1Depuis plus de vingt ans, la médiation numérique agit en France pour accompagner les citoyen·nes dans l’appropriation des usages des outils numériques. Cette activité de service se structure autour d’une composition hétérogène de métiers (médiateur·rice numérique, conseiller·ère numérique, chargé·e de mission inclusion numérique, médiathécaire, fabmanager, agent·e d’accueil, etc.) et du caractère conjoncturel de leurs missions qui évoluent au gré des politiques publiques. Ils et elles conduisent des actions ayant pour vocation l’inclusion numérique des individus éloignés des pratiques témoignant d’une culture numérique. L’objectif affiché et assumé des professionnel·les de la médiation numérique consiste en la réduction des inégalités numériques, tant du point de vue de l’accès à des outils numériques ou à internet que des usages (manipulation, navigation dans un environnement bureautique, maîtrise de logiciels, recherche et évaluation d’informations sur internet, etc.).
2La médiation numérique, théoriquement, peut se définir comme un processus relationnel de régulation démocratique du problème public des inégalités numériques (Demory, 2022a). Il s’agit plus précisément d’une démarche pédagogique de transmission de connaissances, incarnée dans une relation entre un·e professionnel·le de la médiation numérique et un ou plusieurs publics, dont le but s’inscrit dans les valeurs démocratiques d’inclusion et d’accompagnement des citoyen·nes (Demory, 2022b). À partir de là, la médiation numérique s’engage dans un processus de démocratisation de la culture numérique, entendue comme un ensemble de savoirs, de compétences et de pratiques (Millerand, 1999), mais également comme un « effet de sens produit par les dispositifs techniques et les usages qui en sont faits » (Simmonot, 2009, p. 33).
3De façon concrète, la médiation numérique se réalise lors d’ateliers, de formations, de cours collectifs ou encore en individuel, allant d’une heure à plusieurs jours selon le format. Ces accompagnements sont généralement gratuits, finançables par les collectivités territoriales ou accessibles après cotisation annuelle à l’association fournissant le service. Les contenus transmis concernent principalement la bureautique, la navigation sur internet, la prise en main des réseaux sociaux, des logiciels de base et des techniques de protection de la vie privée en ligne. Le niveau des apprenants varie en fonction des thématiques abordées et également des publics visés par les structures.
4L’étude de la médiation numérique constitue une voie intéressante pour analyser les rapports inégaux à la culture numérique. Qu’elle se réalise dans une association de quartier, un tiers-lieu numérique ou encore une maison de services au public (anciennement France Service), elle permet de mettre en évidence, d’une part, les relations étroites qu’entretiennent les inégalités numériques avec les inégalités sociales, et, d’autre part, les expériences ordinaires de réception de la culture numérique, plus ou moins résistantes selon les conditions sociales et culturelles des individus.
5Une littérature abondante, notamment en sociologie des usages, souligne le rapport socialement déterminé à la culture numérique. Les auteurs adoptent tantôt le prisme des usages, tantôt celui des dispositions pour qualifier la relation entre inégalités numériques et inégalités sociales, autrement dit « l’interdépendance du social et du technique » (Freeman, 1988). Les usages des outils numériques d’une part sont considérés tels des « révélateurs sociaux » (Jauréguiberry & Proulx, 2011) ou encore comme des moyens de « reproduction des rapports sociaux » (Granjon, 2004). En admettant leur « épaisseur sociale » (Jouët, 2000), ces auteurs mettent en exergue une « dialectique usages/rapports sociaux » (Denouël-Granjon & Granjon, 2011) nécessaire pour comprendre les connexions entre inégalités numériques et inégalités sociales. Le regard porté sur les dispositions d’autre part montre comment certaines d’entre elles sont à même de modifier le rapport des individus aux outils numériques. Les ressources cognitives, économiques, sociales et culturelles (Proulx, 2009 ; Granjon et al., 2009) auraient des effets considérables sur les rapports individuels aux outils numériques et à leurs usages, sous réserve de rencontrer les conditions de mobilisation de ces ressources. La médiation numérique, en tant que contexte de sollicitation de ces dispositions, apparaît alors éclairante pour examiner les rapports différenciés à la culture numérique. Cet héritage scientifique mènera Fabien Granjon à théoriser le concept d’inégalités sociales-numériques (2022), en prenant le contre-pied du terme galvaudé de « fracture numérique » pour décrire la multiplicité et la complexité des rapports inégaux à la culture numérique, étroitement liés aux rapports sociaux de domination.
6Quand bien même on reconnaît l’existence d’inégalités sociales-numériques, les populations fragilisées par celles-ci rencontrent la culture numérique à de nombreux égards : le travail de Dominique Pasquier sur les usages d’internet dans les familles populaires et rurales en est un exemple remarquable (2018). Il n’y a pas, d’un côté, celles et ceux qui utilisent et, de l’autre, celles et ceux qui n’utilisent pas, encore moins celles et ceux qui savent et celles et ceux qui ne savent pas. En effet, il existe une frange de la population qui ne s’accommode pas à la culture numérique, celles et ceux que James Katz et Philippe Aspden nomment les non-utilisateur·rices ou abandonnistes (1998), une part non-négligeable des résistant·es à la culture numérique d’aujourd’hui. En revanche, une partie des citoyen·nes en situation d’illectronisme, ou souhaitant développer leurs compétences numériques, se dirige vers les structures de médiation numérique, et parmi eux/elles, une part différente de résistant·es, d’une autre nature que nous aurons l’occasion d’examiner.
7L’objectif principal du présent article est d’analyser les rapports différenciés à la culture numérique, d’une part au prisme des inégalités numériques et, d’autre part, au regard des expériences ordinaires, spécifiquement résistantes, de la culture numérique en situation de médiation. Pour cela, il sera question dans une première partie d’adopter un point de vue global en examinant le poids des inégalités sociales-numériques, en termes de genre, d’âge, de position socioprofessionnelle et de niveau de diplôme, le but étant de mettre au jour la différenciation des rapports à la culture numérique à partir des rapports sociaux classiques de domination. Il s’agira dans une seconde partie d’étudier les moments de rencontre entre individus et usages des outils numériques, que sont les situations de médiation numérique, pour souligner les formes de réception par la résistance, qu’elles se matérialisent par la peur des hackers, de rendre publiques des données personnelles, par le manque de confiance en soi ou encore l’auto-déqualification, tout en révélant les concordances avec des conditions sociales défavorables. L’ambition analytique du travail présenté est alors de mettre en évidence la prégnance du capital culturel dans l’analyse des rapports différenciés à la culture numérique : que cela soit structurellement du point de vue des inégalités sociales-numériques, avec une prévalence du niveau de diplôme dans l’expression d’un éloignement vis-à-vis de la culture numérique, ou que cela soit à l’occasion d’expériences ordinaires de résistance, révélant un défaut de dispositions culturelles.
