Introduction

Depuis mars 2020 et la mise en place de restrictions de déplacements par un grand nombre de gouvernements, le télétravail a connu un développement très rapide. Dans le contexte français précédant la pandémie, la pratique du télétravail, bien que peu diffusée, connaissait une croissance régulière (Ollivier, 2017).

Le télétravail était alors pratiqué sur la base du volontariat, majoritairement par des cadres résidant loin de leur lieu de travail, le plus souvent dans logements confortables, en proche périphérie des villes (Hallépée & Mauroux, 2019 ; Reuscheke & Felstead, 2021).

1Avec la crise sanitaire, le télétravail s’est imposé à un nombre considérable de salarié·es (Tremblay, 2020 ; Lambert et al., 2020) aux profils professionnels et résidentiels bien plus diversifiés. Il a également constitué une modalité essentielle de maintien de l’activité, interrogeant la frontière entre emplois télétravaillables et non télétravaillables. Son déploiement rapide et à très large échelle invite également à poser la question des conditions d’exercice du télétravail en termes d’aptitudes, d’équipements et d’accès, en particulier pour tous·tes celles et ceux qui ne le pratiquaient pas auparavant, et ce, dans un contexte très particulier de superposition des temps, des espaces et des activités professionnelles, sociales et familiales. Dans quelle mesure l’accès au télétravail et ses conditions de mise en œuvre, en temps de crise sanitaire, mettent-ils en évidence des différenciations déjà présentes au sein de la population active ? De quelle nature sont-elles ? Le contexte du confinement contribue-t-il à un renouvellement de ces différenciations ? Et dans quelle mesure ces dernières contribuent-elles à la formation ou à l’accentuation d’inégalités ?

2En dehors du contexte de crise sanitaire, différentes dimensions déterminent la possibilité de télétravailler ou non. La première est la nature de l’emploi : nombre d’activités ne peuvent tout simplement pas être pratiquées à distance. On parle alors d’emplois non télétravaillables. En France, seul un emploi sur trois peut être exercé en totalité depuis le domicile (Espinoza & Reznikova, 2020). La seconde concerne les aptitudes, variables, des personnes actives à utiliser les outils informatiques de façon autonome (Espinoza & Reznikova, 2020 ; Vendramin & Valenduc, 2020). Ces inégalités sont à relier à l’âge (et à la génération), au genre et au niveau de formation (Robinson et al., 2020). En complément à la question des compétences numériques, se pose celle de l’accès aux infrastructures numériques et à l’équipement informatique. Enfin, au-delà des éventuelles barrières techniques, le non-recours au télétravail peut aussi tenir d’un choix managérial d’organisation du travail, d’un manque de compétences ou d’une culture spécifique (van den Broek & Keating, 2011). Ainsi, pour certaines fonctions, la présence au travail peut être jugée nécessaire par la hiérarchie ou par les collègues (de Kok, 2016).

3Les situations professionnelles et de réalisation concrète du travail pendant la crise sanitaire ont renforcé des inégalités importantes (Méda, 2021), la première étant celle de l’accès au travail. L’accès au travail est un facteur primordial d’inégalité, puisqu’il conditionne l’accès à une multiplicité de droits, influence la perception de la justice et constitue un vecteur majeur d’inclusion sociale (Castel, 1995 ; Dubet, 2014). D’autres travaux montrent que la pandémie accentue le caractère cumulatif des inégalités (Lambert & Cayouette-Remblière, 2021) et complexifie la compréhension des dynamiques de différenciations à l’œuvre dans la constitution des inégalités.

4Par ailleurs, si le télétravail peut constituer une modalité de conciliation entre vie privée et vie professionnelle, différent·es chercheur·ses ont montré qu’il exacerbe également les tensions entre vie professionnelle et vie domestique (Felstead & Jewson, 2002 ; Taskin & Vendramin, 2005, cités dans Tremblay et al., 2006), et ce, de manière encore plus marquée pendant la période de confinement (Lambert et al., 2020). Dans cette perspective, les différenciations relatives au télétravail ne seront pas observées de manière isolée, mais de manière reliée, afin de comprendre comment leurs éventuels cumul et interaction permettent de les interpréter en termes d’inégalités (Bihr & Pfefferkorn, 2008).

