1Les travaux consacrés au thème de l’équilibre entre sphères privée et professionnelle attestent d’une relation conflictuelle entre celles-ci. Le conflit entre ces deux sphères d’activité, réputé grandissant depuis les années 2000, résulterait de transformations affectant les structures familiale et productive (Grodent & Tremblay, 2013). Le télétravail semble d’emblée s’inscrire dans un contexte d’accroissement de la porosité entre sphères d’investissement, sous l’effet d’une flexibilisation tendancielle du monde du travail dans ses modes d’organisation et ses rythmes d’activité (Taskin & Tremblay, 2010). Pourtant, il tient paradoxalement une place centrale en tant que dispositif pensé à l’origine par ses promoteurs comme devant favoriser la conciliation entre vie professionnelle et vie privée (Jenson, 1994 ; Madsen, 2003, Dumas & Ruiller, 2014). Derrière cette contradiction apparente, notre enquête révèle l’existence d’inégalités dans les ressources détenues et mobilisables dans le cadre de la construction de différentes formes d’équilibres entre sphères d’investissement. L’article se propose, ici, de saisir ces inégalités au prisme des expériences temporelles et spatiales hétérogènes auxquelles furent confrontés les télétravailleurs.

Méthodologie

2L’article s’appuie sur une étude qualitative réalisée au cours des deux périodes de confinement (2020 et 2021) auprès d’une population de cadres franciliens. Les deux enquêtes conduites dans le cadre de cette étude s’appuient sur la réalisation de vingt-quatre entretiens semi-directifs d’une durée de deux heures chacun. Les personnes interviewées exercent toutes leur activité au sein de la direction des études d’une grande entreprise française ; il s’agit de dix chef·fes de projet, huit chargé·es d’études et six responsables d’équipe. Elles affichent des caractéristiques majoritairement représentées dans la population française des télétravailleurs d’avant le confinement (Hallépée & Mauroux, 2019). Elles occupent une position de cadres diplômés de l’enseignement supérieur et exercent, en région parisienne, une activité tertiaire au sein d’une grande entreprise. Plus précisément, elles se distribuent de la manière suivante selon leur genre (13 hommes et 11 femmes), leur expérience professionnelle (14 ayant 15 à 35 ans d’expérience professionnelle, 10 ayant moins de 15 ans d’expérience professionnelle), leur parentalité (20 avec des enfants et 4 sans enfants) et leur lieu de résidence (9 à Paris et 15 en banlieue). Afin de garantir l’anonymat des personnes interviewées, nous avons modifié leurs prénoms et veillé à garder confidentielles les informations susceptibles de révéler leur identité.

3Les enquêté·es disposent d’une autonomie relativement importante dans le cadre de leur activité, et possèdent, pour une partie d’entre eux, une expérience du télétravail antérieure à la crise sanitaire (à hauteur d’une journée par semaine de travail à domicile autorisée par l’entreprise). La généralisation et la durabilité du travail à distance à l’occasion du confinement ont néanmoins mis au jour des différences objectives dans l’organisation de la vie quotidienne des télétravailleurs, dévoilant le rôle de l’espace de travail et du temps de travail sur les expériences vécues.

4Dans un contexte de conditions sanitaires dégradées, le dispositif d’enquête retenu a conduit à la réalisation d’entretiens à distance, via un logiciel de visiophonie (Teams). Il a, dans le même temps, empêché de procéder à des observations in situ. De plus, la conduite (contrainte) d’entretiens à distance, par le biais d’entretiens souvent réalisés sans webcam, présente la limite d’un accès restreint aux dimensions non verbales de la communication et le risque d’un moindre dévoilement des enquêté·es. Le matériau recueilli a fait l’objet d’une retranscription intégrale et d’un traitement systématique par analyse de contenu.

5Au-delà de l’homogénéité apparente de l’univers professionnel étudié (cadres au sein d’une direction fonctionnelle, diplômés a minima au niveau bac + 5), les enquêté·es apparaissent engagés dans des formes inégales d’investissement au travail et dans la famille. Ces inégalités trouvent à s’expliquer par une diversité de facteurs émanant à la fois de la nature de l’activité (réalisation d’études, pilotage de projets ou coordination d’équipes), du genre des interviewé·es, de leurs caractéristiques sociodémographiques (lieu et taille du logement, résidant en couple ou seul, avec ou sans enfants), mais également de l’importance accordée à l’équilibre entre travail et famille dans ce qui relève d’une « liberté de mener différentes sortes de vie » (Sen, 2003, cité par Zimmermann, 2011).

6Dans le but de développer une capacité de hiérarchisation de leurs priorités dans le cadre de leur vie quotidienne, les salarié·es mobilisent les dimensions spatiales et temporelles de leur activité professionnelle. Néanmoins, l’espace et les temporalités à disposition des acteurs ont pu constituer une ressource comme une entrave dans l’établissement d’un équilibre entre temps sociaux (Gurvitch, 1958). La relative homogénéité de statut professionnel des salarié·es étudié·es nous amènera à montrer que la condition de télétravailleur ne peut se saisir par les seules inégalités socioéconomiques. Dans notre cas, les inégalités révélées par l’expérience du télétravail dans l’agencement des temps sociaux et des espaces, demandent à être rapprochées à la fois du genre des travailleurs, de leurs conditions de vie et de famille, de leur logement et de leur activité. Ces inégalités se donnent à voir dans un usage différencié – en grande partie sexué – des temps et des espaces du confinement jouant sur la capacité de conciliation entre sphères d’investissement. L’appropriation des temps et des espaces dans le cadre d’un télétravail confiné s’alimente de rapports sociaux de sexe établis et prend place dans des configurations existantes (taille plus ou moins importante du domicile, profession plus ou moins exposée à des coûts de coordination). En ce sens, l’expérience du télétravail en situation de confinement demande à être pensée comme un révélateur et un amplificateur des inégalités antérieures à la crise sanitaire (Collectif d’analyse des familles en confinement, 2021).

