- 1 Nous désignons ici des femmes et des hommes sans titre de séjour pérenne.
- 2 En France, plus d’un·e demandeur·se d’asile sur deux ne seraient pas hébergé·es en centre (État fr (...)
- 3 La notion de sans-abrisme réfère ici à l’absence de logement mais aussi à l’ensemble des situation (...)
- 4 L’enquête « Sans-Domicile » de 2012, menée en France auprès des personnes sans domicile et fréquen (...)
1Par ses dimensions subjective, spatiale, ou bien relationnelle, l’intimité se pense comme l’établissement d’une frontière entre « privé » et « public » (Laé & Proth, 2002). Elle implique une mise « à l’abri de la vue » des autres (Laé, 2003), permise par le déploiement d’un espace privé. L’intimité débute, en ce sens, là où l’exposition aux autres s’arrête. Cependant, si nous en avons tous·tes besoin, le « droit à l’intimité » n’est pas le même pour chacun·e (Schmoll, 2020, p. 182). Pour les personnes en « migration précaire » (Bourgois, 2021, p. 28), et plus particulièrement en situation administrative précaire1, ce droit est fragilisé : ceux·celles qui espèrent acquérir un statut font l’objet d’une véritable « politique de l’extimité » (Schmoll, 2020, p. 177). Du fait de leur situation, ils et elles sont privé·es d’intimité selon un double mouvement. D’une part, les institutions et administrations publiques leur demandent d’exposer leurs vies pour statuer sur leur droit de séjour (d’Albis & Boubtane, 2018 ; Lesselier, 2004 ; Odasso, 2019). D’autre part, les politiques de non-accueil2 les exposent au manque d’« espace à soi » (Laé & Proth, 2002 ; Serfaty-Garzon, 2012). En effet, le sans-abrisme3 touche particulièrement les publics en situation administrative précaire : ces derniers sont majoritaires parmi les personnes à la rue et en infrastructures d’hébergement4. Que ce soit dans l’espace public ou dans les hébergements, ils sont exposés à la vue de tous·tes – des passant·es, des travailleurs·ses sociaux·les, voire des autres personnes hébergées – et leur droit à l’intimité est dénié.
- 5 Ces violences peuvent causer la mort. En Belgique, Semira Adamu – demandeuse d’asile nigérienne de (...)
- 6 Un viol aurait lieu dans la rue toutes les 8 heures selon le Samu social français.
2Partant de nos terrains de thèse respectifs, notre article explore l’intimité à travers le parcours d’habiter des personnes en situation administrative précaire dans deux villes, en Belgique et en France. Un premier constat montre que l’absence de statut administratif pérenne impacte les conditions de vie et donc l’intimité des personnes rencontrées. Un second révèle que la précarité de l’habitat s’allie à de nombreuses autres violences. D’abord, la situation de sans-abrisme les expose, dans l’espace public, au regard des autres (Abel, 1995 ; Breviglieri, 2002), mais aussi au contrôle policier : racialisées, elles y sont d’autant plus contrôlées (Jobard et al., 2012). Or, ce contrôle peut conduire à des violences policières ou administratives comme l’expulsion dans un pays tiers ou vers le pays d’origine5. Si les hommes y font davantage les frais de ce contrôle (Farge, 2022), les femmes, elles, sont surexposées aux violences sexuelles6 (Loison-Leruste & Perrier, 2019 ; Tyler & Beal, 2010). Toutefois, bien qu’elles tentent de se replier dans l’espace privé (Le Courant, 2016), les personnes rencontrées y subissent aussi des violences. En plus des conditions de vie insalubres, la précarité du statut administratif les expose à des abus et des maltraitances telles que les violences conjugales, sans pouvoir porter plainte ou partir, faute de ressources et d’alternative.
3Relatant ces violences, les récits des personnes en migration précaire nous amènent à requestionner l’association de l’intimité à l’espace privé, et ainsi à réinterroger la spatialité de l’intimité. Comment et pourquoi la quête d’un espace « privé » se transforme-t-elle en celle d’un espace « sûr » ? Que nous disent ces parcours de cette quête ? Après avoir présenté le cadre théorique et méthodologique de cet article, nous décrirons la manière dont l’intimité est mise en tension par des conditions de vie précaires ainsi que par les violences vécues, puis nous interrogerons la manière dont l’intimité peut se comprendre à travers la circulation entre espace privé et espace public.
- 7 À partir du travail de Marie Trossat (2023), nous définissons ici l’habitabilité comme la capacité (...)