5Nous présenterons, dans un premier temps, notre méthodologie ainsi que les données recueillies à l’occasion de l’enquête mixte menée dans la région de Lyon au sortir du premier confinement. Les résultats sont présentés en deux temps : une deuxième partie portera sur l’accès au télétravail et une troisième reviendra plus spécifiquement sur les conditions de pratique du télétravail. Enfin, en conclusion, nous discuterons ces résultats et leur interprétation en termes d’inégalités.

Méthodologie : une enquête mixte menée sur la métropole de Lyon

7La diffusion via internet ne permet généralement pas de contrôler l’échantillonnage, aussi l’échantillon en question peut souffrir de biais quant à la couverture de la population de référence (Gingras & Belleau, 2015), ne serait-ce que du fait de l’inégale facilité d’accès au web et de biais d’autosélection (Bayart & Bonnel, 2012). Comparé à la population des résident·es de 18 ans et plus du périmètre étudié, l’échantillon brut est caractérisé par une surreprésentation des femmes, des 18-34 ans, des résident·es des communes de Lyon et Villeurbanne, d’actives et actifs, d’étudiant·es et de personnes ayant effectué des études supérieures. Corrélativement, les plus de 50 ans, les hommes, les retraité·es et les habitant·es des zones les plus éloignées du centre urbain sont sous-représenté·es. Afin que la structure de l’échantillon soit plus proche de la population de référence, nous avons pondéré les données sur la base du degré d’urbanité de la commune de résidence, de la catégorie d’âge, du sexe, de la répartition entre actives et actifs et autres statuts, ainsi que du niveau de diplôme atteint (voir Tableau 1, en annexe). Les résultats d’analyses bivariées et multivariées présentés dans cet article sont issus de ces données pondérées.

8L’enquête qualitative est, pour sa part, constituée de 25 entretiens. Une série de 20 entretiens a été réalisée entre le 5 juin et le 19 juillet auprès d’habitants de la Métropole de Lyon ; une première moitié auprès d’habitant·es des communes centrales de Lyon et Villeurbanne, la seconde auprès de résident·es d’autres communes de la métropole. Cinq entretiens complémentaires ont été menés en septembre-octobre 2020 auprès d’habitant·es du Rhône, chacun·e résidant dans une communauté de communes différente, hors métropole lyonnaise. Tous les répondant·es sont des actives et actifs occupé·es (dont une stagiaire), hommes (12) ou femmes (13) de professions variées (même si aucun·e n’est ouvrier·ère) : employé·es, cadres du tertiaire, employé·es et cadres dans les métiers du soin ou services à la personne, travailleurs et travailleuses indépendant·es, technicien·ennes et un intermittent du spectacle. Six d’entre elles et eux affichent un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat, sept ont un bac + 2 et douze, un niveau bac + 3 ou plus. Les répondant·es sont âgé·es de 23 à 59 ans (soit 11 personnes de moins de 40 ans, 9 personnes ayant entre 40 et 49 ans et 5 entre 50 et 59 ans). Un tableau détaillant les principales caractéristiques des personnes interrogées est disponible en annexe (Voir Tableau 2).

Télétravailler pendant la crise sanitaire : des pratiques diversifiées, des profils professionnels contrastés

9Nombre de salarié·es ont expérimenté la pratique du télétravail au moment de la crise sanitaire. L’enquête par questionnaire nous révèle que seules 20 % des personnes actives télétravaillaient au moins un jour par semaine avant mars 2020, contre 49 % en juin 2020. Parmi les personnes actives pratiquant le télétravail, 38 % y consacraient au moins trois jours par semaine en mars 2020 ; elles sont 66 % en juin 2020. Ces chiffres illustrent une extension du télétravail depuis la crise sanitaire, qui s’est produite à la fois par accroissement de la proportion d’actives et actifs qui télétravaillent et par accroissement du nombre de jours télétravaillés dans la semaine.

