1La pandémie, débutée en 2020, nous a fortement interrogés sur nos manières de travailler et de vivre nos multiples activités. De nombreux gouvernements ont pris des mesures fortes de confinement et d’imposition du télétravail, lesquelles ont été relayées par les entreprises et les administrations publiques. Cette dynamique collective souligne une innovation majeure et de grande ampleur : le développement du travail à distance (à distance du lieu de travail habituel et des collègues) à l’aide des outils du numérique. Avec la covid-19, des millions de personnes ont basculé en télétravail en l’espace de quelques semaines : nous parlons, en avril 2020, de 40 % de la population active en France et au Canada, puis de 32 % de celle-ci en 2021. Situation inédite, instaurée par le confinement, le télétravail a depuis perduré, insufflant à nos modes d’organisation du travail une profonde transformation, caractérisée par de fortes disparités et des situations contrastées. Analyser ces changements au prisme des inégalités a confirmé que la possibilité de télétravailler ne concernait pas tous les emplois de la même manière, ni ne se déployait de façon identique pour toutes et tous, mais dépendait notamment du secteur d’activité, du type d’emploi, de l’employeur, du lieu d’habitation, du sexe ou encore de l’âge (cycle de vie et génération).

Analyser le télétravail était donc l’occasion de mettre au jour l’existence d’un système complexe d’inégalités, faisant intervenir plusieurs facteurs influençant les conditions et la réalisation du travail, ainsi que les conditions de vie personnelles et familiales, mais aussi de souligner certains risques, notamment pour la santé.

Télétravail et inégalités

2La notion de télétravail est apparue dans les années 1950, aux États-Unis, avec les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique. Elle s’est ensuite répandue au début des années 1970, en lien direct avec l’automation et la possibilité de travailler à distance. Son acception moderne (depuis le xx^e siècle), véhicule une nouveauté : le télétravail désigne désormais la possibilité, grâce aux moyens techniques actuels, de recréer un lieu de travail virtuel, libérant le travail salarié des limites de l’espace habituellement dévolu au travail productif.

Apports des recherches

Le télétravail est une modalité d’organisation du travail ayant déjà fait l’objet de plusieurs recherches au fil des dernières décennies (Vandercammen, 1994 ; Pichault & Grosjean, 1998 ; Cefrio, 2001 ; Bailey & Curland, 2002 ; Walgrave, 2010 ; Taskin & Tremblay, 2010 ; Tremblay & Najem, 2010 ; Vayre, 2019), mais le sujet est revenu à l’ordre du jour à la suite de la pandémie.

6Avant la Covid-19, un grand nombre de recherches traitaient du télétravail sous l’angle de ses avantages et inconvénients, témoignant sur ce point de préjugés persistant, notamment l’idée selon laquelle les télétravailleur·ses pourraient être moins productifs dans leur emploi en raison d’un plus grand risque de dispersion associé à cette pratique (possibilité d’effectuer en parallèle diverses tâches, domestiques et autres). Pourtant, plusieurs recherches menées dans des pays précurseurs en la matière (Suède, Pays-Bas, États-Unis, Canada) ont montré que la productivité et la qualité du travail étaient maintenues, voire améliorées (Cefrio, 2001 ; Tremblay, 2001a, b ; Wolfe, 2019) et certaines recherches ont même souligné des effets positifs sur le bien-être des télétravailleur·ses (Anderson et al., 2015).

7Ces travaux, réalisés au cours des années 2000, démontraient les avantages du télétravail : une meilleure conciliation de la vie professionnelle et de la vie personnelle/familiale ; une meilleure qualité du travail, grâce à une concentration au travail accrue, avec souvent une meilleure productivité ; enfin, des gains de temps souvent importants, grâce à la réduction des temps de trajet. Des aspects négatifs étaient également observés, comme le risque d’isolement (Bartel, Wrzesniewski & Wiesenfeld, 2012) pouvant nuire à la productivité et à la performance au travail, ou encore des risques en termes d’évolution de carrière mais aussi celui d’une exclusion des prises de décisions importantes dans l’organisation (Tremblay, 2020b). Plusieurs recherches ont également mis au jour des effets différenciés, selon les modalités de gestion, en ce qui a trait au lien entre télétravail et engagement au travail (Davis & Cates, 2013).