8Les résultats proposés dans le présent article sont issus d’une thèse de sociologie, intitulée De la démocratisation de la culture numérique : les mondes de la médiation numérique au regard de l’inclusion sociale, soutenue en décembre 2022. L’enquête s’est déroulée de l’hiver 2018 au printemps 2020 dans près de 30 structures de médiation numérique en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (associations, entreprises, établissements publics, tiers-lieux, centres de formation, etc.). Nous y avons réalisé 63 entretiens avec des professionnel·les de la médiation numérique (directeur·ices d’association, médiateur·rices numériques, chef·fes de projet, chargé·es de mission, bibliothécaires, agent·e d’accueil, etc.). Nous y avons également effectué 62 observations : découverte de lieux, situation de médiation numérique (accompagnements individuels, ateliers d’initiation, formations, workshops, etc.), événements liés au groupe professionnel de la médiation numérique (assemblées générales d’association, rencontres nationales, réunions de travail, etc.), d’une durée totale de 107 heures.
9Il convient d’avoir à l’esprit les relations entre inégalités numériques et inégalités sociales pour comprendre les rapports différenciés à la culture numérique. Se concentrer sur les citoyen·nes subissant les effets des inégalités numériques permet de mettre au jour les conditions sociales des femmes et des hommes sollicitant les professionnel·les de la médiation numérique (Tableau 1).
Tableau 1. Risques relatifs d’être en situation d’illectronisme selon le profil sociodémographique
| CARACTÉRISTIQUES |
ILLECTRONISME |
| Niveau de vie |
| Niveau de vie > Q4 (20 % les plus aisés) |
Réf. |
| Niveau de vie compris entre Q3 et Q4 |
1,4 |
| Niveau de vie compris entre Q2 et Q3 (***) |
2,3 |
| Niveau de vie compris entre Q1 et Q2 (***) |
4,7 |
| Niveau de vie < Q1 (20 % les plus modestes) (***) |
6,6 |
| Diplôme |
| Bac +3 ou au-delà |
Réf. |
| Bac +2 (**) |
1,3 |
| Bac ou équivalent (***) |
1,7 |
| CAP, BEP ou BEPC (***) |
3,0 |
| Aucun diplôme ou CEP (***) |
7,0 |
| Genre |
| Femmes |
Réf. |
| Hommes (***) |
1,3 |
| Âge |
| 15-24 ans |
Réf. |
| 25-39 ans |
1,2 |
| 40-59 ans (***) |
1,9 |
| 60-74 ans (***) |
3,5 |
| 75 ans plus (***) |
14,7 |
Source : Bendekkiche H., Viard-Guillot L. (2023), « 15 % de la population est en situation d’illectronisme en 2021 », INSEE Première. URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/7633654
Champ : France hors Mayotte, personnes de 15 ans ou plus vivant en logement ordinaire
Note : significativité à 10 % (*), à 5 % (**) ou à 1 % (***).
Lecture : En 2021, toutes choses égales par ailleurs, les individus n’ayant aucun diplôme ou un CEP ont une probabilité 7 fois plus élevée d’être en situation d’illectronisme que les individus ayant un diplôme équivalent ou supérieur à bac +3.
- 1 Définition Illectronisme, INSEE : « L’illectronisme est la situation d’une personne ne possédant p (...)
Les résultats de l’enquête « TIC Ménages » 2021 de l’INSEE donnent à voir ces variables différenciantes dans l’illectronisme, défini comme le fait de ne pas posséder les compétences numériques de base ou de ne pas se servir d’internet1, et offrant un indice de la détention ou non d’une culture numérique.
10Il existe ainsi des inégalités numériques en termes de genre, de génération, de classe et de diplôme. Le poids de l’âge serait, au regard du tableau 1, le plus important avec une probabilité 14,7 fois plus élevée pour les personnes âgées de plus de 75 ans d’être en situation d’illectronisme par rapport aux 15-24 ans. Nous verrons cependant, en examinant de plus près chaque variable sociodémographique que le diplôme, indice parmi d’autres du capital culturel, se révèle être une des dimensions du social qui influence le plus les rapports inégaux aux usages des outils numériques.
11Le genre, dans un premier temps, apparaît comme un élément incontournable dans l’examen des inégalités sociales et donc des inégalités sociales-numériques. Les distinctions genrées vis-à-vis de la technique et la « domination masculine sur la technologie » (Jouët, 2003), « qui apparaît dès les sociétés de chasse et de cueillette et qui, avec l’évolution technique, s’est progressivement creusé[e] et existe toujours dans les sociétés industrialisées » (Tabet, 1998), persistent à l’ère de la culture numérique. Ce rapport inégalitaire semble se confirmer à la lecture des statistiques à disposition (Tableau 2).
Tableau 2. Genre et réactions à la rencontre de difficultés avec les outils numériques (pourcentage)
|
Abandon |
Ne rencontre pas de difficulté |
Demande de l’aide |
N’utilise pas les outils numériques |
Total |
| Femme |
8,80 |
30,69 |
48,45 |
12,06 |
100,00 |
| Homme |
7,15 |
45,68 |
35,97 |
11,20 |
100,00 |
| Ensemble |
8,03 |
37,68 |
42,62 |
11,67 |
100,00 |
Source : Baromètre du numérique 2018, CREDOC (traitement par l’auteur).
Champ : France métropolitaine, personnes de 12 ans ou plus.
Effectif : 2 006 répondants.
Question : On peut rencontrer des difficultés quand on utilise des outils informatiques et numériques : ordinateur, internet, smartphone, tablette. Quand vous rencontrez une difficulté de ce type, que faites-vous ?
Lecture : En 2018, 8,80 % des femmes déclarent abandonner lorsqu’elles rencontrent une difficulté avec les outils numériques contre 7,15 % des hommes.
