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2024

Dettes et santé mentale : perspective de genre

Debt and Mental Health: A gender perspective
Deuda y salud mental: una perspectiva de género
Caroline Henchoz, Boris Wernli et Tristan Coste

Résumés

L’effet des dettes sur la santé demeure peu étudié et la perspective de genre est rarement mobilisée. Cet article vise à mieux saisir l’effet genré des arriérés de paiement – un type de dettes particulièrement problématique et prévalent – sur la santé mentale des femmes et des hommes en testant différentes hypothèses explicatives. En nous appuyant sur les données du Panel suisse de ménages, nous montrons que les femmes endettées ont la santé mentale la plus faible mais que la survenue d’un arriéré ne les impacte pas davantage que les hommes. Toutefois, certains sous-groupes de femmes sont plus affectés. En ce sens, l’effet genré des dettes sur la santé mentale est plus lié à un cumul d’inégalités sociales qu’à l’existence de dispositions genrées vis-à-vis de l’endettement, ce qui souligne l’intérêt de l’approche intersectionnelle.

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Notes de la rédaction

* La copie de cet article a été préparée par Émeline Guibert.

Texte intégral

Introduction

1Les dettes personnelles ont encore été peu étudiées en tant que désavantages socio-économiques contribuant à une mauvaise santé (Ten Have et al., 2021). Relativement récentes, les recherches s’y rapportant se sont développées essentiellement aux États-Unis et en Grande-Bretagne à la suite de la crise financière de 2008 (Tay et al., 2017), ce qui explique le recours important aux études anglo-saxonnes dans cet article. Elles portent surtout sur la santé mentale, car les conséquences sur la santé physique, plus indirectes, sont moins évidentes à démontrer (Turunen & Hiilamo, 2014). Dans leur ensemble, elles s’accordent sur le fait que les dettes personnelles sont associées à une moins bonne santé mentale (pour recension, voir par ex. Fitch et al., 2011 ; Pisaniello et al., 2019 ; Richardson et al., 2013).

  • 1 Analyses menées dans le cadre d’une étude pluriméthodologique des liens entre endettement et santé (...)

2La question du genre est encore peu abordée dans les études sur les dettes (Callegari et al., 2020) et celles qui portent sur la santé mentale n’y font pas exception. Selon les quelques recherches quantitatives à disposition, sur lesquelles nous reviendrons, les femmes endettées ont une santé mentale moins bonne que celle des hommes. Il faut toutefois recourir aux études qualitatives pour tenter d’en comprendre les raisons. En effet, la plupart des recherches quantitatives portent sur des données transversales, c’est-à-dire qu’elles comparent des individus différents et ne permettent pas, par conséquent, de renseigner l’effet genré de l’endettement. En suivant une même personne dans le temps, l’approche longitudinale fondée sur les données du Panel suisse de ménages (PSM) que nous mobilisons dans cet article est inédite1. Elle teste différentes hypothèses constituées notamment sur la base de résultats qualitatifs afin de vérifier si l’endettement a bien un effet différent sur la santé mentale des hommes et sur celle des femmes.

3Traiter de cette question vise plus largement à documenter les inégalités de genre en matière de santé en les abordant par le prisme d’une situation socio-économique qui concerne un nombre croissant d’individus. Il s’agit aussi d’informer des interventions, notamment dans le champ du travail social et de la prévention gender aware ; c’est-à-dire adaptées au vécu des hommes et des femmes et non pas fondées sur des stéréotypes de genre encore largement présents lorsqu’il est question de l’argent des femmes (Lazarus, 2021 ; Callegari et al., 2020).

Dettes et santé mentale

  • 2 Traduction des auteur·es.

4Les liens entre les dettes et la santé mentale ont surtout été étudiés en médecine et en psychologie dans le cadre de recherches sur la santé mentale et le bien-être subjectif (BES). Les indicateurs de l’endettement, de la santé mentale et du BES étant définis diversement selon les études, notre présentation des résultats reflète cette hétérogénéité conceptuelle et méthodologique. Nous retenons toutefois que l’endettement est généralement compris « comme l’absence de possibilité de remboursement de la dette en temps voulu, ce qui entraîne une réduction considérable du niveau de vie d’un ménage2 » (Turunen & Hiilamo, 2014, p. 490) et que la santé mentale se définit par des indicateurs comme l’anxiété, le stress, la dépression, les envies de suicide ou l’incapacité mentale (Fitch et al., 2011).

5La plupart des analyses transversales relèvent une association significative entre les dettes et la santé mentale (Fitch et al., 2011 ; Pisaniello et al., 2019 ; Amit et al., 2020 ; Richardson et al., 2013 ; Turunen & Hiilamo, 2014), ce que les rares recherches longitudinales confirment. Une situation d’endettement ou de difficultés à rembourser des dettes est associée à une moins bonne santé mentale et la persistance de cette situation conduit à davantage de symptômes de dépression (Hojman et al., 2016) et de troubles mentaux (Ten Have et al., 2021 ; Gunasinghe et al., 2018).

6Les dettes sont associées à une mauvaise santé mentale de manière plus significative que le statut socio-économique (Hiilamo & Grundy, 2018). En effet, une situation d’endettement implique un travail de gestion des ressources financières et cognitives qui va au-delà des compétences économiques mobilisées dans les situations de pauvreté (Perrin-Heredia, 2009). Outre une administration rigoureuse de l’argent, on peut relever la gestion des délais de remboursement et des courriers, la négociation avec les créancier·ères, la recherche de solutions ou la constitution et le dépôt d’un dossier de surendettement. Ces tâches doivent être effectuées avec célérité et efficacité. Un endettement mal maîtrisé induit en effet une augmentation constante des charges financières (notamment à cause des taux d’intérêt et des frais de rappel) et, à terme, une perte de solvabilité ou encore des mesures de recouvrement de dettes telle que la saisie du salaire ou la perte du logement. La complexité de ces tâches ainsi que les relations parfois compliquées avec les administrations et services impliqués peuvent produire un sentiment d’incompétence chez les personnes concernées (Perrin-Heredia, 2009). Les travaux sociologiques francophones sur le crédit soulignent les rapports de force et de dépendance qui lient les parties en présence. Le débiteur ou la débitrice doit parfois livrer des informations intimes, ce qui peut se révéler éprouvant, notamment lorsqu’elles sont remises en question par l’institution créancière (Ducourant, 2017). Il et elle sont soumis à de véritables « épreuves » d’évaluation, de notation, de classement, de surveillance et de jugement (Lazarus, 2012) susceptibles d’engendrer frustration, colère et agressivité ainsi que de nouvelles formes d’exclusion (Plot, 2013).