4Pour se déployer, « l’intimité a besoin […] d’un nid » (Bachelard, 1957, p. 72). La notion s’associe à l’habitat et à la maison (Serfaty-Garzon, 2012), mais aussi au « foyer », tant dans ses dimensions domestiques que familiales. Sans habitat, l’intimité est fragilisée, et sa spatialité, requestionnée. La sociologie du sans-abrisme a, en ce sens, montré que l’intimité se lie davantage à l’appropriation du « chez-soi » – que ce soit d’un hébergement ou d’une cabane dans les bois – qu’à la possession d’un habitat (Lion, 2014 ; Pichon et al., 2010). Cependant, s’approprier un espace, le « faire sien » et le « soustraire à l’emprise de l’autre » (Pichon et al., 2010, p. 133) tient aussi de la légitimité à prendre place dans ce territoire. L’inhabitabilité7 des lieux de vie auxquels ont accès les personnes en migration précaire, en fait des lieux où l’on habite a minima et où le « chez-soi » est contraint, voire entravé (Trossat, 2022, 2023, 2024). De plus, lorsqu’elles parviennent malgré tout à se sentir « chez-elles », elles n’y sont pas nécessairement à l’abri des violences (Arnaud, 2024). Ainsi, notre réflexion nous a menées à remettre en question la notion de « chez-soi » pour parler d’intimité, lorsque celui-ci est empêché ou expose aux violences.
- 8 Du latin intimus, l’intimité signifie « du plus intérieur » (Vidal-Naquet, 2019, p. 6).
- 9 Intitulée « Architectures de l’(in)hospitalité. Urbanité, spatialité et matérialité des politiques (...)
5Davantage que de la notion de « chez-soi », c’est donc celle d’« espace privé » qui a retenu notre attention. Ce dernier marque la séparation avec l’« espace public » (Breviglieri, 2002) et évoque la dimension intérieure caractéristique de l’intimité8. Or, en raison de leur absence de statut, les personnes rencontrées parviennent plus difficilement à accéder à un « espace privé » – qui leur appartient – et se trouvent davantage exposées à l’« espace public » de la rue. En revenant sur ces liens, nos recherches doctorales respectives montrent que les violences rencontrées par les personnes en situation administrative précaire façonnent leur parcours d’habiter et leur intimité. Reposant sur l’analyse du parcours de 39 femmes sans-abri en migration aux situations familiales variées, la première s’intéresse à l’interaction entre leur situation de sans-abrisme, leur parcours migratoire et leurs intimités. Originaires d’Afrique centrale, de l’Ouest et du Nord, ainsi que d’Europe de l’Est, elles étaient âgées de 23 à 46 ans lorsque nous les avons rencontrées en France en 2018, dans un hébergement d’urgence hivernal : 70 entretiens ont été réalisés avec elles entre novembre 2018 et septembre 2021, en parallèle d’échanges informels poursuivis par la suite. La seconde interroge l’(in)hospitalité des politiques d’accueil par l’angle de l’architecture9. Elle repose notamment sur une étude longitudinale menée sur le parcours de 27 nouveaux·elles arrivant·es (15 hommes et 12 femmes) originaires d’Afrique de l’Ouest et du Nord, d’Amérique du Sud et du Moyen-Orient et âgé·es, lors du premier entretien, de 18 à 45 ans. Rencontré·es dans les premiers mois de leur arrivée, plusieurs rencontres ont été organisées durant le temps de l’enquête : 66 entretiens ont été réalisés entre 2019 et 2023, en parallèle d’échanges informels.
- 10 Dispositif par lequel nous retournions avec les personnes sur leurs différents lieux de vie.
6Ce travail d’entrecroisement de nos terrains prend également pour support l’exposition Intimités en migration (Intimigr’, 2023), pour laquelle nous avons collaboré avec Audran Aulanier. À travers un dispositif construit avec la photographe Ninon Lacroix10, nous y avons présenté le parcours d’habiter de six personnes rencontrées sur nos trois terrains respectifs. La plupart des photographies illustrant l’article sont issues de ce dispositif ; d’autres, ainsi que des dessins réalisés à partir de photos prises par les personnes rencontrées, sont issus du travail de thèse de Marie Trossat.
