“I just want the music to be out there”
Andy Chico Mak
1Dans un article de 2022 intitulé “Bone in the Throat: Video Archiving and Identity Building within the Montreal Hardcore Scene”, Olivier Bérubé-Sasseville souligne l’importance que prennent les captations vidéo et leur diffusion au sein de la scène hardcore montréalaise. Le hardcore est à la fois un genre musical dérivé du punk et un ensemble de sous-cultures locales interconnectées. Apparaissant à la fin des années 1970 en Californie et sur la côte est des États-Unis, il trouve rapidement des relais ailleurs en Amérique et dans le monde, notamment à Montréal. Musicalement, ce genre se caractérise par la forme rapide, agressive et dure du punk. Idéologiquement, il se présente comme étant en rupture avec les cultures mainstream et la commercialisation de la musique. Dans son article, Bérubé-Sasseville s’intéresse particulièrement aux vidéos de la série Bone in the Throat, filmées par le vidéaste montréalais Andy Chico Mak, initialement distribuées en VHS et dont des extraits sont désormais en ligne. Chico Mak anime une chaîne YouTube, devenue en 2019 un espace dédié à des captations vidéo de concerts complets, ainsi qu’un compte Instagram (@andy_chico_mak) sur lequel, depuis juin 2018, il partage des extraits de vidéo ainsi que des photographies de concerts et d’artefacts, le tout étant essentiellement consacré aux concerts de hardcore, de punk et, dans une moindre mesure, de ska ayant eu lieu à Montréal entre 1997 et 2006. Le corpus regroupe des centaines de documents liés à des centaines d’événements et continue à grossir au fur et à mesure de la mise en ligne de nouveaux contenus d’archives numérisées. Durant cette période de documentation active quasi-systématique, Chico Mak a ainsi filmé l’évolution de la scène hardcore locale. Instagram et YouTube permettent aujourd’hui une extension de son approche d’archiviste par la mise en circulation de ces vidéos.
2Le partage des captations live en ligne produit des échanges entre des personnes impliquées à plusieurs niveaux dans les scènes musicales : artistes, organisateurs, publics, fans (anciens comme nouveaux), etc. Dans cet article, nous explorerons ces partages et chercherons à comprendre dans quelle mesure cette forme de circulation participe à tisser des relations au sein des scènes musicales. Nous faisons l’hypothèse que la valeur de la captation live se construit ici en partie par les discours qui l’accompagnent. La publication en ligne permet ainsi de voir apparaître des témoignages, des souvenirs, des compléments d’information essentiels pour caractériser l’événement et ses différentes composantes : lieux, artistes, publics, relations, etc. La démarche d’Andy Chico Mak permet de voir se développer, dans l’espace des commentaires, ces discours d’attachement (Hennion, 2004), qui apportent une dimension supplémentaire aux témoignages vidéos. L’étude de ce cas nous permet de nous interroger sur la place des pratiques amateurs de patrimonialisation au sein des scènes musicales et sur le prolongement du bootlegging en ligne.
3Depuis l’apparition du disque, la structuration des marchés et des industries musicales dépend grandement des modes de contrôle de la circulation de la musique copiée. Et dans ce contexte, la production, mais surtout la circulation de la musique est longtemps restée une affaire de l’industrie, de professionnels. Cette perspective est essentielle pour comprendre la lutte qui a existé contre le bootleg, phénomène culturel et social d’enregistrement et de diffusion de captations live réalisées par des membres du public. Le bootleg, dont le terme rappelle clairement la prohibition et l’alcool de contrebande, apparaît dans les années 1960, quand des enregistrements de concert commencent à circuler au sein d’un marché parallèle de la musique. L’arrivée des caméras domestiques va entraîner l’apparition de bootleg vidéo au cours des décennies suivantes. Neumann et Simpson (1997) font remarquer que les bootleggers présentent des profils et des ambitions variés, mais qu’ils partagent une certaine créativité lorsqu’il s’agit de contourner les interdictions pour diffuser leurs enregistrements. Certains sont animés par le désir de collectionner et utilisent leurs captations comme monnaie d’échange, d’autres en font du profit et une dernière catégorie a pour ambition de simplement documenter ces événements pour assurer la conservation de traces, participer au développement d’une mémoire collective partagée. Du côté des musiciens et de l’industrie, les raisons de la lutte contre ce phénomène ne sont pas seulement économiques, mais relèvent aussi du domaine artistique. Cependant, si on a pu, sporadiquement, assister à des poursuites contre des bootleggers et à des saisies de matériel, l’arrivée des téléphones intelligents va complètement briser l’ambition de contrôler les captations des concerts par le public. Dans le même temps, les graveurs de CD, les clés USB, le peer-to-peer puis les réseaux sociaux numériques ont rendu le partage de ces contenus plus accessible, rapide et simple. Depuis vingt ans, nonobstant un marché de collectionneurs d’objets physiques (vinyles, cassettes, zines) toujours actif, une grande quantité d’archives musicales est donc partagée en ligne.