En effet, les femmes ont plus tendance à déclarer abandonner ou demander de l’aide à une tierce personne quand elles rencontrent une difficulté avec les outils numériques, alors que les hommes sont plus nombreux à signaler ne rencontrer aucune difficulté. En dépit de faibles écarts, ces résultats soulignent ainsi une « perte de confiance des femmes » à l’égard de la culture numérique (Jouët, 2003), révélatrice d’un effet de socialisation genrée vis-à-vis de la technique.
12Le genre constitue une partie intégrante des inégalités sociales-numériques. Les rapports différenciés à la culture numérique révèlent une socialisation genrée à la technique ayant des effets sur les activités des professionnel·les de la médiation numérique. Néanmoins, la dimension du genre prend place autour d’une multitude de variables constitutives des inégalités sociales-numériques sur lesquelles il convient de revenir.
13Le tableau 1 montrait une prépondérance de l’âge dans un rapport inégalitaire aux usages numériques, ceci se vérifiant en isolant la variable et en l’examinant au prisme de la réaction déclarée face à la rencontre de difficultés avec les outils numériques (Tableau 3).
Tableau 3. Âge et réactions à la rencontre de difficultés avec les outils numériques (pourcentage)
|
Abandon |
Ne rencontre pas de difficulté |
Demande de l’aide |
N’utilise pas les outils numériques |
Total |
| 18-24 ans |
8,14 |
61,09 |
30,77 |
0,00 |
100,00 |
| 26-39 ans |
10,25 |
51,71 |
36,90 |
1,14 |
100,00 |
| 40-59 ans |
8,04 |
36,76 |
48,06 |
7,14 |
100,00 |
| 60-69 ans |
9,25 |
27,17 |
46,53 |
17,05 |
100,00 |
| 70 et plus |
3,66 |
16,16 |
42,99 |
37,19 |
100,00 |
| Ensemble |
8,02 |
37,69 |
42,62 |
11,67 |
100,00 |
Source : Baromètre du numérique 2018, CREDOC (traitement par l’auteur).
Champ : France métropolitaine, personnes de 12 ans ou plus.
Effectif : 2 006 répondants.
Question : On peut rencontrer des difficultés quand on utilise des outils informatiques et numériques : ordinateur, internet, smartphone, tablette. Quand vous rencontrez une difficulté de ce type, que faites-vous ?
Lecture : En 2018, 61,09 % des 18-24 ans déclarent se débrouiller seul ou ne pas rencontrer de difficulté avec les outils numériques.
14Il est intéressant de constater dans le tableau 3 que plus l’âge des interrogé·es augmente, plus le taux d’individus déclarant ne pas rencontrer de difficulté diminue (45 points d’écart entre les 18-24 ans et les 70 ans et plus) et plus le taux d’individus déclarant ne pas utiliser les outils numériques augmente (plus de 37 points d’écart entre les 18-24 ans et les 70 ans et plus). Les Français·es les plus âgé·es se retrouvent ainsi vulnérables face à la normalisation croissante de la culture numérique (Michel et al., 2009 ; Lobet-Maris, 2011) et constituent une part considérable des individus subissant les effets des inégalités sociales-numériques. Du fait de l’apparition tardive des outils numériques dans leur trajectoire de vie et d’un pourcentage fort d’individus au faible niveau de diplôme, les séniors requièrent un accompagnement tout particulier dans l’appropriation des outils numériques.
15Il convient également de ne pas négliger les relations entre appropriation de la culture numérique et stratification sociale (Coavoux, 2012). Le rôle de la position socio-professionnelle est plus qu’important dans la compréhension des inégalités sociales-numériques. Les catégories d’individus les plus précaires semblent désavantagées par rapport aux plus aisées (économiquement et culturellement), dans la construction d’un rapport ordinaire et maîtrisé aux usages des outils numériques (Tableau 4).
Tableau 4. Position socio-professionnelle et réactions à la rencontre de difficultés avec les outils numériques (pourcentage)
|
Abandon |
Ne rencontre pas de difficulté |
Demande de l’aide |
N’utilise pas les outils numériques |
Total |
| Indépendant |
19,67 |
36,07 |
37,70 |
6,56 |
100,00 |
| Cadre |
3,00 |
62,87 |
34,13 |
0,00 |
100,00 |
| Intermédiaire |
6,34 |
51,90 |
40,50 |
1,26 |
100,00 |
| Employé |
9,78 |
40,22 |
47,21 |
2,79 |
100,00 |
| Ouvrier |
11,42 |
36,22 |
43,31 |
9,05 |
100,00 |
| Pers, au foyer |
9,50 |
31,00 |
44,00 |
15,50 |
100,00 |
| Retraité |
6,57 |
21,55 |
44,78 |
27,10 |
100,00 |
| Autre inactif |
5,19 |
59,26 |
34,07 |
1,48 |
100,00 |
| Ensemble |
8,03 |
37,69 |
42,62 |
11,66 |
100,00 |
Source : Baromètre du numérique 2018, CREDOC (traitement par l’auteur).
Champ : France métropolitaine, personnes de 12 ans ou plus.
Effectif : 2 006 répondants.
Question : On peut rencontrer des difficultés quand on utilise des outils informatiques et numériques : ordinateur, internet, smartphone, tablette. Quand vous rencontrez une difficulté de ce type, que faites-vous ?
Lecture : En 2018, 62,87 % des cadres déclarent se débrouiller seul ou ne pas rencontrer de difficulté avec les outils numériques.
Par exemple, les cadres semblent être privilégiés vis-à-vis des indépendants, des ouvriers ou encore des employés. Aucun d’entre eux déclare ne jamais utiliser les outils numériques, alors que c’est le cas pour 6,56 % des indépendant·es, 2,79 % des employé·es et 9,05 % des ouvrier·ères. Le taux d’abandon est également le plus important chez les indépendant·es, les ouvrier·ères et les employé·es, alors que les cadres sont les individus déclarant le moins abandonner face à la rencontre de difficultés avec les outils numériques. Ainsi, « les usages [peuvent être considérés] comme [des] comportements de classe » (Granjon, 2022) et les statistiques présentées ici tendent à valider l’hypothèse selon laquelle se produit un « transfert de penchants de classe au domaine technologique » (ibid.).