10Quels sont les liens entre le fait de télétravailler ou pas, dans les fréquences de télétravail affichées en juin 2020, et les caractéristiques professionnelles, résidentielles et sociodémographiques des actifs ? Les multiples corrélations entre – et au sein de – ces trois dimensions doivent être prises en compte pour comprendre leur influence sur le télétravail. Une analyse factorielle des correspondances multiples (AFCM) entre les variables potentiellement explicatives et les fréquences de télétravail permet de situer graphiquement les proximités entre les différentes modalités de ces variables (voir le premier plan factoriel de l’AFCM en Figure 1) :

• L’axe horizontal (axe 1) reprend les caractéristiques résidentielles et du ménage avec d’une part, les éléments suivants côté droit : un lieu de résidence central, le fait de vivre en appartement, un faible coefficient surfacique du logement, la non-motorisation du ménage, l’utilisation des transports collectifs pour se rendre au travail avant mars 2020 ; qui s’opposent à ceux qui se trouvent côté gauche : un logement hors métropole, en maison individuelle, de coefficient surfacique élevé, dans un ménage multimotorisé, et l’utilisation de la voiture pour se rendre au travail.
• L’axe vertical (axe 2) oppose (en bas du graphique) un ensemble composé de : l’absence de télétravail (travail sur site uniquement), le secteur des services à la personne, les employé·es et ouvrier·ères, les femmes de 50 ans et plus, les femmes entre 18-34 ans, l’utilisation de la marche à pied ; en opposition à (en haut) : les différentes fréquences de télétravail, les cadres, le secteur des services aux entreprises, les hommes de 35-49 ans, la présence d’enfants de moins de 12 ans au domicile, l’utilisation du vélo.

Crédits : Santos Menezes P., Vincent S., Pochet P. et al., 2023

En complément, les Tableaux 3.1 et 3.2, placés en annexe, présentent les tris croisés de la variable correspondant à la fréquence de télétravail avec les variables sociodémographiques, professionnelles et résidentielles présentes dans l’AFCM.

Télétravailler ou pas : le secteur d’activité et la catégorie socioprofessionnelle sont déterminants

12Les professions intermédiaires, catégorie hétérogène située à l’interface entre les cadres et les employé·es et ouvrier·ères, selon la définition de Conjard et Gillet (2013), sont plus proches des employé·es et ouvrier·ères que des cadres quant à la fréquence de télétravail, et ce en raison notamment de l’importance du secteur de la santé et du social chez ces professions. Les professions intermédiaires sont surreprésentées, de ce fait, chez les non-télétravailleur·euses.

13Ce résultat a pour corollaire que les secteurs d’activité surreprésentés parmi les non-télétravailleur·euses sont d’abord ceux des services à la personne et du commerce (18 % contre 3 % chez les personnes actives qui télétravaillent au moins un jour par semaine), puis de la santé et du social (respectivement 18 % contre 7 %).

14Les caractéristiques sociodémographiques, pour leur part, s’avèrent nettement moins corrélées à l’absence de télétravail, même si les femmes de 18-34 ans et de 50 ans et plus recoupent en partie la catégorie des personnes actives ne télétravaillant pas, du fait de leur surreprésentation dans des secteurs où les emplois sont moins télétravaillables.

15Toujours en juin 2020, la pratique du télétravail à raison d’un jour par semaine minimum (matérialisée en haut de l’axe 2) apparaît également fortement liée à ces deux déterminants professionnels : les télétravailleurs·euses sont fréquemment cadres (+ 33 points par rapport à leur part chez les personnes actives ne télétravaillant pas) dans les services aux entreprises (+ 14 points) et les administrations publiques, hors santé et social (+ 14 points également). Ces secteurs comptent une surreprésentation de personnes actives d’âges médians (35 à 49 ans, + 8 points) et, de façon corrélée, d’actives et actifs avec des enfants de moins de 12 ans au domicile (+ 11 points). Enfin, le confort surfacique de leur logement est légèrement supérieur à celui des personnes travaillant uniquement sur site. Les entretiens menés auprès de salarié·es précisent le rôle déterminant des employeur·euses dans le fait d’étendre, ou non, la sphère des emplois télétravaillables, tant les adaptations se sont avérées profondes et complexes à opérer dans de courts délais.

