- 1 Une analyse approfondie des politiques éducatives menées en France et de leur incapacité à s’adapt (...)
1Au cours du premier trimestre de l’année 2020, l’épidémie du Covid-19 a généré une crise globale qui a bouleversé le mode de fonctionnement de nombreuses organisations sociales. Les systèmes éducatifs n’ont pas été épargnés et, comme pour d’autres secteurs professionnels, des fonctionnements nouveaux, évolutifs et parfois précaires ont été mis en place (Weiss & Alì, 2022). En France comme dans d’autres pays, pour garantir le service scolaire, le gouvernement national et les administrations locales ont développé des dispositifs de continuité pédagogique basés sur l’enseignement en ligne à distance, en s’appuyant plus que jamais sur la bonne volonté du personnel scolaire (Bozkurt & Sharma, 2020). Les établissements et les institutions éducatives ont fermé leurs portes et les enseignant·es ont été mis·es en condition de télétravail, sans qu’aient été mises à leur disposition les ressources matérielles et numériques nécessaires à l’accomplissement de leur mission à domicile. La décision, décrétée « d’en haut », a mis en difficulté tout un corps de métier, celui des enseignant·es, habitué·es à exercer leur travail en présentiel, et pas (ou peu) formé·es à l’utilisation des nouvelles technologies pour l’enseignement à distance. L’application des consignes ministérielles, parfois éloignées des réalités sociales et éducatives dont elles cherchent pourtant à corriger les écarts et manquements, s’est souvent heurtée à décontextualisation et à la contestation1 (Morin, 2020). Cette problématique est devenue particulièrement visible dans les territoires de l’Outre-mer français, victimes d’une fracture numérique et d’un isolement géographique qui ont fait obstacle au déploiement de structures technologiques nécessaires à l’organisation optimale d’un système de continuité pédagogique de qualité, capable de fédérer les enseignant·es et de s’adresser à la totalité des élèves. Plusieurs travaux ont mis en évidence la difficulté de mettre en place un dispositif de continuité pédagogique dans les territoires français ultrapériphériques (Weiss, Alì & Ramassamy, 2020), quand d’autres ont tenté de montrer de quelle manière l’École avait résisté au séisme de la Covid-19 (Weiss & Issaïeva, 2022).
- 2 En prévision de la publication du décret no 293 du 23 mars 2020, qui a ordonné la mise en place de (...)
- 3 Le plan s’est concrétisé à travers une série de circulaires. La première circulaire (no 056 du 28 (...)
2Le cas de la Guadeloupe, département français situé dans l’archipel des Antilles, est particulièrement intéressant et peut être comparé à d’autres contextes postcoloniaux). Dans ce territoire ultramarin, aux marges de la « Métropole », la pandémie de la Covid-19 a eu un impact particulièrement violent sur l’ensemble du système éducatif. En application de l’arrêté du 14 mars 2020, pris par le ministre de la Santé français, l’intégralité des établissements scolaires et de formation de l’île a fermé ses portes2 à partir du 17 mars 2020. Cette disposition faisait suite à une liste déjà longue de jours de fermeture par de nombreux établissements antillais pendant l’automne et l’hiver 2019, à la suite de mouvements sociaux d’initiative locale (pour protester contre l’absence d’eau sur une partie du territoire) et nationale (contre la réforme du baccalauréat). La délégation locale du ministère de l’Éducation nationale (le rectorat de la Guadeloupe) a donc intégré le plan de continuité pédagogique gouvernemental3 en demandant aux enseignant·es de l’île de garantir les activités d’enseignement en ligne et à distance.
3Deux contraintes structurelles majeures ont rendu difficiles le déploiement du dispositif de continuité pédagogique et la mise en télétravail des enseignant·es du département :
- L’absence d’infrastructure numérique. Les enquêtes les plus récentes attestent l’écart qui sépare la France « métropolitaine4 » de la Guadeloupe en termes d’accès aux réseaux globaux de la communication et de l’information (77 % des foyers en Guadeloupe disposent d’un accès à Internet, contre 83 % en France hexagonale. (Mével, 2020)
- L’absence de « culture numérique » et le déficit de compétences et de ressources dans le domaine des nouvelles technologies pour l’éducation et la formation. Pourtant, dès 2019, la collectivité territoriale s’était engagée à débourser plus de 3 millions d’euros pour accompagner la transition numérique du système scolaire local (Région Guadeloupe, 2019).
- 5 Par exemple, alors que le déploiement de la fibre optique s’achèvera, probablement, à la fin de l’ (...)
À ces contraintes, il faut encore ajouter le caractère hétérogène des engagements, plus ou moins marqués, pris par les administrations locales, qui ont exacerbé les inégalités au sein du territoire (la Guadeloupe étant un archipel composé de sept îles5).