7Les conséquences sanitaires et sociales d’un endettement sont toutefois susceptibles de varier selon le contexte et le type de dettes. En Suisse par exemple, les arriérés de paiement (principalement liés aux impôts et aux primes d’assurance obligatoire des soins) ont davantage d’effets négatifs sur les différentes dimensions du BES que les crédits à la consommation (Coste et al., 2020 ; Wernli et al., 2021, cf. l’encadré pour mieux en comprendre les raisons). Dans d’autres contextes nationaux, ce sont les dettes liées aux cartes de crédit, aux emprunts à des amis ou à la famille qui sont les plus stressantes (Chen et al., 2021). Et outre, moins le taux d’endettement des ménages d’un pays est élevé et plus les dettes sont stigmatisées et difficiles à assumer pour des individus considérés alors comme « hors norme » (Sweet et al., 2013). Le régime de règlement des dettes en vigueur dans un pays exerce aussi un rôle. Être endetté·es dans un pays où il est facile et rapide de se désendetter est associé à moins de stress et à moins d’effet sur la santé que dans les pays où c’est plus rare et difficile (Angel, 2016).

La Suisse : un observatoire privilégié du lien entre dettes et santé

En raison de son faible taux d’endettement des ménagesa (hors endettement hypothécaire) et de l’absence d’une véritable procédure de désendettement, la Suisse constitue un excellent observatoire pour mesurer les effets des dettes sur la santé mentale. Nous retenons ici les dettes les plus susceptibles d’affecter la santé mentale selon les études sur le BES, à savoir les arriérés des paiements (Coste et al., 2020 ; Wernli et al., 2021). Les arriérés sur les primes d’assurance maladie constituent, avec ceux sur les impôts, les principales causes d’endettement en Suisseb. Comme aux Pays-Bas, le système de santé repose sur une assurance obligatoire des soins à la charge des citoyen·nes. Chacun·e est tenu de s’affilier à une caisse maladie et de s’acquitter personnellement du financement des primes mensuelles. Or leurs montants n’ont cessé d’augmenter, jusqu’à plus que doubler en vingt ansc, ce qui fragilise tout particulièrement les ménages les plus vulnérables économiquementd. En outre et contrairement aux crédits à la consommation, les arriérés de paiement ne sont pas soumis à un cadre légal. Des frais administratifs parfois excessifs peuvent s’ajouter à la créance de base, ce qui est régulièrement dénoncé par les intervenant·es sociaux (Noori, 2021). Le potentiel effet négatif des arriérés sur la santé mentale est renforcé par l’absence d’une procédure de désendettement. Les mesures de réquisition de poursuitee en cas de non-paiement de ses obligations financières génèrent au contraire des difficultés financières inextricables pour les revenus les plus modestes (Henchoz et al., 2021).

a. En 2020, 42,9 % de la population vit dans un ménage avec au moins une dette, soit un crédit, des arriérés de paiement, un découvert ou un impayé de factures (hors dettes hypothécaires). URL : https://www.bfs.admin.ch/​bfs/​fr/​home/​statistiques/​themes-transversaux/​mesure-bien-etre/​tous-indicateurs/​economie/​endettement-menages.assetdetail.11387275.html
b. URL : https://www.bfs.admin.ch/​bfs/​fr/​home/​statistiques/​themes-transversaux/​mesure-bien-etre/​tous-indicateurs/​economie/​endettement-menages.html
c. URL : https://www.bfs.admin.ch/​bfs/​fr/​home/​statistiques/​prix/​primes-assurance-maladie.assetdetail.14900563.html
d. URL : https://www.bfs.admin.ch/​bfs/​fr/​home/​statistiques/​situation-economique-sociale-population/​revenus-consommation-et-fortune/​endettement.html
e. Procédure équivalente à une mise en demeure en France.

Les dimensions genrées de l’endettement

8Selon l’étude statistique de Chen et al. (2021), la première qui, selon eux, investigue explicitement l’impact genré des dettes sur la santé, les femmes ont plus tendance que les hommes à rapporter un effet négatif des dettes de leur ménage sur leur santé. Cependant une fois la perception du stress contrôlée, l’impact des dettes sur la santé est semblable pour les deux sexes, à l’exception des crédits hypothécaires impayés (Chen et al., 2021). Cette étude comporte toutefois deux limites. D’une part, elle se fonde sur des données transversales qui ne permettent pas d’appréhender l’effet de la survenue d’une dette. D’autre part, à l’instar d’autres études relevant des différences de genre, les mécanismes qui les expliquent restent largement inexplorés (pour recension, Callegari et al., 2020). Les recherches qualitatives nous fournissent toutefois deux principales pistes de compréhension.

Des dispositions genrées vis-à-vis des dettes

9La première piste regroupe des explications qui font référence à des préférences et dispositions genrées vis-à-vis des dettes. Ainsi, selon la littérature, les femmes ont une plus grande aversion aux risques financiers et sont plus prudentes en matière de décisions financières que les hommes (Bajtelsmit & Bernasek, 1997). Elles se sentent moins compétentes et moins confiantes dans le domaine financier et perçoivent moins l’emprunt comme un investissement potentiellement source de revenu que les hommes (Prince, 1993). Elles seraient par conséquent moins à l’aise et moins enclines à emprunter de l’argent que ces derniers (Almenberg et al., 2021), notamment lorsqu’il s’agit de s’endetter pour financer des achats non essentiels (Meyll & Pauls, 2019 ; Gathergood, 2012) ou lorsque les montants à emprunter sont élevés (Brown et al., 2013 ; Meyll & Pauls, 2019). Cette aversion féminine aux dettes est mobilisée pour expliquer pourquoi, pour un même montant dû, les femmes éprouvent un plus haut niveau de stress (Dunn & Mirzaie, 2016) ou encore pourquoi les problèmes d’endettement de longue durée les font davantage souffrir (Goode, 2010 ; Caputo, 2012).

