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2024

La mobilisation corporelle dans les projets de réinsertion

Body Mobilization in Reintegration Projects
Movilización corporal en proyectos de reintegración
Jennifer Maguy

Résumés

Depuis quelques années, les intervenants sociaux mobilisent le corps comme outil d’accompagnement social dans leurs projets de réinsertion. Le recours du corps au travers de dispositifs artistiques et/ou culturels permettrait aux bénéficiaires de susciter leur désir et leur engagement dans les projets, mais aussi de s’ouvrir et de se lier plus facilement aux autres. Cet article visera à comprendre, dans un premier temps, les raisons de cet intérêt pour le corps et de son inscription dans les pratiques professionnelles des intervenants sociaux et dans les suivis qu’ils proposent aux bénéficiaires, que nous pourrons mettre en parallèle avec certaines mutations dans le champ du travail social, relatives au traitement de la réinsertion. Puis, dans un second temps, nous tenterons de montrer que cet usage particulier du corps mobilisé et employé à la réinsertion sociale et/ou professionnelle conduirait à une activation sociale des bénéficiaires, visible au travers de l’apprentissage d’un ensemble de savoirs et de dispositions faites corps.

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Texte intégral

Introduction

Enquêtrice : La réinsertion peut-elle passer par le corps d’après toi ?

Carol : Ça dépend ce qu’on entend encore une fois par réinsertion mais c’est sûr qu’un engagement du corps, mettre son corps au service d’un projet, mettre son corps dans un espace, le faire bouger… […] Mais le corps, le travail sur un projet ou autre, juste réenvie de bouger en fait, je pense qu’en effet, pour la réinsertion c’est la base…

  • 1 « Association qui a pour but la réinsertion sociale et professionnelle de jeunes adultes (16/30 an (...)

1Cet extrait d’entretien prononcé par Carol, comédien et intervenant théâtre au sein de l’association rennaise Tout Atout1, permet de mettre en valeur les liens étroits entre le corps et les champs d’intervention du travail social et, plus précisément, ceux portant sur la réinsertion. Cet emploi du corps comme outil d’action sociale peut trouver à s’expliquer au travers de deux constats sociologiques. D’une part, depuis le début des années 1980, le travail social a connu de nombreux bouleversements qui l’ont amené à faire évoluer ses pratiques en incluant dans ses accompagnements des supports originaux, mais aussi à axer ses missions autour des besoins et des demandes particulières de nouveaux publics pris en charge. D’autre part, le phénomène d’individualisation de la société a suscité un nouvel imaginaire du corps et a fait émerger un « souci du corps » inducteur de pratiques et de représentations nouvelles.

2Ainsi, le corps est de plus en plus convoqué comme support d’accompagnement à destination de bénéficiaires aux profils pluriels et identifiés comme isolés, désaffiliés voire désocialisés, dans des perspectives de réinsertion sociale et/ou professionnelle. L’ensemble des projets mis en place par les intervenants sociaux ont pour modalité commune de considérer le corps comme un potentiel outil/moyen d’action qui permettrait d’aider les bénéficiaires dans leurs difficultés et problématiques.

3La plupart des projets concernés s’inscrivent dans des dispositifs originaux et créatifs qui favorisent l’immersion du bénéficiaire dans de nouveaux contextes tels que la pratique de la danse, du théâtre, l’initiation à de la socio-esthétique, la découverte du maraîchage biologique, la dépense physique à travers le sport…

4Une mobilisation active du corps serait en mesure de susciter plus d’engagement de la part du bénéficiaire et serait, de ce fait, davantage propice au changement ; c’est du moins le postulat défendu et soutenu par les intervenants sociaux. Il convient donc d’interroger ces pratiques professionnelles du travail social dans leurs origines, leurs mises en œuvre et leurs conséquences. En d’autres termes, quel est le sens accordé aux relations entre la réinsertion et le corps ? Quels effets sont recherchés par les intervenants sociaux dans cette convocation du corps des bénéficiaires vis-à-vis de leurs processus de réinsertion ?

