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2023
Télétravail et Inégalités

« Continuité pédagogique » ou « dépossession du métier » ?

Inégalités face à l’enseignement à distance à l’école primaire en France
“Pedagogical Continuity” or “Dispossession of the Profession”? Inequalities Regarding Distance Learning in Primary Schools in France
¿“Continuidad pedagógica” o “desempoderamiento en la profesión”? Desigualdades en la enseñanza a distancia en las escuelas primarias francesas
Julien Netter

Résumés

Avec le passage au télétravail imposé par le confinement de mars 2020 à l’ensemble de l’enseignement primaire en France, les professeur·es des écoles ont connu un profond changement des modalités d’exercice de leur métier. Une enquête menée dans trois académies françaises a fait apparaître en leur sein quatre lignes de fracture : (1) une inégalité de ressource en termes de temps et de disposition à se saisir du numérique, (2) les caractéristiques des publics auxquels il·elles s’adressent, (3) la façon dont il·elles conçoivent leur métier et (4) leur capacité à se saisir de ces transformations. Leurs situations vis-à-vis de ces lignes induisent des réactions à l’enseignement à distance qui convergent ou se compensent, expliquant les transformations de leurs pratiques et le jugement qu’il·elles portent sur la période.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Sur les 6,5 millions d’élèves du premier degré en France, le Cned annonce en scolariser 7 000 à di (...)

1En mars 2020, l’école primaire française bascule dans l’enseignement à distance et les enseignant·es dans le télétravail. Il·elles sont alors confronté·es à la prise en main d’outils qu’il·elles mobilisent peu dans leur quotidien pédagogique (Fluckiger, 2020), et à un mode d’exercice du métier qui leur est étranger en dehors de rares expérimentations (Drot-Delange, 2018) ou de situations spécifiques (Macedo-Rouet, 2009), comme l’enseignement au Centre national d’enseignement à distance (Cned), auxquelles peu ont participé1. Le métier de professeur·e des écoles se trouve donc, comme dans de nombreux pays, brusquement modifié (Reimers & Schleicher, 2020). L’injonction à la « continuité pédagogique », décrétée par le ministre de l’Éducation nationale au lendemain de l’annonce du confinement, laisse les acteurs·trices de terrain responsables de sa mise en œuvre tout en leur ·paraissant fournir peu de ressources pour l’assurer effectivement (DEPP, 2020). Les enseignant·es se voient contraints d’adapter les contenus ou supports d’apprentissage et les modalités de la relation pédagogique. Il·elles doivent, parallèlement, se reposer sur leurs propres équipements et compétences en matière de numérique et, comme d’autres, repenser seul·es leur organisation personnelle afin de s’adapter au contexte de télétravail contraint (Hansez, 2021). Dans cette situation quasi expérimentale de ré-invention partielle du métier et de l’organisation du travail, quelles sont donc les inégalités, aussi bien objectivées que ressenties (Galland & Lemel, 2018), de situations comme de ressources (Rochex & Crinon, 2011 ; Tardif & Lessard, 1999), qui se font jour entre les professeur·es des écoles et qui aident à comprendre les différences de pratiques constatées ou les différences de perception de la situation, au-delà de l’homogénéité affichée ?

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  • 3 En France, l’appellation « Réseau d’éducation prioritaire+ » (REP+) désigne des écoles et collèges (...)

2Une recherche, entreprise par huit chercheurs dans six écoles élémentaires et deux maternelles de trois académies françaises, permet de documenter les transformations du métier alors opérées et la façon dont elles ont été vécues2. Elle est adossée à une enquête de type ethnographique, progressivement engagée depuis 2017, qui a donné lieu à plus d’une centaine d’heures d’observation de classes et à des discussions informelles ou entretiens répétés avec six enseignant·es. Cette enquête a permis la construction patiente de liens de confiance avec ces enseignant·es. Lors du confinement, cet ancrage sur le terrain a été mobilisé et étendu aux équipes de leurs écoles pour documenter les transformations des pratiques, les difficultés qui leur étaient liées et l’émergence de nouveaux problèmes professionnels (Picard, Mamede & Netter, 2018). Deux des écoles sont situées en REP+3, quatre dans des quartiers populaires sans qu’elles soient pour autant classées en zone d’éducation prioritaire, deux dans un quartier caractérisé par une hétérogénéité importante entre des publics issus de milieux favorisé et populaire. La recherche s’inscrit dans la lignée des travaux de sociologie du travail enseignant (Barrère, 2003 ; Tardif & Lessard, 1999) qui s’intéresse aux pratiques (Bourdieu, 1972) tout en étant informée d’éléments d’analyse du travail (Clot & Faïta, 2000). Elle confère une place importante, dans l’analyse des situations de classe, à une sociologie d’inspiration bernsteinienne, sensible aux apprentissages et à la question des inégalités scolaires (Bernstein, 2007a).