10Selon d’autres auteur·es, ce ressentiment féminin vis-à-vis des dettes s’explique par des processus rattachés à la collectivisation des dettes masculines. Les hommes contractent plus fréquemment des emprunts que les femmes (Goode, 2010 ; Kirchler et al., 2008). Au bénéfice de revenus plus modestes, ces dernières sont moins solvables aux yeux des institutions bancaires (Kirchler et al., 2008 ; Fehlberg, 1997) et, au sein des ménages, elles ont moins d’influence sur les prises de décisions relatives aux crédits (Kirchler et al., 2008). Pourtant la charge des dettes n’est pas forcément endossée par l’initiateur. Dans les couples, les dettes masculines sont « sexuellement transmissibles » (Fehlberg, 1997), car il n’est pas rare que les épouses se portent garantes des dettes de leur conjoint. Ces attitudes visant à endosser les dettes d’autrui semblent se confirmer en cas de difficultés financières. Ce sont davantage les femmes qui gèrent les dettes du ménage (Thorne, 2010) et se privent si nécessaire (Fehlberg, 1997 ; Singh, 1997). Nos propres travaux le confirment (Henchoz et al., 2023). On dénombre plus de femmes gérant les finances des ménages endettés et/ou avec des bas revenus, les hommes se retrouvant davantage à gérer les ménages à haut revenu et sans dette.

11Enfin, on peut relever des différences dans les dispositions à s’exprimer sur les difficultés financières, les femmes s’estimant plus autorisées socialement à le faire que les hommes (Goode, 2012 ; Batz & Tay, 2018). Ainsi, dans une recherche américaine comparant les membres d’un même ménage, Zagorsky (2003) relève que les femmes ont tendance à indiquer un montant plus élevé de dettes que leur conjoint. Keese (2012) fait un constat similaire en Allemagne : pour un même niveau de dettes, les femmes perçoivent la charge financière comme étant plus lourde que les hommes. Elles affirment éprouver un niveau de stress plus haut pour un même montant dû (Dunn & Mirzaie, 2016), ce qui pourrait expliquer l’effet plus néfaste des dettes sur leur état de santé général (Chen et al., 2021).

Des capacités d’agir genrées

12Le second type d’explication quant aux dimensions genrées de l’endettement est moins nourri par la littérature car plus compliqué à démontrer. En effet, il intègre des dimensions macrosociales en mettant l’accent sur les conditions de vie et les opportunités structurelles offertes aux hommes et aux femmes (Batz & Tay, 2018). Ces dernières étant moindres pour les femmes, elles ont moins de ressources externes à disposition que les hommes pour faire face aux dettes. Ces moindres opportunités structurelles d’agir face aux dettes accroissent les risques pour leur santé mentale quand celles-ci surviennent.

13Les niveaux de formation et de revenu sont des indicateurs fréquemment mobilisés dans les études sur le BES pour rendre compte des capacités d’agir (Batz & Tay, 2018). Par exemple, en Suisse, les personnes qui ont les plus bas niveaux de revenus et de formation sont celles qui éprouvent le plus de sentiments négatifs, qu’elles soient endettées ou non (Wernli et al., 2021). De par leur niveau de revenu plus faible que celui des hommes3, de par la division sexuée du travail rémunéré et domestique au sein des ménages (Mosimann et al., 2021), les femmes disposent de possibilités limitées d’améliorer leur situation financière (Lazarus, 2021), ce qui peut avoir un effet négatif sur leur santé mentale en cas de difficultés économiques (Keith, 1993 ; Falconier & Epstein, 2010).

Hypothèses testées

14Au vu de ce qui précède, quatre hypothèses visant à tester la dimension genrée des liens entre dettes et santé mentale peuvent être formulées. Avec H1, nous testons l’association transversale entre endettement et santé et nous nous attendons à ce que les femmes avec des dettes aient une santé mentale moins bonne que les hommes dans la même situation. Nous testons ensuite l’hypothèse des capacités d’agir différenciées en vérifiant si, parmi les femmes endettées, celles qui ont les capacités d’agir moindre ont une santé mentale moins bonne que les autres (H2). Conformément à la littérature, nous retenons deux indicateurs des capacités d’agir : le revenu et le niveau d’éducation. Avec H3, nous évaluons l’effet genré de la survenue d’une dette sur la santé mentale. Si c’est le cas, on s’attend à ce que l’arrivée d’une dette affecte plus fortement la santé mentale des femmes que celle des hommes (H3). La dernière hypothèse (H4) teste également les capacités d’agir mais cette fois de manière longitudinale ; soit lors de la survenue d’une dette.

Méthodologie et population

  • 4 Financé par le FNS, le PSM est mené par FORS, le Centre de compétences suisse en sciences sociales (...)

15Le PSM4 est une enquête longitudinale multithématique annuelle menée auprès d’un échantillon aléatoire de la population résidente suisse de plus de quatorze ans. Nous retenons les données issues des vagues 1 à 21 (1999 à 2019). Les analyses descriptives intègrent 161 712 observations complètes relatives à 23 375 individus différents. Toutes les variables sont documentées. La taille de l’échantillon pour les analyses longitudinales est de 156 568 observations relatives à 22 484 personnes. Ces dernières portent sur les observations complètes de personnes non endettées en début de suivi.

Variable indépendante : les dettes

  • 5 La question du PSM est : « Depuis (mois, année), avez-vous connu des problèmes qui ont entraîné de (...)

16En l’absence de données sur le montant des dettes, nous retenons la présence d’arriérés de paiement (factures en retard) comme indicateur5, car c’est le type de dettes qui a le plus d’effets négatifs sur les différentes dimensions du BES (Coste et al., 2020 ; Wernli et al., 2021) et qui est par conséquent le plus susceptible d’affecter la santé mentale.