16Partant du constat de Dominique Pasquier soulignant que les classes populaires prennent tout de même part à la culture numérique, notamment parce qu’elles « tirent internet du côté de l’image plutôt que de l’écrit » (2022), il semble pertinent de creuser la dimension culturelle des inégalités-sociales numériques. Les données disponibles sur la relation entre capital culturel institutionnalisé (Bourdieu, 1979), indexé ici par le niveau de diplôme, et réaction à la rencontre de difficultés avec les outils numériques en sont révélatrices (Tableau 5).
Tableau 5. Niveau de diplôme et réactions à la rencontre de difficultés avec les outils numériques (pourcentage)
|
Abandon |
Ne rencontre pas de difficulté |
Demande de l’aide |
N’utilise pas les outils numériques |
Total |
| Aucun, CEP |
8,65 |
14,19 |
36,33 |
40,83 |
100,00 |
| BEPC |
10,49 |
31,19 |
46,15 |
12,17 |
100,00 |
| Niveau Bac |
6,33 |
45,45 |
43,53 |
4,69 |
100,00 |
| Diplôme du supérieur |
5,94 |
51,17 |
41,00 |
1,89 |
100,00 |
| Ensemble |
8,03 |
37,69 |
42,62 |
11,66 |
100,00 |
Source : Baromètre du numérique 2018, CREDOC (traitement par l’auteur).
Champ : France métropolitaine, personnes de 12 ans ou plus.
Effectif : 2 006 répondants.
Question : On peut rencontrer des difficultés quand on utilise des outils informatiques et numériques : ordinateur, internet, smartphone, tablette. Quand vous rencontrez une difficulté de ce type, que faites-vous ?
Lecture : En 2018, 40,83 % des non-diplômé·es ou détenteur·rices d’un CEP déclarent ne pas utiliser d’outils numériques.
Effectivement, plus le niveau de diplôme est élevé, plus les Français·es indiquent ne rencontrer aucune difficulté, et plus le niveau de diplôme est bas, plus ils ou elles indiquent ne jamais utiliser les outils numériques. Alors, les usages numériques seraient bel et bien déterminés « par le degré de proximité avec la culture légitime » (Gollac & Kramarz, 2000).
17Ces éléments quantitatifs tendent à vérifier le fait que « l’usage des technologies de l’information et de la communication dépend ainsi de ressources à la fois culturelles et relationnelles, et pas seulement techniques (équipements, connexion, etc.) ou économiques (moyens financiers) » (Granjon et al., 2009). Les connaissances, savoirs et savoir-faire en lien avec la culture numérique seraient alors corollaires du niveau d’instruction des citoyen·nes. Les moins bien doté·es se retrouveraient plus en difficulté que les individus ayant un capital culturel développé.
18Par conséquent, « l’informatisation facilite […] indirectement des formes […] de domination » (Gollac & Kramarz, 2000). Nous l’avons souligné à l’appui de plusieurs exemples pertinents : le genre, la génération, la position socio-professionnelle et le diplôme. Les inégalités sociales-numériques, révélées de manière structurelle par la statistique, constituent de fait un prolongement des rapports sociaux inégaux ordinaires, préexistant à l’émergence de la culture numérique. Les dimensions explorées, de manière isolée, révèlent donc une corrélation entre inégalités sociales et inégalités numériques, mais elles le permettent également de manière conjuguée, mettant en exergue l’aspect multidimensionnel des inégalités sociales-numériques (Tableau 6).
Tableau 6. Genre, âge, niveau de diplôme et réalisation de démarches administratives en ligne (pourcentage)
|
Oui |
Non |
Total |
| Homme |
Moins de 60 ans |
Infra Bac |
53,50 |
46,50 |
100 |
|
| Supra Bac |
90,75 |
9,25 |
100 |
|
| 60 ans et plus |
Infra Bac |
58,56 |
41,44 |
100 |
|
| Supra Bac |
79,03 |
20,97 |
100 |
|
| Femme |
Moins de 60 ans |
Infra Bac |
63,75 |
36,25 |
100 |
|
| Supra Bac |
89,88 |
10,12 |
100 |
|
| 60 ans et plus |
Infra Bac |
50,77 |
49,23 |
100 |
|
| Supra Bac |
73,20 |
26,80 |
100 |
|
| Total |
72,55 |
27,45 |
100 |
|
Source : Baromètre du numérique 2018, CREDOC (traitement par l’auteur).
Champ : France métropolitaine, personnes de 12 ans ou plus.
Effectif : 1 942 répondants.
Question : Avez-vous accompli une démarche administrative en ligne, lors des 12 derniers mois ?
Lecture : En 2018, 90,75 % des hommes de moins de 60 ans, ayant un diplôme supérieur à celui du baccalauréat, déclarent avoir réalisé une démarche administrative sur internet dans les trois derniers mois.
À la lecture des données permises par le croisement du genre, de l’âge, du niveau de diplôme et de la réalisation ou non de démarches administratives en ligne, il est intéressant de souligner la puissance relative de chaque variable. En effet, le fait d’être une femme de plus de 60 ans et ayant un diplôme inférieur à celui du baccalauréat constitue la configuration sociologique la plus discriminée dans l’appropriation de la culture numérique.
19Néanmoins, s’il convient de relativiser le poids du genre avec de faibles écarts entre femmes et hommes (cf. Tableau 2), le poids de la génération partant du constat qu’il s’agit d’une classe d’âge peu diplômée et le poids de la classe sociale du fait de la non-discrimination par le niveau de revenu, alors le capital culturel constituerait l’élément clé des corrélations entre inégalités sociales et inégalités numériques (Demory, 2022a). Il se révèle ainsi central dans la compréhension des inégalités sociales-numériques, vérifiant par là même la théorie de Fabien Granjon mettant au jour le capital numérique comme une spécification du capital culturel (2022). Cette dimension culturelle va également nous permettre de comprendre, dans la seconde partie de cet article, les expériences de réception de la culture numérique par la résistance des publics de la médiation numérique.
20Il convient maintenant de s’intéresser aux publics dans l’action, à « l’efficacité performative de l’activité des publics » (Fourmentraux, 2007), c’est-à-dire à la manière dont les individus réagissent à la culture numérique, et dont ils ou elles peuvent être affecté·es par celle-ci, en contexte de mobilisation encadrée de compétences en lien avec les outils numériques. Pour ce faire, nous nous inspirons des travaux en sociologie de la réception, précisément des expériences faites avec la culture numérique en situation de médiation.