Méthodologie

3Douze séances de classe virtuelle se déroulant sur la plateforme du Cned, très majoritairement adoptée par les enseignants pendant le confinement, ont été observées et filmées, en ligne (n = 5) ou sur le lieu de travail de l’enseignant·e (n = 7). Dans ce dernier cas, la caméra a été placée de profil, de façon à saisir aussi bien l’écran et les élèves ou documents y figurant que l’activité de l’enseignant·e, ses paroles, ses mimiques et ses gestes. Les observations ont été suivies d’entretiens enregistrés visant à demander aux enseignant·es d’expliciter leurs raisons d’agir mais aussi de décrire leurs pratiques de classe à distance, les transformations du métier, les difficultés auxquelles ces transformations les avaient confronté·es dans leurs pratiques ou leur vie quotidienne, notamment lorsqu’il s’est agi de permettre aux élèves les plus faibles de continuer à apprendre. Pour inscrire ce corpus dans un tableau dépassant la question de la classe virtuelle, un questionnaire en ligne a été adressé aux enseignant·es des écoles enquêtées lors de la rentrée scolaire qui a suivi le confinement ; il a été renseigné par la moitié d’entre eux·elles environ (n = 47). Ce questionnaire constituait la phase préparatoire d’entretiens enregistrés de type semi-directif d’une heure environ (n = 22), articulant à nouveau description des pratiques, des difficultés d’exercice et des problèmes professionnels. Enfin, des discussions collectives ont été menées avec trois des équipes enseignantes, dont deux ont été enregistrées, afin de cerner les convergences et divergences d’interprétation des problèmes soulevés.

4L’exploitation, via le logiciel Modalisa, des réponses au questionnaire, a essentiellement donné lieu à des tris à plat permettant de caractériser le terrain. Une analyse de contenu thématique des entretiens a fait émerger une série de préoccupations saillantes des acteur·rices, qu’il a ensuite été possible de considérer relativement à leurs effets en termes de transformation du métier et des situations d’enseignement ou en termes de construction d’inégalités scolaires. L’analyse d’un corpus limité ne saurait prétendre constituer un tableau représentatif de ce qui s’est passé dans l’ensemble des écoles françaises, mais elle permet de dégager, à partir des déclarations des professeur·es des écoles, quatre aspects sur lesquels il·elles se distinguent les un·es des autres sur notre terrain. Les enseignant·es perçoivent ces distinctions avec une acuité telle que l’on s’autorisera à parler, tout au long du texte, de quatre « lignes de fracture » majeures. La force du terme « fracture » renvoie à l’ampleur des effets de ces différences sur la nature du travail des élèves et des enseignant·es, mais également à la vivacité des propos de certain·es de ces enseignant·es, pour qui les différences constatées apparaissent comme des inégalités amèrement vécues et qui peuvent aller jusqu’à empêcher leur activité (Monnier & Amade-Escot, 2009). Ce sont ces lignes de fracture qui seront successivement abordées dans la suite du propos.

Une dotation en ressources qui contraint l’activité

La première de ces lignes de fracture recouvre les différences de ressources dont les enseignant·es ont pu bénéficier, que ce soit en termes d’environnement personnel ou de préparation à l’enseignement à distance.

5Si la mention des conditions de logement ou les contraintes financières apparaît peu dans notre enquête, une dimension importante de la différence de répartition des ressources concerne le temps disponible. Les enseignant·es enquêté·es disent avoir perçu une augmentation de leur temps de travail, ce qui converge avec les résultats d’enquêtes menées à l’échelle nationale par l’Institut français d’éducation (Ifé, 2020). Dès lors, il a fallu dégager du temps pour assurer l’enseignement à distance. Or le métier de professeur·e des écoles est très féminisé (Farges, 2017). Sur notre terrain, neuf réponses au questionnaire sur dix sont renseignées par des femmes, pour qui la conciliation télétravail-activités familiales est généralement défavorable (Tremblay & Mathieu, 2020). Et pour ces professionnelles de l’enseignement auprès de jeunes enfants, s’occuper de ses propres enfants compte (Geay, 2010). Il semblerait dès lors que l’âge des enfants présents au domicile ait impacté une capacité de travail très sollicitée.

6Les mères d’enfants de moins de six ans se distinguent de ce point de vue, comme c’est le cas dans d’autres enquêtes (Pénard & Coulanges, 2020 ; Rubery & Tavora, 2021). Plus jeunes dans le métier et plus souvent affectées en REP+, elles sont plus nombreuses que leurs collègues sans enfants ou avec des enfants plus âgés à considérer que la charge de travail a été aussi, voire plus importante pendant la période de confinement. Norah dresse ainsi un tableau dans lequel sa fille la sollicite en permanence dans le salon, « avec le petit frère qui joue là-bas sur le tapis, avec papa qui essaie de faire une visio-conf’ là, avec maman, qui est entre ʺje tape un texteʺ et ʺje fais cuire du gratinʺ ». Marine explique, de son côté, qu’elle « [s]e levai[t] tant qu’elle [sa fille] dormait encore » de façon à faire « tous les envois » aux parents et pouvoir ensuite « être avec elle ». Et Bérengère expose bien le dilemme auquel elle se trouvait confrontée : « j’avais une petite fille […], elle était vraiment bébé et l’organisation c’était vraiment pas… Du coup, je culpabilisais aussi de pas en faire assez. […] j’ai fait avec mes possibilités ! ». Ces enseignantes expliquent avoir eu moins recours que leurs collègues aux modalités les plus chronophages du passage à la classe à distance, c’est-à-dire aux appels téléphoniques systématiques des familles, à l’animation durable d’un blog ou padlet, ou encore à l’organisation de classes virtuelles régulières, qu’elles mettent en œuvre moins fréquemment, quand elles le font. Elles sont quasi unanimes pour dire que le temps nécessaire pour entrer en communication avec les parents leur a posé de gros problèmes, quand leurs collègues ne sont que la moitié à le penser. De la même manière, Norah évoque la difficulté à individualiser les retours à ses élèves : « Je ne pourrai pas corriger tout ça. Je ne vais pas les imprimer pour écrire dessus et renvoyer. C’est ingérable ». Il faut encore ajouter qu’en dehors des contraintes de temps disponible, ces enseignantes, pour qui le quotidien familial est très présent, ont parfois craint qu’il n’envahisse le champ d’une caméra posée dans le salon et que la classe virtuelle ne le rende ainsi trop visible pour les parents ou les élèves.

