1La France, comme la plupart des autres pays à travers le monde, a décidé, consécutivement à la crise sanitaire de la Covid-19, de mettre en place, le plus massivement possible, le télétravail. Cette (ré)organisation professionnelle a pu frapper par son caractère soudain, empêchant toute possibilité de préparation ou de formation pour les individus qui n’y étaient pas habitués. En réponse aux personnes ne pouvant exercer leurs tâches professionnelles en télétravail ou étant vulnérables, le gouvernement français a accordé des allocations de chômage technique et de chômage partiel, et les parents sans système de garde ont pu obtenir une autorisation spéciale d’absence pour garder leurs enfants (Bajos et al., 2020). Les parents exerçant, quant à eux, des « métiers essentiels » ont pu bénéficier d’un système de garde pour leurs enfants, proposé par les communes et l’État. Pour tous les autres parents, la « continuité pédagogique » a été mise en œuvre et les élèves ont dû travailler à la maison, pour la plupart accompagnés par leurs enseignants à distance, sans qu’ils soient nécessairement équipés correctement. Les employeurs ont, pour la grande majorité d’entre eux, fait preuve de souplesse face à la nécessité des parents salariés télétravailleurs d’accompagner la scolarité de leurs enfants. Cela n’a pas empêché les parents, et, en particulier les mères, d’essayer de mener de front obligations professionnelles et familiales, ce qui nous intéresse particulièrement ici. Ce délicat équilibre soulève la question des tensions entre des politiques publiques françaises clairement orientées vers l’égalité entre femmes et hommes et la persistance d’inégalités assez fortes dans le champ professionnel et la sphère domestique. Même si le confinement en France a été largement accompagné par l’État, il a tout de même généré de fortes inégalités entre les individus. Celles-ci se situent, d’une part, entre les salariés, qu’ils soient télétravailleurs ou dans l’obligation de continuer en présentiel leur activité et, d’autre part, entre les parents, en couple ou isolés, et les personnes seules. Par effet cumulatif, ce sont donc les personnes les plus fragilisées en amont de cette crise sanitaire qui ont été les plus affectées (ibid., 2020).
2Dans ces conditions, c’était à la fois la continuité professionnelle, le suivi des enfants, la vie domestique et la vie de couple qui devaient se dérouler dans un espace unique, souvent de manière simultanée, accentuant ici le conflit emploi-famille, bien documenté par la littérature (Kahn et al., 1964 ; Greenhaus & Beutell, 1985 ; Commeiras, Loubès & Fournier, 2013 ; Tremblay, 2012). D’après ces approches, les conflits de rôle qui découlent de la tension entre vie professionnelle et personnelle sont avant tout de deux ordres : de type professionnel-personnel, lorsque le travail (heures, voyages, demandes professionnelles, etc.) interfère avec certains éléments de la vie privée, et de type personnel-professionnel, lorsqu’au contraire ce sont les activités personnelles qui interfèrent avec l’occupation professionnelle (Déme, Dumas & Hikkerova, 2018). Diane Tremblay identifie quant à elle trois types différents de conflit : le conflit de temps, découlant de la multiplicité des rôles sociaux et des difficultés à les articuler ; le conflit de tension qui provient, pour sa part, d’une tension vécue au sein d’un rôle, à savoir celui de parent ou d’employé ; et le conflit de comportement, lorsque le comportement spécifique à un rôle est incompatible avec le comportement attendu dans un autre et que les ajustements nécessaires ne sont pas faits ou ne peuvent être faits par la personne (2012). L’approche en termes de conflit ou d’articulation emploi-famille nous paraît intéressante, car elle met l’accent sur la capacité ou non de concilier les responsabilités professionnelles et familiales, et, qu’il s’agisse de conflit ou de conciliation, tient compte à la fois des facteurs individuels, organisationnels et institutionnels qui influent sur l’articulation entre le travail rémunéré et le travail de care. Elle permet, enfin, de souligner l’importance de la catégorie professionnelle, de sa vision ou de son ethos, sur les difficultés de conciliation (Tremblay, 2019). La conciliation emploi-famille soulève donc, quoi qu’il en soit, un enjeu organisationnel et sociétal majeur, provoquant souvent du stress et des difficultés à articuler les deux sphères, professionnelle et familiale, mais aussi à mener une carrière adaptée à ses ambitions, ce qui incite à repenser l’organisation des temps sociaux (ibid., 2012).
3Si, comme nous pouvons le noter dans l’enquête que nous conduisons actuellement, le télétravail peut permettre davantage de souplesse, d’autonomie, et même un gain de temps lié à la suppression des mobilités pendulaires (Barthou & Bruna, 2021), il révèle et accentue également des inégalités en fonction du niveau de diplôme, du type d’emploi, des spécificités du logement (Bugeja & Lambert, 2020), de la maîtrise des outils numériques, mais aussi et surtout du genre (Fagnani et al., 2004). En effet, à bien des égards, les femmes semblent avoir été particulièrement touchées par cette situation inédite. D’abord, le télétravail a souvent été imposé, dans le cadre de la pandémie, comme une contrainte et n’a donc pas toujours relevé, comme c’était majoritairement le cas jusqu’alors, d’un choix volontaire. Or, les femmes étaient moins nombreuses que les hommes à avoir expérimenté le travail à distance antérieurement à la crise sanitaire (Tremblay, 2020 ; Moyser & Burlock, 2018). Ensuite, la fermeture généralisée des établissements scolaires a contraint les télétravailleuses à assurer l’école à la maison et à occuper les enfants pendant des tranches horaires qui étaient précédemment réservées aux temps de travail. Selon des travaux récents, 47 % des mères télétravailleuses avaient déclaré consacrer plus de quatre heures supplémentaires par jour à leurs enfants pour la prise en charge de leurs travaux scolaires et de leurs activités, contre 26 % des pères télétravailleurs (Binet, 2021). La conciliation de la vie professionnelle, de la vie familiale mais aussi des temps à soi ayant dû s’opérer dans un seul et même lieu, nous nous sommes alors questionnés sur l’impact du premier confinement sur le potentiel renforcement des inégalités genrées dans le conflit emploi-famille.