8Enfin, d’autres ont pointé le fait que, si le télétravail semblait faciliter la conciliation des deux sphères professionnelle et personnelle (Tremblay, 2019), il pouvait aussi avoir une incidence sur le brouillage des frontières entre la vie privée et la vie professionnelle (Pichault & Grosjean, 1998 ; Baruch, 2000 ; Cefrio, 2001 ; Bailey & Kurland, 2002 ; Tremblay, Chevrier & Di Loreto, 2006 ; Taskin, 2006 ; Taskin & Bridoux, 2010 ; Beauregard, Basile & Canonico, 2013, 2019 ; Eddleston & Mulki, 2015 ; Basile & Beauregard, 2016 ; Tremblay, 2020a, 2020b ; Taskin 2021). Plusieurs recherches ont par ailleurs insisté sur la capacité du télétravail à fortement reconfigurer les relations sociales (Granovetter, 1973) et professionnelles. Elles ont notamment souligné le risque de réduction des relations sociales qui pouvait en découler, la potentielle complexification des rapports au management (Golden, 2011 ; Nordbäck & Espinosa, 2019) et des relations entre collègues (Hinds & Mortensen, 2005 ; Golden & Raghuram, 2010), ou encore la possible diversification du soutien social entre collègues (Collins & Raghuram, 2016). Enfin, la mise en œuvre du télétravail a remis en question les enjeux théoriques associés au contrôle hiérarchique et à l’autonomie au travail (De Terssac, 2002 ; Taskin & Tremblay, 2010 ; Scaillerez & Tremblay, 2016), mis en exergue par l’éloignement des travailleur·ses.

Quelques recherches récentes étudient, par exemple, les effets du télétravail dans les entreprises (Schütz & Noûs, 2021) suivant les conditions de (télé)travail, les relations syndicales, les relations de pouvoir… ou encore abordent le télétravail à travers ses liens avec des questions de genre et de classe (Lapeyre & Silvera, 2022).

Nos recherches les plus récentes (Gillet & Tremblay, 2021, 2022) révèlent la multiplicité des perceptions et des vécus à l’égard du télétravail en fonction des acteurs concernés (salarié·es, managers, employeur·ses, syndicats) et de leurs caractéristiques et ressources, ainsi que des organisations (entreprises, fonctions publiques…), dans un contexte de télétravail renouvelé en mode hybride.

10D’autres recherches se sont intéressées plus récemment aux « chez-soi » de la sphère domestique, construits comme espaces de travail à distance des organisations (Letourneux, 2020). Plus encore depuis la pandémie, plusieurs travaux montrent que le télétravail est avantageux pour la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle (Mathieu & Tremblay, 2020, 2022a, 2022b), sans compter les avantages sociétaux qu’il présenterait (réduction de la pollution, de la congestion urbaine, etc.) et, dans certaines situations, ses bénéfices sur la qualité de vie et la santé (Gillet, 2020 ; Tremblay, 2020a, 2020b). Pour toutes ces raisons, de nombreuses contributions journalistiques et scientifiques affirment que, pour la majorité des télétravailleur·ses, les avantages du télétravail compensent largement ses inconvénients (Mathieu & Tremblay, 2022a, 2022b).

11Du côté des entreprises et du patronat, le télétravail présente des avantages considérables. Limiter la présence des travailleur·ses sur site, permet d’organiser une plus grande rotation du personnel et ainsi de réduire l’investissement en termes de mètres carrés, selon une logique de bureaux dépersonnalisés. On note d’ailleurs à ce sujet que le télétravail se développe selon un cadre plus structuré en France, comme en témoigne la multiplication d’accords d’entreprise passés en la matière (Dares, nov. 2022).

12Nos recherches ont aussi permis de rendre compte de certaines difficultés à séparer, dans le cadre du télétravail, les sphères professionnelle et personnelle, notamment familiale, et ce, sur les plans temporel et spatial. Malgré ce risque de brouillage des frontières, les données paraissent toutefois indiquer que la plupart des personnes s’adaptent assez rapidement à ces nouveaux repères et parviennent à cloisonner leurs activités avec succès si elles le souhaitent (Tremblay, 2020a, 2020b), voire à mieux les concilier (Mathieu & Tremblay, 2022a, 2020b). Il semblerait que les télétravailleur·ses parviennent assez rapidement à reproduire, à distance, les habitudes acquises au bureau, à travers l’introduction d’une routine faite d’horaires réguliers. De récents travaux ont permis de tester les théories formulées sur la séparation des sphères de vie ou leur enrichissement, dont celle du travail, de la vie personnelle ou encore familiale (Tremblay, 2019). D’autres ont quant à eux permis de tester les théories émises sur les liens entre temps de travail et prédominance de main-d’œuvre masculine ou féminine (Mathieu & Tremblay 2022a, 2022b).