4Pour Bérubé-Sasseville (2022), la description de la scène hardcore montréalaise par Andy Chico Mak constitue une forme d’archivage, réalisé à travers une lentille personnelle, visant à préserver les traces des vies, des expériences et des souvenirs des personnes impliquées dans une sous-culture. Les liens aux témoignages du passé d’une scène que constitue ce qui est partagé par Andy permettent une rencontre entre les personnes découvrant ces concerts et celles et ceux qui y ont assisté (ou qui en avait connaissance à l’époque). Dans un article consacré à la notion d’héritage dans le rock, Andy Bennett (2009) souligne l’existence de plusieurs approches dans l’archivage de la musique. En ce qui concerne les mouvements alternatifs, il identifie une approche de préservation DIY (do it yourself ou « fais-le toi-même »), par laquelle les membres des scènes musicales organisent de manière décentralisée les archives et leur accès. Fabien Hein (2012) souligne que le DIY procède d’une puissante volonté d’agir, d’apprendre, de construire, de participer et de transmettre, le tout dans une posture d’indépendance. L’implication dans les scènes punk et hardcore repose donc à la fois sur l’engagement individuel et le partage. De ce point de vue, si les vidéos numériques ou numérisées partagées sur les réseaux sociaux en ligne circulent plus aisément, elles ne sont pas partagées dans le but de devenir des succès viraux, mais plutôt pour être accessibles aux amateurs et susciter des échanges avec des connaisseurs (Bennett & Rogers, 2016). C’est un paradoxe, mais le partage et la rareté participent conjointement du sentiment d’appartenance qui anime les scènes culturelles (Straw, 1991 ; Bennett & Peterson, 2004).
5Selon Bérubé-Sasseville (2022), toutes les conditions sont réunies pour que les réseaux sociaux numériques offrent un contexte parfait pour la commémoration de la musique du passé. Si la captation relève souvent de l’archivage, la diffusion ne vise pas simplement à partager l’archive pour elle-même, mais aussi à permettre d’en étendre le champ en direction des échanges qui nourrissent la vie d’une scène ou plus largement le sentiment d’attachement à une œuvre. Mike Featherstone (2000) avait déjà envisagé le fait que les nouvelles archives électroniques modifieraient non seulement la production de la culture, mais aussi les conditions dans lesquelles elle est mise en œuvre et vécue. À ses yeux, le Web permet de faciliter l’accès aux pratiques d’archivages et de créer des dispositifs de mémoire partagée. Dans un article proposant une analyse des formes de vidéos de concerts montréalais diffusées sur YouTube, Michaël Spanu (2022) repère des chaînes qui servent de support aux souvenirs personnels. Il souligne aussi l’existence de chaînes spécialisées, analogues à celle d’Andy, qui « reflètent le travail de véritables archivistes amateurs et DIY (do-it-yourself) de la musique à Montréal, dont la contribution renvoie à un travail affectif de sauvegarde, de mémorisation et de partage lié à différentes scènes locales » (p. 58).
- 1 « These are the structures in which such participation occurs; these are the spaces, the walls, th (...)