L’inégale capacité d’articulation et de réinvestissement des temps sociaux

L’analyse des relations entretenues entre la sphère professionnelle et la sphère domestique du point de vue des temporalités permet, par sa dimension objectivante, d’éclairer l’équation temporelle personnelle (Grossin, 1996) des télétravailleurs. L’éclairage fourni donne accès aux effets du travail à distance sur l’équilibre instauré entre une pluralité d’engagements que les salarié·es cherchent à combiner.

Le travail à domicile comme réappropriation différenciée de la sphère familiale

7Un certain nombre d’études empiriques montrent que le télétravail est appréhendé par une partie des salarié·es comme un mode de travail permettant une plus grande conciliation entre sphère privée et sphère professionnelle (Tremblay, Chevrier & Di Loreto, 2006). Dans le cadre de notre enquête, il apparaît qu’une partie des salariés, majoritairement parents d’enfants scolarisés ou en bas âge, disposant d’une expérience antérieure du télétravail et accordant une place importante à l’équilibre entre sphères d’activité, se sont saisis de la temporalité mêlée du télétravail en confinement pour (ré)investir la sphère des relations familiales. La coprésence des différents membres d’une même famille dans un espace superposant une multiplicité de dimensions (domestique, familial, conjugal et professionnel) a participé d’une redistribution choisie (recherchée) des temps sociaux. Pour ces salarié·es, la capacité d’allocation du temps (Flaherty, 2011), révélatrice d’une forme de réappropriation et de compétence, se voit mise au profit de la vie de famille à travers un accroissement des temps et des activités partagés. Le télétravail tend ainsi à être envisagé comme instrument de régulation de l’investissement familial par l’autonomie temporelle qu’il autorise :

C’est un temps un peu particulier parce que c’est un temps où j’ai passé plus de temps avec ma famille que j’en n’ai jamais passé. […] Donc, finalement, pour moi, c’est très égoïste de dire ça… Ce n’était pas une mauvaise phase, parce que justement j’ai beaucoup plus profité de ma vie personnelle que j’en ai l’habitude. (Romain, chef de projet, 1 enfant, en couple)

8Par-delà la suppression des temps de trajet domicile-travail, la capacité de régulation des temps de l’activité procure à ces salarié·es une liberté d’organisation temporelle. En ayant prise sur l’ordre des séquences temporelles, de même que sur le temps alloué à chacune d’entre elles (Flaherty, 2011) (notamment par la possibilité de bénéficier d’arrêts de travail pour raison « de garde d’enfant »), ces salarié·es considèrent bénéficier de marges de manœuvre importantes en vue de concilier travail et famille. C’est aussi du point de vue de l’alternance entre temporalité domestique et temporalité productive que le télétravail leur a permis de faire plus aisément l’expérience d’une flexibilité temporelle à travers la pratique d’activités de diverses natures (activités en famille, sport, jardinage, jeux vidéo, pratique musicale…). Dans le sens d’une autonomie apprise (De Terssac, 2012), les pratiques de ces télétravailleurs contribuent à une qualité de vie au travail, à entendre comme une capacité de régulation temporelle bénéfique à la construction d’un pouvoir d’agir.

9Dans le même temps, l’usage différencié du temps libéré par le confinement (suppression des trajets domicile-travail et réduction des moments de sociabilité informelle) rend compte de la permanence de la division sexuelle du travail domestique. Les télétravailleurs masculins convertissent ce temps récupéré sous la forme d’un temps à soi les éloignant de l’économie du travail domestique (sport, musique, jardinage…) dans ses tâches les plus répétitives. Par contraste, la majorité des télétravailleuses interrogées réinvestissent ce temps en donnant une part croissante à la prise en charge des tâches domestiques et éducatives. La réappropriation sexuée du temps dégagé par le travail à distance restitue, dans l’espace confiné du domicile, des inégalités de genre qu’elle vient même accentuer :

En fait, le télétravail, ça m’a permis de pouvoir gérer mon temps selon mes besoins personnels : d’alterner entre passer du temps avec les enfants et travailler, de pouvoir faire mes courses en milieu de journée, quitte à travailler un peu plus tard… Ça donne une vraie liberté qui est très bénéfique, en fait. (Salomé, chargée d’études, 2 enfants, en couple)

Si on a un trou d’un quart d’heure dans la journée, on peut faire un peu de jardinage. Le sport, c’est un peu pareil, le sport on peut tout à fait le faire, par exemple entre midi et deux. On a toute la liberté de le faire à n’importe quel moment. (Pierre, chef de projet, 3 enfants, en couple)

Une capacité de conciliation entre sphères d’investissement conditionnée par une combinaison de facteurs socioprofessionnels