13Enfin, de nouvelles questions se posent encore, touchant l’articulation entre le télétravail et les divers champs théoriques que sont le genre, les temporalités sociales et les inégalités. Ce sont d’ailleurs ces dernières que nous avons placées au cœur de ce dossier. L’enjeu est double : d’une part, les inégalités introduites par le télétravail risquent de s’installer à mesure que la pratique s’établit dans de nombreux pays. D’autre part, elles sont révélatrices d’autres mutations à l’œuvre dans nos sociétés, et qu’il s’agit d’exposer, touchant aussi bien la sphère du travail (organisation, management, interactions sociales, rapport aux collectifs de travail, solidarités professionnelles), que celles de la vie familiale et de la vie personnelle.

De nouvelles inégalités dans le cadre du télétravail ?

14Plusieurs auteurs ont analysé les inégalités depuis la question de différences pouvant exister entre les individus, soulignant que ces différences devenaient des inégalités à partir du moment où elles se traduisaient par un accès inégal de ces individus, en raison de leur différence, à certaines ressources rares et valorisées (Bonnevitz, 2004 ; Castel et al., 2007 ; Galland & Lemel, 2018). L’inégalité renvoie à des rapports de domination vécus par les individus, mais est aussi définie comme une différence perçue ou vécue comme une injustice, c’est-à-dire ne garantissant pas les mêmes chances à chacun (Brunet, Ferras & Thery, 2005). Les théories de la justice sociale accompagnent les analyses menées sur les inégalités (Forsé & Parodi, 2020). Les inégalités ont ainsi une dimension subjective et peuvent être dénoncées comme injustes, les acteurs en ayant leurs propres perceptions et représentations, tout en leur donnant un sens (Dubet, 2003). Fondées sur le principe d’une égalité de valeur entre les hommes et les femmes (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; A. de Tocqueville, 1840), nos sociétés contemporaines tendent à développer un caractère individualiste et égalitaire, par comparaison avec les sociétés traditionnelles ou avec d’autres pays (Dumont, 1977). À une époque où les inégalités s’aggravent dans le monde, leur analyse portée par un travail sociologique revêt une importance d’autant plus forte et en même temps qu’elle se fait plus complexe.

15L’analyse sociologique portant sur les inégalités s’attache à repérer et expliquer les différentes formes d’inégalités, à analyser les personnes et groupes concernés ainsi que leurs caractéristiques, à étudier le cumul possible et systémique de certaines inégalités (Bihr & Pfefferkorn, 2008), ou encore à étudier la manière dont les systèmes sociaux peuvent (ou non) entretenir, voire aggraver ces inégalités, et finalement comment y remédier (Zamora, 2019). Plusieurs travaux ont porté sur divers types d’inégalité, comme les inégalités liées au genre (Maruani, 1998 ; Laufer, Marry & Maruani, 2003), à l’âge et à la santé (Leclerc et al., 2000 ; Volkoff & Thébaud-Mony, 2000) mais aussi au logement (Bugeja & Lambert, 2020).

17Dans ce dossier, nous avons réuni des articles traitant d’inégalités majeures développées du fait de l’activité en télétravail, en lien avec les conditions d’emploi, de travail mais aussi de vie familiale et personnelle. Ces inégalités touchent à l’accès et l’usage des outils informatiques, aux modes d’organisation du travail et aux formes de coopération au travail, à l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale/personnelle, au genre, à l’âge (cycle de vie) et aux conditions d’usage du temps et de l’espace – à travers le logement, l’accès au territoire et à la mobilité.

18Certaines des inégalités identifiées sont liées à la structuration de l’emploi, aux secteurs d’activité et à l’organisation managériale et du travail ; d’autres découlent des rapports sociaux de sexe. La structuration de l’emploi a des implications sur le plan de l’accès au télétravail, et des effets sur la division genrée du travail, sur les revenus et sur les conditions d’habitat dans le cadre de celui-ci. Les inégalités sont également associées aux secteurs d’activité et aux types d’organisations (taille et lieux géographiques). De plus, l’employeur peut avoir un rôle majeur dans l’usage ou non du télétravail et dans ses conditions d’exercice.

