s’y baigne ou on utilise l’eau, on pourra attraper des maladies. C’est pour cela qu’on n’acceptera pas que quelqu’un le salisse ou y jette des ordures. (Focus group, hommes, Saneinthe Tacque, mars 2019)

La réussite de ce modèle de mobilisation collective en faveur de la protection et de la préservation de la ressource tient à une organisation sociale spécifique, basée sur un fort contrôle social. Celui-ci est incarné par la personnalité du chef de village, qui est certes représentant de l’autorité politique et jouit, de ce fait, d’une reconnaissance statutaire, mais qui bénéficie également d’une légitimité traditionnelle et charismatique faisant de lui une figure d’autorité efficace auprès des communautés.

Le chef de village, s’il ne va pas au travail, il pose sa chaise pour surveiller le lac. Quand vous venez auprès du lac pour faire le linge, il vous surveille. Vous n’allez pas faire le linge au bord ou dans le lac. Il y a un espace qui est réservé au linge qui a une distance avec le lac. Le chef de village surveille le lac et interdit d’y faire le linge même pour un seul habit. (Entretien individuel, femme, Saneinthe Tacque, mars 2019)

Discussion : le lac et sa préservation comme « arène » de mobilisation et de confrontation

35Les trois exemples présentés au cours des précédents développements donnent à voir le lac de Guiers comme une arène de mobilisations locales autour de la protection d’une ressource naturelle. Différents acteurs individuels, que nous avons appelés « courtiers de l’environnement », sont à l’origine de mobilisations avec une visée collective pour la préservation des ressources naturelles du lac. Ces courtiers créent et s’appuient sur un réseau d’acteurs plus ou moins « serré » et fonctionnel, et leurs trajectoires différenciées nous renseignent sur le type d’actions qu’ils cherchent à mettre en œuvre afin d’engendrer des changements de pratiques autour de la ressource en eau. L’analyse de ces trajectoires révèle une diversité et une complexité de logiques, avec différents registres de justification qui sous-tendent l’action. Les différents ordres politiques et principes de justice (Boltanski & Thévenot, 1991) invoqués par nos courtiers de l’environnement font cependant l’objet de compromis relatifs aux bonnes manières de préserver et de gérer durablement les ressources halieutiques du lac. La mobilisation lancée et portée par Amadou repose sur des ancrages multiples, mais est d’abord inspirée par l’expertise d’un chercheur de l’IRD centrée sur la problématique des « effets » des pesticides sur la qualité de l’eau et la gestion communautaire des ressources hydriques. Toutefois, cette initiative locale a par la suite été supplantée par l’approche, plus institutionnelle, d’un acteur dirigeant une association et entretenant des rapports de collaboration avec les structures étatiques dont il va diffuser la vision concernant les bonnes pratiques.

36Amadou entretient quant à lui des relations avec l’Olac et les structures étatiques déconcentrées qui financent ou appuient ses démarches de mobilisation communautaire (plus tournées vers la sensibilisation aux bonnes pratiques). Son modèle répond ainsi aux caractéristiques d’un « modèle voyageur » (Olivier de Sardan, Diarra & Moha, 2017), appliqué au contexte des villages de Ngnith et de Mala. L’architecture du projet, la définition des règles et des usages promus ont été menées selon une approche top-down, Amadou se muant davantage en passeur qu’en véritable représentant des communautés. Ces types de modèles « prêt-à-porter », impulsés par des acteurs externes en collaboration avec des courtiers locaux (désignés par ces acteurs externes comme représentatifs de leurs communautés), butent sur la revanche des contextes sociaux spécifiques (Olivier de Sardan, 2021), qui conduisent à imposer et/ou reconnaître souvent d’autres acteurs capables de mobiliser leurs pairs (Diouf, 2019 ; Faye et al., 2018 ; Bresson, 2014) en faveur d’une action de citoyenneté environnementale d’envergure.