4Dans ce contexte critique – où de vives luttes sociales ont exacerbé les inégalités révélées par la crise sanitaire (Gueugneau, 2021) – le personnel éducatif de la Guadeloupe a subi de plein fouet un basculement brutal vers le télétravail sans que ni la formation adéquate ni les ressources nécessaires à la mise en œuvre de celui-ci ne lui aient été fournies. Ce constat nous pousse donc à nous interroger : entre limites structurelles (la fracture numérique) et obstacles contingents (le manque de ressources et de compétences du personnel scolaire), l’administration chargée de l’Éducation en Guadeloupe a-t-elle réussi son pari d’assurer à la fois la continuité des enseignements et la mise en place de conditions de télétravail dignes pour l’ensemble de ses fonctionnaires ? Pour répondre à cette question, nous avons réalisé une enquête destinée à l’ensemble des enseignant·es guadeloupéen·nes de premier et second degré, afin de connaître leurs conditions de travail et leur vécu en contexte de confinement. Les résultats obtenus nous confirment que, loin d’avoir été une réussite, la mise en télétravail du personnel éducatif de l’archipel a démontré la gravité de la situation et l’incapacité des pouvoirs publics à garantir, au niveau local, la prise en compte des besoins des travailleur·ses et des usager·ères.
- 6 Dans le monde francophone, les premiers travaux dans ce domaine ont été publiés par Blandin (2002)
5Bien qu’il existe une abondante littérature autour de la sociologie de la formation en ligne et à distance (FOAD6), la plupart des recherches réalisées dans ce domaine ont privilégié l’analyse de la relation éducative entre formateur·ice et apprenant·e et celle de l’impact social de cette nouvelle forme d’éducation sur le fonctionnement des ménages ou sur le marché du travail, par exemple(Moore, 2013). Les études spécifiquement dédiées au personnel éducatif en télétravail sont bien plus rares, quoique de nombreux travaux sur le sujet aient vu le jour au cours des derniers mois sous l’effet de la pandémie.
6Les premières publications scientifiques consacrées à l’impact de l’éducation à distance sur la vie professionnelle des éducateur·ices datent du début des années 1990 (Beaudoin, 1990 ; Thach & Murphy, 1995). À cette époque, la recherche scientifique se veut optimiste en la matière et la plupart des auteur·ices ont tendance à valoriser l’aspect utilitariste des nouvelles technologies, ces dernières pouvant contribuer à améliorer l’efficacité des enseignements et la performance des éducateur·ices (Barry, 1993). Il faut attendre la décennie suivante pour voir se développer une approche à la fois plus objective et moins enthousiaste. Les travaux de Deschênes et son équipe (2004), ceux de Coates et ses collègues (2005) mais aussi ceux de Mill (2006) ont été pionniers dans la mise en lumière des difficultés vécues par les éducateur·ices de l’enseignement en ligne (voir aussi Mill & Fidalgo, 2007 ; Mill, Santiago & Viana, 2008).
- 7 L’utilisation des téléphones portables, des smartphones et des tablettes pour accéder aux services (...)
- 8 Une formation self-paced est une formation en ligne, réalisée en modalité asynchrone, qui suit le (...)
7Plus récemment, d’autres auteur·ices ont essayé de systématiser les bonnes pratiques afin d’améliorer les conditions de travail des enseignant·es chargé·es de l’éducation à distance (Simonson, Zvacek & Smaldino, 2019), notamment pour leur permettre de s’adapter au changement de paradigme imposé par l’émergence du mobile learning7 et des solutions « portables » de connexion au World Wide Web (Traxler, 2009). Des facteurs de réussite ont été identifiés en fonction des avantages et des inconvénients associés aux nouvelles technologies, mais aussi un certain nombre d’obstacles et d’opportunités liés en lien avec le contexte (Wang et al., 2010 ; Musa & Othman, 2012). Primo, on relève le facteur de la qualité de l’offre de formation (les programmes et les contenus, mais aussi les compétences des formateur·ices), suivi par celui de la facilité d’accès aux ressources en ligne (disponibilité d’une plateforme numérique stable et d’une interface suffisamment user-friendly pour les formateur·ices et les apprenant·es) et, finalement, celui d’un niveau d’interaction adapté aux besoins des apprenants (variable en fonction du type de formation : inexistant dans le cas des formations self-paced8, mais plus évident pour certaines formations diplômantes). Depuis le début de la pandémie, un grand nombre de recherches ont ciblé le vécu des éducateur·ices, des formateur·ices et des enseignant·es. De tels travaux ont alerté sur les limites de l’enseignement en ligne et ont permis de mettre en évidence les difficultés inhérentes à la mise en œuvre des dispositifs de continuité des enseignements (König, Jäger-Biela & Glutsch, 2020 ; Bozkurt & Sharma, 2020 ; Dhawan, 2020 ; Kadji Ngassam, 2020 ; Boudokhane-Lima et al., 2021). L’enquête menée par Beaudry et ses collègues (2021) sur le terrain québécois a montré que les difficultés principales éprouvées par les enseignant·es de la province concernaient la mise en application des injonctions hiérarchiques. À partir d’une approche ergonomique, ciblant l’environnement de travail, l’enquête de Lassoued et son équipe (2020), réalisée dans plusieurs pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, a mis l’accent sur les obstacles posés par le manque de ressources technologiques et d’espaces de travail adaptés. D’autres recherches ont signalé une tendance à la surcharge de travail et de soumission des enseignant·es à un fonctionnement multitâches (lequel demande une gestion synchrone d’un grand nombre de responsabilités), notamment dans les contextes postcoloniaux, marginalisés ou défavorisés (Aliyyah et al., 2020 ; Weiss, Alì & Vilieva, 2022).