21« Le changement technique est un processus si peu neutre qu’il est difficile d’en parler sans être aussitôt affilié […] à un bord plutôt qu’à un autre » (Salomon, 1984) et les expériences faites de la culture numérique révèlent dans ce sens de nombreuses formes de désaffiliation, particulièrement en contexte de médiation numérique. En effet, les formes de réception les plus saillantes et immédiates sont d’ordre négatif, des expériences positives peuvent émerger, mais ces dernières se réalisent sur un temps pédagogique long que nos protocoles d’enquête n’ont pas permis de mettre en évidence de manière significative. Ces situations d’« auto-défense » (Laulan, 1985), que nous analyserons comme des résistances, à l’instar des sociologues de la réception, se dévoilent donc lors de premières expériences de médiation numérique et donc dans les prémices de la construction d’une culture numérique.
22Il sera dans ce sens question d’examiner, à l’instar d’Alfred Schütz, « la situation typique dans laquelle se trouve un étranger lorsqu’il s’efforce d’interpréter le modèle culturel du nouveau groupe social qu’il aborde et de s’orienter en son sein » (2011). Il conviendra de comprendre ce moment d’interprétation du modèle culturel numérique par les bénéficiaires de la médiation numérique. Comment se manifeste donc, dans un contexte de médiation numérique, cet éloignement à la culture numérique, et pourquoi s’exprime-t-il davantage sous forme de résistance que de curiosité ou d’envie d’apprendre ? « Les personnes ne savaient pas s’en servir ou avaient peur de s’en servir ou tout simplement manquaient de confiance en eux pour aller au bout de la démarche et du coup on est là pour les accompagner, les aider » (extrait d’entretien avec Louana, 50 ans, coordinatrice de maison de services au public).
23En effet, ces étrangers de la culture numérique peuvent se retrouver « décontenancé[s] par son inconsistance, son incohérence et son manque de clarté » (Schütz, 2011), comparé à leur propre modèle culturel. « Hésitant[s] et perplexe[s], il[s] se méfie[nt] de tout ce qui apparaît d’une simplicité élémentaire » aux avertis de la culture numérique (ibid.). Les résistances et autres « expérience[s] amère[s] » (ibid.) prennent des formes multiples.
24Il sera donc question ici d’éclairer qualitativement ces formes de résistance vis-à-vis de la culture numérique, dans un contexte de médiation numérique et donc de mobilisation des savoirs et compétences disponibles des publics. Elles se matérialisent tout d’abord par la peur des hackers, de rendre public des données personnelles ou encore de faire des erreurs, et ensuite par l’expression d’un manque de confiance en soi, allant jusqu’à l’auto-déqualification. Il s’agira donc d’analyser l’ensemble de ces modalités résistantes, tout en tenant compte des caractéristiques sociales des publics, car ces types d’expériences réceptives sont souvent représentatifs d’un public particulier, nous soulignerons alors les concordances entre les « différents publics et différentes réceptions » (Girel, 2000). Les terrains explorés nous ont amenés à observer principalement des femmes et des personnes d’un certain âge ; toujours est-il qu’il apparaît en filigrane de tous nos entretiens et de toutes nos observations que le défaut de capital culturel est un invariant chez les individus en difficulté avec les outils numériques et exprimant de la résistance vis-à-vis de la culture numérique.
25La résistance à la culture numérique passe par l’expression d’une peur des outils numériques ou encore des données en ligne qui peuvent desservir chaque citoyen·ne. Pour des individus éloignés des usages numériques, il s’agit de quelque chose qu’ils ne connaissent pas et dont ils se méfient. Comparable à une forme de « timidité culturelle », développée dans les travaux sur les publics des musées (Eidelman & Jonchery, 2011), il ne s’agit pas pour autant d’un défaut d’audace qui constitue un obstacle à la fréquentation des lieux (De Singly, 2016). Ces comportements relèveraient davantage d’une forme de méfiance culturelle, de réactions craintives et hostiles vis-à-vis de la culture numérique quand ils ou elles y sont confronté·es en situation de médiation numérique :
On passe beaucoup de temps à les rassurer, à leur dire que la plupart du temps on peut revenir en arrière […] sinon ça peut vite devenir anxiogène, des fois ils me disent, vous me faites stresser. (extrait d’entretien avec Stéphanie, 43 ans, médiatrice numérique)
Dans le quartier c’est un peu difficile, les tout petits commerces, ils sont pas très réceptifs à ce genre d’outils [i.e. outils numériques, smartphone, ordinateur, tablette], ils sont très craintifs. (extrait d’entretien avec Monique, 63 ans, directrice d’association)
Il y a une vraie peur [de la part des publics en atelier de médiation numérique] c’est un frein, peur de tout, c’est un vrai frein, et nous, on essaie de débloquer ça. (extrait d’entretien avec Sala, 32 ans, accompagnateur socioprofessionnel)
Nous sommes le 13 mars 2019, j’assiste au deuxième module d’un atelier d’initiation à la prise en main du réseau social Facebook dans l’espace public numérique d’une association. L’objectif de la séance, après avoir, la fois précédente, montré aux usagers comment créer un compte et protéger leurs données, Mélanie, 26 ans, médiatrice numérique, envisage de leur apprendre à publier et à s’abonner à des comptes […]. Au tout début de la séance, Mélanie revient sur le premier module et, en schématisant sur le tableau blanc son réseau d’amis sur Facebook, rappelle l’importance de la visibilité de nos publications : “il faut être très très vigilant si vous partagez quelque chose de personnel”. Une femme, ayant visiblement plus de 60 ans, semble inquiète : “N’importe qui peut voir ce que je mets sur Facebook ?”, ce à quoi Mélanie répond : “Ça dépend des amis que vous avez ajoutés”. L’usagère exprime son inquiétude : “Ça fait peur” et la médiatrice numérique tente de la rassurer en lui indiquant qu’il serait judicieux d’assister au premier module qu’elle avait manqué. (extrait journal de terrain, atelier d’initiation à Facebook, 13/03/2019)