10Néanmoins, le degré de maîtrise des temps sociaux révèle une fracture au sein des travailleur·ses interrogé·es. D’une part, pour les télétravailleur·ses les plus contraint·es par leur environnement physique (logement de petite taille et mal isolé) et familial (nécessité de faire « l’école à la maison » auprès d’enfants en bas âge), faisant également part d’une charge de travail plus conséquente, la porosité entre sphères d’activités fait l’objet d’une régulation problématique. L’affaiblissement des frontières entre le travail et le hors-travail s’avère notamment à l’origine de plus grandes attentes des membres de la famille envers le/la salarié·e en télétravail (Mustafa, 2012 ; Dumas & Ruiller, 2014). En particulier, les salarié·es les moins expérimenté·es dans l’exercice du travail à domicile, dont l’activité leur apparaissait consubstantielle à leur espace de travail en « présentiel » (site professionnel), ont découvert, souvent avec difficulté, la nécessité d’établir de nouvelles frontières temporelles. La porosité entre activité professionnelle et charges familiales déstabilise alors l’organisation temporelle mise en place dans le cadre de leur travail en présentiel. La maîtrise partielle des interactions entre sphères d’investissement révèle, chez ces télétravailleurs, un sentiment d’hétéronomie dans la tentative de maintien d’une cohérence dans « l’organisation séquentielle » de leur emploi du temps (Dieumegard, Saury & Durand, 2004). De plus, l’exercice du télétravail en situation de confinement, conduisant à la cohabitation d’enfants scolarisés à distance, modifie la représentation du télétravail (antérieurement construite) associée à l’accès à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

11S’ajoutant aux caractéristiques du logement et au nombre d’enfants à charge, le genre féminin augmente les difficultés à équilibrer vie familiale et vie professionnelle au cours de la période. En effet, un certain nombre de travaux portant sur le télétravail, et publiés avant la crise sanitaire, attestaient déjà des inégalités de genre auxquelles la pratique du travail à domicile se trouvait soumise. Comme le montrent notamment Dupont, Giuliano et Godfroid. (2021), la flexibilité attribuée au télétravail peut se trouver considérée, selon les auteures, comme une opportunité offrant une meilleure conciliation travail-famille, comme elle peut participer d’un « modèle d’exploitation » (ibid., p. 7) des femmes, assignées à une double charge (ménagère et familiale d’une part, professionnelle de l’autre) au sein du domicile. La propension de femmes à télétravailler se trouve motivée – dans des proportions bien supérieures aux hommes – par un souhait (souvent contraint) de cumuler tâches domestiques et tâches professionnelles (Haddon & Silverstone, 1993 ; Sullivan & Lewis, 2001). Cet intérêt des femmes pour le télétravail témoigne de la recherche d’une capacité renforcée d’articulation de temps sociaux concurrentiels. Or, l’augmentation des activités domestiques et parentales durant le confinement s’est traduite par une interpénétration renforcée des temps sociaux venue accentuer les inégalités de genre.

12En effet, la plus grande difficulté rencontrée par les femmes dans la recherche d’un équilibre entre sphères d’investissement (Jönsson & Morel, 2006) s’est vue renforcée par un alourdissement des charges (ménagères d’une part, professionnelles de l’autre) au cours des confinements. La coprésence quasi continue des membres de la famille au sein du même espace s’est traduite par une exposition plus importante à l’inégale distribution des tâches domestiques, régulièrement source d’interférence, de dispersion et de glissement de séquences professionnelles, parfois tardivement dans la journée, contribuant à réduire grandement la capacité d’organisation des temps sociaux de ces télétravailleuses. Autrement dit, la combinaison en temps de confinement d’une augmentation des tâches domestiques et d’un maintien de la division sexuée du travail s’est soldée par une part croissante du temps hors travail des femmes consacrée à l’organisation familiale – asséchant par suite toute possibilité d’extension d’un temps personnel (Collectif d’analyse des familles en confinement, 2021).

Maintenant, comme on est isolés et qu’on a davantage d’obligations au niveau familial, on fait moins de pauses, on enchaîne plus les choses. On fait moins de gestes pour se détendre au niveau des articulations. Moi, j’ai malheureusement une tendinite au bras, parce que je ne faisais pas assez de pauses, et pas assez de mouvements, maintenant je vais voir un kiné. (Mathilde, cheffe de projet, 2 enfants, en couple)

L’absence d’espaces-temps transitoires révélatrice de leur importance

14Pour ces télétravailleur·ses, contraints par leur environnement physique et familial – d’autant plus pour les femmes confrontées à une inégale répartition des tâches ménagères au sein de leur couple – l’alternance entre activité privée et activité professionnelle obligeant à une capacité de « jonglage » entre temporalités, s’est révélée la plus complexe à mettre en place. L’impact cognitif de cette bascule entre temps sociaux se traduit par des difficultés de concentration, particulièrement ressenties par les chef·fes de projet, entravant ici le/la télétravailleur·se dans son aspiration au « travail bien fait » (Clot, 2013). D’une autre manière, l’investissement au sein de la sphère familiale pâtit également de ce balancement entre types d’activités. Ces télétravailleur·ses, et plus particulièrement les femmes concernées, tendent ainsi à percevoir une relation antagoniste entre sphère familiale et sphère professionnelle qui se révèle difficilement maîtrisable. Face à ce manque de frontières étanches entre temps sociaux, les rites de séparation organisant la vie quotidienne « en présentiel » reprennent sens et intérêt. La disparition des espaces-temps interstitiels (Roussillon, 1987 ; Fustier, 2012), abritant les échanges informels quotidiennement tissés dans le cours de l’activité sur site (Cihuelo & Piotrowski, 2021), conduit ces télétravailleur·ses à faire état d’un réel manque et de l’importance de ce « rituel de coupure » révélé par le confinement. Ces derniers expriment ici la perte préjudiciable de temps transitoires permettant de décompresser et de sortir de l’état de tension résultant d’une journée intense de travail :