8Ces travaux ont permis de porter un regard moins hagiographique sur l’enseignement à distance en identifiant les obstacles inhérents à l’organisation de l’espace, des temporalités et des moyens nécessaires pour garantir aux formateur·ices des conditions de travail dignes. Ils ont aussi conduit à reconsidérer l’enthousiasme des origines pour les solutions technologiques, ne serait-ce qu’à l’aune du fait qu’une large partie de la population mondiale – dont de nombreux enseignant·es (voir Du Toit, 2015) – ne dispose toujours pas d’un accès suffisant aux technologies numériques ; une problématique qui se présente aussi dans les contextes marginalisés ou périphériques des pays parmi les plus riches, comme c’est le cas dans l’Outre-mer français.
9Le système scolaire guadeloupéen est piloté par une délégation territoriale du ministère de l’Éducation nationale (le rectorat de la Guadeloupe, dirigé par un recteur nommé par le ministre) chargée d’administrer un territoire éducatif (l’académie de Guadeloupe) et de coordonner 382 établissements scolaires publics et privés (dont 295 écoles primaires, 52 collèges et 35 lycées), 31 établissements d’enseignement supérieur, et 11 établissements de formation continue et d’apprentissage qui accueillent un total de 90 259 élèves (Académie de Guadeloupe, 2021). Il s’avère que les performances scolaires des élèves de l’archipel, mesurées régulièrement dans le cadre des évaluations scolaires de niveau national ou local, se situent au-dessous de la moyenne nationale. Sylvère Farraudière (2008), ancien inspecteur d’académie et directeur des services départementaux de l’Éducation nationale aux Antilles, considère que plusieurs obstacles ont historiquement limité la réussite du système éducatif guadeloupéen :
- les contraintes de son double isolement géographique (l’archipel se trouve à plus de 6 700 km de Paris et les îles qui le composent sont très éloignées les unes des autres) ;
- l’absence d’un système efficace de transport scolaire, capable de couvrir l’intégralité du territoire (encore une fois, pénalisé par ses spécificités insulaires) ;
- les traditions locales qui valorisent l’enseignement privé et les institutions éducatives à caractère religieux ;
- une organisation administrative centralisée, hiérarchisée et très bureaucratique.
Cette centralisation des procédures d’agenda setting et de decision making s’est accentuée à la suite de la fermeture des écoles en réponse à l’épidémie de Covid-19. Sans concertation avec les représentant·es du personnel scolaire, le rectorat de la Guadeloupe a déployé un plan de continuité pédagogique dont les axes prioritaires étaient :
- l’accueil des enfants du personnel soignant ;
- le développement d’un environnement numérique de travail en collaboration avec les inspecteurs de l’Éducation nationale et la délégation académique au numérique éducatif du rectorat ;
- l’accompagnement des parents et des enseignant·es au numérique dans le domaine éducatif ;
- la transmission par voie postale des supports pédagogiques aux élèves en situation de « rupture numérique » ;
- la mise en place du dispositif « Stages de réussite » pendant les vacances de Pâques (avril), destiné aux élèves ayant accumulé des lacunes pendant le confinement ;
- la mise en place d’un mentorat des élèves des premier et second degrés ;
- le recours à des radios scolaires, comme Radio Inter S’cool, avec l’aide du Réseau Canopé9 et de son Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) ;
- la production de ressources pédagogiques sous la forme de capsules vidéo.