6David Beer (2013, p. 53) émet, quant à lui, l’hypothèse que les archives personnelles numériques partagées sur des plateformes numériques peuvent être considérées comme des infrastructures de la participation. Il précise : « Ce sont les structures dans lesquelles cette participation se produit ; ce sont les espaces, les murs, les formats dans lesquels se trouvent ces archives libres (sous forme de réseaux globalisés)1. » Ce concept est particulièrement intéressant lorsqu’on l’aborde non pas uniquement du point de vue des contenus générés par les utilisateurs (UGC), mais aussi de celui des contenus appropriés par les utilisateurs. Cette nuance distingue les contenus créés totalement par des utilisateurs de ceux qui se basent sur la création de tiers (Liikkanen & Salovaara, 2015 ; Martet, 2023a). De ce point de vue, la musique, comme la vidéo, constitue un contenu d’appel visant à faire passer le plus de temps possible aux utilisateurs sur le réseau (Citton, 2014). Puisque leur modèle d’affaires repose en grande partie sur la monétisation des contenus consultés, les plateformes comme YouTube ou Instagram encouragent la mise en circulation massive de contenus, qu’ils soient créés ou réappropriés par les utilisateurs (Heuguet, 2021). Ce modèle d’affaires favorise ainsi le partage d’archives par les utilisateurs. Par conséquent, dans ces environnements médiatiques, les artistes ne contrôlent ni la production ni la circulation d’une grande part des captations de leur musique live.
- 2 Sur l’autoformation en ligne des artistes dans le domaine de la musique (Martet, Lussier & Bélange (...)
7Cet article s’inscrit dans un ensemble de recherches entamées en 20182, portant sur la circulation de la musique sur les réseaux sociaux numériques audiovisuels. Dans ce cadre, je me suis appuyé sur un terrain consistant en un corpus de commentaires postés sous 342 vidéos (sur un ensemble de 1 013 publications) mises en ligne du 7 juin 2019 au 31 janvier 2021 sur le compte Instagram @andy_chico_mak. Chaque vidéo est identifiée et classée dans un fichier à partir des informations présentes dans le descriptif de la vidéo. Andy décrit quasiment toutes ses captations en commençant par indiquer le nom du groupe, puis la date de la captation, ce qui facilite le classement. Mon travail de collecte consiste à adapter les lignes directrices ethnographiques traditionnelles à un environnement numérique (Hine, 2017). Je porte ainsi mon attention sur les interactions qui accompagnent chaque vidéo d’extrait de concert postée. Les commentaires sont considérés comme des interactions sociales. Tenant compte des conditions d’utilisation du service et des guides de bonnes pratiques en éthique reliées aux plateformes numériques (Markham & Buchanan, 2012 ; Hewson 2016), j’ai utilisé un modèle qui ne collecte pas de données automatiquement depuis l’application ni ne contourne les conditions d’utilisation de ces services. Au moment de la collecte de données, en janvier 2021, les publications d’Andy sont publiques et accessibles à toutes et tous, que l’on possède un compte Instagram ou pas. J’ai également pris soin de pseudonymiser les usagers, désignés sous le nom générique de « @username ». Sur les 342 vidéos du corpus, 287 comportent au moins un commentaire. En plus de cette démarche d’enquête en ligne, j’ai mené un long entretien, en 2021, avec Andy Chico Mak. L’entrevue transcrite et les commentaires accompagnant chaque vidéo ont été classés selon des catégories analytiques après avoir été traduits de l’anglais vers le français. Des extraits de l’entrevue et des commentaires viennent expliciter le propos dans la suite de l’article. Ma démarche repose également sur une implication intellectuelle et personnelle dans les scènes punks et émergentes à Montréal.
- 3 Forme de danse énergique et parfois violente, réalisée devant la scène lors de concerts et typique (...)