4À ce titre, nous analyserons dans cette contribution empirique le cas des mères télétravailleuses à l’ère de la Covid-19, qui peut apparaître doublement problématique. D’une part, travailler à temps plein au domicile sans y être préparées semble avoir fragilisé les mères, certaines ayant pu voir dans cette nouvelle forme d’organisation une menace pour leur efficacité et leur intégrité professionnelles. D’autre part, le télétravail place les mères en première ligne dans la prise en charge des tâches domestiques et parentales (Boring et al., 2020 ; Mirchandani, 2000). Nous porterons ici une attention toute particulière aux inégalités sociales qui ont pu jouer un rôle majeur dans le déroulement du confinement et le bilan qui peut en être dressé. Nous verrons également que la difficile séparation des temps de vie a participé à une intensification de la charge mentale et du renforcement de la pesanteur des rôles sociaux (Goussard & Sibaud, 2017 ; Haicault, 1984). Si le fait d’avoir une pièce à soi s’est imposé comme un facilitateur de l’organisation du quotidien, le sentiment de ne pas avoir été suffisamment efficace, tant dans son travail que dans l’accompagnement des enfants, concerne une majorité des mères de notre échantillon, et ce, indépendamment de leur milieu social. Entre bricolage du quotidien et source intarissable d’insatisfactions, le confinement a particulièrement affecté la possibilité, pour les mères télétravailleuses, de prendre du temps pour elles, tandis qu’en parallèle, télétravail et vie familiale débordaient réciproquement l’un sur l’autre. Il a néanmoins permis une certaine prise de conscience, voire une remise en question de la place de chacun au sein de la famille et de l’articulation des temps de vie.
5Les résultats présentés dans cet article sont issus des terrains réalisés dans le cadre de la recherche Transicovid et sont tirés d’un volet quantitatif redressé et représentatif de la population française (N = 2 128). Cette enquête par questionnaire a été réalisée entre avril et juin 2020. Afin de nous situer au plus près de l’expérience du confinement des parents télétravailleurs, nous avons complété ces résultats par le biais de 18 entretiens semi-directifs portant en majorité sur la population des mères télétravailleuses ayant des enfants âgés de 5 à 14 ans. Ces entretiens ont été menés entre février et mai 2021, auprès de parents sélectionnés en amont en fonction de leurs caractéristiques d’emploi, et contactés via les adresses électroniques renseignées dans le questionnaire, des associations et des contacts locaux, afin d’obtenir une réelle diversité sociodémographique (la sociographie est disponible en annexe).
Dans notre enquête, la variable du genre est sans conteste une de celles qui influent le plus nettement sur l’expérience de la crise sanitaire. Moins sereines, plus critiques sur le respect des règles sanitaires, les femmes déclarent plus souvent que les hommes avoir du mal à concilier vie professionnelle et vie familiale, en particulier en contexte de télétravail, et éprouvent davantage de difficultés à se réorganiser au quotidien (Barthou, Bruna & Deletraz, 2020).
6Plusieurs enquêtes menées sur les risques psychosociaux liés à la crise sanitaire mettent en évidence une exposition plus forte des femmes face à l’apparition ou à l’accentuation du stress, de l’anxiété, de l’angoisse ou encore des troubles du sommeil ou psychologiques (Coclio, 2020 ; Coviprev, 2021). Dans cette perspective, notre enquête corrobore ces résultats et fait émerger de fortes disparités dans l’expérience de la crise sanitaire entre les hommes et les femmes d’une part, et, de façon plus spécifique, au sein de la catégorie des parents télétravailleurs, en particulier des mères télétravailleuses. En effet, si près de la moitié des télétravailleurs se sont sentis globalement sereins face à la crise, ce ressenti n’a été partagé que par 38.7 % des télétravailleuses, qui se déclarent par ailleurs plus stressées (23.1 % d’entre elles contre 19.4 % des télétravailleurs) et deux fois plus souvent angoissées (12.1 % d’entre elles contre 6.2 % d’entre eux).
7Les mères télétravailleuses ont également connu plus de difficultés pour concilier vie professionnelle et personnelle que leurs homologues masculins. En effet, 47.1 % d’entre elles affirment avoir été confrontées à cette difficulté contre 40.3 % des pères. D’autres enquêtes ont par ailleurs montré que la probabilité d’être dérangé durant le télétravail touchait davantage les mères que les pères (Andrew et al., 2020). En outre, seulement 28.2 % des mères n’ayant pas eu recours au télétravail et 18.3 % des télétravailleuses sans enfant ont rencontré de telles difficultés de conciliation. Comme le montrent d’autres recherches, la présence de jeunes enfants dans le foyer a aussi un effet plus déterminant sur les difficultés de conciliation emploi-famille pour les femmes que pour les hommes (Tremblay, 2019). Le fait d’être mère et télétravailleuse a donc favorisé les tensions organisationnelles et rendu plus difficile l’articulation entre travail, famille et vie personnelle.