7Le fait de devoir s’occuper de très jeunes enfants paraît alors avoir orienté la classe à distance vers certaines modalités qui ont des conséquences sur leur travail quotidien et sur les possibilités qui leur sont offertes. Renonçant souvent à mobiliser des outils qui auraient permis de rétablir une forme de coprésence ou d’individualisation du travail, les mères d’enfants de moins de six ans sont bien plus nombreuses que leurs collègues à déplorer amèrement la difficulté à saisir l’activité réelle des élèves. Les enseignant·es ayant dû s’occuper, chez eux·elles, de personnes vulnérables atteintes de la Covid-19 témoignent de difficultés similaires face à la gestion du temps de travail. Ces constats convergent avec les données produites par l’Ifé (2020) à l’échelle nationale, selon lesquelles le temps disponible a constitué une difficulté pour près de deux tiers des enseignant·es confinés avec des personnes « nécessitant un accompagnement spécifique ».

8Outre l’environnement familial, l’inégale aisance des enseignant·es avec les outils numériques ou avec leurs usages scolaires, moins anticipés en France qu’ailleurs (OECD, 2020), s’est traduite par des appréciations de la situation différentes. Si presque tous les enseignant·es enquêté·es disent s’être appuyés sur leur expérience quotidienne des outils, un sixième dit avoir été mis en difficulté par une maîtrise insuffisante, notamment des outils et des contenus à dimension scolaire, rejoignant les résultats de l’enquête de l’Ifé (2020). Véronique, par exemple, qui se décrit comme « une quiche en informatique », affirme avoir « galéré beaucoup » au début de la période. De la même manière, Fabrice explique ses difficultés initiales par le fait de n’être « pas numérique », voire d’y être « réfractaire ». Le passage à la classe à distance présente, pour ces enseignant·es, un coût d’entrée important en matière d’autoformation, que certain·es ont engagé au prix d’un surinvestissement professionnel, mais qui a pu en décourager d’autres. Il en est ainsi de Britney, qui dit n’avoir pas été suffisamment « à l’aise avec certains outils » pour envisager des classes virtuelles, ou de Bérengère, qui explique qu’elle « sentai[t] bien qu[’elle] étai[t] très limitée » par le fait de ne s’être « pas encore mise aux outils numériques », mais pour qui la contrainte de temps est trop forte pour envisager un investissement conséquent. Or tous les enseignant·es ayant pratiqué des classes virtuelles estiment que la maîtrise des outils numériques est déterminante pour en envisager la conduite, ce qui exclut de fait ceux qui sont moins familiers de ces technologies et les oriente vers une déclinaison du métier tournée vers la production de contenus et la prescription de travail personnel aux enfants.

9Le temps disponible et l’aisance en matière de numérique, ressource matérielle pour le premier et culturelle pour la seconde, se sont révélés décisifs pour les enseignant·es pendant le confinement. Le fait d’en être plus ou moins bien doté·e a créé des différences objectives au sein de cette population, constituant une inégalité de fait face à la situation d’enseignement à distance, non sans lien avec les inégalités de genre bien ancrées dans la société française (Régnier-Loilier, 2009). Cette inégalité de ressources est dénoncée comme telle par certain·es, mais la plupart des enquêté·es tendent à décrire une perception globale de la situation impliquant également d’autres éléments que le texte va à présent aborder.

Une inégalité nette selon les zones d’enseignement

Une seconde ligne de fracture établit des démarcations selon les publics concernés par les enseignements.

10La « continuité pédagogique » suggère une reconstitution de la situation de classe via l’utilisation d’outils numériques. Dans le cadre de l’enseignement de premier degré, malgré la mobilisation d’outils variés, la réalité est toutefois différente. Elle s’apparente davantage à la généralisation du modèle des devoirs à la maison (Rayou, 2009 ; Netter, 2015) – et ce, y compris à la maternelle –, qui se traduit par des circulations successives d’activités scolaires. Des instructions relatives à ces activités sont en effet transmises au sein de la classe (ou, pendant le confinement, depuis le domicile des enseignant·es), consignées par les élèves, extraites de la classe dans les cartables (ou pendant le confinement, envoyées par messages aux domiciles des élèves), les activités sont réalisées par les élèves chez eux elles, puis leur produit est rapporté en classe (ou, pendant le confinement, renvoyé aux enseignant·es). Avec la transmission du travail scolaire via les outils numériques, les enseignant·es ont été confrontés à la qualité de l’équipement des familles. La question, qui a pu sembler accessoire en milieu favorisé, a constitué en REP+ un point d’achoppement important. À l’image de nombre de ses collègues de REP+, Catherine parle d’« un manque très généralisé d’ordinateurs, de connexions conséquentes, qui permettaient de travailler correctement, […] d’imprimantes qui permettaient aux enfants de pouvoir travailler sur fiche sans avoir à recopier pendant déjà une heure avant ». La faiblesse de l’équipement informatique apparaît alors comme un facteur explicatif du décrochage des élèves pour six enseignant·es enquêtés sur dix, convergeant avec les enquêtes nationales qui pointent les obstacles liés à l’équipement ou aux compétences numériques des familles (Baude et al., 2021 ; DEPP, 2020 ; Ifé, 2020).