19La catégorie socioprofessionnelle et le type d’emploi ont des effets non seulement sur l’accès au télétravail mais aussi sur la manière dont il est pratiqué, comme la capacité à être autonome dans son activité professionnelle. Les inégalités sont également relatives aux différentes conceptions du travail et aux pratiques professionnelles de télétravail implémentées en amont à la période de pandémie. Elles se déclinent aussi selon l’accès aux ressources matérielles, technologiques (en partie lié au type d’emploi) et en fonction des capacités individuelles à maîtriser les outils numériques (en partie liées à l’éducation, à la qualification et au secteur professionnel).

Par ailleurs, le télétravail fait apparaître de fortes inégalités liées au genre, du fait de la division des rôles entre femmes et hommes dans la sphère domestique et des temporalités qui leur correspondent.

20Les articles s’intéressant à la question du genre constatent ainsi que les femmes sont les moins bien loties : si elles ont souvent accès au télétravail (du fait de leur surreprésentation dans des postes administratifs et de secrétariat), les bonnes conditions de son exercice ne sont pas toujours réunies en raison des obligations familiales principalement. Selon l’étape à laquelle se trouvent les personnes au cours de leur existence (jeunes parents ou encore le fait d’être une personne proche aidante) des tensions supplémentaires peuvent émerger dans la gestion des agendas professionnels, personnels, scolaires et domestiques. Les expériences conflictuelles de télétravail en situation de confinement ont d’ailleurs parfois mené à des situations de conscientisation relative des inégalités de genre dans les modes d’articulation emploi-famille. De plus, l’espace de travail et l’habitat, selon leur accessibilité et leur confort, sont également sources d’inégalités entre les hommes et les femmes, mais aussi selon la classe sociale.

21Ce Dossier met donc en évidence des inégalités, se chevauchant parfois, découlant principalement des rapports sociaux de classe et de genre, croisés à la dimension temporelle et à la dimension spatiale du télétravail. En définitive, toutes les inégalités identifiées et analysées dans ce Dossier renvoient à des inégalités professionnelles, genrées, temporelles et spatiales plus larges. Au prisme du télétravail, elles sont plus visibles, voire s’accentuent.

Présentation des textes

22Les auteurs-trices des sept contributions qui composent ce dossier se sont appuyé·es sur des recherches empiriques et des corpus originaux, faisant se rencontrer, pour leurs analyses, approches théoriques solides et terrains. Si ces articles permettent de se (re)plonger dans des situations de travail vécues en pleine pandémie, en 2020 et 2021, ils sont aussi porteurs de questionnements fort pertinents pour ce qui concerne l’avenir du télétravail.

23Dans leur article sur le télétravail au Japon, Masayo Fujimoto et Hiroatsu Nohara se basent sur un travail statistique réalisé à partir d’une enquête nationale conduite en 2020, pendant la crise sanitaire. Tous deux reviennent sur le caractère pluriel et hétérogène de la notion de télétravail. Retraçant dans un premier temps l’histoire du télétravail au Japon à travers ses différents dispositifs institutionnels et expérimentaux, les auteur·rices l’actualisent ensuite en exposant les caractéristiques du télétravail propres au Japon contemporain, et en se focalisant sur l’usage du télétravail selon le genre, à partir des données recueillies dans le cadre de l’enquête sur la « Modification des comportements et des opinions de la population sur le télétravail dans le contexte de la Covid-19 », réalisée par l’office du cabinet du Premier ministre.

24Il et elle exposent alors les problèmes liés aux inégalités d’accès au télétravail en se basant sur l’analyse du marché du travail caractérisé par une polarisation des emplois selon le genre. La segmentation du marché du travail a eu des effets sur l’accès au télétravail au moment du confinement, car celui-ci dépendait largement du statut du salarié, de sa profession, de son genre, jouant en défaveur des femmes pour le cas du Japon. Les auteur·rices soulignent des différences selon la taille des entreprises et leur répartition géographique (urbain/rural), avec la métropole de Tokyo et ses environs présentant un taux de télétravail nettement plus élevé que les autres régions. Les auteur·rices soulignent enfin que la crise sanitaire a conforté la ségrégation de genre sur le marché du travail qui prévalait au Japon, sans modifier sensiblement la structure d’ensemble.