8Il existe néanmoins une pluralité de profils au sein de la catégorie des télétravailleuses, car ces dernières ont vécu le confinement de façon très différente en fonction de plusieurs variables sociodémographiques. En ce qui concerne la catégorie socioprofessionnelle, nous avons pu noter qu’il avait été plus difficile pour les cadres télétravailleuses de dégager du temps pour elles. Les mères cadres télétravailleuses ne sont que 24 % à déclarer avoir eu plus de temps libre depuis le début du confinement, contre 31,4 % des mères employées. Ces résultats soulignent le temps plus important consacré au travail par les mères cadres, mais aussi la forte valorisation de l’individu, au-delà des responsabilités familiales, dans cette catégorie (Samuel, 2008). En outre, la configuration du logement, et en particulier la superficie de celui-ci et la possibilité ou non de disposer d’une pièce dans laquelle s’isoler, joue un rôle majeur dans le vécu de la crise sanitaire par les télétravailleuses (Barthou & Bruna, 2021). En effet, si 39.4 % des mères télétravailleuses disposant d’une pièce dans laquelle s’isoler se disent globalement sereines, seules 15.3 % de celles qui n’en disposent pas partagent ce sentiment.
|
Globalement sereine |
Cela dépend des moments |
Un peu stressée |
Très stressée |
Angoissée |
Déprimée |
| Oui, autant que je le veux |
39,4 % |
38,2 % |
11,1 % |
1,8 % |
5,5 % |
4,0 % |
| Oui, en partage |
25,3 % |
37,3 % |
15,3 % |
3,3 % |
11,3 % |
7,3 % |
| Non |
15,3 % |
42,1 % |
14,4 % |
6,2 % |
10,5 % |
11,5 % |
Tableau 1. Relation entre le vécu du confinement et le fait de disposer ou non d’une pièce pour s’isoler chez les mères télétravailleuses
Note : N = 1 177 ; p = <0,01; Khi2 = 75,11 ; ddl = 10 ; V = 0,17.
9Crédit : Barthou, Bruna & Lujan, 2023
10Bien que son influence soit moins importante que celle des caractéristiques précédemment évoquées, la variable du niveau de diplôme fait également émerger certaines différenciations dans l’articulation travail-famille. Près de la moitié des mères télétravailleuses les plus diplômées relatent des difficultés de conciliation entre ces deux sphères, contre moins d’un tiers des mères sans diplôme. Enfin, la configuration du ménage exerce une influence centrale dans la situation des télétravailleuses pendant le confinement. Avant tout, notons que la présence ou non d’enfants dans le foyer est tout à fait déterminante dans les difficultés de conciliation des sphères privée et professionnelle. Il ressort en effet nettement de notre enquête que les foyers avec enfants sont ceux qui ont été les plus nettement touchés par des difficultés d’articulation des temps professionnels et familiaux. En effet, près de la moitié des télétravailleuses confinées avec leur(s) enfant(s) et partenaire ont rencontré des difficultés de conciliation de ces temps sociaux, contre seulement 16,7 % de celles qui étaient confinées seules.
| Situation familiale |
Difficultés de conciliation |
Absence de difficultés |
| Seul·e |
16,7 % |
83,3 % |
| Uniquement avec mon conjoint/ma conjointe |
18,4 % |
81,6 % |
| Avec mon ou mes enfant(s) |
44,3 % |
55,7 % |
| Avec mon ou mes enfant(s) et avec mon conjoint/ma conjointe |
47,9 % |
52,1 % |
Tableau 2. Relation entre la situation familiale pendant le confinement et les difficultés de conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale
Note : N = 1 804 ; p = <0,01; Khi2 = 177,74 ; ddl = 3 ; V = 0.32.
11Crédit : Barthou, Bruna & Lujan, 2023
12Le nombre d’enfants présents dans le foyer a également joué un rôle sur ces difficultés de conciliation, celles-ci s’amplifiant à mesure que le nombre d’enfants dans le ménage augmente. Les réponses aux questions ouvertes de notre questionnaire nous permettent de comprendre les raisons de ce rapport proportionnel. Les télétravailleuses sans enfant identifient comme avantages principaux liés à cette période le fait de disposer de temps personnel, notamment pour (re)penser leur rapport au travail et pour elles-mêmes. Elles sont effectivement plus d’un tiers à citer cet avantage, contre seulement 17.2 % des mères télétravailleuses, à l’image de cette chargée de production :
Cela fait du bien de pouvoir prendre un peu de recul sur mon métier, relativiser quant au stress qu’il peut parfois m’occasionner. […] Pour le moment, cela me permet simplement de prendre du temps pour moi, du repos dont je manque souvent, et de me prouver à moi-même que je peux gérer ce confinement ! (télétravailleuse, 26-35 ans, sans enfant)
13De plus, elles sont deux fois plus nombreuses que les mères télétravailleuses avec enfants à avoir profité du confinement pour s’adonner à des activités créatives ou nouvelles (respectivement 13.8 % d’entre elles contre 6.7 %). Elles sont enfin deux fois plus nombreuses que les mères télétravailleuses à ne trouver aucun avantage à cette période (respectivement 20 % contre 9 %).
En ce qui concerne les mères télétravailleuses, elles trouvent avant tout comme avantage au télétravail d’avoir pu consacrer plus de temps à leur(s) enfant(s) :
Ayant des horaires atypiques, je n’ai plus la route quotidienne à faire, je suis à domicile au lieu de rentrer tard trois soirs par semaine, je suis là pour mes enfants, alors que je les vois moins de 2 heures par jour en activité [sur site]. (préparatrice de commandes, 36-50 ans, 3 enfants)
Les enfants apparaissent également comme le principal point de tension identifié durant cette période, que les parents soient inquiets pour eux ou que leur présence continue au domicile complique l’organisation du quotidien :
Les enfants tournent en rond, deviennent un peu pénibles, on est obligés de les gronder… (conservatrice, 36-50 ans, 3 enfants)
14Les mères en situation de télétravail identifient, enfin, comme point positif de ce confinement une fatigue et un stress moindres, quand les pères évoquent en premier lieu le gain d’efficacité professionnelle, traduisant en cela le poids des normes de genre. Pour ce qui est des inconvénients, cette période aura surtout été marquée, pour les mères télétravailleuses, par des difficultés de conciliation des temps de vie, quand les télétravailleuses sans enfant font état d’un surplus de travail et de difficultés à se déconnecter de la vie professionnelle. La famille et les enfants constituent donc, souvent, à la fois un garde-fou et un moyen de rompre avec les tâches professionnelles, mais aussi un frein certain à l’exercice de ces mêmes tâches.