11Dans ces conditions, les enseignant·es ont dû consacrer une part importante de leur énergie à l’établissement répété, semaine après semaine, de liens avec les parents pour leur transmettre des fiches d’activité et s’assurer qu’ils puissent les obtenir dans un format permettant la réalisation de ces activités par les enfants. Cela a donné lieu à un déploiement de solutions adaptées aux différentes situations, telles que le dépôt de fiches dans un magasin resté ouvert ou dans les boîtes aux lettres, l’envoi par courrier, la prise de contact avec des voisins d’immeuble munis d’une imprimante, la dictée des fiches par téléphone, l’établissement de points de dépôts à l’accueil des écoles. En outre, cela a conduit certain·es enseignant·es à faire évoluer le format du travail qu’ils prescrivaient, se dirigeant vers des documents nécessitant moins d’impression et pouvant être reçus sur les smartphones, plus répandus.

12L’organisation de classes virtuelles s’est révélée plus exigeante encore d’un point de vue matériel, nécessitant pour les parents un ordinateur disponible, équipé d’un système son performant et d’une connexion internet de signal suffisant. Lucie, une enseignante observée lors d’une classe virtuelle, juge ainsi « courageuse » la présence à l’écran d’une élève « en difficulté » qui ne dispose pas de micro ni de caméra, si bien qu’elle ne peut qu’écouter, concluant qu’« il faut être motivé, parce que ce n’est pas facile », une telle défaillance du matériel conduisant habituellement à l’absence en classe virtuelle.

13Les enseignant·es enquêté·es ont estimé que onze familles sur vingt-deux en moyenne par classe disposaient d’un équipement permettant de suivre une classe virtuelle, avec de grandes variations. L’organisation des classes virtuelles a également été tributaire des types d’utilisations que les enfants avaient des outils numériques, variables selon leur milieu (Brotcorne & Valenduc, 2009 ; Collin, 2013) mais aussi selon leur âge, ce qui a entraîné un coût d’entrée dans l’activité non négligeable pour certain·es. Ainsi, il est apparu difficile de maintenir les jeunes enfants concentrés sur des tâches scolaires derrière leur écran, si bien que les enseignant·es de petites classes ont privilégié des groupes très réduits de deux à quatre élèves, ce qui a tendu à étirer leur temps de travail et en a découragé certain·es, les ramenant à une simple prescription d’activités.

14La transmission aux enfants de fiches d’activité ne garantit en rien leur utilisation adéquate, la plus grande partie du travail des élèves étant désormais réalisée en dehors de la présence des enseignant·es, par des élèves supposés doué·es d’une « autonomie » dont la littérature montre les limites importantes (Dürler, 2015 ; Lahire, 2005 ; Rayou, 2009). La moitié des enseignant·es enquêté·es a d’ailleurs constaté que le manque d’autonomie des élèves avait constitué un écueil pendant le confinement, à l’image de Bérengère, qui montre comment le problème renvoie au lien avec les parents : « Je voyais bien qu’il suffisait pas de donner la consigne telle que je pouvais la donner à un élève. Que ça allait pas fonctionner, fallait que je donne aussi aux familles l’intérêt, l’objectif général ».

15Dès lors, la classe à distance a donné lieu à une intense activité de coopération avec les parents, à l’image de ce qui intervient de manière semi-clandestine dans le cas des devoirs, massivement encadrés par les parents à l’école élémentaire, même lorsque ces derniers se disent dépassés par les contenus en jeu (Gouyon, 2004). Agathe explique ainsi avoir diffusé des tutoriels aux parents pour chaque leçon, malgré le caractère chronophage de leur réalisation : « c’était eux qui faisaient le lien avec l’enfant, “là tu dois faire ça”, parce que non, un enfant de CE2, il peut pas… ». Ainsi, la classe à distance apparaît comme une délégation du travail d’encadrement de l’activité des enfants des enseignant·es vers les parents. Cela s’est traduit par de nombreux échanges avec les parents sur le contenu du travail lui-même et sur la façon de l’interpréter, y compris en ligne, le principe de la classe virtuelle s’adressant alors aux parents et non plus à leurs enfants. Camille évoque par exemple le cas d’une élève suivie individuellement qui « a décollé en lecture » parce que l’accompagnement de sa mère, a priori peu au fait des attentes de l’école, a su se faire plus adapté. « Finalement », conclut-elle, « j’avais l’impression que j’apprenais à la maman à l’accompagner à lire ».

16Plus que jamais, l’école demande aux parents d’être des partenaires (Périer, 2005), en appui aux pédagogies mises en œuvre par les enseignant·es (Bernstein, 2007b). Les enseignant·es enquêté·es estiment que, par classe, dix parents sur vingt-deux en moyenne ont été des relais efficaces, avec de grandes variations. Les parents sont en effet inégaux face à cette demande. Ainsi, dans une classe virtuelle observée en CP dans une école de quartier socialement mixte, deux conceptions différentes de l’enseignement s’opposent : la conception de la mère, pour qui importe la manifestation de la « bonne réponse », et celle de l’enseignante, pour laquelle une question est avant tout l’occasion de poser le problème du processus d’accès à cette réponse. Agathe, en REP+, déplore ainsi l’aide très directive de certains parents : « du coup je voyais pas forcément où ils [les élèves] faisaient des erreurs, et je pouvais pas proposer mon aide, parce que tout était quasiment juste, […] j’avais pas réellement le travail de l’enfant en fait ». Cela rappelle à quel point les principes organisateurs du travail d’encadrement diffèrent selon les encadrant·es, ce qui, pour les enseignant·es, a des conséquences importantes.