10Si les mesures à la fois locales et nationales mises en place par le gouvernement français et ses délégations territoriales, telles que l’académie de Guadeloupe, se sont attaquées à la fracture numérique touchant une partie des élèves, les conditions de télétravail des enseignant·es se sont en revanche révélé les grandes absentes des débats politiques. À ceci s’ajoutent les inégalités entre enseignant·es, voire entre académies, engendrées par la logique même du télétravail. Pourtant, d’autres recherches avaient déjà souligné la situation particulière des territoires d’Outre-mer et les difficultés d’accès aux environnements numériques que ses habitants pouvaient rencontrer (Insee, 2017).
Notre étude exploratoire cherche à discuter cette proposition interprétative préliminaire en formant l’hypothèse selon laquelle les injonctions ministérielles ne tiennent pas ou peu compte des conditions de télétravail des enseignant·e·s exerçant dans certains contextes périphériques et isolés, comme c’est le cas en Guadeloupe.
- 10 Le jeu de données est librement accessible via le DOI : 10.17632/52zsm98f89.1 (voir Weiss, 2021).
11Nous avons voulu mesurer le niveau d’intégration numérique des enseignant·es de l’archipel et étudier leurs conditions de vie et de travail, mais aussi explorer leur ressenti des inégalités produites par les contraintes imposées par le régime de confinement. Nous avons choisi de les interroger via un questionnaire en ligne, diffusé en mai 2020, accompagné d’une relance en juin 2020, grâce à la messagerie électronique académique à disposition de tous les enseignant·es des premier et second degrés. Sur les 6 525 enseignant·es de l’archipel, 121 ont accepté de participer à l’enquête10.
Le questionnaire était composé de 42 questions correspondant, outre la collecte des données sociodémographiques, à cinq champs d’analyse :
- la possession de matériel informatique ;
- l’accès aux ressources numériques ;
- l’organisation de la vie domestique ;
- l’organisation du travail ;
- le malaise et le stress d’origine professionnelle.
12Après une répartition des réponses par tris à plat, nous avons procédé à des régressions logistiques ordinales pour mesurer le degré de dépendance qu’entretenaient les variables d’intérêt avec diverses variables explicatives. La force de dépendance a ensuite été mesurée via le coefficient V de Cramer, défini par la racine carrée d’une valeur de Khi-2 normalisée ou par le R de Pearson mesurant la corrélation linéaire entre deux ensembles de données.
Les femmes constituent 79,3 % des répondant·es et la catégorie des 31-50 ans représente la majorité absolue de notre échantillon (65,3 %). Le reste de l’échantillon se répartit entre les moins de 30 ans (7,4 %) et les plus de 50 ans (27,3 %). Enfin, la majorité des répondant·es exerçait dans le second degré (tous niveaux et filières confondues, voir le Tableau 1).
Tableau 1. Répartition de l’échantillon par niveau d’enseignement
| Personnels |
Effectif |
Proportion |
| Premier degré (maternelle et élémentaire) |
46 |
38,02 % |
| Second degré (collège) |
30 |
24,79 % |
| Second degré (lycée général et technologique) |
13 |
10,74 % |
| Second degré (lycée professionnel) |
29 |
23,97 % |
| Autre |
3 |
2,48 % |
| Total |
121 |
100 % |
Crédits : Weiss, Candau & Alì, 2023
Plus des deux tiers des enseignant·es interrogé·es (66,9 %) possèdent une ancienneté d’au moins 10 ans dans l’enseignement (31,4 % étant en poste depuis plus de 20 ans). Le reste des effectifs se compose de personnes ayant soit moins de 5 ans d’expérience, soit entre 6 et 9 ans (10,7 %) d’ancienneté (voir Tableau 2).
Tableau 2. Ancienneté dans le métier
| Ancienneté des personnels |
Effectif |
Proportion |
| Entre 1 et 5 ans |
12 |
9,92 % |
| Entre 10 et 20 ans |
43 |
35,54 % |
| Entre 6 et 9 ans |
13 |
10,74 % |
| Moins d’un an |
15 |
12,40 % |
| Plus de 20 ans |
38 |
31,40 % |
| Total |
121 |
100 % |
Crédits : Weiss, Candau & Alì, 2023
Cette distribution statistique est cohérente avec celle des enseignant·es à l’échelle de l’académie de Guadeloupe (Académie de Guadeloupe, 2021), malgré la difficulté rencontrée pour obtenir un fort taux de participation à l’enquête, notamment depuis la crise pandémique.
Du point de vue des inégalités, l’analyse des données s’est organisée autour de cinq axes de discussion : les conditions matérielles de travail, les difficultés logistiques induites par le confinement, les attitudes face au télétravail, les contraintes liées à la continuité pédagogique et, enfin, la charge mentale.
- 11 En Guadeloupe, seuls 22 % des foyers sont raccordables à un accès internet à très haut débit, cont (...)