8Andy raconte avoir connu une épiphanie au cours d’un concert des Ramones, alors qu’il était adolescent. Il décrit une passion musicale dévorante, faite de stratégies pour découvrir toujours plus de musique (en lisant les crédits sur les pochettes des cassettes, en achetant usagé, en échangeant et en copiant). Au milieu des années 1990, il commence à aller à des concerts punks dans des salles de taille modeste. En voyant un autre jeune filmer avec une caméra vidéo (volumineuse à l’époque), il est tenté par l’expérience : « Quand j’ai réalisé que je pouvais filmer tous les concerts où j’allais, ça a été une nouvelle obsession. J’ai commencé à tout filmer. J’ai arrêté de mosher3 pour filmer tout le temps. »
9Il filme d’abord pour lui-même, à partir de 1997, puis participe à un projet de vidéozine, Punk Empire, réalisé en collaboration avec une personne déjà bien installée dans la scène punk locale. À travers cette collaboration, Andy développe ses connaissances techniques. La production de Punk Empire est assez sérieuse : 500 cassettes sont produites et un montage est réalisé dans un studio professionnel. Dans le même temps, Andy devient un habitué des scènes punk et hardcore montréalaises. Il fréquente des salles de concerts comme L’X ou le Café L’Inco. C’est en reproduisant l’esprit DIY de la scène punk qu’Andy décide alors de produire son propre vidéozine, Bone in the Throat : « Je n’avais pas l’équipement de pointe, mais pour moi c’est pas important, ce qui est important c’est qu’on puisse écouter la musique, qu’on puisse voir la vidéo. » Le succès est au rendez-vous ; il vend une centaine de cassettes VHS à 5 $ l’unité, ce qui lui permet de couvrir les coûts de reproduction. Ces compilations vont lui permettre de devenir une figure emblématique des scènes hardcore et punk de Montréal, au point de se voir être systématiquement sollicité.
Pour être honnête au début je ne demandais pas l’autorisation aux groupes… Pourquoi demander ? C’est rien, c’est une petite vidéo merdique, qui en a quelque chose à faire ? Je fais pas d’argent avec ça. […] Quand c’est devenu plus gros, les groupes étaient pas contre, au contraire. Quand des groupes venaient à Montréal, ils demandaient si j’étais là. […] J’ai commencé à avoir une réputation.
10La captation vidéo (mais aussi les photographies ou la collection d’artefacts) contribue à renforcer l’implication d’Andy dans la scène punk et hardcore montréalaise : « Filmer a participé à mon intérêt, parce que j’étais plus investi, parce que j’ai pu voir des groupes que je ne connaissais pas. Ça m’a donné la visibilité pour aller à plus de shows, discuter avec les groupes, les interviewer. » Après avoir arrêté de réaliser ces compilations à cause de l’arrivée du DVD, qu’il ne voulait pas explorer, il a poursuivi les captations pour son seul plaisir : « C’était juste pour la passion, collectionner des choses, documenter des choses. » Ces cassettes vieillissantes présentant un risque de ne plus être lisibles, Andy décide de les numériser. Cette première étape lui prend plusieurs années, faute de trouver l’équipement adéquat. Parallèlement, il ouvre un compte Instagram :
J’ai installé Instagram y’a genre deux ans [sa première publication date du 4 juin 2018] et j’ai commencé à poster des flyers. Les gens ont aimé et m’ont rapidement demandé : « hey, est-ce que tu as ce concert en vidéo ? » Ça m’a embêté, parce que j’ai les vidéos, les gens les veulent. J’ai essayé encore, j’ai acheté des nouveaux câbles et j’ai trouvé une façon. Et dès que ça a marché, j’y suis allé à fond. J’ai numérisé toutes mes cassettes.
Durant la première année, Andy poste peu de vidéos, mais un certain nombre de photographies personnelles et surtout beaucoup de flyers ou tickets de concerts. Ceux-ci sont accompagnés de descriptions rappelant le contexte. La première publication d’une vidéo de concert date du 7 juin 2019. Andy y fait état des prémisses de son travail de numérisation et d’édition autour de son archive. De plus, il indique que les formats longs seront publiés sur son compte YouTube. Il explique sa stratégie :
Je mets le clip sur Instagram pour en parler, il y a les commentaires, etc., et j’uploade la vidéo complète sur YouTube. Mais je ne regarde pas ce qu’il se passe ensuite. Je trouve qu’il n’y a pas vraiment de discussions de la communauté. Y’a un espace pour ça, mais sur Instagram tu peux taguer des amis, partager des contenus plus facilement…
11Au-delà des vidéos, on trouve sur son compte des photographies de concert, des flyers ou encore des listes de chansons. Il se sert parfois de son compte pour diffuser des messages plus personnels, par exemple pour soutenir des causes politiques. La plupart des vidéos durent plusieurs minutes (souvent un morceau complet). Parfois, des extraits plus courts sont postés. Dans l’immense majorité des cas, Andy structure ses publications en livrant des informations sur le concert et parfois sur le groupe :
Eighteen Visions à Montreal le 12 juillet 2001 au Cafe L’Inco
Après un échec pour entrer au Canada en 2000, Eighteen Visions ont réussi à le faire pour ce concert.