17Selon les parents auxquels il·elles s’adressent, il·elles peuvent plus ou moins compter sur un prolongement de leur travail. En milieu favorisé ou socialement hétérogène, les parents les plus proches des attentes scolaires sont apparus comme des relais efficaces, faciles à contacter, capables à la fois de diriger l’attention des enfants sur les tâches scolaires et de les aider dans la réalisation de ces tâches, la « continuité pédagogique » apparaissant ainsi opérante. Avec d’autres parents, cependant, le relais s’est avéré plus incertain. Certains contenus qui, selon Camille, « “font ressembler” à l’école, [et] que les gens qui écrivent maîtrisent à peu près » tels que l’écriture, se prêtent mieux, pour eux, à l’encadrement parental que d’autres, portant notamment sur les processus d’acquisition des savoirs. Le bilan de la continuité pédagogique est alors décevant pour les enseignant·es, les activités qu’il·elles peuvent continuer à déployer étant moins riches que celles auxquelles les élèves peuvent accéder en classe.

18Il n’en demeure pas moins qu’il·elles perçoivent l’intensification de la communication avec les familles, opérée pendant la période, comme un bénéfice et qu’il leur semble que certains parents comprennent désormais mieux ce qui se joue à l’école. Pour Lise, « il y a une parole qui s’est libérée, ils ont osé nous dire des choses… et pareil, je pense, pour nous », si bien que « ça a modifié nos rapports ». Agathe confirme ce meilleur entendement mutuel : « ils se sont mis à notre place, donc c’est pas plus mal, ils ont vu un petit peu qu’est-ce qu’on attendait des enfants, enfin des élèves, du coup, et ils se sont dit que c’est pas facile finalement [rire], et… du coup ça les a rapprochés un petit peu de l’école ». Anne décrit, à l’appui de ce constat, le cas de deux mères non francophones qui ont décidé d’apprendre le français pour pouvoir aider leurs enfants. D’une façon générale, trois quarts des enseignant·es enquêté·es estiment que la communication ou la collaboration avec les parents a constitué un élément très positif de la période, seule une enseignante n’y a vu aucun bénéfice, ce qui converge avec les résultats de l’Ifé (2020).

19En REP+, si l’aspect relationnel avec certains parents est apprécié, quoiqu’il puisse parfois devenir envahissant, l’encadrement familial du travail est encore plus compliqué et certains parents renoncent à répondre aux sollicitations des enseignant·es, les laissant dans l’ignorance de ce que font les enfants. Transmettre du travail aux élèves s’apparente alors au lancer d’une bouteille à la mer et l’incertitude qui entoure sa réalisation effective peut revêtir un caractère anxiogène ou décourageant. Les retours des parents plongent en outre parfois les enseignant·es dans un univers de détresse qui les fragilise, à l’image de ces parents, évoqués par Romane, qui se refusent à sacrifier, pour une activité scolaire en maternelle, des pâtes dont ils ont besoin pour se nourrir, ou du père en pleurs au téléphone avec Maroussia, expliquant qu’il laisserait désormais ses enfants dormir le jour pour pouvoir supporter le confinement.

20Ainsi, la zone d’enseignement, liée à la position sociale moyenne des familles et à leurs ressources en capitaux économique et culturel, a des conséquences directes sur les conditions matérielles de travail des enfants et sur l’encadrement pédagogique dont ils disposent à la maison. Les différences de zones d’enseignements ont alors été à la fois source d’inégalités d’apprentissage pour les élèves  des inégalités telles que les ont décrites Bernstein (2007a) ou les travaux du réseau Reseida (Rochex & Crinon, 2011)  et d’inégalités en termes de marges de manœuvre accessibles aux enseignant·es, l’enseignement à distance se trouvant beaucoup plus difficile à réaliser pour certain·es, parfois ébranlé·es et souvent amer·ères face à des injonctions ministérielles perçues comme irréalistes.

Une inégale facilité à exercer selon la teneur réelle du métier

21Si les enseignant·es subissent d’ordinaire moins les contraintes qui viennent d’être évoquées, il·elles en sont généralement conscient·es, qu’elles impactent leur activité quotidienne en dehors de la période de confinement (Tardif & Lessard, 1999). Il·elles savent pouvoir difficilement compter sur l’encadrement parental du travail scolaire en REP+ et sont conscient·es des problèmes matériels rencontrés par les familles dans ce contexte, même si certain·es disent avoir été surpris par leur ampleur à l’occasion du confinement. Il·elles peuvent avoir ainsi élaboré des manières spécifiques d’exercer leur métier, s’appuyant plus volontiers sur l’autonomie des élèves (soutenue par l’encadrement parental) dans les quartiers favorisés et sur l’aide en classe en milieu populaire, si bien que la teneur du métier dépend en partie de la zone d’exercice. Elle ne s’y réduit pas, cependant, et les enseignant·es développent, plus généralement, des conceptions de l’enseignement (Broccolichi & Roditi, 2014 ; Broccolichi, Joigneaux & Mierzejewski, 2018) qui ont pu peser sur leur passage au télétravail et qui constituent une troisième ligne de fracture. Les contraintes sont alors moins extérieures qu’elles ne sont le résultat d’une incorporation du métier préalable à l’enseignement à distance (Bourdieu, 1972), les différences de pratiques produisant, à court terme, des inégalités de ressources face à la situation.