25Paula Santos Menezes, Stéphanie Vincent, Pascal Pochet, Ali El Zein, Adrein Beziat, Olivier Klein et Emmanuel Ravalet analysent les différenciations en matière d’accès et de conditions de pratique du télétravail à partir d’une enquête quantitative et qualitative menée sur la métropole de Lyon. L’article présente des éléments de différenciations selon les caractéristiques professionnelles (secteur d’activité, catégorie socioprofessionnelle), de genre et de résidence. En ce qui concerne la situation professionnelle (statut, secteur d’activité, profession), il fait apparaître que les personnes qualifiées et les cadres sont plus souvent en télétravail que les autres catégories. L’article note aussi un moindre accès des femmes au télétravail à Lyon, durant la pandémie, s’expliquant en partie par la proportion élevée de femmes évoluant dans des secteurs d’activité, et sur des emplois, non télétravaillables. Or ce fait renvoie à des inégalités professionnelles genrées plus larges. Enfin, la question de l’espace, à travers celle du lieu de résidence et des conditions de logement (dont le confort surfacique) qui jouent un rôle significatif dans les conditions de pratique du télétravail – renvoie à des inégalités plus larges d’accès à la ville ou au logement. Ces résultats illustrent un renforcement des inégalités déjà présentes sur ce plan.

26L’article de Jérôme Cihuelo et Adam Piotrowski souligne en quoi les conditions temporelles et spatiales de l’activité des télétravailleurs interviennent de manière différenciée dans l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. L’étude s’appuie sur une enquête longitudinale, menée auprès de cadres franciliens d’une grande entreprise, qui révèle l’existence d’inégalités dans les ressources détenues et mobilisables dans la construction de différentes formes d’équilibres. L’article saisit ces inégalités par le prisme des expériences temporelles et spatiales hétérogènes auxquelles furent confronté·es les télétravailleur·ses. Ces disparités se trouvent elles-mêmes expliquées par une diversité de facteurs émanant à la fois de la nature de leur activité professionnelle (réalisation d’études ou coordination d’équipes) et de leurs caractéristiques sociodémographiques (genre, lieu et taille du logement, résidant en couple ou seul, avec ou sans enfants). Les auteurs pointent ainsi une série d’inégalités : inégale capacité d’articulation et de réinvestissement des temps sociaux ; inégale maîtrise temporelle de l’activité dans ses rythmes et son intensité ; inégale maîtrise de l’espace domestique de travail du fait de possibilités différenciées d’aménagement et de circulation dans l’habitat. Les auteurs soulignent enfin que la configuration du télétravail en situation de confinement a participé au renforcement des inégalités de genre.

27Evelyne Barthou, Yann Bruna et Emma Lujan analysent les nombreuses inégalités générées par la pandémie vis-à-vis des femmes et mères télétravaillant et devant articuler emploi et famille dans un seul et même lieu. La difficile séparation des temps de vie a produit une intensification de la charge mentale et un renforcement du poids des rôles sociaux et des conflits de rôles. Les mères télétravailleuses ont alors présenté davantage de difficultés à concilier vie professionnelle et personnelle que leurs homologues masculins. Ces télétravailleuses ont toutefois vécu le confinement de façon très différente, en fonction de plusieurs variables sociodémographiques : catégorie socioprofessionnelle, configuration du logement, configuration du ménage, ainsi que le nombre d’enfants présents dans le foyer.

28En effet, la présence de « l’école à la maison » est venue s’ajouter à l’ensemble des tâches professionnelles et domestiques quotidiennes (souvent exclusivement exécutées par les femmes). De profondes inégalités ressortent également selon que ces femmes sont issues de milieux favorisés ou plus modestes. Les auteur·rices montrent que le confinement a été un facteur de renforcement des clivages de genre, avec un « chez soi » s’offrant comme un lieu de réalisation de soi, mais aussi de tension, de pouvoir et de domination dans les familles. Cependant, l’enquête a souligné le fait qu’avec une présence plus accrue des pères au domicile, le confinement a pu favoriser une certaine prise de conscience des inégalités de genre dans l’articulation emploi-famille, et permettre parfois de repenser le rôle de chacun·e, d’esquisser un éventuel rééquilibrage des tâches au quotidien.

29L’article de Pierre-Olivier Weiss, Olivier-Serge Candau et Maurizio Alì s’intéresse au télétravail dans le domaine de l’enseignement en Guadeloupe, où la pandémie de la Covid-19 a eu un impact particulièrement violent sur l’ensemble du système éducatif. Le plan de continuité pédagogique gouvernemental a exigé du corps professoral de l’archipel de garantir les activités d’enseignement en ligne et à distance. Or, la fracture numérique et le manque de ressources et de compétences du personnel scolaire ont rendu l’activité et la réalisation des objectifs pédagogiques difficiles. À partir d’une enquête visant à préciser les conditions de vie et de travail des enseignant·es du primaire et du secondaire pendant la pandémie, les auteurs soulignent une série d’inégalités, touchant notamment à l’espace de travail, ainsi qu’aux ressources techniques et numériques. Les conditions du confinement ont aussi été source d’inégalité du fait de la juxtaposition des tâches domestiques et professionnelles. Les compétences numériques étant variables en Guadeloupe, les inégalités se sont creusées au désavantage des personnes les plus précarisées et les moins bien formées. Augmentation de la charge de travail et du temps journalier passé devant l’écran, conditions de travail dégradées, manque de formation et d’équipement informatique constituent autant de facteurs qui viennent accroître le stress vécu. Les analyses révèlent trois principales variables explicatives des inégalités : la culture numérique (en fonction de l’âge), le sentiment d’insécurité et les ressources sociales et économiques disponibles.