Lineup ce soir-là: Eighteen Visions, Twelve Tribes, Spitfire, A Perfect Murder. Vidéo complète du concert sur ma chaîne YouTube, lien en bio. #eighteenvisions #ochc #montrealshows #metalcore #18visions
#bleedingthrough #sxe #straightedge #orangecountyhardcore
@username @username @username
12Les informations touchant au groupe, à la date et au lieu sont systématiquement renseignées. Lors de l’entrevue, Andy m’indique disposer d’un fichier Excel contenant l’intégralité des informations de l’intégralité des concerts auxquels il s’est rendu dans sa vie : qui jouait (premières parties incluses), lieu, prix d’entrée, etc. Une colonne indique les concerts filmés, et une autre les concerts publiés. Andy est un collectionneur sérieux : « J’ai conservé tous les flyers et les tickets, pour certains shows, je découpais dans les journaux les comptes rendus de concerts ou les publicités. J’ai 3 ou 4 albums photo remplis de tickets et de flyers. »
13Chaque publication permet à Andy de partager des informations, des souvenirs et in fine sa passion pour la scène montréalaise. Le contenu de ses messages et des commentaires qu’il poste en ligne est variable : les annotations sont parfois reliées au groupe, parfois au concert, parfois à son expérience. Il ajoute des hashtags (mots-dièses) qui permettent de référencer sa publication dans le moteur de recherche d’Instagram. Il identifie parfois aussi, en insérant une série d’@username, des personnes clés dans la diffusion : les membres des groupes, le compte officiel du groupe ou d’autres personnes directement liées à ce concert. Cette pratique sert à la fois à partager l’archive et à la contextualiser.
14Andy y détaille également sa démarche. Par exemple, en réponse à un commentaire, il précise la manière dont la sélection des groupes filmés chaque soir a été effectuée : « Je prends toujours les têtes d’affiche. Parfois, il se peut que j’aie manqué les premières parties, si j’avais voulu économiser la batterie. Ou bien, lors de festivals, il se peut que je n’aie pas filmé toutes les premières parties ou les groupes intermédiaires. » Il ajoute parfois des éléments techniques, sur la captation elle-même, par exemple, pour expliquer pourquoi certains concerts ne peuvent être partagés ou pourquoi le son n’est pas bon :
Voici un clip que j’ai réussi à récupérer de cette série. L’histoire est la suivante. Pour les spectacles de L’Inco, je me tenais sur le côté de la scène, généralement juste à côté du haut-parleur. Parfois, le son capturé était déformé. J’ai essayé de trouver un moyen d’améliorer cela. Ce soir-là, j’ai placé un micro-émetteur radio, au fond de la salle, pour capturer le son de l’arrière. Le son a été enregistré directement sur le film pendant que j’enregistrais. C’était la première fois que j’utilisais cet appareil, et la dernière. Je ne savais pas ce que cela donnerait. Rétrospectivement, j’aurais dû choisir un concert plus petit pour faire un essai. Sans que je me rende compte avant de rentrer chez moi, la plupart des enregistrements audio étaient hachés. Il semble que les amplis de guitare ou le volume sonore déformaient la transmission. Mes sets pour Day Of Mourning (leur dernier concert), A Death For Every Sin, Darker Day Tomorrow, et Anodyne sont tous sortis avec une distorsion audio.