Dans la mesure où on devait gérer nos enfants et effectivement traiter nos tâches de métier, c’est un rythme soutenu parce que ce n’est pas facile de switcher de l’un à l’autre. (François, chef de projet, 4 enfants, en couple)

Quand on est en présentiel sur le site et qu’on rentre chez soi, on a l’espèce de sas de la voiture, on a un moment. Je ne me rendais pas assez compte du besoin de ce moment, mais finalement, qui permet de vraiment être disponible à la maison quand on est à la maison. Là, ce n’est pas le cas, c’est-à-dire que quand je terminais une réunion qui, des fois, pouvait potentiellement être un peu difficile ou me mettre un peu en tension… Eh ben, quand deux minutes après, je descendais pour discuter avec mes enfants, j’étais toujours sur cette tension-là. C’est vraiment la difficulté d’avoir un sas qu’on n’a plus, d’arriver à être vraiment disponible à la maison quand on est dans le temps perso. (Julie, responsable d’équipe, 2 enfants, en couple)

15L’inégalité des équations temporelles personnelles (Grossin, 1996) élaborées au cours des périodes de télétravail en confinement trouve sa source dans une combinaison de facteurs (genre, taille réduite du logement, coprésence des enfants en bas âge et expérience limitée du travail à domicile). Néanmoins, le rôle également joué par la nature de l’activité demande de questionner les temporalités du travail stricto sensu, afin d’éclairer leurs (inégales) incidences sur l’investissement familial.

Une inégale maîtrise temporelle de l’activité dans ses rythmes et son intensité

L’influence de la profession sur l’expérience du temps de travail

17L’intensité temporelle du télétravail, que Cléach et Metzger (2004) mentionnaient déjà pour qualifier l’expérience temporelle du travail à distance de cadres supérieurs, s’incarne, pour ces chef·fes de projet, à la fois dans une intensification du temps au travail (Lallement, 2003) (rythmes et cadences continuellement accélérés, contrôle accru via les tâches de reporting) et dans une augmentation du temps de travail non pas formellement reconnu par l’entreprise mais effectivement pratiqué en télétravail. De manière symptomatique, l’amplification du temps de travail s’exprime notamment par la diminution des temps de pause, venant intensifier, dans un mouvement conjoint, le temps au travail. L’importance des pauses dans le travail, véritables moments de « reprise de soi » (Hatzfeld, 2002), dans une visée productive comme du point de vue de la santé physique et psychique des salarié·es (Soares, 2014), révèle la manière dont le télétravail peut affecter les conditions de travail. En la matière, les chef·fes de projet étudié·es semblent confronté·es à l’absence de « garde-fou formel » (Cléach & Metzger, 2004) ou plus informel, chargé de signifier l’arrêt de la journée de travail ou de rythmer les regroupements collectifs (déjeuner, pause-café…). Ces télétravailleur·ses pointent avec encore plus d’acuité la disparition des lieux et des moments transitionnels ouvrant sur des échanges informels (discussion prolongée en sortie de réunion, rencontre dans les couloirs, échange spontané à la machine à café…) :

Je n’ai jamais eu de problème à m’accorder des pauses dans la journée, en présentiel ! Mais là, avec la charge de travail… Et puis, personne vient à ton bureau pour te dire « Tu viens prendre un café ? », donc ça fait que, personnellement, j’ai l’impression de travailler en continu quoi. (Émilie, cheffe de projet, pas d’enfant, en couple)

J’ai constaté que je faisais moins de pauses qu’avant. ça me faisait des journées à la fois plus longues et en même temps plus intenses. Alors que quand on est dans un bureau, on va chercher un verre d’eau, on va chercher un café, on discute avec les collègues et ça fait des pauses naturelles. (Christophe, chef de projet, pas d’enfant, en couple)

18Les chef·fes de projet s’avèrent davantage soumis à une perte de « disponibilité temporelle » (Devetter, 2006) dans leur maîtrise de la durée et de la prévisibilité des horaires de travail. L’augmentation de leur charge de travail se traduit par un surinvestissement professionnel conduisant à un déséquilibre de l’équation temporelle personnelle (Grossin, 1996), au détriment de la sphère familiale. Le surinvestissement ressenti renvoie également à l’importance attribuée au pilotage de projet et à la nature de cette fonction, jugée consubstantiellement à risques (Segrestin, 2004). A fortiori, l’activité de chef·fe de projet semble avoir, au cours de la crise sanitaire, porté le poids de l’inquiétude organisationnelle, en se voyant attribuer un rôle d’amortisseur de situations considérées par l’entreprise comme plus incertaines :

On a beaucoup plus de réunions, la charge de travail est beaucoup plus importante et on fait beaucoup de reporting, chose qu’on ne faisait pas souvent. J’ai vraiment le sentiment qu’on fait reposer beaucoup sur le dos des chef·fes de projet. (Mathilde, cheffe de projet, 2 enfants, en couple)