5En nous intéressant à la manière dont le corps est mis à l’épreuve et « au travail » dans des projets de réinsertion, nous proposons d’examiner ici, dans un premier temps, les motifs à l’origine de cet intérêt des intervenants sociaux pour le corps mis au service de leurs accompagnements. Puis, dans un second temps, nous démontrerons que la mobilisation du corps des bénéficiaires dans des dispositifs spécifiques serait propice à son activation sociale et au déploiement de son pouvoir d’agir.

Méthodologie

6Pour l’élaboration de cet article, nous sommes partis de données empiriques provenant d’une enquête de terrain issue de notre thèse en sociologie. Nous avons produit nos matériaux d’enquête en réalisant des observations participantes auprès de différentes associations rennaises et malouines relevant de l’action sociale, et en menant 28 entretiens semi-directifs auprès des bénéficiaires et des intervenants sociaux des différentes structures enquêtées, qui ont été enregistrés et ont fait l’objet d’une retranscription. Cet article sera émaillé d’extraits de verbatim de divers intervenants sociaux que nous avons rencontrés et qui permettront de venir illustrer les propos avancés au fil de la démonstration.

Nouveau traitement social de la réinsertion par le corps…

7Le concept de réinsertion a émergé dans les années 1980 concomitamment à un contexte sociétal marqué par la montée du chômage chez les jeunes et le déclassement scolaire, s’expliquant en partie par des difficultés d’accès à des emplois stables et sécures et un manque de lien, de jonction entre la fin des études et l’entrée dans le monde du travail. « C’est bien une conjoncture historique déterminée qui constitue le contexte de l’émergence du problème social de l’insertion des jeunes. » (Dubar, 2001) L’apparition du terme de réinsertion inaugure dans le sillage du travail social un nouveau rapport au lien social où le bénéficiaire se doit désormais de démontrer ses motivations et ses intentions à se trouver une place dans la société. En d’autres termes, il doit pouvoir s’acquitter d’une certaine responsabilité envers le collectif auquel il se doit d’appartenir.

8Dans cette perspective, les pratiques professionnelles et relationnelles des intervenants sociaux se trouvent elles aussi modifiées ; il s’agit alors d’être à côté du bénéficiaire, de le guider mais non de se substituer à lui afin de le laisser acteur de ses choix. Ainsi, progressivement, les contours d’application du champ de la réinsertion vont s’étendre et concerner non seulement la vie professionnelle du bénéficiaire mais aussi les aspects sociaux de son quotidien comme la santé, le logement, son bien-être, les relations sociales… Dès lors, le projet de réinsertion ne peut plus se penser dans un sens univoque mais s’inscrit au contraire dans une globalité, il devient multidimensionnel.

Le problème du droit à l’insertion n’est plus, à proprement parler, de construire l’individu autonome, mais de travailler la relation de celui-ci avec la société et de le doter des capacités nécessaires pour infléchir le cours de sa vie, surmonter une rupture biographique, anticiper une difficulté. (Astier, 2007)

9Le rapport du professeur Bertrand Schwartz viendra renforcer cette idée d’une extension de ce terme où, désormais, la réinsertion professionnelle et la réinsertion sociale se situent au même niveau et sont à comprendre et à envisager dans un même ensemble : « La collectivité se doit de les [les jeunes] préparer tous, à être capables d’affronter le marché de l’emploi et de remplir leur rôle de citoyens » (Schwartz, 1981).

10Les logiques de contrat et de projet viennent alors se substituer au « travail sur autrui » et à la prise en charge assistancielle du bénéficiaire, pour laisser la place à des accompagnements individualisés et personnalisés, où une attention toute particulière est portée à la singularité de leurs trajectoires de vie et à leurs besoins spécifiques. Un véritable « impératif de proximité » s’instaure dans les pratiques des intervenants sociaux qui cherchent à se rapprocher des bénéficiaires.