Variable dépendante : la santé mentale

17Pour évaluer la santé mentale, nous retenons l’indicateur tiré du World Health Organization Quality Of Life Survey (The WHOQOL Group, 1998) et validé par ailleurs (Cullati et al., 2014) : « Éprouvez-vous souvent des sentiments négatifs, comme le cafard, le désespoir, l’anxiété, la dépression, si 0 signifie “jamais” et 10 “toujours” ? ». Réponses de 0 (jamais) à 10 (toujours). Dès lors, plus la fréquence des sentiments négatifs est élevée, plus la santé mentale est considérée comme étant mauvaise.

Variables de contrôle

18Plusieurs variables de contrôle susceptibles d’avoir une influence sur la santé mentale (Fitch et al., 2011 ; Chen et al., 2021) sont prises en compte : l’âge en années et l’âge au carré afin de considérer le fait que la relation n’est pas forcément linéaire ; le taux d’activité professionnelle (0 à 100 %) ; le revenu annuel du ménage (en CHF) ; le nombre d’enfants du ménage ; le fait de vivre en couple ; l’état de santé (de 1 « très bien » à 5 « pas bien du tout ») ; et les limitations dans les activités quotidiennes imposées par l’état de santé (de 0 « pas du tout » à 10 « très fortement »).

  • 6 Recodage en 3 niveaux, d’après les catégories du système éducatif suisse, soit scolarité obligatoi (...)

19Les autres paramètres considérés – la cohorte de naissance, le sexe, la tranche de revenu du ménage (tertiles), la nationalité (suisse/étrangère), la région linguistique d’appartenance (Suisse romande ou italienne, par rapport à la région alémanique du pays), le niveau d’éducation6 – sont fixés pour l’ensemble des observations d’un individu donné, car ce n’est pas leur variation rare pour un individu donné qui nous intéresse, mais les sous-groupes de personnes qu’ils permettent de distinguer dans les analyses longitudinales.

Méthodes

  • 7 La santé mentale d’un individu correspond donc à la moyenne de la fréquence de ces sentiments néga (...)

20Deux stratégies analytiques complémentaires sont mobilisées. Nous utilisons tout d’abord un modèle de régression linéaire de panel groupé (Pooled Ordinary Least Squares ou modèle Between en anglais), qui prend en compte pour un individu la moyenne de ses points de données, tant pour la variable dépendante7 que pour les variables indépendantes. Cette analyse est focalisée sur la variance intergroupe et permet de tester H1 (l’association transversale entre dettes et santé mentale) et H2 (l’effet des capacités d’agir de manière transversale). Ce modèle met en évidence les différences en matière de santé mentale des personnes appartenant aux sous-groupes définis selon les variables retenues. En raison du nombre important de termes d’interaction, nous l’avons estimé séparément pour les femmes et hommes, en donnant les intervalles de confiance pour chaque paramètre.

21En second lieu, nous testons H3 (l’effet genré de la survenue d’une dette sur la santé mentale) avec l’utilisation d’un modèle de régression linéaire à effets fixes, visant à isoler la variance intragroupe. Nous expliquons ici, au niveau d’un individu donné, un changement dans son parcours (la variation de la santé mentale) par un autre changement (la survenue d’un arriéré). Ce modèle à effets fixes nous permet ainsi de prendre en compte, dans l’analyse, des variables difficilement observables comme les caractéristiques internes que nous considérons comme constantes pour un même individu. Autrement dit, nous ne pouvons pas tester l’effet des dispositions genrées sur l’association entre dettes et santé mentale, mais elles sont prises en compte et contrôlées. Nous testons ensuite H4 (l’effet des capacités d’agir dans une perspective longitudinale) avec un autre modèle à effets fixes, en mettant en évidence cette fois le rôle d’éventuels facteurs de protection ou de risque sur la santé mentale lors de la survenue d’un arriéré.

Résultats

La santé mentale des femmes endettées est la moins bonne

Tableau 1. Santé mentale des femmes et hommes – moyenne sur une échelle de 0 à 10

  Femmes sans arriérés Femmes avec arriérés p. Hommes sans arriérés Hommes avec arriérés p.
Santé générale (état de santé – 1 = très bien, 5 = pas bien du tout)            
Population totale 1.98 2.15 *** 1.88 2.03 ***
Santé mentale (sentiments négatifs de 0 = jamais à 10 = toujours)            
Population totale 2.26 3.14 *** 1.63 2.38 ***
             
1979 ou plus jeunes 2.22 2.74 *** 1.65 2.11 ***
1959-1978 2.19 3.11 *** 1.61 2.52 ***
1958 ou plus vieux 2.34 3.66 *** 1.64 2.48 ***
  *** ***   * ***  
             
Nationalité étrangère 2.81 3.85 *** 1.89 3.08 ***
Nationalité suisse 2.23 3.06 *** 1.61 2.27 ***
  *** ***   *** ***  
Niveau d’éducation            
bas 2.51 3.58 *** 1.83 2.43 ***
moyen 2.17 3.01 *** 1.56 2.37 ***
haut 2.25 3.01 *** 1.66 2.36 ***
  *** ***   *** ***  
Région linguistique            
Suisse romande 2.65 3.35 *** 1.84 2.55 ***
Suisse alémanique 2.06 2.90 *** 1.52 2.22 ***
Suisse italienne 3.16 3.93 *** 2.17 2.64 ***
  *** ***   *** ***  
Revenu annuel net du ménage, en tertiles            
1er tertile – moins de 85 000 CHF 2.52 3.48 *** 1.86 2.83 ***
2e tertile – 85 000 - 124 999 CHF 2.17 2.81 *** 1.61 2.16 ***
3e tertile – 125 000 CHF ou plus 2.07 2.7 *** 1.50 1.88 ***
  *** ***   *** ***  
Vit en couple            
non 2.47 3.28 *** 1.81 2.56 ***
oui 2.14 3.02 *** 1.54 2.23 ***
  *** ***   *** ***  

*** p.<.001, ** p.<.01, * p.<.05

Source : Panel Suisse de Ménages (https://forscenter.ch/​projects/​swiss-household-panel/​data/​), calcul des auteurs

22Vivre dans un ménage avec des arriérés de paiement est associé à un moins bon état de santé général et de santé mentale que si l’on vit dans un ménage sans dette (tableau 1). Dans tous les cas, la santé générale et mentale des femmes est moins bonne que celle des hommes. En outre, les femmes endettées sont les personnes qui ont la santé mentale la plus mauvaise de notre échantillon (3.14 contre 2.38 pour les hommes dans la même situation).