37L’étude de cas consacrée à Amadou décrit les rapports de pouvoir qui caractérisent la capitalisation des rentes financières et politiques dans la protection de l’environnement, mettant en jeu des logiques d’instrumentalisation à des fins personnelles. Son engagement dans la compétition politique peut être interprété comme le signe d’un refus de la légitimité communautaire, à laquelle il chercherait à substituer une légitimité légale-rationnelle (Weber, 1971) par opposition à la légitimité traditionnelle qu’on lui conteste. Ceci étant, il semble désormais travailler à se construire une légitimité traditionnelle avec l’Apac, tout en espérant une reconnaissance politique de la part des collectivités territoriales autour du lac, ainsi que d’institutions telles que l’Olac.

38Le changement de trajectoire opéré par Amadou, avec la création de l’Apac et la référence aux modèles traditionnels du Aar et du Yiir, illustre une volonté manifeste de donner un ancrage local à un dispositif institutionnel de fait plus étatique que communautaire. Amadou tente de trouver un compromis entre plusieurs registres de sens et de pratiques, en mettant en équivalence deux catégories a priori contradictoires : celle, exogène, de citoyenneté environnementale et celle, endogène, de loyauté communautaire. Les deux catégories sont rendues équivalentes dans la poursuite d’un seul et même objectif de protection patrimoniale du lac pour les générations futures. La définition et la promotion de bonnes pratiques agricoles et domestiques, scientifiquement fondées, viennent ainsi rencontrer des pratiques préexistantes de solidarité villageoise, empiriquement fondées, afin de déboucher sur un certain « consensus » entre logiques endogène et exogène.

39Ce consensus autour des règles de protection de l’environnement, inspiré, « par le bas », des modèles anciens de gestion locale, a été mieux accepté par les communautés de pêcheurs de Nder en raison de son ancrage local. Il s’agit d’une dynamique endogène, portée par un « expert » local reconnu aux yeux des différentes communautés, et qui s’est autodésigné pour entreprendre une mobilisation communautaire en faveur du respect des règles de préservation des ressources halieutiques, en dehors de toute injonction ou financement de la part des autorités politiques locales. Ce qui distingue Babacar d’Amadou, c’est la source de leur légitimité ainsi que l’ancrage de leur mobilisation : Babacar est un « pêcheur-surveillant » désigné par ses pairs, alors qu’Amadou s’est auto-investi dans la défense du lac en usant de son expérience en matière de protection de l’environnement, de son réseau social et politique et de ses compétences dans la recherche de subventions. La réussite de son projet avec la mare de Jilmet, qui contraste avec l’échec du Comité-pêcheurs, indique que l’ancrage local est un des éléments qui favorise l’essor et la réussite de toute forme de mobilisation sociale. Par ailleurs, cela indique la possibilité d’une rencontre entre deux registres d’action a priori contradictoires. Un compromis est en effet finalement trouvé pour valoriser un modèle d’action publique dans lequel Babacar, pêcheur reconnu par ses pairs, peut travailler de conserve avec l’agent de pêche et la DPC sur la reconnaissance des règles à promouvoir, suivant un partage des responsabilités : surveiller et alerter (Babacar et les communautés de pêcheurs), verbaliser et punir (agent de pêche, DPC). Cette situation nous renseigne sur la nécessité de favoriser une approche bottom up dans le choix des intermédiaires entre les communautés et l’État pour la mise en place d’une gouvernance collaborative et locale du lac de Guiers. Cette démarche bottom up signifie que les mobilisations entreprises par le bas ont besoin d’une certaine institutionnalisation sociale et reconnaissance politique, afin de favoriser l’engagement de la majeure partie de la population. En outre, ces mobilisations ont aussi pour but de pousser les autorités politiques à revoir les lignes de l’action publique, mais aussi d’influer sur les politiques publiques afin de venir constituer un « enjeu écologique » dans l’agenda politique.