Le confinement semble indissociable de la multiplication des tâches dans un espace unique, fermé, dans lequel vie familiale, vie professionnelle et temps pour soi apparaissent difficilement conciliables. Plusieurs facteurs explicatifs illustrent ces difficultés de conciliation, parmi lesquels le fait d’être confiné ou non avec des enfants et la catégorie socioprofessionnelle. Nous avons retenu, dans le tableau suivant, les trois CSP les plus concernées par le télétravail.
|
Cadres et PIS |
Prof. interméd. |
Employé·es |
| Parmi les mères télétravailleuses |
47.2 % |
41.6 % |
45.4 % |
| Parmi les pères télétravailleurs |
39 % |
33 % |
40.2 % |
| Parmi les télétravailleuses sans enfant |
19.3 % |
13.1 % |
14.9 % |
| Parmi les télétravailleurs sans enfant |
12.4 % |
7.1 % |
9.3 % |
Tableau 3. Part d’individus déclarant rencontrer des difficultés à concilier vie professionnelle et vie familiale selon leur profil et leur catégorie socioprofessionnelle
Lecture : 47.2 % des mères télétravailleuses de catégorie « cadre » et PIS ont déclaré rencontrer des difficultés à concilier les deux sphères. (N = 1 368).
15Crédit : Barthou, Bruna & Lujan, 2023
16Si les cadres sont les individus qui ont rencontré le plus de difficultés de conciliation des vies professionnelle et familiale pendant le confinement printanier, il ressort que les femmes, qu’elles soient ou non des mères, ont systématiquement été plus affectées par ces difficultés que leurs homologues masculins (47,2 % et 19.3 % pour les mères et les femmes sans enfant, contre respectivement 39 % et 12.4 % pour les pères et hommes sans enfant). Ces résultats se confirment, dans des proportions légèrement inférieures, au sein des professions intermédiaires et chez les employé·es de notre échantillon.
En outre, la centralité du domicile dans un quotidien confiné ne s’est pas nécessairement traduite, en pratique, par un gain de temps lié à un allègement des tâches quotidiennes. La suppression de la mobilité pendulaire est même à l’origine de la disparition d’un temps à soi qui établissait jusqu’alors une frontière nette entre deux univers de vie :
Mon trajet me donn[ait] un moment d’écoute de la radio, que là j’avais perdu. C’était un SAS entre l’“univers famille” et l’“univers travail”. La chronique, le petit billet humoristique, c’était avoir cet univers à moi en dehors de la famille. (Carla)
Surtout, la présence continue au domicile de la majorité des membres du foyer semble avoir été à l’origine d’une exacerbation de la charge mentale pour les mères télétravailleuses. Il est d’abord question, ici, d’une gestion souvent unilatérale des tâches domestiques :
Je me suis retrouvée à faire cours à un collégien et une lycéenne, plus mon travail, plus les tâches ménagères… Parce que : “quand est-ce qu’on mange et qu’est-ce qu’on mange”, même si mon mari était là, c’est toujours à moi qu’on posait les questions. (Zoé)
17Cette charge de travail est accentuée par le fait que tous les membres du foyer sont ici confinés à la maison, y compris en journée. Surtout, la charge mentale ne s’arrête pas ici à la gestion, souvent simultanée, de l’ensemble de ces tâches auxquelles il faut penser. L’autre rôle majeur joué par les mères confinées pourrait être celui de l’étai qui maintient la structure familiale et l’empêche de s’affaisser, comme le développe Zoé :
Il fallait soutenir tout le monde moralement aussi… Un truc qu’on dit pas assez mais, moi, j’ai eu l’impression de porter tout le monde. Encourager, rassurer tout le monde. (Zoé)
Or, ce poids supplémentaire dans l’exercice de la parentalité, durant une période difficile et remplie d’incertitudes, empêche au moins en partie les mères d’échapper à la vigilance permanente (Goussard & Sibaud, 2017) que représente la charge mentale.
18Ensuite, la présence de l’école à la maison est venue s’ajouter à l’ensemble des tâches professionnelles et quotidiennes. À ce titre, le suivi scolaire des enfants marquait systématiquement le point de départ de la journée chez les mères que nous avons interrogées, quelle que soit leur origine sociale, ce qui souligne la centralité du suivi éducatif des enfants dans ces journées confinées. Or, la charge de travail liée à l’école à la maison s’imbrique nécessairement dans un quotidien déjà chargé en raison des nouvelles formes d’organisation du travail auxquelles beaucoup de femmes, non habituées, ont été contraintes de s’adapter avec une certaine soudaineté, comme l’explique Samira :
Je me suis retrouvée dans un environnement privé pour faire mon travail, puisque c’était ma maison, mais aussi à devoir faire des tâches professionnelles, et je ne suis pas un robot […], et être à fond à la fois dans mon travail et pour mes enfants, ça a été très difficile au début. (Samira)
Selon les mères, les enseignants donnaient par ailleurs une charge trop conséquente de travail aux enfants. Si peu d’entre elles remettent en question la qualité de leur suivi, il demeure que cette charge de travail était, pendant deux mois, autant à destination des enfants que des parents les plus investis :
Les instits ne se rendent peut-être pas compte que nous, on n’avait pas que ça à faire. On n’était pas tous chez nous, sans travailler. Ils donnaient des nouvelles notions, les enfants il fallait leur expliquer, ça prend du temps, ce n’est pas juste des devoirs. (Mylène)
19Enfin, dans le discours des mères, l’école à la maison ne représente qu’une partie du temps supplémentaire à accorder quotidiennement aux enfants. Si les pères semblent le plus souvent s’occuper des loisirs en extérieur pour les ménages disposant d’un jardin, une grande partie des mères de notre échantillon explique devoir occuper les enfants la grande majorité du temps. Or, les jeux de société, le dessin et la lecture ne garantissent qu’un répit de courte durée et ne semblent pas empêcher les interruptions, tandis que le recours aux écrans, peu propice à l’autorégulation selon les parents, est l’objet de fréquentes négociations (Balleys, Martin & Jochems, 2018). Dans ce contexte, et alors que la majorité des mères de notre échantillon dénonce une importante quantité de travail scolaire, certaines d’entre elles décident d’en donner davantage encore, afin de travailler dans de meilleures conditions :
Je leur donnais des documentaires à regarder, des activités ludiques aussi, de la pâte à modeler, du découpage, je leur disais : « faites travailler votre imagination ». Il fallait les occuper en fait ! Parce que, s’ils sont occupés, ils [ne] sont pas avec moi, donc je peux travailler tranquillement. C’est stratégique. (Samira)
En raison de cette participation aux tâches domestiques, aux obligations éducatives et au renouvellement permanent des activités proposées, se rendre partiellement indisponible pour les enfants apparaît hors de portée de la majorité des mères interrogées dans notre enquête : « Quand je suis à la maison il faut que je sois toujours disponible pour mes filles, sinon j’ai des reproches […], il faut que je ne sois que “maman” », explique Annie.