23On relève également que les personnes âgées, de nationalité étrangère, habitant la Suisse italienne et romande ou encore les personnes ayant les niveaux de formation les plus bas ou vivant dans les ménages ayant les ressources les plus modestes ont comparativement aux autres une santé mentale moins bonne, et ce autant chez les hommes que chez les femmes. Dans tous ces sous-groupes, les femmes ont systématiquement la santé mentale la plus mauvaise, ce qui tend à aller dans le sens de nos hypothèses (H1 et H2).

Les dettes sont associées à une plus mauvaise santé mentale chez certains groupes de femmes

24L’analyse multivariée réalisée ci-dessous (tableau 2) permet d’identifier les variables susceptibles d’affecter la santé mentale des hommes et des femmes. En raisonnant « toutes choses égales par ailleurs », nous testons l’hypothèse des capacités d’agir différenciées (H2).

Tableau 2. Modèle explicatif de la santé mentale des femmes et des hommes – modèle de panel groupé

  Femmes Hommes
  Coef. P>t [95% intervalle de conf.) Coef. P>t [95% intervalle de conf.)
                 
Âge en années 0.021 0.001 0.009 0.034 0.043 0.000 0.030 0.056
Âge au carré 0.000 0.000 0.000 0.000 -0.001 0.000 -0.001 0.000
Taux d’activité, en % - 0 à 100 % -0.002 0.000 -0.003 -0.001 -0.003 0.000 -0.004 -0.002
Revenu annuel net du ménage, en CHF 0.000 0.486 0.000 0.000 0.000 0.164 0.000 0.000
Nombre d’enfants dans le ménage -0.069 0.000 -0.106 -0.032 -0.050 0.003 -0.083 -0.017
État de santé – 1 = très bien, 5 = pas bien du tout 0.907 0.000 0.842 0.973 0.769 0.000 0.708 0.830
Limitation dans les activités quotidiennes – 0 = pas du tout, 10 = très fortement 0.229 0.000 0.212 0.245 0.224 0.000 0.207 0.241
Arriérés de paiement 0.533 0.008 0.141 0.924 0.668 0.000 0.316 1.021
                 
Cohorte – réf : 1979 ou plus jeunes                
1959-1978 0.009 0.896 -0.122 0.140 -0.074 0.237 -0.197 0.049
1958 ou plus vieux -0.055 0.544 -0.231 0.122 -0.167 0.050 -0.334 0.000
                 
Nationalité suisse -0.063 0.290 -0.179 0.054 0.005 0.930 -0.097 0.106
Suisse romande 0.436 0.000 0.364 0.508 0.191 0.000 0.122 0.260
Suisse italienne 0.631 0.000 0.491 0.771 0.369 0.000 0.237 0.500
                 
Niveau d’éducation – réf : école obligatoire                
Formation professionnelle -0.085 0.041 -0.166 -0.003 -0.081 0.096 -0.176 0.014
Études supérieures 0.005 0.916 -0.083 0.093 0.117 0.018 0.020 0.215
                 
Revenu annuel net du ménage, en tertiles – réf : 1er tertile                
2e tertile – 85 000-124 999 CHF -0.059 0.172 -0.143 0.026 -0.033 0.415 -0.111 0.046
3e tertile – 125 000 CHF ou plus -0.087 0.121 -0.196 0.023 -0.034 0.482 -0.129 0.061
                 
Vit en couple -0.281 0.000 -0.365 -0.198 -0.346 0.000 -0.434 -0.257
                 
Cohorte*arriérés                
1959-1978*arriérés 0.527 0.001 0.222 0.833 0.049 0.754 -0.255 0.352
1958 et avant*arriérés 0.909 0.000 0.556 1.262 -0.034 0.858 -0.410 0.341
                 
Nationalité suisse*arriérés -0.237 0.162 -0.570 0.095 -0.448 0.003 -0.744 -0.151
                 
Suisse romande*arriérés -0.454 0.000 -0.706 -0.202 0.199 0.094 -0.034 0.431
                 
Suisse italienne*arriérés 0.004 0.986 -0.470 0.478 -0.237 0.319 -0.702 0.229
                 
Niveau d’éducation*arriérés                
Formation professionnelle*arriérés 0.006 0.967 -0.280 0.292 0.090 0.557 -0.210 0.390
Études supérieures*arriérés -0.043 0.791 -0.359 0.274 -0.112 0.508 -0.444 0.220
                 
Revenu annuel du ménage*arriérés                
2e tertile – 85 000-124 999 CHF*arriérés -0.094 0.510 -0.373 0.186 -0.084 0.518 -0.339 0.171
3e tertile – 125 000 CHF ou plus*arriérés 0.078 0.679 -0.294 0.451 -0.182 0.283 -0.515 0.151
                 
Vit en couple*arriérés -0.070 0.619 -0.345 0.205 0.163 0.245 -0.112 0.438
                 
Constante 0.203 0.148 -0.072 0.477 -0.389 0.002 -0.638 -0.140
N observations 88367         73345    
N individus 12364         11011    
R - carré ajusté variance intragroupe 0.2667         0.2425    

Source : Panel Suisse de Ménages, calcul des auteurs

25La première partie du tableau (jusqu’à la ligne « vit en couple ») concerne l’ensemble de l’échantillon qu’il vive ou non dans un ménage endetté. Les résultats confirment que, toutes choses égales par ailleurs, vivre dans un ménage avec des arriérés est associé à une plus mauvaise santé mentale. En effet, les sentiments négatifs sont plus élevés tant pour les femmes que pour les hommes concernés (.53, respectivement .67). Malgré des coefficients plus élevés, on ne peut toutefois pas affirmer que les hommes sont, sous contrôle des autres paramètres, plus affectés que les femmes, car l’intervalle de confiance est important dans les deux groupes. En ce sens, H1 ne peut être validé. Il est intéressant de relever que la majorité des variables de contrôle que l’on peut associer à des capacités d’agir n’ont pas d’effet significatif (le revenu) ou ont peu d’effet malgré leur significativité (le taux d’activité professionnel ou le fait d’avoir suivi des études supérieures) et cela autant pour les femmes que pour les hommes. Seule la formation professionnelle a un léger effet protecteur chez les femmes (-.09) alors qu’elle n’est pas significative chez les hommes. D’autres facteurs n’ont également pas ou peu d’effets significatifs comme la cohorte, la nationalité ou encore le nombre d’enfants dans le ménage.