40L’exemple des mobilisations en cours dans le village de Saneinthe Tacque, en faveur du respect des règles consensuelles pour la protection et la préservation du lac, illustre la possibilité de construction d’une action publique par le bas se démarquant du « modèle voyageur » de la GIRE. Les mobilisations, pour être effectives, ne peuvent être seulement le fait d’individus partagés entre l’engagement communautaire, l’intérêt individuel et l’agir politique. Elles supposent que les courtiers puissent construire, sur la base d’un capital relationnel territorial, un réseau d’acteurs qui se connaissent et se reconnaissent des obligations mutuelles. À Saneinthe, la mobilisation pour la protection du lac est portée par un collectif auto-organisé dont le chef de village est le leader, assisté par les associations de jeunes, garant des bonnes pratiques domestiques et professionnelles. La médiation entre le village et les acteurs étatiques comme l’Olac ou les ONG est certes assurée par le chef de village, mais les jeunes mandatés par les associations assurent aussi ce rôle de contrôle. En d’autres termes, la mobilisation à « bas bruits » est portée par plusieurs acteurs clés (chefs de village et jeunes) au sein d’une communauté auto-organisée dont les règles d’usage sont définies de manière collective et observées sur la base d’un contrôle social fort et d’une éducation au respect qui se veut exemplaire, sous l’autorité d’un chef de village légitime.

Conclusion

41La diversité des mobilisations locales évoquées illustre une certaine dynamique en faveur de la ressource du lac de Guiers. Ce bien commun interpelle désormais aussi bien les autorités étatiques que les multiples communautés établies dans cette zone (pêcheurs, agriculteurs, femmes et hommes). Entre intérêt individuel et volonté politique, ces actions ne suscitent pas les mêmes formes d’adhésion de la part des populations locales et/ou des acteurs politiques.

42Notre analyse permet de souligner le fait que les mobiles présidant aux actions individuelles ou collectives en faveur de la préservation du lac de Guiers s’inscrivent dans plusieurs registres argumentatifs, plus ou moins combinés entre eux. Certains enjeux environnementaux sont ainsi retraduits localement selon des registres de justification (Thévenot, 2006) très divers : registre hygiéniste et sanitaire à Saneinthe Tacque (dégradation des milieux représentant un danger sanitaire pour les populations – comme dans le cas des maladies hydriques liées à la pollution), registre économique ou des conflits d’usage (incompatibilité des usages et/ou non renouvellement des ressources en raison d’une surexploitation), registre écologique (conservation des milieux et de la biodiversité). Des courtiers peuvent être conduits à s’engager sur un ou plusieurs registres, le succès de leurs actions tenant aussi à leur capacité à tisser des liens entre plusieurs domaines. La conservation des milieux peut ainsi apparaître tout à la fois comme un enjeu de sécurité économique et un enjeu sanitaire. Au-delà des intérêts individuels, les actions des courtiers, mobilisant parfois un nombre important d’acteurs locaux, produisent aussi des avantages collectifs et globaux. Ces courtiers de l’environnement sont le plus souvent amenés à intégrer des systèmes institutionnels, même s’il arrive qu’ils soient critiques quant aux modalités de l’action publique. Ils peuvent alors gagner en ressources (relationnelles, financières, etc.), mais risquent de perdre en légitimité et donc en puissance d’agir (agency).

43L’analyse des mobilisations à « bas bruits » illustre quant à elle le rôle des « communautés » dans le champ de la gouvernance du lac de Guiers et de ses ressources connexes. Nous avons pu montrer que les communautés sont devenues des acteurs incontournables dans la production de l’action publique (Eboko, 2015) en développant des modèles de préservation définis et mis en œuvre localement, en fonction de registres argumentatifs qui ne sont pas forcément ceux mis en avant par les acteurs institutionnels. Elles créent de l’action publique et la mettent en œuvre au sein de leur village en s’assurant de son bon fonctionnement. La préservation du lac de Guiers devient alors un « devoir social » pour les habitants Waalo-Waalo qui, au-delà de la préservation de la ressource en eau, protègent également leurs usages.