22Les éléments qui entrent en jeu dans la conception du métier sont nombreux. C’est cependant l’opposition entre simple transmission de travail et accompagnement des élèves qui semble, d’après les entretiens réalisés, cristalliser une fracture marquée entre les enseignant·es pendant le confinement. La force du terme « fracture » renvoie alors autant à l’acuité de la perception que certain·es enseignant·es peuvent en avoir qu’à l’ampleur de l’écart qui existe entre leurs différentes pratiques professionnelles et, par voie de conséquence, entre les activités d’apprentissage des élèves sur lesquelles cette opposition débouche. Si une activité adossée au couple transmission/autonomie s’accommode bien du modèle des devoirs, la volonté de maintenir une aide en direction des élèves jugés faibles s’est en effet révélée difficile à mettre en œuvre. Pour quatre enseignant·es enquêté·es sur cinq, la difficulté à aider les élèves a constitué un problème très prégnant. Le dispositif de classe virtuelle permet de conserver des interactions avec les élèves. Il est cependant alors nécessaire de soutenir l’attention de l’ensemble des enfants en permanence, faute de quoi certain·es « décrochent », et ce d’autant plus facilement que les sollicitations extérieures sont nombreuses dans leur milieu familial. L’aide est donc plus volontiers individuelle et donne lieu à des appels téléphoniques ou à des visioconférences duales enseignant·e/élève.

23Anne explique ainsi avoir dû « raccrocher » certain·es élèves et, pour certain·es, les « prendre deux fois par semaine en WhatsApp pour faire des petits cours ensemble », pouvant aller jusqu’à « taper un petit peu du poing sur la table » pour que se « réenclenche » une appétence pour le travail scolaire. Les interactions sont cependant laborieuses et les moyens d’action limités, notamment auprès des élèves les plus jeunes, si bien que le travail se révèle rapidement chronophage et parfois décourageant quand la faiblesse des bénéfices constatés se trouve en décalage avec l’importance de l’énergie dépensée. Camille explique ainsi n’être pas parvenue, à son grand dam, à développer, comme elle y parvient en classe auprès des élèves les plus faibles, un soutien qui suppose « un regard, plusieurs fois dans la journée, sur des choses qu’ils parviennent à faire », nourri des nombreuses interactions et improvisations indissociables, pour elle, du métier. Elle constate alors avoir « essayé de recréer des interactions mais ça n’a rien à voir avec ce qui se passe dans une classe ». Cette difficulté est nettement exprimée à l’échelle nationale (Ifé, 2020) par quatre enseignant·es sur cinq.

24Les enseignant·es de maternelle enquêté·es constituent un cas extrême, parce qu’il·elles encadrent des élèves dont l’autonomie face aux outils numériques et aux activités scolaires est faible. Toutefois, la relation duale avec ces enfants si jeunes est difficile et leur est vite apparue peu praticable. Les enseignant·es soucieux·ses de continuer à faire apprendre leurs élèves sont alors soumis·es à une injonction paradoxale – « nécessité d’aider/grande difficulté à aider » – source de découragement, voire d’une profonde souffrance professionnelle. Dans leur cas, la différence de situation est nettement perçue comme une injustice, accrue par l’image de la « continuité pédagogique » promue par le ministère de l’Éducation nationale, et le sentiment d’inégalité vis-à-vis de leurs collègues mieux lotis (en élémentaire, hors REP) est net, l’inégalité n’étant plus seulement objective mais vécue.

25Paradoxalement, les difficultés rencontrées lors de l’accompagnement pendant le confinement peuvent aussi alimenter une forme de renoncement, au moins temporaire, à cette conception du métier. Ainsi, Salomé, qui enseigne pourtant en REP+ et qui est chargée d’apporter une aide à dominante pédagogique aux élèves de l’école jugés les plus en difficulté, renonce, lors du confinement, à toute nécessité de faire apprendre les élèves. Elle se contente d’envoyer des propositions d’activité par courrier électronique, sans attendre de retour, avec le vague espoir que les élèves s’en saisissent et que cela les aide à apprendre. On peut voir, dans cette ré-interprétation du métier, une façon de résoudre l’injonction paradoxale évoquée, d’autant que les premières tentatives de Salomé se sont heurtées à une absence de retour de la part des enfants. Pour elle, la question de l’autonomie des élèves, initialement très prégnante, n’a plus, comme pour un quart de nos enquêté·es, d’impact sur son activité. Une telle ré-interprétation, qui permet de réduire le sentiment d’inégalité, pourrait expliquer le paradoxe selon lequel la proportion des enseignant·es qui juge avoir eu moins de travail pendant le confinement, globalement faible, est plus importante en REP qu’ailleurs (Chauvel, Delès & Pirone, 2021).

Une plus ou moins grande adhésion à la transformation du métier

Enfin, une quatrième ligne de fracture, liée aux expériences subjectives des enseignant·es (Dubet, 1994), marque la façon dont il·elles se sont saisi·es des contraintes objectives évoquées plus haut et ont plus ou moins facilement adhéré à l’idée de transformation du métier.

  • 4 Un « padlet » est un mur virtuel que différents utilisateurs peuvent consulter depuis un ordinateu (...)

26Le rapport des enseignant·es aux outils numériques a été déterminant de ce point de vue. Par exemple, Norah utilise depuis de nombreuses années les outils numériques dans sa classe. Elle voit dans le confinement l’occasion de déployer la maîtrise dont elle peut se prévaloir, créant rapidement un padlet4 pour pallier les difficultés de communication avec les parents et leur absence d’équipement informatique, ce qui explique largement qu’elle dise avoir « très bien vécu » le confinement, y voyant une chance de montrer que « ce que tu apprends à l’école, tu peux aussi l’apprendre chez toi ».