26On note toutefois que l’état de santé général a un effet encore plus important sur la santé mentale que la présence d’arriérés de paiement dans le ménage, ce qui est cohérent avec les études relevant la forte interaction entre la santé mentale et les autres dimensions de la santé (Prince et al., 2007). Il existe ici une différence entre femmes et hommes, la santé mentale des premières étant plus affectée par leur état de santé général que celle des seconds (respectivement .91 et .77). L’indicateur de la capacité d’agir relative à la santé que nous avons introduit, à savoir les limitations dues à la santé dans la vie quotidienne, confirme ces résultats mais dans des proportions plus modestes que l’état de santé général.

27Deux autres résultats sont à souligner. D’une part, il existe un lien entre la région linguistique et la santé mentale. Toutes choses égales par ailleurs, les Suisses italiens et romands ont une plus mauvaise santé mentale que les Suisses alémaniques, et ce d’autant plus si on est une femme (.63 pour les femmes de Suisse italienne et .44 pour celles de Suisse romande contre respectivement .37 et .19 pour les hommes). D’autre part, le fait de vivre en couple a un effet bénéfique sur la santé mentale, et ce surtout chez les hommes (-.35 et -.28 pour les femmes) sans toutefois qu’on puisse l’affirmer avec certitude, les intervalles de confiance étant importants.

28La seconde partie du tableau (à partir de la ligne « cohorte*arriérés ») approfondit l’analyse des personnes avec des arriérés de paiement en regardant comment ce paramètre interagit avec d’autres. Certaines variables restent non significatives pour les personnes endettées comme le niveau d’éducation, la formation professionnelle, le fait d’avoir suivi des études supérieures ou le niveau de revenu, et ce autant pour les hommes que pour les femmes. Quelques interactions ont toutefois des effets genrés. Ainsi les femmes des deux cohortes les plus âgées pâtissent tout particulièrement du fait d’être endettées, les termes d’interaction étant positifs et significatifs alors qu’ils sont non significatifs pour les hommes. Pour les femmes endettées de tous âges, le fait de vivre en Suisse romande a un léger effet protecteur (non significatif pour les hommes). À l’inverse, la nationalité suisse préserve la santé mentale des hommes endettés (l’interaction entre ces deux paramètres étant négative et significative) alors qu’elle est non significative pour les femmes. Enfin, on note que si le fait de vivre en couple était bénéfique pour la santé mentale sur l’ensemble de l’échantillon, ce n’est plus le cas pour les personnes endettées (interaction non significative).

  • 8 Arriérés de paiement, selon différentes caractéristiques socio-démographiques, OFS, 2020. URL : ht (...)

29Au vu de ces résultats contrastés, la piste explicative par les capacités d’agir (H2) est à nuancer. Si l’on reprend les indicateurs traditionnels, les niveaux d’éducation et de revenu sont non significatifs. Toutefois, d’autres indicateurs que l’on peut également rattacher à des capacités d’agir, car ils peuvent contribuer à faciliter (ou non) l’accès à des ressources financières, apparaissent significatifs comme les limitations dues à la santé, à l’âge, à la région linguistique ou à la nationalité. À ce stade, il est toutefois difficile de trancher car ces résultats pourraient aussi être le reflet d’une acceptation sociale différenciée. Les arriérés de paiement étant plus courants en Suisse romande, chez les hommes de nationalité étrangère et chez les plus jeunes8, ils sont potentiellement moins stigmatisants socialement (Blázquez & Budría, 2015) et affecteraient par conséquent moins la santé mentale que chez les autres groupes de population. Nous les intégrons dans les modèles d’analyses longitudinales à venir afin de mieux en saisir la portée.

La survenue d’une dette n’a pas d’effet genré sur la santé mentale

Tableau 3. Survenue d’un arriéré de paiement et effet sur la santé mentale – modèle à effets fixes

  Coef. P>t
     
Âge en années -0.002 0.418
Âge au carré 0.000 0.000
Taux d’activité, en % - 0 à 100 % 0.000 0.024
Revenu annuel net du ménage, en CHF 0.000 0.000
Nombre d’enfants dans le ménage 0.003 0.628
État de santé – 1 = très bien, 5 = pas bien du tout 0.344 0.000
Limitation dans les activités quotidiennes – 0 = pas du tout, 10 = très fortement 0.108 0.000
Arriérés de paiement 0.211 0.000
     
Homme*arriérés -0.009 0.825
     
Constante 0.839 0.000
N observations 156621  
N individus 22496  
R - carré ajusté variance intragroupe 0.0537  

Source : Panel Suisse de Ménages, calcul des auteurs

30L’analyse longitudinale utilisant le modèle à effets fixes (tableau 3) confirme que la survenue d’un arriéré chez des hommes et des femmes qui n’en avaient pas au début de la période d’observation a des effets négatifs significatifs sur leur santé mentale. Toutes choses égales par ailleurs, passer d’une situation sans arriérés de paiement à une situation avec arriérés fait augmenter les sentiments négatifs de 0.21, sur une échelle allant de 0 à 10. En revanche, le terme d’interaction entre les arriérés et le sexe introduit dans le modèle montre qu’il n’existe pas de différence genrée significative (p.=.825) sous contrôle des autres paramètres du modèle. Autrement dit, la survenue du type de dette que nous testons n’affecte pas davantage la santé mentale des femmes que celle des hommes (H3). Les variables difficilement observables comme les dispositions genrées étant prises en compte dans le modèle d’analyse, on peut en déduire que celles-ci ne jouent pas un rôle déterminant dans l’impact de l’endettement sur la santé mentale.