19De manière contrastée, les chargé·es d’étude, moins sujet·tes à des phénomènes d’intensification au cours de la période, font état d’une expérience du télétravail sensiblement différente. Pour certains d’entre eux, la part importante des études réalisées dans l’activité globale (longs temps de rédaction et de lecture) a pu converger avec une organisation (plus) autonome des temps professionnels, révélatrice d’une « souveraineté temporelle » (Le Feuvre & Lapeyre, 2013) permettant de se prémunir des risques de surtravail. L’éloignement durable des locaux de l’entreprise apparaissait également comme une opportunité pour mettre à distance les sources d’interruption et de dispersion, présentes dans l’entreprise en présentiel, au profit d’une plus grande continuité et d’une meilleure concentration dans la réalisation de l’activité :

Je dirais que, moi, ça m’a permis de travailler plus en profondeur, sur certaines choses qui m’intéressaient, que j’avais moins le temps de faire avant. (Georges, chargé d’études, 2 enfants, en couple)

Le télétravail, ça nous amène à repenser notre manière de travailler, et finalement, dans nos professions, c’est assez compatible parce que finalement, c’est beaucoup de tâches en solitaire. […] Et puis, y a des moments où il faut qu’on pense à autre chose pour avancer, et ça se fait plus facilement en télétravail, je trouve. (Anne, chargée d’études, 2 enfants, en couple)

Des disparités dans le rôle de régulation joué par la famille

20L’équilibre trouvé dans la répartition des investissements temporels rend également compte d’inégalités demandant à être rapprochées du rôle joué par la famille dans la régulation des temps professionnels. En effet, les télétravailleur·ses les plus isolé·es parmi les salarié·es enquêté·es – peu habitué·es à partager avec leur famille les contraintes associées à leur activité – se voient majoritairement amené·es à porter seuls le poids de la « norme de flexibilité autonome » (Bouffartigue, 2012). Ils/elles ne disposent pas de la ressource procurée par la régulation, directe ou indirecte, opérée par les autres membres de la famille dans la définition de frontières temporelles – pouvant renvoyer à une inégale répartition ou à un faible recouvrement du capital professionnel au sein du couple.

21A contrario, pour d’autres télétravailleur·ses interrogé·es, le domicile peut être analysé comme une « coulisse » du (télé)travail, au sein de laquelle un collectif de travail étendu, comprenant enfants et conjoint, contribue à réguler de manière informelle l’activité dans ses dimensions temporelles. Plus spécifiquement, le conjoint – dans les couples également dotés en capital professionnel – peut ponctuellement jouer le rôle de collègue de travail dans le cours de l’activité à travers l’attention accordée et les conseils prodigués. En effet, la coprésence du conjoint dans un espace partagé – la pièce du salon se voyant, dans certains cas, transformée le temps de la journée en open space – permet aussi de s’accorder des temps de pause pour décompresser et évacuer la tension générée par des situations difficiles. Le conjoint peut ainsi endosser le rôle de garde-fou face au risque de surtravail (Cléach & Metzger, 2004) en substitution de l’organisation formelle, censée assurer cette fonction en « présentiel ». Dans le même temps, la coulisse ouverte rend ici possible le partage et l’expression « d’émotions professionnelles intenses » (Pruvost, 2001). En définitive, la configuration du télétravail en confinement (superposition des espaces et, dans certains cas, coprésence des membres de la famille) donne parfois forme à des collectifs de travail étendus, et accès à des « coulisses » familiales. Elles procurent, au même titre que les « coulisses » professionnelles, la possibilité de réajuster sa pratique, de prendre de la distance et de se rassurer (Cihuelo, 2016) :

Ça m’arrive de demander des conseils ou l’avis de mon conjoint sur ma façon de gérer mon projet par exemple. Parce que je considère que c’est quelqu’un qui peut avoir une bonne vision des choses, qui peut m’apporter de bons conseils […] Et on se permettait des pauses d’un quart d’heure pour discuter, ça fait du bien dans une journée remplie comme ça. (Julie, responsable d’équipe, 2 enfants, en couple)

Je pense que sans ma femme, je ferais des journées beaucoup plus longues. Parfois, quand je compte plus mes heures, c’est elle qui vient pour me dire « C’est le moment d’arrêter, là ». Heureusement qu’elle est là parce que j’ai tendance à moins avoir conscience du temps. (Luc, chef de projet, 3 enfants, en couple)

22Le rôle plus spécifique de conseil dans l’activité – sur des problématiques allant d’une aide technique à la gestion d’un projet – s’avère, de manière significative, davantage porté par les hommes que par les femmes. Cette tendance, relevée au cours des périodes de télétravail en confinement, corrobore les résultats d’un certain nombre de travaux sur l’entrepreneuriat au sein des couples. En effet, le rôle de soutien dans l’activité d’entrepreneur incomberait, au sein des couples, davantage aux hommes qu’aux femmes (Nikina, Le Loarne-Lemaire & Shelton., 2012). Cette distribution sexuée des rôles conduit à faire du conjoint un « conseiller naturellement légitime » par contraste avec les femmes qui seraient davantage disposées à consulter leur conjoint en amont d’une prise de décision professionnelle (Kirkwood, 2009). La division sexuelle des rôles dans les sphères professionnelle et domestique se recouvre ici assez étroitement.

23L’analyse de l’activité au sein d’un environnement domestique nous renvoie également aux dimensions spatiales du travail à distance. Ces dernières jouent ici un rôle prépondérant en matière d’équilibre entre engagements familial et productif.