15Les commentaires d’Andy peuvent aussi prendre une tournure plus personnelle, par exemple lorsqu’il met en abyme sa pratique d’alors (la captation) et sa pratique actuelle (le partage) : « Il y a 23 ans, je filmais ce concert. C’est un peu bizarre de pouvoir dire où j’étais exactement il y a si longtemps. »
16Les personnes qui commentent demandent régulièrement des vidéos de concerts spécifiques, parfois en lien avec la vidéo publiée (même groupe, mais ailleurs, même soirée, mais autre groupe, etc.). Andy répond consciencieusement aux demandes, indiquant s’il a les enregistrements demandés et les publiant parfois, quelques jours après le concert. En entrevue il m’indique cependant ne pas vouloir partager tout de suite les dernières vidéos de chaque groupe qu’il a suivi afin de conserver une certaine chronologie et le contrôle éditorial de son compte. Ce qui est accessible en ligne pour l’instant n’est qu’une partie de ce qui a été capté. Les demandes de vidéos sur Instagram sont particulièrement intéressantes à relier aux modes de circulation de la musique par le bootleg. Andy souligne par ailleurs que c’est la rencontre avec un bootlegger qui l’a mis sur la voie de l’archive vidéo. Dans un concert, alors qu’il est adolescent, un homme lui donne un livret contenant une liste impressionnante de concerts. Pour 10 $ l’heure d’enregistrement, celui-ci copiait sur VHS des concerts enregistrés plus ou moins légalement dans des salles de Montréal. Ce service de mise en accès à la demande, alors payant, se retrouve dans la démarche d’Andy qui, en plus de ses propres captations, a eu une phase durant laquelle il a collecté d’autres enregistrements (qu’il ne partage pas, sauf rares exceptions, sur ses comptes). L’arrivée d’Internet a accéléré les possibilités d’accès et d’échanges : « j’ai acheté des dizaines et des dizaines de concerts du monde entier en vidéo. Ça pouvait être n’importe quel groupe, surtout de punk et hardcore. Je devais avoir 80 cassettes live de Sick Of It All, que j’adorais à ce moment-là. »
17Si la musique partagée s’adresse à toutes les personnes qui suivent son compte, Andy accorde une grande importance aux groupes qui jouent sur ses vidéos et indique être particulièrement heureux lorsque les membres des groupes en question le remercient. L’existence de ces vidéos est parfois majeure pour ces derniers. Ils découvrent souvent pour la première fois ces documents, qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de voir ou dont ils n’avaient pas toujours connaissance. Andy explique :
Il y a un groupe de Montréal, qui a joué des centaines de concerts, qui a fait des tournées aux États-Unis et apparemment, les trois vidéos que j’ai filmées d’eux à Montréal sont les seules vidéos qui existent de leurs live. Personne d’autre ne les a filmés, sauf moi. Je suis heureux d’avoir documenté des groupes qui n’auraient [sinon] pas eu de vidéos.
Le fichier Excel d’Andy lui permet de transmettre des informations que les groupes n’ont pas spécialement conservées :
@username : wow on a joué beaucoup à Montréal. Je ne me rappelle pas avoir joué aussi souvent !
- 4 Longueuil est une ville voisine de Montréal.
Andy : Je vous ai filmé 9 fois (7 à Montréal et 2 à Longueuil4)
18Sa collection est parfois la seule trace qu’il reste de la production de certains groupes. Au sein de ces scènes, la musique présentée en concert n’est pas nécessairement enregistrée par les groupes en studio. « Il y a des versions démos, des nouvelles chansons… Il y a plein de choses qu’on découvre sur mes vidéos qui n’a jamais été enregistré ailleurs. » Les captations ont alors une dimension d’archive doublement importante : elles témoignent d’un moment partagé avec un public, mais aussi d’un moment dans l’histoire des groupes et des artistes.
19L’espace des commentaires qui accompagnent les vidéos permet des discussions sur le concert à partir des souvenirs et des connaissances de l’ensemble des protagonistes : musiciens, spectateurs, organisateurs, vidéastes, photographes, etc. Les discussions peuvent porter sur la qualité du concert et son souvent enjouées : « C’était vraiment un concert génial, impossible de rester en place et de ne pas mosher ! » À ces témoignages d’appréciation s’ajoutent des messages visant à développer la connaissance entourant le concert lui-même. La discussion permet parfois de préciser parfois les informations d’Andy. Sous une vidéo, il renseigne le nom d’un musicien dans un groupe, qu’il identifie en tant que bassiste. Une personne réagit en soulignant que ce n’est pas lui. Une deuxième, puis une troisième participent alors à une tentative d’identification et Andy modifie le texte de présentation de la vidéo en conséquence. Ce type de situation se répète plusieurs fois. La richesse de ces discussions est évidente pour la précision des connaissances sur la scène ainsi documentée. L’espace commentaire produit des informations aussitôt partagées sur des éléments précis de la scène musicale, dont certaines auraient difficilement pu être connues. C’est par exemple le cas d’un commentaire soulignant que la première partie d’un concert aurait dû être différente : « Mon groupe devait jouer, mais j’ai merdé à la frontière… Je m’excuse… peut-être qu’en 2021, nous pourrons venir jouer à Montréal. »
- 5 Programme de concert.