16Pour les organisations comme pour les salarié·es en télétravail, cette réorganisation à marche forcée a entraîné des disparités importantes tant du point de vue des savoir-faire, aptitudes ou compétences associés à cette modalité particulière de travail que de l’équipement nécessaire à sa mise en œuvre (voir Section 3). Que ce soit sur le plan des profils individuels, professionnels ou encore des adaptations requises, les télétravailleur·euses lyonnais·es en exercice en juin 2020 apparaissent très divers·es. Le nombre de jours télétravaillés par semaine fournit un éclairage complémentaire sur ces différenciations.

Fréquence de télétravail : liée au secteur d’activité, elle est différenciante selon le genre et l’âge

17Parmi les personnes actives qui télétravaillent, nous distinguons dans notre analyse celles en situation de « télétravail complet » (5 jours par semaine ou plus) d’avec celles pour lesquelles le télétravail est majoritaire (3-4 jours) et celles pour lesquelles il est minoritaire (1-2 jours). S’opposant à l’absence de télétravail du point de vue des déterminants professionnels, ces trois fréquences de télétravail sont relativement proches sur le plan factoriel. Parmi les télétravailleur·euses, la fréquence plus ou moins forte du télétravail est liée au secteur d’activité bien plus qu’à la profession. Ce résultat peut apparaître contre-intuitif, mais il montre que la culture professionnelle, les pratiques managériales et organisationnelles, les spécificités propres à chaque secteur d’activité (voire de chaque entreprise), ainsi que les expériences antérieures au regard du télétravail ont eu un impact dans la généralisation forcée et rapide de celui-ci. Ainsi, le degré de pratique du télétravail dans les organismes avant la crise a joué sur la capacité à étendre le nombre de jours de télétravail de leurs salarié·es, voire à passer au « tout télétravail » durant la crise, comme dans cette entreprise de services, où cette transition s’est opérée sans heurts apparents pour l’interviewée :

Matériellement, on a tout ce qu’il faut. Et ma société, ils ont acté comme quoi on pouvait continuer notre activité, à plein temps, sans perturbation. Et voilà, ça s’est fait comme ça. (Pascale, cheffe de projet en informatique)

18Si elle est très largement dépendante de critères propres au secteur d’activité et au fonctionnement de l’employeur·euse, la fréquence de télétravail est également fortement différenciée selon les catégories d’âge et de genre des actifs. Dans les situations de télétravail minoritaire (un à deux jours par semaine), se retrouvent le plus souvent, des actives et des actifs d’âge médian, avec des enfants en bas âge au domicile. Les personnes travaillant dans le secteur administratif, la santé et le social sont également surreprésentées parmi les actives et actifs télétravaillant un ou deux jours par semaine (voir Tableau 3.1, en annexe).

19À l’inverse, les fréquences de télétravail supérieures à 2 jours hebdomadaires sont plutôt masculines. Plus précisément, les hommes de plus de 35 ans sont surreprésentés au sein des fréquences de 3 à 4 jours par semaine. Le télétravail complet est, quant à lui, très largement pratiqué dans les services aux entreprises, par les non-salarié·es et par les hommes de 18-34 ans. En dépit de son caractère intensif, il est moins souvent pratiqué dans des logements à confort surfacique élevé.

20Concernant le fait de télétravailler ou non, comme la fréquence du télétravail, la représentation multivariée confirme l’importance des déterminants propres à l’activité (et du secteur d’activité plus encore que de la profession), avec comme facteurs secondaires l’âge, le genre et la présence d’enfants de moins de 12 ans dans le foyer. Cette primauté des déterminants professionnels dans l’explication des fréquences de télétravail, et leur caractère relativement orthogonal aux conditions résidentielles, conduit à poser la question de l’adéquation du logement à l’activité professionnelle et de l’articulation des temps familiaux et professionnels pour les personnes en télétravail.