20Il en résulte une accentuation de cette injonction maternelle à la disponibilité permanente. Même si Sarah disposait d’un bureau fermé pour travailler pendant le confinement, et qu’elle s’organisait avec son conjoint pour la prise en charge des enfants, ces derniers venaient « quand même taper à la porte » et étaient « énervés de savoir qu’ils ne pouvaient pas venir voir maman ». Le fait de devoir partager avec son mari, selon un calendrier et des plages horaires strictement délimités, cette seule pièce de travail a d’ailleurs perturbé la productivité de cette doctorante, ce qui fait écho au phénomène de “mur maternel”, développé par Alessandra Milenno (2020) pour caractériser les métiers de la recherche, et amplifié lors de cette crise sanitaire. En conséquence, la démultiplication des attentes vis-à-vis des mères se traduit logiquement par une diminution – voire une disparition – du temps consacré à elles-mêmes :
21J’avais le rôle de la femme du travail, de l’instit, de la maman et de la femme qui prépare à manger et qui s’occupe de la maison. Mais alors du temps pour moi, là il n’y en avait quasiment plus, souligne Léa. « Je ne suis pas Shiva », ajoute Samira, qui désigne les courses comme le seul moment pendant lequel elle pouvait joindre ses amies par téléphone. Or cette disponibilité qu’elle dit devoir à ses enfants, la mère de famille la doit également à son travail :
Je me lève parfois en plein repas parce que j’entends que j’ai reçu un mail, j’ai besoin d’y répondre. (Samira)
En ce qui concerne les enfants, mais aussi leur travail à distance, les mères interrogées apparaissent davantage touchées par les injonctions à la joignabilité permanente.
22De profondes inégalités se révèlent néanmoins dans ce vécu du confinement chez les mères télétravailleuses. Dans les milieux favorisés, le télétravail, au moins partiel, n’était souvent pas une découverte, et les espaces dédiés pour le pratiquer avaient déjà été prévus. En outre, compter davantage de pièces dans le domicile, c’est avant tout disposer d’espaces pour s’isoler et isoler les enfants, ce qui facilite la mise en place de règles de vie et d’une organisation des lieux de chacun : « J’avais mon bureau, et une des chambres a été transformée en playroom, ça nous a vraiment aidés », explique Sarah, alors que Carla avait déjà aménagé son bureau l’année précédente, sur la porte duquel sa fille lui avait fait une pancarte : « Ne pas déranger ». Cependant, dans les milieux plus modestes, le confinement était, à plus d’un titre, l’espace des expérimentations et du bricolage :
J’ai bossé sur la télé du salon avec mon ordi, je me suis flinguée les cervicales. La télé était accrochée au mur, l’écran était très grand, j’avais mal au niveau des épaules, du dos… J’ai travaillé dans de très mauvaises conditions, développe Jessy.
Coline explique aussi que :
La table sur laquelle [elle] travaill[ait], c’était [son] bureau l’après-midi, c’était la table de classe le matin, c’était la table de repas le midi et le soir… voilà, cette table symbolise bien [le fait] qu’elle était la table à tout [faire].
Parallèlement, si le temps de travail empiète parfois sur le temps de la famille, le temps des enfants empiète réciproquement sur l’efficacité professionnelle, y compris dans les milieux privilégiés. Carla, maîtresse de conférences, s’est, elle aussi, confrontée à ce « mur maternel » évoqué supra :
Le temps de la recherche est celui qui est passé à la trappe. (Coline)
23Les questions d’articulation emploi-famille et des frontières entre les différentes sphères d’activité se sont donc posées pour toutes les mères, mais à des degrés différents. Le concept d’« articulation emploi-famille » ou articulation entre la vie personnelle et la vie professionnelle, prend donc tout son sens sur notre terrain, puisqu’il rend compte des ajustements, arrangements et négociations qui se jouent autour du temps de travail et des autres temps sociaux, mais aussi de l’effort de les rapprocher, et ce, même si cette tentative n’est pas toujours réussie (Tremblay, 2019).