Une inégale maîtrise de l’espace domestique de travail : les possibilités différenciées d’aménagement, de délimitation et de circulation dans l’habitat

Le recouvrement opéré par les entreprises entre espace de travail et organisation du travail (Benedetto-Meyer & Cihuelo, 2016) tend à favoriser, auprès de certains salarié·es, l’établissement d’une correspondance entre leur activité et le lieu de sa réalisation. De ce point de vue, le télétravail, en faisant du domicile le lieu de réalisation des tâches productives, est à l’origine d’une redéfinition du rapport entretenu à l’environnement matériel. Néanmoins, l’appropriation de l’espace domestique en tant qu’espace de travail se trouve conditionnée à un certain nombre de facteurs, donnant à voir d’importantes inégalités en la matière.

Des capacités de délimitation d’activités étroitement dépendantes de la taille du logement et du genre du travailleur

24Le télétravail, dont les effets ont été renforcés par le confinement, a agi comme un révélateur des inégalités d’habitat au sein de la population française (Safi et al., 2020). De manière générale, les écarts de superficie apparaissent structurellement corrélés à des inégalités sociales, dépendant notamment du niveau de revenus ou de la catégorie socioprofessionnelle des ménages considérés. Les inégalités d’habitat se trouvent renforcées dans les lieux à forte concentration urbaine et à attractivité économique. Dans notre cas, les enquêté·es résident en région parisienne, et plus précisément dans la capitale ou dans sa banlieue sud-ouest affichant des prix au mètre carré et des loyers élevés. Si une relative homogénéité socioéconomique caractérise les salarié·es interrogé·es (tous cadres au sein de la même entreprise), leurs stratégies résidentielles (domicile dans Paris intra-muros ou dans une banlieue à proximité du site situé en zone périurbaine) trouvent une traduction directe dans l’espace domestique de travail disponible. À ce titre, les télétravailleur·ses parisien·nes de la population étudiée évoluent souvent dans des surfaces réduites limitant les capacités d’aménagement et de circulation, et ouvrant sur des situations de promiscuité renforcées.

25La variable taille du logement à disposition apparaît centrale dans le vécu du télétravail, dans la mesure où la construction d’un espace de travail participe souvent d’un processus de « nidification » (Fischer, 1980). Ce dernier s’entend comme la maîtrise d’un environnement ayant fait l’objet d’une appropriation, voire d’une personnalisation. En effet, le fait de disposer d’un espace dédié à son activité, au sens d’une pièce isolée, avec possibilité de fermer la porte, permet au/à la télétravailleur·se de se prémunir de la porosité entre sphères d’activité (Kowalski & Swanson, 2005 ; Cléach & Metzger, 2004). À la lumière de notre cas, l’environnement physique de travail constitue l’un des principaux facteurs d’inégalités entre salariés au regard de l’expérience vécue du télétravail en situation de confinement. En effet, pour les télétravailleur·ses parisien·nes interrogé·es disposant d’une moindre surface habitable (inférieure à 45 m²), l’environnement de travail fait l’objet d’une appréciation négative. L’absence d’espace dédié à l’activité expose ces travailleurs à une promiscuité avec les membres de la famille participant alors d’un brouillage potentiel des frontières.

26Les inégalités d’habitat trouvent ici à se renforcer dans leurs effets en fonction du nombre et de l’âge des enfants présents dans le domicile. La parentalité, en particulier concernant de jeunes enfants, constitue un facteur aggravant les effets contraignants de la coprésence. À ce titre, les jeunes actif·ves enquêté·es, parents d’enfants en bas âge et installé·es dans des logements à surface réduite, cumulent ici des difficultés contextuelles affectant sensiblement leurs conditions de travail. En effet, la coprésence de jeunes enfants au sein du même espace expose plus significativement ces télétravailleur·ses à des interruptions et nuisances sonores pouvant se répercuter sur la capacité de concentration dans le travail. Les interruptions fréquentes viennent ici alourdir la charge cognitive et accroître un sentiment de dispersion au travail (Datchary, 2008) :

Ma fille, elle pleurait, je l’entendais, moi. On est dans un endroit qui est pas très grand, on entend tout. Je ne peux pas non plus me couper totalement ! (Romain, chef de projet, 1 enfant, en couple)

27En matière de frontières entre sphères d’investissement, le genre apparaît une nouvelle fois éclairant pour expliquer les disparités d’expériences vécues par les télétravailleur·ses étudié·es. Comme le soulignaient notamment Tremblay et Pasquet (2006), les télétravailleuses bénéficient plus rarement que leurs homologues masculins d’équipements adaptés au sein de leur domicile. En accroissant les inégalités dans le partage des tâches domestiques, et en particulier dans la surveillance des enfants, le confinement est venu renforcer ces inégalités d’un point de vue spatial. En effet, comme l’a notamment montré l’enquête menée par l’Ugict-CGT au cours des confinements, les femmes en télétravail ont été proportionnellement moins nombreuses à disposer d’un espace de travail calme et adapté. Cette inégalité semble à rapprocher de l’assignation des femmes aux tâches éducatives et à l’entretien du bien-être familial (Froidevaux-Metterie, 2021), renforcée au cours de la période, et ayant conduit un certain nombre de télétravailleuses à travailler depuis leur cuisine ou leur salon, afin de « garder un œil » sur leurs enfants au cours de leurs activités scolaires ou de loisirs.

28Plus encore, le choix d’un espace de travail (plus) exposé aux interruptions familiales rend compte d’une soumission à une norme sociale de « disponibilité permanente » (Bloch & Buisson, 1999) significative de l’acceptation d’un enchevêtrement des temps. Cette répartition spatiale selon le genre, plaçant le conjoint le plus souvent dans un bureau fermé, et la femme au plus près des enfants, ne se trouve que rarement questionnée par les enquêté·es, révélant ici l’intériorisation de rôles genrés au sein des familles. Cette surveillance rapprochée des enfants au quotidien s’est traduite, d’une part, par une appropriation de l’espace domestique moins tournée vers le travail que ce n’est le cas pour les hommes, et plus globalement, par des conditions de travail souvent dégradées en raison d’un poste de travail moins ergonomique et d’un nombre d’interruptions important.