11Comme nous avons pu le souligner, la logique de projet comprise dans le traitement de la question sociale de la réinsertion repose sur une attente explicite, laquelle est de considérer que le bénéficiaire se doit d’être impliqué et motivé dans les diverses étapes qui jalonnent son processus de réinsertion. « Pour résumer, ce qui fait lien n’est plus seulement la capacité à se conformer, mais aussi l’art et la manière de dire et d’affirmer son identité et de revendiquer son projet et de dire ce que l’on veut devenir » (Astier & Medini, 2019). C’est pourquoi, les intervenants sociaux vont proposer au bénéficiaire des projets incluant des soutiens innovants qui vont recouvrir un double objectif : à la fois, permettre une plus grande implication du bénéficiaire (et donc une meilleure reconnaissance par autrui), éveiller une envie et un désir de leur part de s’accrocher au projet. Et à la fois, parvenir à réenchanter les pratiques du travail social en renouvelant les modalités de rencontre et de prise en charge avec le bénéficiaire pour trouver plus de plaisir et de sens dans le métier d’intervenant social. Il s’agirait alors de renouer avec ce qui faisait le cœur et le sel de son métier et de prendre le contre-pied de cet imago basé sur une représentation gestionnaire et une marchandisation du social (Michel Chauvière) et de souffrance au travail (Christophe Desjours). Dans le cadre de cet article, nous avons choisi de nous intéresser au corps et à son usage comme un référentiel original d’action sociale qui remplirait ce double objectif.

12Cet engouement pour le corps dans le champ du travail social peut être mis en parallèle avec l’intérêt majeur que la société individualiste lui accorde depuis quelques années. En effet, le corps n’est plus perçu uniquement comme un objet biologique et anatomique, mais aussi comme un opérateur du social par lequel s’illustrent les rapports entre les individus. La notion de corps s’intronise alors comme un analyseur sociologique des relations sociales entre les individus : « [Le corps] est ce par quoi se révèle l’efficacité du social qui s’ancre dans l’individu, et inversement ce par quoi le social est rendu possible » (Drulhe, 1987).

13Aujourd’hui, le corps est au centre de toutes les préoccupations et apparaît comme la clé de voûte de l’affirmation de soi et de l’épanouissement personnel. Ainsi, la référence à soi et à son corps devient le nouveau credo qui intime à l’individu d’être autonome, de se prendre en main afin d’éviter d’être catégorisé comme assisté. Le corps devient la boussole de l’individu, un chemin de réalisation et d’accomplissement personnel par lequel il peut marquer sa présence au monde qui l’entoure. Suivant cette voie, le corps ne peut être envisagé comme isolé mais plutôt comme étant en interaction permanente et réciproque avec la société qui l’entoure. « Le corps agit ainsi en interface à la fois parce qu’il se situe concrètement dans un environnement qui, à son tour, le situe, et à la fois, parce qu’il est l’agent de la modification concrète de cet environnement qui, en retour, le modifie également » (Detrez, 2002). Alors qu’auparavant, le corps était la source de tous les malheurs et le lieu des tentations et des péchés, il est aujourd’hui valorisé (et recommandé) de vivre des expériences heureuses avec son corps, de le mettre en scène. Le corps mobilisé dans les différentes activités que nous avons pu observer et étudier au cours de nos enquêtes de terrain comme la danse, le théâtre, la socio-esthétique, l’activité sportive ou encore le maraîchage est ici appréhendé de la part des intervenants sociaux comme une voie possible pour redynamiser les bénéficiaires et de faire bouger les lignes de leurs situations personnelles.