24Le télétravail en période de confinement a mis en exergue le « chez soi » comme lieu de réalisation de soi, mais aussi de tensions, de pouvoir et de domination. Si certaines répondantes ont vécu ce confinement de façon très positive, notamment parce qu’il leur a permis de gérer leur temps et de profiter de leurs proches : « Je gère mon temps comme je le veux. Tout en travaillant 7 heures par jour. Je profite de mes enfants et les vois évoluer (télétravailleuse, 26-35 ans, secrétaire comptable, 3 enfants) », la plupart d’entre elles soulignent qu’il leur a surtout permis de libérer du temps pour mieux gérer tâches professionnelles, quotidiennes et familiales : « [je subis] moins de stress et [je dispose de] plus de temps à consacrer à ma famille, [et bénéficie d’une] alimentation équilibrée, car j’ai le temps de cuisiner. » (télétravailleuse, 36-50 ans, professeure des écoles, 2 enfants)
Rares sont les mères qui ont réellement profité de cette « parenthèse » pour voir s’alléger leur charge mentale ou pour s’occuper d’elles-mêmes, ce qui est beaucoup plus souvent le cas des pères. Ce premier confinement a effectivement eu un effet amplificateur et révélateur de la charge mentale propre aux mères, qui consacrent beaucoup de temps et d’énergie à leur travail et aux enfants, et qui sont souvent peu aidées par leur partenaire. Le sentiment dominant demeure celui de l’insatisfaction générale, car la plupart des mères ayant télétravaillé affirment ne pas avoir été efficaces sur le plan professionnel, sans s’être réellement bien occupées, selon elles, de leurs enfants :
Il n’est pas simple de trouver un juste milieu : j’ai soit l’impression de négliger mes enfants et mon mari, soit l’impression de ne pas faire assez pour mon travail, qui est toujours perfectible. (enseignante, 36-50 ans, 3 enfants)
À cette insatisfaction s’ajoute souvent un sentiment de frustration. Cela a particulièrement été le cas quand les mères ont dû gérer les devoirs de leurs enfants, ce qui a pu déstabiliser parfois le rôle de mère, comme le souligne Annie :
À cette période, j’avais la sensation d’être tout, mais rien à la fois parce que l’école, je ne sais pas comment gérer ce côté pédagogique de l’instit’. Et après ça peut créer des tensions et des conflits et ça casse un peu des trucs sur le rôle de maman. Être sur tous les fronts, c’est pas simple.
L’absence de soutien de la part du père a pu conduire certaines mères à craquer nerveusement :
Mon mari part à la cuisine, je suis là, et pourtant je venais de dire de me laisser tranquille, mais il revient me demander : « combien de doses de riz je mets ? », je lui dis « fais comme tu veux », il part, revient, il me dit : « oui mais, c’est quoi comme je veux ? », je lui réponds, il part, il revient : « mais il faut me dire à peu près, un bol, deux bols, je fais comment ? ». Et les enfants : « maman ! », en train de se chamailler, voyez… Et là j’ai pété les plombs ! Je me suis mise à hurler, j’ai cru que j’allais… j’ai pété les plombs en fait, j’ai prié, j’ai hurlé, j’ai pleuré, et là on me dit : « mais pourquoi tu te mets dans des états pareils ? Je comprends pas ! »… Et les enfants : « maman arrête, tu nous fais peur quand t’es comme ça, pourquoi tu fais ça ? » (Samira)
25Enfin, d’autres mères font clairement état d’un fort sentiment de culpabilité face aux difficultés à tout gérer, penchant clairement vers le modèle des « mères travailleuses submergées », pour lesquelles se confrontent engagement professionnel et maternel (Goussard & Sibaud, 2017). Beaucoup pensent qu’elles auraient dû s’organiser différemment et donner la priorité à leurs enfants, à l’image de Jessy :
C’est là que je regrette un peu la façon dont j’ai procédé, il y avait une telle culpabilité à pas être productive que je me suis pas juste détendue, je me suis pas dit : « bon, c’est pas grave, on verra après », je vais juste m’occuper de la famille. (Jessy)
Chez la plupart de nos répondantes, l’activité professionnelle tient une place centrale dans leur vie, car elle leur apporte souvent reconnaissance et sentiment de réalisation de soi. La question du choix entre travail et enfants traverse donc la majorité des entretiens :
Une culpabilité de ne pas pouvoir tout faire […], j’aurais aimé pouvoir gérer les deux. Et ma fille vous le dirait, elle vous dirait : « maman s’est plus occupée de son métier que de moi ». (Léa)
Nous avons donc pu noter, à notre tour, que les choix qui concernent l’utilisation de mesures d’articulation emploi-famille sont souvent paramétrés par l’ethos professionnel, mais aussi par la vocation personnelle (Tremblay, 2019).
De plus, les doutes et remises en question soulevés par la mise en comparaison avec les autres parents ont joué un rôle essentiel dans l’installation de ce sentiment de culpabilité. Celui-ci a souvent conduit les mères à consacrer la totalité de leur temps libre à leur partenaire et enfants et, quelque part, à s’oublier :
Ce qui me manquait, en fait, c’est d’avoir du temps pour moi, que je puisse m’octroyer sans pénaliser qui que ce soit. (Samira)
26Les femmes françaises, grâce à une relative accessibilité des modes de garde et à une politique familialiste du gouvernement, sont parmi les Européennes qui travaillent le plus tout en ayant des enfants (Pison, 2020), mais cela ne se fait pas sans difficultés. La culpabilité serait, selon Sylviane Giampino (2000), inhérente au fait de devenir mère, mais elle est également largement véhiculée par la société et son organisation. Nous constatons bien, dans notre enquête, la volonté forte, chez les mères répondantes, de tout gérer de front, en dépit parfois de leurs propres besoins et des réalités, ce qui peut générer frustration et culpabilité. Cependant, les réactions face à ces difficultés de conciliation emploi-famille sont très diverses.