29De manière symétrique, la distribution sexuée de l’espace domestique de travail vient, du point de vue des télétravailleurs masculins, conforter une inégale répartition des tâches (antérieure au confinement) et affirmer leur disponibilité choisie – autonomie supérieure dans la définition par soi d’un temps pour soi. Face aux sollicitations des enfants, ils peuvent se sentir moins obligés d’y répondre et le signifier par une distance spatiale – occupation d’un espace fermé et éloigné des lieux centraux de la vie familiale. Ils trouvent spécifiquement dans l’espace des moyens de s’isoler et d’isoler les temps sociaux au profit d’arbitrages personnels :

Effectivement, mon mari avait son bureau, et moi, je travaillais plus dans la salle à manger, parce que mes enfants faisaient leurs devoirs. Et à leur âge, ils sont assez peu autonomes, donc, c’est quand même une charge mentale de chaque instant, d’avoir toujours un œil dessus… (Chloé, cheffe de projet, 3 enfants, en couple)

En fait, comme je faisais l’école en même temps que je faisais ma journée de travail, souvent, les collègues entendaient mes filles crier pendant les réunions. Ça les amusait plus qu’autre chose, ils étaient compréhensifs, mais c’est un peu compliqué à gérer, au niveau du travail, toutes ces interruptions. (Mathilde, cheffe de projet, 2 enfants, en couple)

30De manière plus générale, l’appropriation du lieu de travail apparaît en effet soumise à un travail de délimitation de l’espace pouvant se réaliser d’une manière « concrète ou psychologique » (Fischer, 1978). La séparation entre ces deux modalités apparaît centrale pour rendre compte de l’éventail des possibles s’offrant aux télétravailleur·ses. En effet, si la capacité à s’octroyer un espace de travail « concrètement » (au sens matériel du terme) délimité et relativement isolé permet aux télétravailleur·ses plus favorisé·es du point de vue du logement, d’établir une distinction entre un « intérieur » et un « extérieur », reconnu bénéfique à l’équilibre entre sphères d’investissement, le même exercice suppose, pour les télétravailleur·ses aux plus petits logements, de miser sur l’établissement de frontières davantage symboliques, au sein du même espace, afin de rendre la porosité entre travail et famille davantage acceptable sur le plan psychologique. Ainsi, les télétravailleur·ses bénéficiant d’un espace relativement important procèdent, avec leur conjoint·e, à un travail de répartition et de délimitation des lieux respectifs d’activité, tandis que les couples de télétravailleur·ses disposant de logements de moindre superficie compensent l’exiguïté de leur appartement par une redéfinition des fonctions et des temps d’occupation des espaces disponibles. À ce titre, la variété des bricolages auxquels eurent recours les salarié·es plus contraint·es dans leur environnement physique révèle l’ingéniosité pratique des télétravailleur·ses dans la tentative d’appropriation de leur lieu de vie en tant qu’espace de travail :

Chez moi, c’est très petit, donc j’ai dû m’adapter : je me suis fait un petit coin pour le travail, j’ai rangé, j’ai dégagé de la place […] Je me suis fait un petit espace à moi pour télétravailler. […] Il y a eu une espèce de pré-organisation mise en place. Et puis, ma foi, on se marche toujours un peu dessus quand on est confinés dans un appartement, mais ça a plutôt bien marché. (Christophe, chargé d’études, pas d’enfant, en couple)

J’ai bossé au premier étage, ma femme au rez-de-chaussée donc, déjà, on n’était pas au même endroit. Du coup, on pouvait fermer les portes en cas de réunions. Donc ça, c’est assez important. Pour les enfants, on avait fait une salle de classe où ils avaient chacun leur table et où ils avaient toutes leurs affaires. (Thomas, chef de projet, 3 enfants, en couple)

La diversité des modes de circulation et d’appropriation de l’espace

31L’appropriation de l’espace ne se limite pas à la manière de l’agencer et de lui dessiner des frontières. Elle trouve également une traduction dans des circulations de natures différentes : choisies ou contraintes, étendues ou restreintes, ouvertes ou reléguées. À ce titre, la circulation dans l’espace constitue une pratique révélatrice des inégalités matérielles dans l’expérience du télétravail. Les télétravailleur·ses disposant de logements d’une moindre superficie se trouvent parfois contraints de changer de pièce dans le but de se protéger des nuisances dues à la promiscuité avec les membres de la famille, le salon prenant en journée la forme hybride d’un open space familial. Cette configuration étudiée restitue un mouvement contraint d’adaptation à l’environnement domestique. Il s’agit pour les personnes concernées de sortir d’un espace ouvert et partagé pour trouver refuge dans une pièce fermée. L’activité bruyante de jeunes enfants oblige les télétravailleur·ses concerné·es à trouver les moyens de s’isoler dans le cas, notamment, d’échanges avec des commanditaires. La faible étendue du logement et de ses composantes (absence de jardin ou de balcon, cuisine ouverte intégrée au salon, nombre limité de chambres à la taille restreinte non convertibles en bureau) conduit le/la télétravailleur·se à être relégué·e dans des espaces inadaptés (chambre ou salle de bains) :