30À partir d’une enquête menée dans trois académies françaises, Julien Netter montre en quoi le personnel enseignant des écoles primaires a connu un changement profond des modalités d’exercice du métier avec le passage au télétravail imposé. Quatre lignes de fracture sont observées :

• (1) Des ressources inégales qui contraignent l’activité, et le temps dont dispose le personnel enseignant pour préparer l’enseignement à distance – du fait de l’environnement personnel et familial, distinct selon le genre, la présence d’enfants au sein du foyer et leur âge – et une aisance variable en matière de numérique.
• (2) Les zones d’enseignement et les caractéristiques des publics auxquels il s’adresse (position sociale et ressources en capitaux économique et culturel des familles) sont d’autres sources d’inégalités. Le personnel enseignant a été confronté à la qualité de l’équipement des familles et a dû assurer le lien ou la collaboration avec les parents pour permettre la réalisation des activités par les enfants.
• (3) La conception du métier a pesé sur le passage au télétravail.
• (4) Enfin, la capacité des enseignant·es à se saisir des transformations a induit des réactions à la situation expliquant les transformations des pratiques et le jugement sur la période. Le rapport aux outils numériques a été déterminant de ce point de vue, avec soit un accueil favorable, soit un rejet, car allant à l’encontre de leur identité professionnelle.

L’auteur précise que ces quatre éléments se superposent et produisent des agencements originaux de contraintes et ressources. L’article souligne enfin que derrière les inégalités de pratiques apparaissent les inégalités d’apprentissage des élèves, et les inégalités de ressources matérielles et culturelles des familles.

31L’article de Marie Benedetto-Meyer s’intéresse à la dynamique des collectifs de travail de cadres en télétravail, à travers leur usage des outils numériques, notamment de ceux dits « collaboratifs », c’est-à-dire permettant l’échange d’informations, le partage de fichiers ou le travail commun sur des documents. L’autrice met en avant des usages différenciés du numérique selon le type de collectif identifié et interroge la manière dont le travail collectif à distance, médiatisé par les outils numériques, participe à la recomposition des collectifs de travail. D’une part, les collectifs « forts » développent des relations régulières et de proximité – les membres se situent au sein d’une même entité hiérarchique ou d’un collectif de métier – et parviennent à coopérer à distance et à réguler les usages. L’adoption de pratiques collaboratives y est favorisée, tout du moins pour les personnes bien insérées au sein de ces collectifs. D’autre part, les collectifs « faibles » entretiennent des liens plus ténus – membres d’équipes larges, participants à des réseaux de contacts –, et mobilisent le numérique davantage à des fins de coordination : répartition des tâches, stockage de documents, échanges conversationnels, voire réduisent, durant la pandémie, leurs échanges et partages au risque de s’effriter. Ces collectifs peinent à collaborer à distance. L’article examine le rôle de ces outils numériques dans la (re)constitution des collectifs de travail, avec, là encore, l’approfondissement d’inégalités caractérisées par le renforcement des collectifs forts et la mise en difficulté des collectifs faibles. L’article s’intéresse également aux risques d’isolement ou d’exclusion liés aux processus d’appropriation collectifs différenciés. Il contribue ainsi à nourrir la réflexion sur les conditions auxquelles les outils collaboratifs peuvent aider au maintien de la dimension collective de l’activité, et réduire les inégalités face au travail à distance.

32L’une des originalités de ce dossier est de chercher à saisir les inégalités relevant de l’activité de travail, des rapports sociaux de classe et du genre – peut-être moins visibles lorsque le travail se déroule au sein des organisations (entreprises, administrations…), mais qui se trouvent accentuées par le télétravail. Les inégalités révélées par ce dossier sont autant de pistes pour l’avenir, nous invitant à être vigilants face aux enjeux soulevés au gré des contributions et à poursuivre les recherches et analyses.