Les dettes affectent davantage certains sous-groupes de femmes

31Le tableau 4 confirme l’effet important des variables de santé générale sur la santé mentale. La santé mentale est affectée par la survenue d’un arriéré (.40) mais aussi par l’état de santé (.34) et le fait d’être limité par son état de santé dans ses activités quotidiennes (.11). On relève toutefois que la survenue de ce type de dette a des conséquences diverses selon les sous-groupes de femmes concernées.

  • 9 Cf. note précédente.

32Parmi les critères habituels mobilisés pour évaluer la capacité d’agir, aucun n’a d’effet significatif. Les variables comme le revenu, le niveau d’éducation, la formation professionnelle ou encore le fait d’avoir suivi des études supérieures ne semblent pas avoir d’effets spécifiques lors de la survenue d’un arriéré. Ces résultats confirment que l’explication par les variables classiques des capacités d’agir (H4) est à nuancer. D’autres variables que l’on peut aussi rattacher aux capacités d’agir sont toutefois significatives. Ainsi, l’âge a ici encore un effet significatif. Les femmes des deux cohortes les plus âgées sont plus affectées par l’apparition d’arriérés que les plus jeunes (.17 pour les femmes nées entre 1959 et 1978 et .21 pour celles nées en 1958 et avant). C’est également le cas des limitations dues à l’état de santé et de la nationalité. Les femmes suisses sont moins touchées (- .24) par l’apparition d’un arriéré que les femmes de nationalité étrangère. Ces résultats valent uniquement pour les femmes, car l’âge et la nationalité ne différencient pas les sous-groupes d’hommes. Les femmes suisses ayant un taux d’endettement plus bas que les femmes étrangères9, l’explication par l’acceptation sociale développée plus haut ne tient pas ici. En ce sens, on peut donc faire l’hypothèse que la nationalité est liée à des formes de capacités d’agir structurelles qu’il s’agirait de mieux identifier.

Tableau 4. Survenue d’un arriéré et effet sur la santé mentale de sous-groupes d’hommes et de femmes – modèle à effets fixes

  Coef. P>t
     
Age en années 0.009 0.001
Age au carré 0.000 0.032
Taux d’activité, en % - 0 à 100 % 0.000 0.019
Revenu annuel net du ménage, en CHF 0.000 0.025
Nombre d’enfants dans le ménage 0.015 0.022
État de santé - 1=très bien, 5=pas bien du tout 0.343 0.000
Limitation dans les activités quotidiennes – 0 = pas du tout, 10 = très fortement 0.108 0.000
Arriérés de paiement 0.396 0.001
Vit en couple -0.287 0.000
     
Homme*arriérés -0.172 0.348
     
Cohorte*arriérés*genre    
1959-1978*arriérés*femme 0.165 0.015
1959-1978*arriérés*homme 0.043 0.581
1958 et avant*arriérés*femme 0.205 0.006
1959 et avant*arriérés*homme 0.100 0.260
     
Nationalité suisse*arriérés*genre    
Nationalité suisse*arriérés*femme -0.239 0.018
Nationalité suisse*arriérés*homme -0.031 0.769
     
Suisse romande*arriérés*genre    
Suisse romande*arriérés*femme -0.051 0.351
Suisse romande*arriérés*homme -0.031 0.623
     
Suisse italienne*arriérés*genre    
Suisse italienne*arriérés*femme -0.063 0.575
Suisse italienne*arriérés*homme -0.005 0.968
     
Niveau d’éducation*arriérés*genre    
Formation professionnelle*arriérés*femme -0.050 0.491
Formation professionnelle*arriérés*homme 0.014 0.886
Études supérieures*arriérés*femme 0.001 0.994
Études supérieures*arriérés*homme -0.014 0.889
     
Revenu annuel du ménage*arriérés*genre    
2e tertile – 85 000-124 999 CHF*arriérés*femme -0.045 0.468
3e tertile – 85 000-124 999 CHF*arriérés*homme 0.041 0.570
3e tertile – 125 000 CHF ou plus*arriérés*femme -0.064 0.396
3e tertile – 125 000 CHF ou plus*arriérés*homme -0.120 0.142
     
Vit en couple*arriérés*genre    
Vit en couple*arriérés*femme -0.058 0.290
Vit en couple*arriérés*homme -0.032 0.624
     
Constante 0.739 0.000
N observations 156568  
N individus 22484  
R - carré ajusté variance intragroupe 0.054  

Source : Panel Suisse de Ménages, calcul des auteurs

Conclusion

33Alors que plusieurs recherches relèvent que les hommes et les femmes vivent différemment le fait d’avoir des dettes, il était difficile d’en conclure jusqu’à présent qu’ils et elles étaient diversement affectés par la survenue d’un endettement faute d’analyse longitudinale permettant d’en mesurer l’effet. Si nous confirmons que la survenue des dettes les plus problématiques en Suisse, à savoir les arriérés de paiement, affecte indéniablement la santé mentale, une fois tous les paramètres contrôlés, rien ne permet de conclure que les femmes sont plus affectées que les hommes (H3). Certes, les femmes endettées ont une santé mentale plus mauvaise que celle des hommes dans la même situation (H1), mais cela ne peut être attribué au fait que l’endettement est vécu de manière différente.