La peur révèle ainsi une appréhension par rapport au caractère supposé mystique de la culture numérique, à l’étrangeté de cette entité inconnue. La défiance entraîne, à quelques égards, une forme de suspicion permanente à l’égard de potentiels hackers qui seraient en mesure de récupérer leurs données personnelles et de les utiliser à des fins malveillantes :
Nous sommes le 14 février 2019, j’assiste à un atelier d’initiation à internet sur la prise en main de navigateurs, de moteurs de recherche et sur la sécurisation des données personnelles. La séance est animée par Mélanie, 26 ans, médiatrice numérique et Hervé, 58 ans, régisseur de l’espace public numérique. […] Mélanie demande aux participants “c’est quoi un champ de recherche”, ce à quoi personne ne répond, elle continue “c’est la barre où on peut écrire, c’est la barre de recherche, la barre URL, ça vous dit quelque chose ?”. Une femme blonde d’environ 50 ans tente sa chance : “C’est la barre en haut ?”. La médiatrice numérique développe alors : “Oui, et pour réaliser des achats sécurisés c’est très important, il faut toujours regarder, s’il y a le S après http et qu’il y a un petit cadenas à côté c’est que c’est bien sécurisé”. Une autre femme, rousse, de plus de 60 ans soucieuse s’exprime : “J’ai jamais acheté en ligne, j’ai peur qu’on me prenne mon code [de carte bleue], j’ai jamais fait mais j’aimerais apprendre”. Mélanie répète ses propos sur la nécessité d’observer un S et un cadenas sur la barre de recherche, mais la femme rousse n’y prête pas attention et persévère dans la démonstration de son inquiétude : “Je reçois des mails de hackers qui me disent qu’ils ont piraté mon ordinateur”. La médiatrice numérique tente alors de la rassurer : “C’est des spams ça, ne vous inquiétez pas, c’est pas la NASA votre ordi va pas exploser” […]. Plus tard Mélanie interroge les participants sur leur niveau de connaissance des cookies avant de leur expliquer : “Les cookies enregistrent vos actions pour un besoin de statistiques, c’est un programme qui va enregistrer et maintenant avec le nouveau RGPD c’est obligé qu’on vous demande votre avis, si c’est pas le cas on peut poursuivre le site”. La même dame inquiète vis-à-vis des hackers se questionne, de manière toujours préoccupée : “Si j’accepte, qu’est-ce que je prends comme risque ?”. Mélanie une fois encore rassure la participante sur le fait qu’il n’y a pas de grands dangers à le faire. (extrait journal de terrain, atelier d’initiation à internet, 14/02/2019)
Nous sommes le 21 février 2019, j’assiste à un atelier d’introduction à la protection des données sur internet, animé par une stagiaire de l’espace public numérique, d’une vingtaine d’années, Anita. […] La stagiaire demande aux participants ce qu’est un navigateur privé. Une femme portant des lunettes noires et ayant visiblement plus de 50 ans répond : “C’est pour éviter qu’on me traque, qu’il y ait un traçabilité, par exemple un vêtement, enfin moi j’achète pas sur internet, mais après sinon vous avez des pubs de vêtements.” (extrait journal de terrain, atelier d’introduction à la protection des données sur internet, 21/02/2019)
26Dans les représentations des non-initié·es aux usages des outils numériques, semble persister une croyance de l’existence d’individus malveillants qui chercheraient à leur nuire et à profiter de leur crédulité. Il existe bel et bien des hackers sur internet, mais là est l’enjeu de la médiation numérique : rassurer les participant·es lors des ateliers et les sensibiliser à la protection de leurs données, à la sécurisation de leurs comptes et mots de passe. D’autant plus que, paradoxalement, les individus les plus soucieux de cette forme de malveillance en ligne sont celles et ceux qui sécurisent le moins leurs données en ligne (Cardon, 2009). C’est ainsi que la peur d’être traqué ou de voir ses données utilisées dans le but de nuire est fréquemment observée sur le terrain.
27Les publics de la médiation numérique font également preuve de résistance à la culture numérique en exprimant la crainte de ne pas savoir, de faire des erreurs et de dévoiler publiquement, à travers leurs méconnaissances, leur éloignement de la culture numérique :
Elle est venue ici pour des ateliers d’initiation, donc elle ne connaissait rien et, petit à petit, elle est devenue bénévole […] par contre elle a encore peur, il y a des trucs qu’elle ne maîtrise pas » (extrait d’entretien avec Lali, 24 ans, responsable de structure de médiation numérique).
« Il faut savoir, que les personnes qui n’utilisent pas le numérique, parfois ils ont peur juste d’appuyer sur le bouton power de la tour, si j’appuie je vais faire une bêtise et ça va exploser. Beh déjà je leur montre que la petite bête, elle fera pas de mal et puis souvent les rassurer que de toute façon si il y a une bêtise de faite c’est rarement irréversible. (extrait d’entretien avec Stéphanie, 43 ans, médiatrice numérique)
Ils ont peur de l’ordinateur parce qu’ils ne connaissent pas, peur de faire une mauvaise manipulation sur l’ordinateur ou valider quelque chose, ils ont peur de ne pas pouvoir revenir en arrière. (extrait d’entretien avec Antonetta, 43 ans, médiatrice numérique)
Ils préfèrent être accompagnés parce qu’ils ont peur de faire une bêtise, c’est vrai qu’on a quand même en France des petits problèmes d’accès aux sites administratifs, des fois des gens quand on arrive à la dernière étape, on clique et puis il y a une erreur, puis faut tout recommencer donc ils ont peur de bloquer quelque chose. (extrait d’entretien avec Sébastien, 46 ans, médiateur numérique)
28La peur de l’échec, de l’erreur, de se tromper revient souvent dans le discours de nos enquêté·es et lors des observations que nous avons menées. Cette expression de défiance renvoie inévitablement à un défaut de connaissances, à un manque de capital culturel numérique incorporé. Les paroles d’une participante lors d’un atelier d’initiation à internet témoignent avec sincérité et simplicité de cette relation entre peur et ignorance, entre méfiance et capital culturel insuffisant : « Ça fait peur tout ce qu’on ignore » (extrait journal de terrain, atelier d’initiation à internet, 14/02/2019). L’attitude craintive vis-à-vis des outils numériques et de leurs usages fait donc écho à la fois à la peur de l’inconnu, de cette mystérieuse culture numérique, et à la fois à la peur de l’inconnu, de l’ignorance.