27D’autres expliquent que la situation leur a permis de découvrir des outils qu’ils maîtrisaient mal et dont ils ont perçu le bénéfice. Ainsi, Fabrice s’est saisi de la possibilité de faire des capsules vidéo sur un grand nombre de sujets, il s’est lancé dans les classes virtuelles avec les enfants ou les parents, a créé un groupe sur un réseau social, un padlet… Il a ainsi développé une « bulle de créativité » (Coulange, Train & Stunell, 2020) qui donne sens à l’expérience du confinement et contribue au fait qu’il la juge « très positive ». De la même manière, Salomé qui a renoncé de fait à apporter une aide pédagogique à ses élèves de REP+, développe progressivement des plans de travail en ligne, renvoyant à des sites d’exerciseurs ou de jeux, et explique que cela a transformé sa pratique. Le confinement apparaît alors rétrospectivement comme un temps de répit permettant de faire évoluer un métier dont la difficulté ou le caractère répétitif peuvent être pesants (Broccolichi, Joigneaux & Mierzejewski, 2018). Fabrice explique ainsi : « j’ai l’impression d’avoir fait un autre métier. Ça m’a fait du bien ». Pour un tiers des enseignant·es enquêté·es, l’utilisation des outils informatiques a été un élément très positif de la période, leur expérience professionnelle paraissant ainsi se mettre au diapason d’une expérience sociale plus large, marquée par l’omniprésence du recours aux outils numériques.

28La créativité des enseignant·es peut aussi s’être développée, indépendamment du numérique, comme la réponse à une contrainte si forte qu’elle autorise soudain l’expérimentation. Pour Marlène, « c’était hyper intéressant, et on a trouvé des choses, on essaye… on se disait : “Bon, on va bosser là-dessus, qu’est-ce qu’on pourrait trouver ?” ». Comme elle, plusieurs enquêté·es très engagé·es dans leur métier semblent avoir conçu la période du confinement comme un défi professionnel.

29Certain·es enseignant·es ont également adhéré au redéploiement du métier en direction des parents, l’encadrement d’adultes étant alors perçu comme une façon de sortir du face-à-face avec les enfants. Le confinement apparaît, en ce cas, comme un prolongement de l’ouverture de l’école (Kherroubi, 2000 ; Netter, 2019) et renvoie à l’encadrement des emplois jeunes, massivement déployés dans les écoles à la fin des années 1990 (Garnier, 2003), ou à celui des Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (ATSEM) ou des Auxiliaires de vie scolaire (AVS) de nos jours, érigeant des enseignant·es, souffrant de la dévalorisation de leur métier (Farges, 2017), au rang d’experts de l’éducation dont la reconnaissance se trouve accrue.

30À l’opposé, certain·es enseignant·es témoignent a posteriori d’une forme de rejet d’un enseignement à distance, qui paraît aller directement à l’encontre de l’identité professionnelle qu’ils ont développée, intimement liée, du fait de leur engagement, à leur « personnalité » (Dubet & Martuccelli, 1996). En effet, l’enseignement à distance transforme les routines nécessaires à l’activité et conduit à la disparition d’une dimension relationnelle qu’ils·elles jugent essentielle (Tardif & Lessard, 1999), notamment en maternelle. Marlène relativise ainsi son intérêt pour le confinement : « j’avais hâte que ça se termine, parce que moi je voulais juste être avec les enfants ». Camille s’accorde avec elle sur la nécessité de la coprésence physique pour enseigner : « je ne sais pas par où ça passe mais tu sens quand un gamin a compris ou pas. Il y a un truc dans les yeux, […] il y a quelque chose qui se redresse au niveau de la posture ». Les difficultés rencontrées avec la classe à distance sont alors d’autant plus mal vécues que la classe est habituellement considérée comme une expérience heureuse. Zoé, une enseignante qui considère que la dimension relationnelle est incontournable et se présente comme « une radicale » de la limitation des écrans pour les jeunes enfants, a pu réagir avec force, comme certain·es de ses collègues, affirmant que la période avait consisté en « une dépossession totale de [s]on métier ». Cécile surenchérit, jugeant que « c’était très frustrant, anxiogène et chronophage ». Pour elles comme pour un cinquième des répondants au questionnaire, l’utilisation des outils numériques n’a « pas du tout » été positive et le confinement apparaît comme une expérience « très négative ».

31Ainsi, les enseignant·es se sont diversement adapté·es à l’enseignement à distance pendant le confinement. Leur disposition à s’adapter à cette situation nouvelle et difficile, parfois adossée à un engouement pour le changement, a manifestement constitué une ressource pour certain·es qui en étaient mieux pourvu·es que d’autres, l’inégale répartition de cette ressource se traduisant par une quatrième forme d’inégalité face à la situation.