Nous avons en effet pu identifier dans notre enquête différents registres de réaction, allant de la résistance au renforcement des clivages de genre. Certaines des mères de notre échantillon, relativement peu nombreuses, ont dit « stop » pendant ce confinement :
J’ai dit : « Stop ! Je fais plus les tâches ménagères, vous allez vous débrouiller », et, en fait, très honnêtement, j’ai voulu que les deux plus grands partent ailleurs. (Zoé)
Refusant une position secondaire, certaines sont clairement entrées « en résistance » :
On ne peut pas exiger de moi que je sois mère, femme de ménage, cantinière, maîtresse scolaire pour les enfants, maîtresse tout court pour mon mec, tout en maintenant une production de travail intensive en cette période inédite, qui mérite une pause pour tout le monde pour simplement être dans l’apaisement. (ingénieure, 36-50 ans, 2 enfants)
La plupart semblent néanmoins s’être mises en retrait, privilégiant souvent l’activité professionnelle de leur partenaire :
Mon compagnon en télétravail, un étudiant qui prépare les examens, une enfant en CM2. Je suis la seule à pouvoir me libérer pour l’intendance, et il m’est donc impossible de travailler, sauf le soir à partir de 22 heures (infirmière, 51-65 ans, 2 enfants)
Elles ont souvent occupé un espace de travail moins favorable au sein du logement :
Alors, il allait des fois dans la chambre de ma fille quand il avait des réunions, mais sinon non. Il avait tout installé en bas, enfin c’est vrai que du coup, déménager à chaque fois [...]. Et puis j’avoue qu’au pire, il aurait pu aller dans notre chambre. Mais bon, dans notre chambre il aurait été sur le lit pas bien installé quoi. Alors que là, il était bien installé. (Léa)
Cette inégalité dans l’organisation des temps de vie et des rapports à l’espace a aussi pu être source d’une colère, plus ou moins contenue :
[…] à un moment donné, je lui en voulais aussi en fait. Lui, il [était] tranquillement dans la chambre en train de travailler, moi je gérais le petit. (Coline)
D’autres mères, enfin, ont fait le choix, pendant cette période, de délaisser la sphère professionnelle au profit de la sphère familiale. Elles ont affirmé, contrairement aux pères de notre échantillon, avoir mis de côté le télétravail pour s’occuper de leur maison, conjoint ou enfants, et ce, de manière délibérée.
Parce qu’on est jamais seule et tranquille et que les instants de vie de famille sont tellement rares au quotidien qu’on a envie d’en profiter aussi. (étudiante, 18-25 ans, 1 enfant)
Mais souvent, elles l’ont fait par obligation :
J’ai considérablement allégé mes tâches professionnelles pour faire baisser la pression au sein de la famille. J’appréhende le manque de compréhension de ma hiérarchie. (ingénieure d’études, 36-50 ans, 3 enfants)
De nombreuses mères, du fait même de la plus grande flexibilité des horaires de travail permise par le télétravail, en ont profité pour accompagner davantage leur enfant (Tremblay, Chevrier & Di Loreto, 2006). Elles ont même dû gérer le quotidien et l’école à la maison, souvent au détriment de leur télétravail, alors que le père était, lui, disponible, à l’image d’Adèle :
Pour les devoirs, j’aurais aimé que les enfants lui demandent un peu plus, parce qu’il était là, lui !
27Cela a particulièrement touché les mères d’élèves ayant des difficultés scolaires, car ces élèves ont consacré encore davantage de temps à leur scolarité (Barhoumi et al., 2020). Elles ont donc naturellement disposé de moins de temps à consacrer à leurs loisirs ou à elles-mêmes pendant cette période. Ces résultats rejoignent ceux d’autres enquêtes qui soulignent une plus forte pression sur les mères, une invisibilisation de leur travail ainsi qu’un allongement de leur journée de travail (OIT, 2021), induisant souvent un temps de « récupération insuffisant » (Yerkes et al., 2020). Ils montrent également l’importance des clivages de genre dans la plupart des familles de notre échantillon, clivages qui semblent avoir été peu bousculés par cette période inédite, et ce, malgré le fait que de nombreux pères étaient disponibles. Cela pousse même quelques répondantes à expliquer que, finalement, si elles avaient été seules, elles se seraient organisées différemment et auraient évité une forme de frustration :
Quand t’es seule avec tes enfants, t’attends rien de personne finalement, tu t’organises… il n’y a pas cette espèce de frustration, de colère, d’attendre mais il n’y a rien qui vient, là t’es seule avec. (Jessy)
28La gestion de l’école à la maison et des tâches domestiques a donc eu des répercussions sur le quotidien des mères, notamment télétravailleuses ou précaires (chômage, sans emploi), qui ont eu pour certaines le sentiment de « faciliter la vie de l’ensemble du ménage alors que la leur semblait s’être arrêtée » (Herten-Crabb & Wenham, 2020). D’autres enquêtes, notamment menées aux États-Unis (Collins et al., 2020 ; Carlson, Petts & Pepin, 2020), soulignent que l’école à la maison a eu pour conséquence une réduction contrainte du temps de travail hebdomadaire des mères, tandis que celui des pères (au sein des mêmes foyers) semble avoir été bien moins affecté. De la même manière, mais cette fois en Espagne, les mères interrogées dans le cadre de l’enquête réalisée par Lidia Farré et son équipe durant le confinement (2020) ont déclaré avoir passé, en moyenne, neuf heures de plus par semaine que les pères à s’occuper des enfants. Nos résultats rejoignent donc ceux de ces enquêtes quantitatives, pourtant géographiquement éloignées les unes des autres, qui mettent en avant un déséquilibre de genre systématique dans le partage des tâches et surtout des rôles parentaux, toujours en défaveur des mères.