29La résistance hostile contenue dans les expériences réceptives des publics de la médiation numérique peut finalement s’incarner dans l’expression d’une colère, parfois violente. À l’occasion d’un atelier d’initiation aux plateformes en ligne accompagnant la recherche d’emploi et à destination d’un public précaire, un homme d’une quarantaine d’années, à l’attitude désinvolte, semble avoir des soucis sur son compte Pôle Emploi. Le mot de passe qu’il a à sa disposition ne fonctionne pas. Irrité par l’échec, l’homme s’exclame : « Je vais le péter l’ordinateur » (extrait de journal de terrain, atelier d’initiation aux démarches dématérialisées, 26 novembre 2019). La participante, d’environ 80 ans, à un atelier d’initiation aux tableurs fait elle aussi preuve d’emportement lorsqu’elle n’arrive pas à maîtriser une formule sur le logiciel : « Oh il me dit encore non ça m’énerve, j’arrive pas, je vais le passer par la fenêtre le truc » (extrait de journal de terrain, atelier d’initiation aux tableurs, 4 février 2020). Même si nous n’avons jamais pu observer de situations de violence physique en situation de médiation numérique, les mots et réactions corporelles des participant·es aux ateliers le sont pleinement. Il est finalement intéressant de noter que ce type de résistance se manifeste particulièrement lorsque le public se trouve en difficulté, commet des erreurs et n’arrive pas à réaliser la tâche demandée.
30La peur des hackers, de faire fuiter des informations sur soi, la crainte de faire des erreurs et de dévoiler son manque de savoirs et de compétences, constituent des exemples intéressants d’expériences ordinaires de résistance vis-à-vis de la culture numérique. Il convient de souligner que les matériaux produits par l’enquête tendent à mettre en évidence une forte représentation des femmes et des séniors dans cette configuration résistante. Néanmoins, les concordances de ces comportements avec les difficultés d’apprentissage et notamment la peur de l’échec renvoient inévitablement à un défaut de capital culturel des publics de la médiation numérique. Le manque de savoirs en lien avec les usages des outils numériques constitue finalement un manque de connaissances, un manque de savoirs et de savoir-faire entraînant les publics à adopter des conduites de défiance par rapport à des pratiques culturelles, en l’occurrence numériques, qu’ils ou elles n’ont pas incorporées.
31La peur de faire des erreurs ou les réactions violentes face à l’échec incitent à explorer une forme d’expérience résistante corollaire, l’expression d’un manque de confiance en soi et l’auto-déqualification. Le processus d’auto-déqualification, étant une ressource face aux difficultés de l’apprentissage, constitue une « stratégie à laquelle recourent parfois les profanes face aux professionnels » (Rioufreyt, 2017). En effet, les publics de la médiation numérique, par définition profanes en matière d’usages des outils numériques, se représentent, à de nombreux égards, comme ignorant·es et inaptes à s’approprier la culture numérique :
Les personnes ont pas confiance, Hélène [une habituée des ateliers d’initiation], elle a les capacités, mais elle a ce blocage un petit peu parce qu’elle se dit pas capable et parce qu’elle a pas été mise dans le bain. (extrait d’entretien avec Julie, 23 ans, médiatrice numérique)
Mélanie, 26 ans, médiatrice numérique, anime un atelier sur la prise en main du réseau social Facebook (cf. infra) « Une femme, ayant certainement plus de 60 ans, demande à Mélanie “comment on fait pour ne pas avoir de pub ?”, “ça on l’a vu au premier cours”, répond l’animatrice. “Une fois, ça suffit pas”, rétorque la participante à l’atelier. Mélanie lui propose alors de revenir une prochaine fois pour un accompagnement individuel sur cette question, ce à quoi la participante témoigne de son manque de maîtrise : “Désolée, c’est pas toujours facile”. (extrait journal de terrain, atelier d’initiation à Facebook, 13/03/2019)
Face à la difficulté en situation de médiation numérique, les publics sont soit en mesure de se dire incapables, assumant d’être confrontés à un obstacle dans le processus et le verbalisent, soit se muent dans un silence de découragement et de perte de confiance en eux. Les blocages éprouvés sont récurrents, et ce particulièrement pour les aîné·es :
Le public des séniors qui est un public qui manque de confiance en eux sur le numérique, ils mettent vite des barrières, ils ont besoin d’être super sécurisés. (extrait d’entretien avec Ornella, 31 ans, chargée de mission inclusion numérique)
32Si le manque de confiance en soi semble typique des individus les plus âgés en situation de médiation numérique, ils ne sont pas les seuls à se déprécier à la rencontre de difficultés. Les publics précaires et les moins dotés en capital culturel en font tout autant preuve, et ce manque d’assurance peut rapidement se muer en auto-déqualification pour ces individus. Cette forme de résistance à la culture numérique qui s’exprime par une dévalorisation de soi, par un sentiment d’incapacité, de ne pas être à la hauteur de cette pratique et donc de ne pas le mériter, peut s’expliquer du point de vue culturel :
Nous sommes le 4 février 2020, j’assiste à un atelier d’initiation à la maîtrise de tableur sur un logiciel libre, animé par Paola, 31 ans, directrice d’un tiers-lieu numérique. […] À la fin de la séance, l’animatrice demande aux participants de s’envoyer respectivement leur tableur par mail pour faire le point sur les pièces jointes et leur téléchargement. Une première participante en aide un autre, en suivant à la lettre les indications de Paola, mais une femme, étant âgée visiblement de plus de 80 ans, me regarde et me dit “pour moi c’est pire que du chinois”, une autre ajoute “pire que de l’hébreu”. (extrait journal de terrain, atelier d’initiation au tableur, 04/02/2020)
33Les usages des outils numériques sont souvent comparés à un langage que les publics ne maîtrisent pas. Effectivement, l’apprentissage, y compris de la culture numérique, requiert une socialisation méthodique, sans quoi les apprenants, notamment issus d’un milieu précaire, éprouvent de grandes difficultés à l’appropriation des savoirs, tel que le suggère Anne Barrère au sujet de l’école : « L’arrachement à une socialisation initiale pour intégrer les allant de soi très codés de la culture scolaire est une épreuve que chaque enfant de milieu populaire doit gérer par lui-même et pour lui-même » (Barrère, 2005).