13Bien que la quasi-totalité (97,5 %) de notre échantillon déclare posséder un ordinateur, 24 % d’entre elleux déclarent aussi devoir le partager avec un autre membre du foyer. De plus, 30,6 % des répondant·es se plaignent de ne pas disposer d’une connexion Internet adaptée aux exigences du télétravail11. On observe aussi que plus d’un quart environ des répondant·es déclarent ne pas disposer d’un espace de travail approprié au domicile (voir Tableau 3). De plus, il existe un lien significatif entre le niveau socioéconomique déclaré et la capacité d’accès aux moyens techniques (ordinateur, logiciels, connexion à Internet) permettant d’assurer le télétravail (p-value = 0.04180).
Tableau 3. Aménagement d’un espace de télétravail
| Vous avez la possibilité de vous isoler (dans une pièce du logement) pour travailler là où vous êtes confiné(e). Concernant cette affirmation, vous êtes… |
Effectif |
Proportion |
| Pas d’accord |
9 |
7,44 % |
| Pas d’accord du tout |
9 |
7,44 % |
| Plutôt pas d’accord |
15 |
12,40 % |
| Plutôt d’accord |
29 |
23,97 % |
| D’accord |
33 |
27,27 % |
| Tout à fait d’accord |
26 |
21,49 % |
| Total |
121 |
100 % |
Crédits : Weiss, Candau & Alì, 2023
Si 47,1 % des enseignant·es disposent d’un espace privatif individuel pour se consacrer aux tâches professionnelles, un quart (24,8 %) partage ce bureau avec d’autres membres du foyer et, dans 23,1 % des cas, à défaut d’un bureau dédié, réquisitionne la table de la cuisine ou du salon pour télétravailler. Près de 5 % des participant·es à l’enquête déclarent ne disposer d’aucun espace ad hoc dédié à l’activité professionnelle et pallient ce manque par l’utilisation du lit ou du canapé. Nos analyses montrent que les enquêté·es déclarant travailler dans des conditions socioéconomiques dégradées (on pense ici aux contrats précaires) ont davantage de difficultés à s’isoler dans leur logement pour télétravailler (p-value = 0.046).
Tableau 4. Typologie des surfaces allouées au travail au sein du foyer
| Type de surface prévue pour travailler à domicile |
Effectif |
Proportion |
| Bureau individuel |
57 |
47,11 % |
| Bureau partagé |
30 |
24,79 % |
| Autre surface (table de cuisine, etc.) |
28 |
23,14 % |
| Ni bureau ni autre surface |
6 |
4,96 % |
| Total |
121 |
100 % |
Crédits : Weiss, Candau & Alì, 2023
14Le télétravail a entraîné plusieurs types d’inégalité qui vont au-delà des simples ressources techniques et numériques. En effet, lorsque le travail s’exporte au domicile, les usager·ères ne sont pas égaux et égales puisque, de fait, les tâches domestiques et professionnelles ont tendance à se juxtaposer. Parmi les participant·es à l’enquête, 62 % déclarent la présence d’une personne dépendante au sein du foyer : un·e ou plusieurs enfants (86 %), une personne âgée (8 %) et une personne malade ou à risque (5 %). Les enseignant·es avec des personnes à charge se déclarent plus stressé·es que les autres (p-value = 1.22973, V = 0.3321e-02), notamment quand il s’agit d’enfants (p-value = 7.954925e-03, V = 0.332). Sur ce dernier point, les enseignant·es plus jeunes font plus lourdement face à cette situation que les plus âgé·es (p-value = 0.002).
15Le décret de mesures de distanciation sociale a eu pour effet immédiat de contraindre les enseignant·es à une réorganisation de leurs interactions professionnelles. Les échanges formels et informels sont devenus virtuels. Cependant, si 85,3 % des enseignant·es déclarent disposer des ressources nécessaires à l’utilisation de la messagerie électronique académique et des plateformes numériques les plus courantes, plus de 16,6 % d’entre elleux y accédaient avec des difficultés plus (4,1 %) ou moins (12,4 %) grandes. Aussi, si 60,3 % des enquêté·es pensent disposer des moyens suffisants pour télétravailler, une petite moitié de l’échantillon interrogé (51,3 %) considère que sa situation économique ne lui permet pas de travailler correctement à distance (11,6 % des personnes interrogées se disent par ailleurs en grande difficulté). Ces 51,3 % accèdent plus difficilement que le reste de l’échantillon aux ressources académiques telles que la messagerie et les plateformes (p-value = 0.000161, V = 0.362). Aussi, iels consultent moins souvent leur messagerie que les autres (p-value = 0.000297) et quand iels la consultent, rencontrent davantage de difficultés à trier les informations essentielles (p-value = 0.004).