…qui concourt à une activation sociale du bénéficiaire

14Chez la plupart des intervenants sociaux rencontrés, le travail à partir du corps du bénéficiaire permettrait par ricochet d’induire un apprentissage sur le corps. La mise en activité du corps du bénéficiaire au travers de l’élaboration d’une production ou d’une création collective contribuerait à créer du commun au travers d’expériences (de corps) partagées entre les bénéficiaires et serait opportune pour éveiller les possibilités d’agir et la (re)création de nouveaux liens. Le point commun à l’ensemble des dispositifs sur lesquels nous avons enquêté est de faire en sorte d’améliorer la situation des bénéficiaires en leur proposant de s’investir dans des espaces et des lieux qui leur permettent d’agir sur eux-mêmes et sur leurs conditions d’existence. Autrement dit, les dispositifs seraient pensés au départ comme porteurs de changements pour les bénéficiaires.

  • 2 « Association d’action sociale intervenant dans le pays de Saint-Malo dans plusieurs domaines aupr (...)

15Ainsi, à titre illustratif, les ateliers de socio-esthétique menés par l’association malouine Le Goéland2 auprès de certaines femmes bénéficiaires suivies par les éducateurs spécialisés de la structure, et inclus dans un projet plus global intitulé « Bien-être », avaient pour ambition originelle de permettre à ces femmes de se réconcilier avec leurs corps et avec leur image personnelle dans le but de les rendre plus « désirables » socialement et de favoriser leur insertion sur le marché du travail. La mise en œuvre de cet objectif initial s’est illustrée au travers d’un ensemble d’exercices théoriques et pratiques en collaboration avec une socio-esthéticienne visant à fournir un travail sur la présentation physique de ces femmes par des questionnements autour de la mise en valeur de la féminité et de l’embellissement de soi. Il était donc question de les amener à prendre conscience de l’existence de leurs corps (avoir un corps) et d’avoir une prise dessus en le modifiant, en prenant soin de leurs apparences (être un corps) au travers du toucher, du soin.

16Margaux, éducatrice spécialisée au Goéland, justifie la pertinence de cet atelier en mettant en évidence les difficultés de certaines femmes à se vêtir correctement et à prendre soin d’elles et de leurs corps :

M. : J’ai des femmes qui se laissaient complètement aller avec des vêtements troués, abîmés, usés. On allait travailler sur l’achat d’une robe, d’un petit manteau et d’un coup prendre du temps pour soi, c’était assez important. Et on avait utilisé la socio-esthétique tant pour réapprendre à connaître, à identifier des pratiques d’hygiène, de soin, que de mesurer parfois aussi la difficulté dans lesquelles pouvaient être ces femmes sur des soins corporels. Après, donc on avait pu mettre en lumière par exemple, que certaines femmes elles se lavaient le visage à l’eau de javel, d’autres elles mettaient leurs pieds longuement dans de la javel et du gros sel, ce qui peut abîmer énormément la peau.

17En se trouvant immergé dans un environnement non familier, le bénéficiaire va pouvoir mobiliser son corps autrement au travers de nouvelles expérimentations et résonances sensorielles autour du voir, du sentir, de l’écoute qui vont lui permettre in extenso d’éprouver les limites de son corps. « L’individu ne prend conscience de soi qu’à travers le sentir, il éprouve son existence par les résonances sensorielles et perceptives qui ne cessent de le traverser. » (Le Breton, 2007) Gildas, encadrant technique au chantier d’insertion rennais par le maraîchage, Les Jardins du Breil, souligne l’idée que le corps en action serait source d’enseignements pour le bénéficiaire car il lui permettrait de le confronter à ce qu’il est en capacité de réaliser ou non dans les missions demandées :

G. : Par l’acquisition de réflexes pour pas se faire mal je pense aussi. Essayer d’amener les salariés là-dessus, d’en prendre soin du coup. De connaître les limites de son corps. Par les postures, par le fait de porter des charges lourdes à deux personnes. Ne pas montrer ses muscles […]. Le fait qu’il faut faire attention à ne pas aller au-delà du supportable pour le corps.