34De la même manière, le fait d’être dans une démarche d’apprentissage, de volonté d’intégrer les allant de soi de la culture numérique, constitue une épreuve pour les individus éloignés de la pratique des outils numériques. Ils et elles se définissent comme incompétent·es et se dévalorisent même en se comparant à autrui :
Nous sommes le 20 octobre 2018, j’assiste à un workshop de deux jours ayant pour vocation d’initier des femmes en recherche d’emploi ou en reconversion professionnelle, à la programmation informatique. […] Chacune des quarante-quatre participantes travaille en îlots et est accompagnée par une douzaine de coachs. […] Pendant l’une des sessions de travail en individuel, une femme accompagnée de son bébé, après l’avoir nourri avec un biberon et un petit pot, lui enseigne les préceptes de la domination masculine sur un ton rieur et désabusé : “Toi, tu es un garçon tu sais coder, mais maman elle ne sait pas coder”, avant de le reposer dans son couffin. (extrait journal de terrain, atelier d’initiation à la programmation informatique, 20 octobre 2018)
Et, de fait, ils et elles contribuent à reproduire les stéréotypes inhérents aux inégalités sociales-numériques, tel qu’en témoigne le discours de cette mère, suivant un atelier ayant pour vocation de développer sa propre employabilité.
La dépréciation de soi, face à l’épreuve de la difficulté, peut également amener les publics à l’abandon et à la fuite :
Nous sommes le 26 mars 2019, j’assiste à un atelier d’initiation à la culture numérique, dans le cadre d’un chantier d’insertion, dédié à des allocataires du RSA, dans l’espace public numérique d’une association. Émilien, 48 ans, médiateur numérique, en est l’animateur. L’atelier s’inscrit dans un cycle d’accompagnement de deux semaines, une première théorique, suivie d’une seconde plus pratique […] L’atelier commence par des échanges autour du format “Petites histoires, grandes histoires”. L’animateur demande aux participants de raconter des expériences qu’ils et elles ont eues avec les outils numériques pour les faire résonner avec l’histoire de la culture numérique (création d’internet, premiers ordinateurs, premières consoles de jeux vidéo, arrivée du web 2.0, etc.). Face aux récits historiques d’Émilien, une participante, ayant visiblement entre 20 et 30 ans, exprime sa perplexité : “les termes de la formation me font fuir, j’ai l’impression que ça me servira jamais même si je me rends compte de la grande nécessité de ces choses-là”. (extrait journal de terrain, atelier d’initiation à la culture numérique, 26/02/2019)
L’auto-déqualification devient alors une « auto-élimination » de la situation d’apprentissage (Barrère, 2017). En effet, suite à ces propos de défiance, la jeune femme d’une vingtaine d’années n’ayant pas fait d’étude et contrainte d’assister à cet atelier d’initiation à la culture numérique, car inscrite à un chantier d’insertion, quittera brusquement la salle, offensée et vexée de ne pas comprendre, et s’auto-éliminera de facto de la situation.
35Ces expériences ordinaires face à l’ignorance de la langue parlée, que cela soit en la comparant à une autre langue comme le chinois ou en témoignant une forme d’incompréhension des termes évoqués en situation de médiation numérique, soulèvent une nouvelle fois un défaut de capital culturel de la part des citoyen·nes éloigné·es de la culture numérique. Outre le fait de ressentir de la peur ou du manque de confiance en soi, les publics de la médiation numérique en situation d’auto-défense peuvent adopter des comportements très violents symboliquement, notamment envers eux-mêmes, l’auto-élimination en étant le paroxysme. Le terrain investigué montre la forte représentation de femmes et de personnes âgées mais, de nouveau, en creusant à partir des analyses produites, il s’avère que la précarité culturelle constitue une variable constante pour comprendre les réceptions résistantes de la culture numérique en situation de médiation numérique.
36L’intérêt porté à la culture numérique au regard des rapports sociaux et des expériences ordinaires en situation de médiation numérique a permis de révéler des rapports différenciés, notamment du point de vue des inégalités sociales, dans les formes de réception qui peuvent être faites de cette culture.
37Il a été dans un premier temps question de mettre en évidence la structuration sociale des rapports inégalitaires à la culture numérique. En rappelant la relation étroite entre inégalités numériques et inégalités sociales, il s’est agi d’examiner le poids du genre, de l’âge, de la position socio-professionnelle et du niveau de diplôme dans la construction d’un rapport différencié socialement à ladite culture numérique, au prisme de données statistiques nationales, donnant de la consistance à la théorie des inégalités sociales-numériques, conceptualisée par Fabien Granjon (2022).
38Il convenait ensuite de mettre en lumière les expériences ordinaires de réception de la culture numérique en situation de médiation, dans l’optique d’examiner les différenciations sociales de résistance chez certains publics. De la peur de se faire hacker ou dérober ses données personnelles et de la crainte de faire des erreurs ont été observées, qualifiant ainsi les expériences de défiance culturelle, ne relevant pas de la timidité culturelle qui aurait empêché les citoyen·nes de solliciter les structures de médiation numérique, non plus de l’opposition qui les aurait conduit·es à lutter contre la culture numérique, mais bel et bien de la crainte, particulièrement lorsqu’ils ou elles se retrouvent en difficulté à l’occasion d’un apprentissage. La peur d’échouer ou les réactions vives face à l’échec accentuent l’expression d’un manque de confiance en soi. Ils conduisent également les publics à adopter, face à ce sentiment d’impuissance, des comportements symboliquement violents envers eux-mêmes, l’auto-déqualification et l’auto-élimination.
39Le caractère socialement déterminé des rapports différenciés à la culture numérique a permis de soulever un élément invariable : celui du rôle prédominant du capital culturel, à la fois du point de vue structurel et des expériences ordinaires. Il semble en effet prendre une place significative dans la manière dont les individus abordent, s’approprient et construisent une culture numérique personnelle. Ainsi, le défaut de socialisation aux normes et pratiques culturelles contemporaines, en l’occurrence numériques, participerait de la reproduction des hiérarchies sociales de genre, de génération, de classe et singulièrement, si ce n’est essentiellement, de capital culturel.
40Cependant, la médiation numérique est tout de même capable de provoquer des expériences positives chez ses bénéficiaires, mais cet aspect se révèle sur un temps long, celui de l’inclusion sociale par l’inclusion numérique (Demory, 2022a), permis notamment par la pratique de ces professionnel·les, axée sur la patience et la rassurance, levant les craintes et les peurs des publics. Utile à de nombreux égards la médiation numérique joue un rôle certain dans la régulation des inégalités numériques, en permettant de combler les lacunes en termes de capital culturel et numérique, et œuvrant donc pour la démocratisation de la culture numérique.
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