Quand les enfants jouent, ils comprennent pas forcément pourquoi ils doivent chuchoter. Et du coup, comme mon bureau, c’est le salon, je suis obligé de changer de pièce et je me retrouve dans l’entrée, dans la salle de bains, en pleine réunion. C’est n’importe quoi. (Gilles, chef de projet, 2 enfants, en couple)

32D’une autre manière et pour les personnes disposant d’une surface habitable supérieure, voire d’un accès à un extérieur, le changement de lieu au cours de l’activité se voit également investi en tant que forme d’exploration visant à « étendre son champ d’action » (Fischer, 1978), le plus souvent en fonction des types d’activité (travail de rédaction, réunion, conversation informelle…). Ainsi, plusieurs salarié·es se saisissent notamment des réunions en visioconférence, joignables par le biais d’un smartphone, pour pratiquer la marche au sein de leur domicile. La multi-activité, définie par Datchary et Licoppe (2007) comme le cumul d’actions considérées comme pertinentes au même moment par les acteurs, demande à être appréhendée, en télétravail, comme une capacité à joindre des actions inscrites dans diverses sphères (ici le cumul d’une activité professionnelle et d’une activité physique) au cours d’une même séquence temporelle. Les salarié·es disposant des logements les plus spacieux bénéficient de la possibilité de circuler plus facilement au sein d’une plus grande variété d’espaces convertibles aux usages recherchés (salon-salle à manger, long couloir, entrée spacieuse, jardin ou balcon…) :

Pour les réunions, par exemple, j’en profite pour marcher dans la maison, pour sortir dans mon jardin s’il fait beau. Ça permet de faire un peu de sport, parce qu’en confinement on a tous manqué d’activité physique, je pense… Et puis, ça rend la journée moins monotone ! (Clara, chargée d’études, 1 enfant, en couple)

Conclusion

33La seule caractérisation de la propension du télétravail à favoriser l’équilibre, ou au contraire la porosité, entre sphères professionnelle et familiale présente le risque de masquer les inégalités révélées par l’expérience du travail à distance en situation de confinement. De manière spécifique, la mobilisation des dimensions spatiales et temporelles du télétravail, au titre d’analyseurs des modes d’investissement des télétravailleurs, permet, à travers l’enquête menée, de rendre compte de situations contrastées.

34La capacité d’articulation des temps sociaux, éprouvée par une partie des salarié·es, se voit associée à une plus grande autonomie temporelle. Cette dernière repose sur un environnement familial « favorable » (régulation de l’activité par le conjoint, moindres responsabilités parentales) et une moindre dépendance et prise aux interactions professionnelles. Les conditions de vie et d’activité en situation de confinement conduisent les télétravailleur·ses concerné·es (chargé·es d’études) à les réinvestir au profit d’une densification des échanges familiaux.

35A contrario, les télétravailleur·ses en position de coordination se sont trouvé·es exposé·es à des situations de surinvestissement et de porosité entre sphères d’investissement. Les effets préjudiciables de la distance sur les échanges professionnels informels et les modes d’ajustement mutuel au sein des équipes (projet) sont souvent venus densifier l’activité de pilotage et de coordination des chef·fes de projet. Cette densification répondait au rôle, plus ou moins implicitement attendu, de réducteur d’incertitudes dans le contexte inédit d’un confinement.

36Les caractéristiques du logement des télétravailleurs permettent, quant à elles, de mettre au jour la correspondance entre l’équilibre travail-famille et l’environnement spatial à disposition. Ainsi, l’aménagement d’un espace dédié au travail et la capacité de circulation au sein d’une diversité d’espaces (d’une manière bénéfique à l’activité) apparaissent conditionnés à la taille de l’habitat du salarié. Le contraste significatif des expériences du télétravail au regard de ce critère témoigne de la centralité des inégalités spatiales en la matière. Autrement dit, les possibilités (inégales) d’agencement, de circulation et de délimitation de l’habitat interviennent significativement dans l’expérience vécue et les représentations construites sur le télétravail.

37D’une autre manière, la configuration du télétravail en situation de confinement participe d’un renforcement des inégalités de genre. La superposition des espaces (domestique, professionnel et familial) s’est en effet traduite par un entremêlement plus important des sphères d’activité et par une interpénétration des temps sociaux. Les télétravailleuses ont vécu avec plus d’acuité le passage d’un travail majoritairement en présentiel, dans un espace dédié, à un travail en situation de coprésence familiale dans un espace devenu composite. L’assignation par le lieu (salon ou pièce ouverte) et le rôle (éducatif et domestique) a contribué à l’extension (allongement de l’amplitude horaire) et à la densification (variété des sollicitations) de l’activité de femmes cadres. De plus, la coprésence familiale est venue, le temps du confinement, renforcer la part croissante du travail domestique pris en charge par les télétravailleuses – signe d’une existence durable de l’inégale répartition des tâches. De manière significative, la distribution genrée de l’espace a mis en lumière la conformation des télétravailleuses à une norme de « disponibilité permanente » et la manifestation, par les télétravailleurs, d’une disponibilité choisie. Par-delà ces premiers résultats, il conviendrait notamment de ne pas réduire l’analyse des inégalités de genre que pose le télétravail au seul prisme de la thématique de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle, au sein de laquelle les femmes cadres ont longtemps été enfermées par la sociologie (Laufer, 1982). Il s’agirait notamment de s’intéresser aux asymétries de genre dans le travail en train de se faire.