Les conditions de télétravail : principaux clivages

21Une seconde AFCM représente les liens entre fréquences de télétravail, difficultés rencontrées dans la réalisation du télétravail au moment de l’enquête (juin 2020) et certaines variables sociodémographiques, d’activité et résidentielles (Figure 2). Parmi les personnes actives occupées ou au chômage technique partiel, nous considérons ici uniquement les individus déclarant au moins un jour de télétravail par semaine. Cette sous-population est répartie en cinq catégories, selon la fréquence hebdomadaire de télétravail (1, 2, 3, 4, 5 jours ou plus par semaine). Les trois sous-sections suivantes analysent ce plan factoriel, en s’appuyant également sur les tris croisés présentés dans le Tableau 4, en annexe.

Crédits : Santos Menezes P., Vincent S., Pochet P. et al., 2023

En complément, les tableaux 4 à 7 en annexe présentent le croisement des difficultés liées à la pratique du télétravail avec les variables sociodémographiques, professionnelles et résidentielles présentes dans l’AFCM.

L’importance du lieu de résidence et du confort surfacique du logement

23Ces deux facteurs influencent également, davantage que le genre ou l’âge, la gestion des horaires. Ce problème concerne moins les personnes actives de 50 ans et plus, car elles résident davantage en dehors de la métropole, dans de grands logements, souvent sans enfants au sein du foyer. Les entretiens qualitatifs montrent de quelle manière, dans les petits logements, la gestion des horaires de travail est conditionnée aux fonctions multiples des espaces de vie, tantôt bureau, espace de repos ou de jeu pour les enfants, salle à manger, etc. Avoir une pièce dédiée au travail au sein du logement permet de résoudre cette difficulté, mais cette situation n’est pas la plus répandue. Seules 22 % des personnes actives résidant à Lyon et Villeurbanne possèdent une pièce dédiée au travail dans le logement, contre 36 % de celles et ceux qui vivent plus loin du centre.

24Télétravail et prise en charge des enfants : des enjeux en termes de genre pour les personnes actives d’âge médian

25L’enquête par questionnaire fait apparaître que la gestion des horaires constitue une difficulté légèrement plus marquée pour les femmes que pour les hommes (20 % contre 16 %). Ces taux et écarts, relativement réduits, montrent que la question de la délimitation de la journée de travail ne représente qu’une partie des enjeux de chevauchement et de conflictualité susceptibles de se poser entre activités professionnelles et domestiques. De tels enjeux sont en revanche très vifs au sein de ménages d’actives et actifs avec jeunes enfants, comme on peut le voir dans cet extrait d’entretien avec Sébastien, père d’une petite fille de 18 mois au moment du confinement :

À 18 mois, elle est complètement incapable de se gérer toute seule plus de 2 minutes 30. Ça a beaucoup impacté le rythme de travail, parce que mon épouse avait des conférences téléphoniques régulièrement, à horaires fixes, et du coup, pendant ce temps-là, il fallait que je m’occupe de la petite. Et moi, je calais mon temps de travail comme je pouvais. Donc, ça fait un mois et demi, deux mois, de journées qui se finissaient entre minuit et 3 heures du matin.

26Ainsi, chez les personnes actives avec enfants, le facteur qui génère le plus de difficultés relatives aux conditions de télétravail est celui de la prise en charge des enfants, confirmant les résultats d’une enquête menée en Belgique (Hansez, 2021). Logiquement, cette difficulté concerne en premier lieu les personnes actives d’âge médian, qui sont plus souvent parents de jeunes enfants. La grande proximité, sur le plan factoriel, des femmes de 35-49 ans et des problèmes de gestion des enfants de moins 12 ans traduit la persistance de la répartition genrée des rôles au sein des couples. Plus de la moitié des femmes de 35-49 ans en situation de télétravail évoquent des difficultés de gestion des enfants de moins de 12 ans (44 % chez les hommes d’âges similaires). Ces taux élevés, et cet écart selon le genre, ne sont pas sans conséquence sur les modalités de réalisation concrète du télétravail parmi les actifs, et en particulier les actives, d’âge médian. La relative proximité, sur le plan factoriel, des modalités pointant les problèmes de prise en charge des enfants et ceux relatifs à l’accès et l’équipement informatiques laisse entrevoir des difficultés potentiellement cumulatives. Même sur des fréquences de télétravail de seulement un à deux jours par semaine, ce cumul de deux difficultés de nature bien différente peut rendre la pratique du télétravail particulièrement éprouvante.