34Comment expliquer cette absence de conséquences genrées des dettes à laquelle, pour tout dire, nous ne nous attendions pas ? La première explication est contextuelle. On peut faire l’hypothèse que, selon les contextes nationaux, certains types d’endettement (comme les arriérés de paiement en Suisse) ont de telles conséquences sur la santé mentale que rien ne permet d’en différencier ou d’en atténuer les effets, ce qui les rend particulièrement problématiques. Personne n’est épargné, et ni le niveau d’éducation, ni le revenu – que l’on considère comme des indicateurs de capacités d’agir – ne permettent d’en amoindrir les conséquences. La seconde explication concerne les biais d’interprétation. À l’instar de ce qui a été observé en sciences dures (Vidal & Benoît-Browaeys, 2005), il est possible que les différences de genre aient été surévaluées et surinterprétées dans la littérature comme dans notre recension. Ainsi, selon nos résultats, les dispositions genrées ne semblent pas jouer un rôle déterminant dans l’impact de l’endettement sur la santé mentale. La troisième explication est méthodologique. Nous sommes limités par les indicateurs à disposition, notamment pour saisir les dettes et la santé mentale. Il est par conséquent possible que l’ajout d’autres indicateurs comme le montant de l’endettement, non documenté dans les données, offre des résultats plus prégnants. Le coefficient relatif à la constante dans les modèles fixes plus élevé que les coefficients des variables explicatives, de même que la faiblesse relative des R au carré (indicateur qui mesure la qualité de la prédiction d’une régression) dans nos modèles, sont en effet des indices que d’autres variables relatives à l’individu sont susceptibles d’impacter la santé mentale. En outre, on peut questionner la mesure utilisée. Nous évaluons des variations de la santé mentale en termes absolus. Les hommes et les femmes éprouvent une baisse similaire de leur santé mentale lorsqu’arrive un arriéré. Cette baisse a-t-elle les mêmes conséquences sachant que les femmes ont initialement une santé mentale plus basse que celle des hommes ? L’apport de recherches qualitatives serait essentiel pour mieux comprendre ce que cela signifie pour les personnes concernées.

35Pour en revenir aux indicateurs, nous avons mobilisé les variables habituelles pour tenter d’évaluer le rôle des capacités d’agir masculines et féminines sur la manière dont les dettes affectent ou non la santé mentale (H2 et H4). Or ni le niveau de revenu, ni le niveau de formation n’ont d’effet. Ce résultat fait écho aux recherches féministes relevant que d’autres éléments sont centraux pour saisir les capacités d’agir féminines, car – à revenu similaire et formation égale – les femmes n’ont pas les mêmes opportunités de transformer ces ressources en bien-être, autrement dit, de les convertir en capacités d’agir (Robeyns, 2007). Ainsi, pour saisir pleinement les capacités d’agir des femmes face à un endettement, il serait utile d’intégrer d’autres dimensions, par exemple le nombre et l’âge des enfants, la répartition du travail domestique et familial au sein du couple ou encore les discriminations sur le marché du travail, les structures de garde ou les services et aides extrafamiliales disponibles à bas coût. Cette piste va dans le sens de nos résultats qui relèvent l’effet de variables comme l’âge, la nationalité et la région linguistique. L’âge est sans doute relatif aux difficultés rencontrées par les plus âgé·es pour trouver des ressources financières complémentaires sur le marché de l’emploi. L’effet de la nationalité est sans doute lié au fait qu’en Suisse, un certain nombre de droits civiques et politiques dépendent de la citoyenneté. Par ailleurs, dans un contexte où beaucoup de décisions politiques sont prises et mises en œuvre au niveau communal et cantonal plutôt que fédéral, les régions linguistiques sont rattachées à des cultures différentes, notamment en matière d’attitudes et de valeurs relatives à la citoyenneté (Eugster et al., 2011), au travail (Eugster et al., 2017) ou à l’argent (Henchoz et al., 2019). Elles se différencient aussi par les infrastructures à disposition, par exemple en ce qui concerne la conciliation vie professionnelle/vie familiale ou encore la prévention et le traitement de l’endettement. Il se peut donc que ces indicateurs soient reliés à des capacités d’agir relatives à des dimensions structurelles que nous n’avons fait qu’effleurer ici et qui devraient être saisies au niveau cantonal pour une appréhension plus fine.

36Si on ne relève pas globalement d’effet différencié des dettes sur la santé mentale des hommes et des femmes, des sous-groupes de femmes qui se distinguent par l’âge, la nationalité, la région linguistique et leur état de santé, sont néanmoins plus affectés. L’approche intersectionnelle ébauchée ici mériterait par conséquent d’être approfondie dans de futures études afin de mieux saisir comment le croisement des inégalités sociales a des effets combinés sur la santé qui peuvent être différents selon que l’on soit homme ou femme (Carde, 2021). En effet, selon nos résultats, la piste des capacités d’agir genrées semble plus prometteuse pour comprendre les inégalités de santé dans l’endettement que celle des dispositions genrées.

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Notes

1 Analyses menées dans le cadre d’une étude pluriméthodologique des liens entre endettement et santé en Suisse financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) URL : https://data.snf.ch/grants/grant/188953

2 Traduction des auteur·es.

3 URL : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/salaires-revenus-cout-travail/niveau-salaires-suisse/caracteristiques-personnes.html

4 Financé par le FNS, le PSM est mené par FORS, le Centre de compétences suisse en sciences sociales. URL : www.swisspanel.ch

5 La question du PSM est : « Depuis (mois, année), avez-vous connu des problèmes qui ont entraîné des arriérés de paiement des factures de votre ménage ? ». Réponse 1(oui) ou 2 (non).

6 Recodage en 3 niveaux, d’après les catégories du système éducatif suisse, soit scolarité obligatoire, formation professionnelle, études supérieures.

7 La santé mentale d’un individu correspond donc à la moyenne de la fréquence de ces sentiments négatifs sur toute la période d’observation.

8 Arriérés de paiement, selon différentes caractéristiques socio-démographiques, OFS, 2020. URL : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation-economique-sociale-population/revenus-consommation-et-fortune/endettement.assetdetail.22869536.html

9 Cf. note précédente.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Caroline Henchoz, Boris Wernli et Tristan Coste, « Dettes et santé mentale : perspective de genre »SociologieS [En ligne], La recherche en actes, mis en ligne le 20 mars 2024, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/22783 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.22783

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Auteurs

Caroline Henchoz

Professeure, Haute École de travail social et de la santé (HETSL | HES-SO), Lausanne, Suisse. Email : caroline.henchoz@hetsl.ch

Articles du même auteur

Boris Wernli

Professeur, FORS (Swiss Centre of Expertise in the Social Sciences), Université de Lausanne, Suisse. Email : boris.wernli@unil.ch

Tristan Coste

Collaborateur scientifique, Haute École de travail social et de la santé (HETSL | HES-SO), Lausanne, Suisse. Email : tristan.coste@hetsl.ch

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Droits d’auteur

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