18À plusieurs reprises, au moment des ramassages des légumes dans les serres, les encadrants techniques ont montré aux bénéficiaires les gestes à reproduire avec leurs mains et les outils à disposition comme le couteau ou la serpe, tout en leur demandant de suivre une certaine cadence dans leur travail afin de ne pas perdre de temps. Ce mimétisme gestuel transmis par les encadrants répond à certains codes et savoir-faire propres au métier de maraîcher que les bénéficiaires vont devoir apprendre au cours du chantier d’insertion. Les bénéficiaires devaient aussi savoir s’adapter aux différentes tâches qui leur incombaient et qui n’exigeaient pas les mêmes habiletés corporelles. « Les gestes du travail ont longtemps impliqué un fort engagement physique en même temps qu’une recherche des postures appropriées » (Pillon, 2012). Par exemple, le rempotage des plaques de mâche, le semis des graines dans les plaques de terre représentaient des activités qui imposaient plutôt une certaine minutie et précision de la main et pouvaient se réaliser en étant assis. Alors que l’arrachage et la cueillette des poireaux ou des salades exigeaient davantage de force dans les bras et les jambes et un certain tonus dans le dos (les bénéficiaires devaient se baisser pour effectuer ces mouvements dans des espaces quadrillés et réduits).

19L’apprentissage de gestes et de postures spécifiques peut aussi finir par s’incorporer au point de devenir une habitude ancrée dans le quotidien. L’une des ouvrières du chantier d’insertion, Sandra, nous confiera durant un entretien qu’il lui arrivait, durant les promenades avec son chien, une fois la journée au chantier d’insertion terminée, d’arracher les mauvaises herbes en bas de son immeuble sans vraiment réfléchir à ce geste devenu automatique en elle. Mais aussi sédimenter chez le bénéficiaire de nouveaux principes et représentations « santéistes » et écologiques transmis au travers des activités agricoles et maraîchères. Durant l’entretien, Sandra, valorisera l’idée des paniers de fruits et légumes mis à disposition des ouvriers, qui lui permettent de manger plus sainement et de récolter les fruits de son travail. Ses nouvelles représentations et pratiques semblent se faire l’écho des valeurs et de la philosophie défendues par les Jardins.

E : C’est devenu automatique ?

S : Ouais on va dire ça comme ça. Des fois quand je sors mon chien, j’attends, je fume ma cigarette et je regarde le trottoir comme ça et puis, j’enlève les mauvaises herbes. Je dis mais qu’est-ce que je fais là ? Alors je continue mais n’importe quoi !! C’est n’importe quoi ! […] Alors que je l’aurais jamais fait avant. [...] Et je mange plus de légumes parce que je n’en mangeais pas beaucoup avant. Là je mange des légumes c’est bien. Et puis, c’est cool cette histoire de paniers qu’on récolte tous les jeudis c’est bien.

20Comme nous avons pu le montrer précédemment, le processus d’activation corporelle peut trouver à s’illustrer par une adaptation du corps à des environnements de travail au travers de l’inculcation de toute une nouvelle « grammaire corporelle », mais aussi d’expériences sensibles au plus près de la découverte ou redécouverte de sensations. Mais il peut aussi s’exemplifier par des mises à l’épreuve du corps dans des projets artistiques et/ou culturels comme la danse ou le théâtre ou l’activité sportive. Aller au sol, toucher l’autre, improviser, créer une chorégraphie, coordonner ses mouvements au rythme et au tempo de la musique… représentent autant de configurations scéniques et spatiales du corps que les femmes bénéficiaires du projet Créatives, mené par l’association rennaise Danse à tous les Étages, ont dû apprivoiser et qui ont eu des effets sur leur estime et leur confiance personnelles. C’est du moins le constat établi par Fanny, chargée de projets de l’association :

E : Que peut apporter le projet Créatives à ces femmes ?