- 12 Apparentées aux bullshit jobs, lesdits boulots à la con, documentés par l’anthropologue David Grae (...)
16Ce premier ressenti négatif a nourri chez des nombreux·ses enseignant·es de Guadeloupe le sentiment d’être dépassé·es par des tâches par ailleurs perçues comme inutiles12. Ainsi, les injonctions au multitasking et les appels récurrents à la réalisation de tâches se trouvant en dehors du cœur de métier des enseignant·es ont eu un impact négatif sur leur sentiment d’auto-efficacité professionnelle. En effet, 51,2 % des personnes composant l’échantillon dénoncent un afflux excessif de courriers électroniques dont l’objet semble déconnecté de leur métier. Parmi elleux, 14,9 % vont jusqu’à affirmer que leur messagerie professionnelle est envahie par ce type de courriers.
17Au ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, l’optimisme régnait encore en juillet 2020, le ministre n’hésitant pas à affirmer, au moment de dresser un premier bilan quant à la continuité pédagogique, que « la poursuite des apprentissages avait été satisfaisante », que « les enseignant·es soulignaient les progrès des élèves en termes d’autonomie et de maîtrise des outils numériques » et que « les élèves, les professeur[e]s et les parents avaient su s’adapter à ces circonstances exceptionnelles » (MENJ, 2020). Toutefois, cet optimisme contraste avec les résultats que nous avons obtenus. En effet, seule une moitié de notre échantillon (49,6 %) déclare avoir pu assurer la mission de continuité pédagogique et garantir l’enseignement à distance.
18Notre enquête montre que l’accès à Internet est une condition certes nécessaire, mais non suffisante pour télétravailler dans l’enseignement primaire et secondaire. Le travail didactique à distance demande des compétences liées à la maîtrise des outils numériques qui devraient être acquises en formation initiale et/ou continue. Or, les résultats obtenus montrent que – indépendamment du taux d’équipement matériel – moins d’un tiers (28,1 %) des enseignant·es a déclaré posséder une bonne ou une très bonne maîtrise de l’outil numérique. Ce chiffre est à rapprocher de la faible proportion d’enseignant·es déclarant faire usage des espaces numériques de travail pour le dépôt de ressources en ligne (30,6 % ont utilisé l’espace numérique de travail et 51,2 % le cahier de textes numérique). De plus, les espaces de travail collaboratif entre collègues sont largement délaissés ; à peine un tiers des enseignant·es s’en est saisi.
19Nous avons identifié, à travers cette enquête, un lien significatif entre le niveau socioéconomique des répondant·es et le fait de se sentir compétent avec l’outil informatique (p-value = 0.000701, V = 0.309). Dans cette configuration « tout à distance », les inégalités se creusent au désavantage des plus précarisé·es et des moins bien formé·es : les enquêté·es les mieux doté·es socioéconomiquement sont aussi celles et ceux qui se disent les plus habitué·es à produire des contenus et des activités pédagogiques (p-value = 0.002), l’absence de compétences numériques constituant, par ricochet, une source de stress d’origine professionnelle chez les plus précaires (p-value = 2.94988e-02, R =-0.1979788).
20Ainsi, le premier obstacle majeur à la mise en place du télétravail se révèle être le manque de formation de la communauté éducative – du personnel enseignant, mais aussi des équipes de direction et d’inspection ainsi que des usagers. Du point de vue des enseignant·es, ce manque de formation professionnelle est d’ailleurs la raison principale des difficultés rencontrées pendant le télétravail (24 %), devant le manque des moyens techniques (21,5 %) et l’attention limitée des élèves (17,4 %). Plus de la moitié de l’échantillon (53,7 %) considère que les compétences acquises au cours de cette période ne peuvent pas être réinvesties dans des situations ordinaires d’apprentissage. Cette situation crée une inégalité supplémentaire, puisque le manque de formation a tendance à augmenter le stress subi (p-value = 3.349453e-03, R =-0.2646743).
- 13 À travers cette certification, créée en 2004, le ministère de l’Éducation nationale valide les com (...)
21Parmi les enseignant·es interrogé·es, seulement 20,7 % sont titulaires du Certificat informatique et internet niveau 2 pour les enseignants (C2i2e13) et presque un tiers (30,6 %) n’a jamais entendu parler de ce certificat. Les enseignant·es qui possèdent ce certificat sont fréquemment plus jeunes (p-value = 0.042, V = 0.249) et plus souvent détenteur·ices d’un ordinateur (p-value = 0.024, V = 0.284) ou d’un smartphone (p-value = 0.006, V = 0.328). De plus, notons que les plus jeunes déclarent plus souvent avoir répondu à l’effort de continuité pédagogique (p-value = 0.012) et que, chez elleux, cette nouvelle configuration n’a pas forcément engendré une augmentation du temps de travail (p-value = 0.041).