La crise sanitaire ayant permis à la plupart des pères d’avoir plus de temps à consacrer à leur famille, elle a pu également, à la marge, bousculer des équilibres clivés largement impensés :
Ça m’a permis aussi de lui laisser un peu plus de place, en fait. Parce que c’est vrai, j’ai tellement pris l’habitude de gérer sans lui, que lui, même quand il est revenu, j’ai eu du mal à lui laisser de la place, de gérer les enfants à ma place en fait. (Zoé)
La question de la place des pères au sein du foyer transparaît par ailleurs du témoignage des répondants eux-mêmes, car si beaucoup semblent avoir vécu le confinement comme une opportunité de prendre du temps pour eux et de ralentir leur cadence professionnelle, sans nécessairement remettre en cause la division du travail au sein des familles (Dubet, 2020), certains s’en sont clairement saisi pour passer plus de temps avec leurs enfants :
Pour moi, ça a vraiment été une bénédiction, de pouvoir enfin passer du temps avec mes gosses, sans stress. (plombier, 36-50 ans, 2 enfants)
29Des inégalités subsistent cependant, des travaux récents (Alon et al., 2021) soulignant une nette surreprésentation des pères participant activement à la prise en charge des enfants mais seulement dans le cadre des activités extérieures, une situation réservée aux ménages confinés dans une maison individuelle avec jardin. Une autre enquête, menée au Canada (Shafer, Milkie & Casey, 2020), révèle d’ailleurs un écart important dans les représentations paternelles et maternelles en lien avec la prise en charge des enfants. Les mères canadiennes interrogées évoquent certes une amélioration de l’investissement paternel entre l’avant-confinement et la période confinée, mais la proportion d’entre elles qui estime que le partage des rôles parentaux est équitable reste bien inférieure à celle des pères.
30Nos résultats rejoignent, à ce titre, ceux de Myriam Chatot (2020) qui souligne que les hommes se disent souvent satisfaits du volume de temps qu’ils peuvent consacrer à leurs enfants, ce qui n’est pas du tout le cas des mères de notre échantillon. Ce temps dédié aux enfants n’a évidemment pas totalement effacé les clivages de genre, mais il a permis à certains couples de repenser la place de chacun. Plusieurs enquêtes internationales envisagent, à ce titre, cette période de confinement comme une opportunité de rééquilibrage des rôles et des tâches au sein des couples, que ce soit face aux tâches quotidiennes ou à la gestion des enfants (Andrew et al., 2020 ; Yerkes et al., 2020, Carlson, Petts & Pepin, 2020). La prise de conscience d’un partage inégal des tâches par certains pères, relativement rare, semble de plus avoir été « rattrapée » par le retour « à la normale » une fois les foyers déconfinés. Pour certains, cependant, l’attention à l’autre et à un déséquilibre de genre est toujours là :
On est clairement revenu un peu en arrière, c’est-à-dire que le boulot a de nouveau repris plus de place, et du coup ma femme fait de nouveau un peu plus de choses que moi, mais je reste quand même plus disponible, et surtout plus attentif en fait. (Mathis)
31Or, l’un des vecteurs principaux de l’amélioration de l’articulation famille-travail serait d’atteindre une égalité hommes-femmes en termes de partage des tâches (Pailhé & Solaz, 2009) qui permettrait ainsi à ces dernières de vivre plus sereinement leur activité professionnelle.
32Même si nous avons pu observer des signaux relativement forts témoignant d’un engagement plus important de certains pères dans la vie familiale, comme l’ont montré d’autres enquêtes avant la nôtre (Chatot, 2020 ; Shafer, Milkie & Casey, 2020), il n’en demeure pas moins que ce confinement a exacerbé des formes de violence symbolique à l’encontre des femmes et renforcé des clivages de genre. Les prises de conscience et initiatives relatives à cette période de confinement méritent donc toute notre attention, et laissent apercevoir, malgré des clivages de genre encore très marqués, les perspectives selon lesquelles les pères pourraient mieux vivre leur paternité et les mères vivre plus sereinement, et sans culpabilité, leur vie de mère, de travailleuse et de femme.
33Le télétravail mis en place dans l’urgence dans le contexte de cette crise sanitaire a mis en difficulté de nombreux parents, mais plus particulièrement des mères, qui ont souvent dû gérer une multitude de tâches simultanément : tâches professionnelles, familiales, domestiques et liées à la scolarité de leur(s) enfant(s). La difficile conciliation des temps de vie au cours de cette période a participé à une exacerbation genrée de la charge mentale du côté des mères, et ce, même si les entreprises et le gouvernement français ont essayé de soutenir l’ensemble des parents dans cette situation inédite. Le confinement a particulièrement affecté la possibilité pour les mères télétravailleuses d’exercer leur activité dans de bonnes conditions et de prendre du temps pour elles. Télétravail et vie familiale ont largement débordé réciproquement l’un sur l’autre, rejoignant en cela les analyses des approches sociologiques conduites en termes de conflit emploi-famille. Ce qui semble caractériser la singularité du contexte français est la pression que les mères ont pu se mettre face à la nécessité de répondre à ces différentes injonctions professionnelles et personnelles, et ce, même lorsque l’employeur a fait preuve de souplesse et de compréhension. Ici, et contrairement à ce qu’ont pu montrer les analyses de Diane-Gabrielle Tremblay sur le rôle positif de la mise en place, par les entreprises, de mesures de conciliation (Tremblay, 2012 ; 2019), celles-ci ne sont pas toujours avérées suffisantes pour améliorer l’articulation des temps sociaux. Néanmoins, nos résultats traduisent bien l’existence de tensions entre ethos professionnel et articulation travail-famille semblables d’un pays à l’autre, malgré des cadres institutionnels et des politiques et régulations nationales différents (Tremblay, 2019).
34Nous avons enfin pu noter, dans le cadre de cette enquête, que le confinement avait pu favoriser une certaine prise de conscience des inégalités de genre dans l’articulation emploi-famille, dessinant souvent des besoins ou volontés de rééquilibrage. Il est évident, et c’est là ce qui constitue la principale limite de notre enquête, qu’il faudra attendre plusieurs mois avant de savoir si cette période exceptionnelle, souvent marquée par une certaine réflexivité, aura eu des conséquences à long terme sur les dynamiques familiales et les inégalités de genre en France. En outre, il s’agira d’élargir notre échantillon pour vérifier si la double tendance de l’importance accordée par de nombreuses mères au travail dans la réalisation de soi et du souhait de nombreux pères de réduire leur part d’activité professionnelle afin de passer davantage de temps avec leurs enfants est réelle, partagée et durable.
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