- 6 Liste des chansons à jouer lors du concert, utilisée sur scène par les artistes.
Ce travail collaboratif vient s’appuyer des sources extérieures à Instagram. Dans cet exemple, un commentateur mobilise un site spécialisé dans le partage de line-up5 et de set-lists6 :
@username : C’était un super spectacle ! Tu es sûr que Candiria n’a pas joué ? Je sais qu’ils ont joué au Medley en 1999 ou 2000, mais je suis sûr qu’ils n’étaient pas sur une autre tournée qui passait par le Medley à cette époque.
@username : Je ne me souviens plus de quelle tournée ils ont joué au Medley… mais ça devait être peu après… je vais devoir passer en mode nerd sur Google maintenant :-)
@username : OK, je l’ai trouvé sur Setlist.FM - Mars 1999 avec Hatebreed ! Anonymus en soutien !
20Les vidéos datant d’une vingtaine d’années, l’existence de certains lieux est également l’objet de discussions et de questions. À ce titre, le compte permet de garder la trace de l’inscription territoriale des scènes. Par exemple, sous une vidéo filmant un lieu nommé le Rainbow, une personne commente :
@username : Ce lieu existe-t-il toujours ? Je n’en ai jamais entendu parler.
Andy : C’était d’abord un club Rastafari, qui a commencé à accueillir des spectacles vers 97. Il s’appelait Rainbow-ites. Puis vers 99, le nom a changé pour devenir Rainbow, ce qui a duré jusqu’en 2005. C’est maintenant un garage de mécanique automobile, coin Décarie/Maisonneuve, à côté du métro Vendôme.
21Ces différents exemples montrent l’importance des acteurs des scènes musicales qui assurent, notamment par les collections et les archives, mais surtout les discussions sur celles-ci, le développement de savoirs culturels spécifiques.
22De ce point de vue, les captations de concerts publiées sur les réseaux sociaux ont un double rôle : elles constituent une archive en soi, mais aussi un support de partage entre les membres de la scène. Autrement dit, la vidéo comme témoignage d’un événement joue un rôle culturel au-delà de la musique qu’elle fait circuler. Dans un article publié sur le média en ligne Medium, David Beer (2017) utilise l’idée de platform nostalgia pour décrire la publication de contenus en lien avec de la musique passée. Photographies de concerts, vidéos de concert, mais aussi photographies de flyers, de disques, de tee-shirt ou de set-lists de l’époque. Les vidéos postées par Andy fonctionnent comme des témoignages de ce que Martin Lussier (2008) estime être « le cœur et l’âme » de la scène punk montréalaise : les concerts.