22Cette forme très particulière de télétravail imposée par la continuité pédagogique demande des échanges réguliers entre les membres de la communauté éducative, les élèves et leur famille. La priorité ministérielle étant d’éviter les décrochages, peu d’attention a été portée à la charge de travail des enseignant·es et des usager·ères. Nos résultats montrent que, dans le but maintenir la relation avec les élèves, les enseignant·es privilégient les courriers électroniques (76,9 %), WhatsApp (66,1 %), le cahier de textes numérique (51,2 %) et l’espace numérique de travail (30,6 %). WhatsApp a été plébiscité pour les échanges entre collègues (83,5 %), sans doute en raison de son aspect instantané, gratuit et user friendly. Concernant la mise en ligne de ressources pédagogiques et les classes virtuelles, les répondant·es ont privilégié les outils institutionnels, à savoir ceux proposés par le Cned (dans 29,4 % des cas), mais aussi l’application émergente Zoom (14,9 %). Concernant ce dernier point, nous remarquons que plus l’âge des répondant·es diminue et plus l’utilisation de Zoom est forte (p-value = 0.027, V = 0.275).
23Les sites web des établissements, que l’on aurait pu considérer comme des relais intéressants favorisant la liaison entre les enseignant·es, les élèves et les familles ont été particulièrement défaillants. Presque la moitié (42,2 %) des enquêté·es a déclaré que son établissement d’affectation ne dispoaite pas de site Internet. Lorsque celui-ci existait, il était consulté régulièrement seulement par 22,3 % des utilisateur·rices. Le manque de succès des sites web déployés par les établissements s’explique probablement par les difficultés qu’impliquent leur gestion et leur mise à jour : uniquement 3,3 % des enquêté·es se disent capables de l’alimenter et disponibles pour le faire.
24L’injonction à la continuité pédagogique a eu pour effet de rendre visibles certaines contraintes liées à la charge de travail des enseignant·es. En réalité, l’impression de travailler dans des proportions se situant entre un peu plus et beaucoup plus qu’à l’accoutumée concerne plus des deux tiers des répondant·es (66,9 %), lorsque ces derniers ne sont que 13,2 % à déclarer avoir travaillé moins. Cette augmentation de la charge de travail produite par l’effort de continuité pédagogique se traduit par un temps journalier passé devant l’écran supérieur à 6 heures pour 39,7 % de l’échantillon. De fait, le télétravail a eu des répercussions sur la fatigue du personnel enseignant : 7 répondant·es sur 10 se disaient plus fatigué·es qu’avant le confinement.
- 14 Le point de vue des parents ultra-marins en contexte de confinement a été exploré, entre d’autres, (...)
25Le manque de moyens techniques (21,5 %) ainsi que le manque de formation professionnelle (24 %) sont considérés comme les deux freins principaux au télétravail, devant le manque de disponibilité des parents (14,9 %) et des élèves (15,7 %). Les parents n’ont pas été considérés comme des partenaires collaboratifs pour assurer le suivi à domicile des élèves14. Les enseignant·es ont jugé qu’ils étaient entre peu (26,5 %) et moyennement (56,2 %) impliqués.
26Ce pessimisme à l’endroit du télétravail semble confirmé par la réponse des élèves au dispositif. Les enseignant·es les ont en effet jugé peu enclin·es à effectuer le travail scolaire donné. Par exemple, 57,1 % ont déclaré que moins d’un élève sur deux rendait ses devoirs (voir Tableau 5), indice des inégalités de réponses à la continuité pédagogique chez les élèves.
Tableau 5. Qualification du taux de présence des élèves
| Lorsque vous donnez un devoir (noté ou non) aux élèves, quel est le taux de retour constaté ? Vous estimez que… |
Effectif |
Proportion |
| Entre 0 % et 19 % des élèves rendent le devoir |
33 |
27,27 % |
| 20 % des élèves rendent le devoir |
18 |
14,88 % |
| Entre 21 % et 49 % des élèves rendent le devoir |
18 |
14,88 % |
| 50 % des élèves rendent le devoir |
11 |
9,09 % |
| Entre 51 % et 79 % des élèves rendent le devoir |
18 |
14,88 % |
| Plus de 80 % des élèves rendent le devoir |
7 |
5,79 % |
| Non concernée (CPE, par exemple) |
16 |
13,22 % |
| Total |
121 |
100 % |
Crédits : Weiss, Candau & Alì, 2023
De plus, une large majorité des enseignant·es (63,6 %) a dû modifier son emploi du temps pour s’adapter au télétravail, avec un impact en termes de charge mentale, génératrice de stress et de frustration.