Fréquence et conditions concrètes de télétravail, des influences réciproques

27L’analyse factorielle montre que les personnes télétravaillant trois jours ou plus par semaine déclarent rencontrer moins de difficultés relatives aux conditions pratiques du télétravail que les télétravailleur·euses plus occasionnel·les (axe vertical). Elles déclarent également davantage souhaiter continuer à télétravailler dans les années à venir. Les divers problèmes concrets rencontrés lors du télétravail (liés au logement, à l’équipement informatique, à la gestion d’horaires) n’apparaissent pas d’abord liés à la profession. Toutefois, la position des employé·es et des professions intermédiaires sur le plan factoriel indique que ces catégories socioprofessionnelles rencontrent un peu plus de difficultés que les autres sur ces aspects. Les entretiens confirment que les cadres étaient déjà bien équipés avant la crise, alors que celles et ceux situé·es dans des positions hiérarchiques inférieures – et donc à plus faibles rémunérations – ont rencontré des difficultés d’équipement et de matériel, précisément parce que leur activité n’était pas considérée comme télétravaillable auparavant. Ainsi en témoigne Monique, secrétaire médico-sociale dans une caisse de retraite :

Là, je parle en tant que secrétaire, parce que j’ai des collègues qui ont des ordinateurs professionnels, mais nous, il fallait qu’on se connecte… on avait des connexions par le service informatique, et il fallait qu’on fasse une installation sur notre ordinateur personnel pour pouvoir se connecter [...]. Du coup, j’en ai acheté un autre, parce que le mien ne marchait pas bien.

28Le télétravail est venu renforcer le décalage ressenti par certains employé·es vis-à-vis de leur hiérarchie : aux écarts de statut hiérarchique et de rémunération, se sont ajoutées des conditions d’accès au télétravail inégales, inadaptées et coûteuses pour ceux et celles qui ne possédait pas des équipements adaptés. À ces différenciations selon le statut et la profession, s’ajoutent celles dues à la fréquence de télétravail, qui leur sont en partie liées. À travers l’enquête par questionnaire, la qualité du matériel informatique n’apparaît certes pas comme le critère le plus discriminant parmi les conditions concrètes de télétravail, mais il l’est davantage chez les personnes actives télétravaillant un seul jour par semaine : 29 % les évoquent, contre seulement 20 % des individus télétravaillant à une fréquence plus élevée. Les entretiens menés auprès de télétravailleur·euses très occasionnel·les confirment qu’elles·et ils sont globalement moins bien équipé·es que celles et ceux qui télétravaillent plus fréquemment.

29Les différences observées dans la fréquence du télétravail hebdomadaire s’expliquent donc en partie par des différences de matériel à disposition, mais aussi par des habitudes et des savoir-faire acquis dans la pratique du télétravail, ainsi que par les priorités établies par les employeur·euses. Elles marquent une différenciation importante entre les catégories professionnelles les plus préparées aux exigences du télétravail avant la crise (télétravaillant en général le plus intensivement) et celles dont la pratique du télétravail se limite à un ou deux jours hebdomadaires, aux conditions matérielles davantage improvisées.

Conclusions

Ce panorama des situations et des vécus du télétravail dans la région lyonnaise, au sortir du confinement strict de 2020, donne à voir de nombreux éléments de différenciation entre groupes d’individus. En dépit de leurs limites propres, les données produites nous permettent d’en retenir plus spécifiquement trois.