23Les discussions qui entourent le partage de la vidéo mettent en lumière cette importance des concerts. Une part des commentaires s’ancre dans un rapport nostalgique au document : « Flashbacks. En regardant toutes ces vidéos de 2000-2003, je ne peux m’empêcher de remarquer que la moitié d’entre nous ne croyait pas aux coupes de cheveux. » C’est dans l’ordre des souvenirs personnels que l’on va retrouver surtout ces commentaires qui permettent d’en savoir davantage sur le public présent : « Man. C’était dans mes premiers shows. Quand le monde s’est mis à se jeter du 2e j’ai eu peur ». Ou presque présent : « Je me souviens avoir été bloqué dans le métro sur le chemin vers le concert et en avoir raté les trois quarts. » Certains soulignent la place du concert dans leur passion, dans leur rapport au groupe, au lieu ou plus largement dans la scène montréalaise : « C’était mon premier spectacle à Montréal juste après avoir déménagé de l’Ontario et ma première fois au sulfureux L’X. »
24La publication de la vidéo en ligne permet de se remémorer des souvenirs personnels, mais aussi de célébrer des moments passés à plusieurs. Les dynamiques des scènes culturelles sont hautement ancrées dans la sociabilité, ce que l’on retrouve notamment par le jeu de l’identification des personnes présentes, soit qu’on les voit dans la vidéo, soit que les participants s’en rappellent. Ainsi un commentateur interpelle ses contacts sur une vidéo : « Je vois @username, @username, @username et beaucoup d’autres… putain c’est bon ! Merci comme toujours » Andy participe également à ce processus d’identification. Il dédicace parfois des vidéos publiées à des connaissances, selon des souvenirs communs ou discussions récentes. La captation vidéo elle-même et la présence d’Andy font également partie du souvenir pour certains : « J’ai adoré ce concert. Encore un où je suis à côté de toi. C’est assez génial que non seulement je puisse revivre tous ces vieux concerts… mais aussi de l’endroit exact où je me trouvais au moment du concert. »
25L’histoire du bootleg, l’étude des scènes musicales et la démarche d’archiviste abordée dans cet article nous montrent qu’il existe une grande quantité et diversité de musique non officielle en circulation. Les pratiques de collection et de partage évoluant en fonction des dispositifs techniques accessibles, ce phénomène s’amplifie avec le développement des réseaux sociaux numériques. Le cas d’Andy Chico Mak permet cependant de souligner que les pratiques numériques n’apparaissent pas dans un vide. Tant ses publications sur Instagram que sur YouTube s’appuient sur une démarche de mise en accès de ses captations, débutée au format VHS, à l’aube de l’an 2000. De la même manière, l’interactivité des commentaires reprend des dynamiques qui animent la vie des scènes montréalaises. Notre travail nous encourage à penser que le public d’un concert participe au sens de celui-ci par sa mémoire et par ses propres productions d’archives. Le partage de ces éléments mémoriels s’est prodigieusement accéléré par l’effet combiné d’une accessibilité plus aisée aux dispositifs d’enregistrement et par le modèle économique des réseaux sociaux numériques.
26L’élément certainement le plus étonnant est que l’écoute musicale semble secondaire dans l’intérêt pour les vidéos mises en ligne. Andy indique en effet que lorsqu’il consulte les statistiques de sa chaîne YouTube, sur laquelle il met en ligne les vidéos complètes, il note que la grande majorité des personnes qui cliquent sur ses vidéos ne dépassent pas une minute d’écoute : « Sur YouTube, je peux voir que la durée moyenne d’écoute de mes vidéos, même si elles durent 1 heure, c’est 1 minute ou 2 minutes. Ils regardent un peu et vont à la suite. Personne ne regarde la vidéo complète. » Il fait un constat similaire sur Instagram en comparant la popularité des contenus qu’il partage :
- 7 Action de faire défiler les contenus, typique des réseaux sociaux numériques.
Avec mon compte Instagram, je réalise que les gens restent une seconde sur la publication et passent à la suivante et scrollent7, scrollent, scrollent… Quand je mets une vidéo, je vais avoir genre trente likes. Avec une photo, j’en ai une centaine. Pour moi la vidéo a plus de valeur, mais les gens ne passent pas une minute devant la vidéo. Ça me surprend, mais je comprends : les gens n’ont plus le temps, les gens n’ont plus d’intérêt.
27Les réseaux sociaux numériques, comme Instagram et YouTube, apparaissent comme des acteurs importants dans la circulation de la musique, car ils forment les plateformes d’accès à une grande diversité de contenus musicaux live. Ce sont surtout les fans, amateurs ou utilisateurs des plateformes qui contribuent à cette circulation de la musique en partageant leurs archives et en documentant les concerts, les lieux, les scènes. La qualité sonore et visuelle passe souvent après la volonté de témoigner, de conserver une trace. Le sens des captations d’Andy Chico Mak s’ancre d’une part dans l’expression de ses goûts, de ses attachements, de ses affiliations, de ses souvenirs et, d’autre part, dans la vie d’une communauté qui les partage. Le dispositif permet de mettre en lumière la variété de ces liens et l’importance de la dimension sociale de l’appréciation musicale. Si cet article visait en premier lieu à explorer les modalités de partage de vidéos de concerts d’archives sur des réseaux sociaux numériques, nous espérons qu’il participera également d’une réflexion plus profonde sur le rôle actif des passionnés dans la circulation de la musique.
Flux RSS