- 15 Des résultats similaires, avec un impact important sur leur état de santé, ont été constatés chez (...)
27Si la pandémie a produit de nouvelles formes d’organisation de l’activité salariée, on doit aussi considérer que les conditions d’exercice du télétravail ont sans doute contribué au développement d’une souffrance d’origine psychosociale chez les enseignant·es15. Dans l’académie de Guadeloupe, 92,6 % des participant·es à notre enquête se disent stressé·es par leur travail depuis le premier confinement. Cette proportion atteint 43,8 % pour celles et ceux qui se considèrent très stressé·es. Les répondant·es affirment que la source de cette détresse se trouve être à la fois la peur de la contagion (77,6 %) et à la surcharge de travail (76 %). En outre, nos analyses montrent l’existence d’un lien significatif entre le faible niveau socioéconomique et l’augmentation du stress pendant le télétravail (p-value = 0.0134, V = 0.261). Plus l’âge augmente et plus les enquêté·es ont tendance à déclarer un haut niveau de stress (p-value = 1.499784e-02, V = 0.305). Les enseignant·es les moins bien équipé·es informatiquement se disent davantage stressé·es que les autres (p-value = 1.012039e-02, V = 0.362).
28Les résultats présentés dans cette étude tendent à relativiser l’optimisme affiché par les responsables de l’Éducation nationale, faisant apparaître un ressenti radicalement différent du discours institutionnel du côté des enseignant·es et du personnel scolaire. Tout au long de la crise, la communication publique du ministre de l’Éducation, notamment dans le cadre de ses nombreuses apparitions dans la presse et les médias, s’est en effet toujours voulue rassurante, relativisant la portée des contraintes générées par la pandémie sur l’organisation du système éducatif national (voir, par exemple, Blanquer, 2021, allocution du 28 mai, mais aussi Deschamps, 2021, allocution du 17 juin).
29Les résultats obtenus soulignent que, si d’une part les enseignant·es qui ont garanti la continuité pédagogique à distance se sont plaint de la dégradation des conditions de travail par rapport à l’activité en présentiel, iels pointent aussi du doigt les incohérences entre les ambitions de la demande ministérielle (garantir le service public et la continuité des enseignements) et le manque de moyens alloués au personnel chargé d’y répondre, en accord avec les résultats obtenus par des enquêtes similaires ayant exploré le vécu des enseignant·es en contexte de confinement dans d’autres contextes postcoloniaux (Aliyyah et al., 2020 ; Lassoued et al., 2020). Nos analyses ont révélé que trois principales variables expliquent les inégalités qu’ont connues les enseignant·es de Guadeloupe durant la période de télétravail, à savoir la culture numérique (en fonction de l’âge), le sentiment d’insécurité ainsi que les ressources sociales et économiques disponibles. Il s’agit de facteurs critiques pour le/la travailleur·se, facteurs qui expliquent aussi le degré d’investissement relativement limité et le taux d’insatisfaction particulièrement élevé des enseignant·es par rapport au télétravail et à l’enseignement en ligne.
Nos résultats montrent également que la mise en télétravail, perçue comme une mesure imposée par beaucoup de participant·es à cette étude, a aussi été vécue comme une source de malaise et de stress d’origine professionnelle. Il est intéressant de noter que, depuis une décennie déjà, plusieurs travaux de recherche ont alerté à ce sujet en démontrant que le passage d’un enseignement en présentiel à un enseignement en ligne augmenterait la charge de travail et l’isolement des formateur·ices (Metzger, 2004).
30Nous espérons que nos réflexions permettront de poursuivre celles engagées depuis les années 1970 par Alain Toffer – lorsqu’il annonçait que l’un des grands changements des années à venir serait la migration du bureau vers le domicile (voir aussi Weiss & Fleury, 2022b) – et plus récemment par Daniel Ollivier (2017). Dans le système scolaire français, cette migration n’a pas eu lieu, bien que le confinement imposé pour contrer l’épidémie ait entraîné, chez les personnels et les usager·ères de l’Éducation nationale, une superposition temporaire des cadres de vie professionnelle et domestique à travers une solution « bricolée » de télétravail (reposant, la plupart du temps, sur l’utilisation de ressources personnelles, à défaut d’outils mis expressément à disposition par l’employeur : espace de travail, matériel pédagogique ou technologique).
31En définitve, nous espérons que notre travail pourra contribuer réévaluer le caractère opérant du dispositif de continuité pédagogique mis en place pendant la pandémie de Covid-19 et à forger un regard plus objectif par rapport à certaines politiques d’urgence adoptées dans le cadre de la crise sanitaire.
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