F : Pas mal de choses ...Pour soi, en termes de confiance en soi, je pense que ça peut apporter pas mal… Quelqu’un qui, qui manque de confiance, qui est un peu timide, ça peut quand même aider… sur le fait de se dire « Ouais, ok je suis capable en fait de participer à un projet en collectif, d’aller jusqu’au bout dans ce projet, de pouvoir proposer des choses ». Puisque le principe du projet Créatives, c’est qu’elles soient créatives […]. Donc par rapport à soi, aussi par rapport à son image comme on a dit tout à l’heure… Souvent, on voit des transformations physiques… dans le projet… Y en a eu un peu à Saint-Malo, des coupes de cheveux, des changements, tu sens que les gens vont mieux, ça se perçoit…

21Le fait de se mouvoir, de (se) bouger dans le cadre d’une activité sportive par exemple, implique pour le bénéficiaire de se recentrer sur lui-même en se concentrant sur le moment présent et sur la réalisation de certains enchaînements de mouvements. L’agir corporel aurait pour conséquence de déplacer la réflexivité du bénéficiaire, orientée au départ vers ses difficultés et ses tensions internes, vers une réflexivité circonstanciée dédiée au moment de la pratique corporelle, de l’exercice sportif.

  • 3 « Association qui œuvre depuis près de 10 ans sur le département d’Ille-et-Vilaine. La méthodologi (...)

Mais on se rend compte que la plupart des troubles avec lesquels on peut travailler, ce sont au départ des troubles psychologiques. Et donc c’est en bougeant le corps qu’on peut bouger l’esprit d’après moi. Y’a pas effectivement de dualité mais pour moi c’est l’expression de l’esprit et c’est la manière qu’on a aussi, la plus simple, d’extérioriser des choses… Et c’est avant tout ça aussi que j’ai envie de mettre en place dans ma vie et dans la façon dont j’interagis avec les gens… C’est de se dire que bouger c’est essentiel et que l’humain est voué à bouger. Et que moins on bouge, plus au final on va se triturer l’esprit et on peut aussi se déstructurer soi-même à ne plus bouger. Bouger peu importe, à marcher, à faire une activité physique, à faire des choses de ses mains parce que pour moi bouger c’est aussi être acteur avec ses mains et être créatif. Ce n’est pas se mouvoir dans l’espace exactement… bouger, c’est utiliser son corps avec l’environnement et social et environnemental peu importe. Mais c’est d’être vraiment acteur. (Louis, éducateur sportif à BIS3)

La fatigue, la sueur, les efforts fournis ou encore les douleurs vécues sont autant de faire-valoir, de preuves qui témoignent non seulement de l’investissement du bénéficiaire où il donnerait de sa personne mais aussi de son empowerment en action.

E : La réinsertion peut-elle passer par le corps ?

Julien : (réflexion) Je pense que oui, elle peut passer par le corps dans ce qu’on disait tout à l’heure, c’est-à-dire dans la capacité que tu peux avoir à te délier, à prendre conscience de ce qu’est ton corps, du pouvoir qu’il peut te donner ce corps-là. Quand tu y fais un peu attention, quand tu l’entretiens, quand tu l’entraînes. Et ça, c’est quelque chose qui fait aussi que ça peut être aussi déterminant dans certains cadres d’insertion ou dans la société. (Julien, coordinateur de projets à Tout Atout).