Conclusion

32Quatre lignes de fractures se dessinent donc, qui distinguent les enseignant·es selon (1) les ressources matérielles ou d’usages dont il·elles bénéficient pour s’adapter au passage à la classe à distance, (2) les publics auxquels il·elles s’adressent et qui déterminent les marges de manœuvre dont il·elles disposent, (3) la façon dont il·elles conçoivent et exercent leur métier, enfin, (4) leur plus ou moins grande adhésion à la situation même de transformation des pratiques. Aucune n’est en soi décisive. Ces lignes se superposent plutôt, se renforcent ou se compensent pour former des agencements originaux de contraintes et ressources qui expliquent les réactions singulières, parfois fort contrastées, des professeur·es des écoles vis-à-vis du confinement. Fabrice, sans jeune enfant, bien équipé, enseignant en quartier socialement hétérogène, cherchant à porter un regard ouvert sur sa classe, à l’aise dans la communication avec les parents, peut avoir jugé la période très positive malgré sa méconnaissance initiale des outils numériques. Zoé, enseignante en maternelle en REP+, accordant une grande importance à ce que ses élèves progressent et très sûre de la pédagogie à mettre en œuvre pour y arriver, y voit au contraire un événement traumatisant, bien qu’elle n’ait pas d’enfant à charge et maîtrise au quotidien les outils numériques. La superposition de ces lignes éclaire la façon dont ils conçoivent la période, qu’il est possible de situer sur un axe entre « continuité pédagogique » heureuse avec la classe et « dépossession du métier ».

33Cette superposition nourrit alors la conscience, répandue parmi les enquêté·es, d’une inégalité entre enseignant·es face à la situation d’enseignement à distance, que certain·es décrivent avec un fort sentiment d’injustice. L’évocation de cette inégalité passe généralement par la spécification des élèves et de leurs familles. Et l’impression, nourrie par l’ensemble des lignes de fracture, est avant tout justifiée par l’inégalité de fait face aux possibilités de déployer une pédagogie jugée appropriée. Ainsi, Catherine, qui enseigne en milieu populaire, dit avoir eu « l’impression de [s]’épuiser à la tâche pour rien », parce que la situation « a creusé les inégalités, c’est-à-dire celles qui existaient déjà, malgré tout, entre ceux qui travaillaient à la maison avec les parents qui suivaient la scolarité de leurs enfants et ceux qui ne travaillaient malheureusement pas du tout ». C’est que, comme souvent en matière d’éducation, la mise en abîme des phénomènes s’impose. Et derrière les inégalités de pratiques apparaissent les inégalités d’apprentissage des élèves, à la fois conséquences des pratiques mises en œuvre et contraintes pesant sur ces pratiques, mais aussi les inégalités de ressources matérielles et culturelles des familles qui leur sont statistiquement liées. Lorsque l’enquêtrice demande alors à Catherine ce dont elle aurait besoin « pour que ça se passe mieux » lors d’un prochain confinement, la réponse fuse : « d’une corde pour me pendre ! […] Ça a été d’une tristesse monumentale. On a vu, on a entendu la misère sociale ».

34Cependant, les quatre lignes de fracture dégagées dans ce texte ne distinguent pas seulement les enseignant·es les un·es des autres. Elles traversent souvent les discours de mêmes enseignant·es, soumis à des logiques en partie contradictoires qui rendent leurs positions mouvantes. Marlène juge ainsi que le confinement lui a permis d’expérimenter de nouvelles façons d’enseigner, ce qui en fait une période positive, mais que l’enseignement à distance est trop limité, ce qui en fait une période négative. Anne regrette le manque d’autonomie de ses élèves, mais dit s’appuyer sur cette autonomie. Lucie vante les outils numériques « hyper intéressants », mais déplore par ailleurs leur manque de richesse. Dès lors, les enseignant·es enquêté·es portent généralement sur la période un regard mesuré et prudent, conscient·es souvent des grandes limites de la situation, agacé·es de la communication gouvernementale changeante et peu en prise avec leur réalité, soucieux·euses avant tout de maintenir, tant bien que mal, les apprentissages de leurs élèves et, comme Bérengère, pressé·es « de revenir juste à la normale et de [ne] plus en parler ».

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Notes

1 Sur les 6,5 millions d’élèves du premier degré en France, le Cned annonce en scolariser 7 000 à distance en 2020.

2 Le GTnum Pléiades, coporté par l’auteur et par la Direction au numérique éducatif de Créteil, est financé par le ministère de l’Éducation nationale. L’article s’appuie notamment sur des données recueillies par Sylvain Broccolichi, Lalina Coulange, Delphine Meilliez, Oriane Gélin, Christophe Joigneaux, Maíra Mamede, Léa Régibier, Laure Sochala, Grégory Train, Cendie Waszak et par lui-même. Il doit beaucoup aux discussions menées au sein de ce groupe.

3 En France, l’appellation « Réseau d’éducation prioritaire+ » (REP+) désigne des écoles et collèges accueillant des élèves qui ont, en moyenne, davantage redoublé que d’autres, qui vivent plus que d’autres dans les « quartiers prioritaires politique de la ville » et dont les parents ont des revenus plus faibles que la moyenne des autres parents.

4 Un « padlet » est un mur virtuel que différents utilisateurs peuvent consulter depuis un ordinateur, une tablette ou un smartphone. Il permet aux enseignants de partager de nombreuses informations dans des cases organisées en colonnes, s’apparentant visuellement à l’emploi du temps qu’ils utilisent en classe.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Netter, « « Continuité pédagogique » ou « dépossession du métier » ? »SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 01 mai 2023, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/20680

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Auteur

Julien Netter

Maître de conférences en sciences de l’éducation à l’ESPE de Créteil – UPEC (Université Paris Est Créteil) ; rattaché au Centre interdisciplinaire de recherche « Culture, Éducation, Formation, Travail » (CIRCEFT-ESCOL), Université Paris 8 Vincennes, Saint-Denis (France). Email : julien.netter@u-pec.fr

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