30Le premier élément relève de la situation professionnelle (statut, secteur d’activité, profession). Le télétravail était, avant la crise sanitaire, le fait d’une minorité d’actives et actifs, des personnels qualifiés et cadres le plus souvent. La crise a étendu la pratique et levé, au moins temporairement, nombre de verrous techniques et surtout managériaux qui empêchaient des salarié·es d’accéder au télétravail. Elle n’a pas pour autant démocratisé la pratique, mais plutôt renforcé les inégalités d’accès et de conditions de pratique du télétravail entre, d’une part, les personnes actives qualifiées et les cadres, de l’autre, les personnels moins qualifiés, les professions intermédiaires, les employé·es et ouvrier·ères. Les premier·ères, mieux préparé·es matériellement et en termes d’aptitudes et de savoir-faire à cette pratique professionnelle, restent majoritaires parmi les personnes en télétravail. Les second·es ont eu un accès bien moindre au télétravail et l’ont fait dans des conditions matérielles beaucoup plus contraintes. Le développement du télétravail semble alors avoir renforcé les écarts de statut hiérarchique entre les personnes actives.

31Un second point de différenciation, qui traverse l’ensemble des analyses, concerne le genre. Pendant la période de crise sanitaire, les femmes pratiquent moins intensément le télétravail que les hommes dans la métropole lyonnaise. Plus nombreuses « sur le lieu de travail uniquement », elles sont aussi, dès lors qu’elles télétravaillent, plus nombreuses en « télétravail minoritaire ». Quel que soit le secteur d’activité ou la profession, les mères qui télétravaillent rencontrent davantage de difficultés de conciliation d’activités que leurs homologues masculins, tant sur le plan de l’exécution du travail que sur celui de la prise en charge des enfants. Le moindre accès des femmes au télétravail s’explique en partie par la proportion élevée de femmes dans des secteurs d’activité, et à des postes non télétravaillables : les femmes occupent en effet des emplois en moyenne moins qualifiés et sont surreprésentées dans des secteurs (commerce, santé, services à la personne…) plus difficilement télétravaillables que celui des services aux entreprises. Ce moindre accès des femmes au télétravail pendant la période de crise sanitaire renvoie à des inégalités professionnelles genrées plus larges. En parallèle, les femmes continuent à prendre en charge la majorité des tâches éducatives et domestiques. La conjugaison de ces deux phénomènes avec le télétravail à domicile accentue les tensions qui pèsent sur les femmes.

32Enfin, le troisième point renvoie à la question de l’espace de travail. Avant la crise sanitaire, la pratique du télétravail augmentait avec l’éloignement du lieu de travail. En juin 2020, dans une situation de forte injonction aux entreprises et aux actives et actifs, cette relation tend à s’atténuer. Cependant, le lieu de résidence et les conditions de logement jouent un rôle significatif dans les conditions de pratique du télétravail. Plus on s’éloigne du centre de Lyon, plus les logements sont en moyenne spacieux et moins bruyants, ce qui facilite la mise en place de cette pratique professionnelle. Cette géographie des conditions de télétravail doit évidemment être rapportée à d’autres éléments, tels que la part plus importante de cadres et le nombre plus élevé d’emplois réputés télétravaillables dans les zones centrales, et leur image duale : la proportion plus importante de populations occupant des emplois non télétravaillables en banlieue. Ces effets spatiaux ne peuvent s’analyser sans considérer les facilités et contraintes en matière de déplacement : l’éloignement du centre s’accompagne souvent de formes de dépendance à la voiture, alors que les individus correspondant à la catégorie des cadres urbain·es sont nombreux·euses parmi celles et ceux qui ont adopté le vélo ces derniers mois. La dimension spatiale apparaît donc comme un élément structurant dans la pratique du télétravail, que ce soit du point de vue de l’espace urbain ou de celui du logement, renvoyant ici à des formes d’inégalités d’accès à la ville ou au logement plus larges.

Nos travaux montrent que les différenciations d’accès au télétravail et de conditions entourant sa pratique en période de pandémie renvoient à des inégalités professionnelles, de genre et spatiales plus vastes. Si l’expansion du télétravail tend à renforcer les deux premières, le rôle de l’espace nous semble plus ambigu et invite à réfléchir aux nouvelles spatialités du travail et de la famille.