22Ainsi, il semblerait que l‘acquisition de nouvelles habitudes et routines corporelles au travers des dispositifs proposés va permettre aux bénéficiaires de délivrer de nouvelles informations quant à leurs corps, de poser un autre regard sur eux-mêmes. En établissant des contacts et des liens avec autrui, les bénéficiaires vont créer des ruptures avec le cadre de leur quotidien ; le changement va alors venir d’eux-mêmes et de leur volonté d’aller vers autre chose, d’impulser une dynamique à leurs corps, qui ne va plus s’imposer de l’extérieur. Autrement dit, nous pouvons prolonger ces propos en suggérant que les projets d’action sociale alliant la réinsertion à la mobilisation corporelle, permettraient aux bénéficiaires non seulement d’activer leurs corps d’un point de vue moteur et physiologique, mais interviendraient également, au niveau du rapport à soi, où les bénéficiaires auraient l’occasion de mettre à l’épreuve leur personne et, par là même, de faire l’expérience d’une autre subjectivité.

Conclusion

23Au-delà de son caractère plutôt original et innovant, l’inclusion du corps dans des projets de réinsertion à vocation sociale et/ou professionnelle témoigne de deux réalités mutuelles : d’un côté, elle illustre, d’une certaine manière, l’ensemble des mutations qui ont traversé le travail social, par exemple les profils des publics pris en charge, l’individualisation des parcours et la prise en compte de nouvelles problématiques de bénéficiaires plus centrées uniquement sur la recherche de travail ou l’assistance d’urgence. Et qui ont conduit à devoir donner une nouvelle tournure aux contenus et aux cadres des accompagnements sociaux, mais aussi, par ricochet, à entrevoir d’une autre manière les relations entre les bénéficiaires et les intervenants sociaux.

24D’un autre côté, le corps au service de l’action sociale s’inscrit dans des croyances fortes défendues par les intervenants sociaux qui consisteraient à penser qu’en étant mis en mouvement, le corps susciterait des transformations chez le bénéficiaire, non seulement dans le rapport à son propre corps, dans le rapport à son environnement, mais aussi dans son rapport aux autres. Grâce à un usage particulier du corps qui se met au travail en créant, en produisant ou encore en se dépensant physiquement, le bénéficiaire s’approprie l’ensemble des gestes, des savoir-être et savoir-faire appris et transmis durant les temps des projets. Et dans le même temps, il apprend aussi à corriger ses postures, à les coordonner à ses mouvements afin de s’adapter au milieu.

25Subséquemment à l‘intérêt croissant du corps dans les projets de réinsertion et du regain de confiance et de redynamisation qu’il peut engendrer, l’un des questionnements qui est soulevé au sujet de ces dispositifs de mobilisation corporelle est donc celui de l’après-projet. En effet, il conviendrait de s’interroger sur l’appropriation de ces « apprentissages par corps » sur le long terme de la part des bénéficiaires, dans un cadre professionnel par exemple : sont-ils exportables, transposables et durables ?

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Bibliographie

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Notes

1 « Association qui a pour but la réinsertion sociale et professionnelle de jeunes adultes (16/30 ans) en situation de fragilités par l’action artistique et culturelle ». Site officiel de l’association. URL : https://toutatout.org/accueil/tout-atout/.

2 « Association d’action sociale intervenant dans le pays de Saint-Malo dans plusieurs domaines auprès de différents publics en difficulté sociale », site officiel de l’association : https://www.asso-legoeland.com/.

3 « Association qui œuvre depuis près de 10 ans sur le département d’Ille-et-Vilaine. La méthodologie de l’association a permis la mise en place de nombreux projets qui ont accompagné des personnes fragilisées, en grande difficulté sociale. Nous proposons plusieurs méthodes d’intervention adaptées comme des activités physiques hebdomadaires, des séjours d’oxygénation, de la déambulation sur l’espace public, des formations… » Site officiel de l’association : https://www.breizhinsertionsport.com/qui-sommes-nous.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jennifer Maguy, « La mobilisation corporelle dans les projets de réinsertion »SociologieS [En ligne], Premiers textes, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/23470 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11tyi

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Auteur

Jennifer Maguy

Docteure en sociologie et ATER à l’université Rennes 2, Laboratoire interdisciplinaire de recherches en innovations sociétales (LiRIS), France. Email : jennifermaguy@yahoo.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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