7L’expérience de la migration est une épreuve pour l’intimité. Le voyage en lui-même rend vulnérable, il expose à la mort et à différents traumas. Mais l’« épreuve du corps » que constitue la migration (Schmoll, 2020, p. 177) ne s’arrête pas une fois arrivé·e. L’une des raisons en est que l’accès à un espace « privé », qui assure la protection, le retrait et ainsi l’intimité, est dépendant de l’acquisition d’un statut administratif pérenne. Pour celles et ceux qui se trouvent en attente de ce statut, les centres d’hébergement aussi bien que les habitats plus informels – tels que les squats ou l’hébergement chez des tiers – se révèlent inhabitables et peu propices à l’intimité (Trossat, 2024). Si nous considérons ces espaces comme « privés », en contraste avec l’« espace public » de la rue ou des dortoirs « collectifs » des centres d’hébergement, nous nous demanderons, ici, dans quelle mesure ces espaces offrent la protection et la sécurité minimale, nécessaire à l’intimité.
- 11 Par respect pour l’anonymat des personnes, tous les prénoms ont été modifiés.
8Les personnes n’ayant pas de situation administrative de séjour stable n’ont légalement pas la possibilité de signer un contrat de bail. Elles se retrouvent alors souvent confrontées à des habitats précaires qui entravent leur intimité, soit en centre d’hébergement soit dans des solutions plus informelles. Bien qu’ils constituent des « espaces privés », ils s’avèrent inhabitables par leur insalubrité ou leur emplacement spécifique. Comme le souligne Fouad11, trentenaire sans-papiers d’origine algérienne :
Généralement, les logements que l’on trouve nous, les gens au noir, c’est des maisons qui sont pas vraiment des maisons : des greniers, des sous-sols… les maisons moins chères, c’est en bas ou [au] grenier. (Fouad, troisième rencontre, octobre 2022)
9C’est aussi la promiscuité induite par le nombre de cohabitant·es qui rend ces espaces inhabitables. Le parcours de Fouad évoque ces éléments : après avoir habité chez un ami durant les premiers mois de son arrivée, il est invité à partir. Il trouve comme solution un logement contre rénovation. Avec deux autres occupants, il habite et rénove un appartement doté d’une chambre qui se trouve en sous-sol (voir Fig. 1). En plus de l’inhabitabilité inhérente au souterrain (humidité, manque d’air et de lumière), s’ajoute donc la contrainte de partager un petit espace, rendu inhabitable par les travaux. Mis à la porte par le propriétaire une fois le bien rénové, il trouve pour seule opportunité un studio aménagé dans un grenier, également à partager avec deux autres personnes. Seulement, le logement est infesté par des termites, il se remet donc à la recherche d’un nouveau logement.
Fig. 1. Le sous-sol où Fouad a vécu durant un an et demi en y faisant des travaux
© Marie Trossat, 2023, à partir d’une photo originale de Fouad, 2020
10Cette promiscuité se vit et se questionne aussi bien du point de vue de ce qui lie (ou non) les habitant·es entre elles·eux que du type de relation qui se met en place au sein de l’espace. Omar et Amadou, trentenaires originaires du Sénégal, arrivent tous deux à Bruxelles parce qu’ils y ont des liens familiaux ou des connaissances pouvant les accueillir. En 2019, après quelques mois passés à Paris, Omar est mis en relation avec sa tante, qui vit en Belgique. Une fois chez elle, il est vite gêné par cette cohabitation. Selon ses mots, il doit « gérer » sa tante. En plus de payer ses médicaments, l’électricité, la nourriture et de participer à d’autres charges, il est contraint d’obéir à ses règles : « Elle me disait souvent tu dois dormir à 20 h, tu dois te réveiller à 8 h… [Elle me traitait] comme un adolescent. » (Omar, première rencontre, novembre 2019)
11En 2018, après quelques mois passés en Espagne sans parler l’espagnol, Amadou cherche une destination où il maîtriserait la langue. Sa sœur le met en contact avec une de ses amies à Bruxelles. Celle-ci accepte de l’accueillir. Mais, comme pour Omar, la cohabitation ne se passe pas comme prévu : « elle a commencé des problèmes, tu vois. » (Amadou, première rencontre, novembre 2019) Un mois après son arrivée, l’amie de sa sœur le met à la porte et il se retrouve sans-abri.
Fig. 2. Amadou dormant par terre dans une cuisine
© Marie Trossat, 2023, à partir d’une photo originale d’Amadou, 2018
12Les rapports de pouvoir propres à ces cohabitations non choisies se retranscrivent dans la place allouée à chacun·e. Si la relation d’hospitalité implique toujours d’« occuper la place qui [nous] est désignée » (Gotman, 2001, p. 95), cette place peut être particulièrement restreinte dans un contexte de précarité : Amadou dormait, chez l’amie de sa sœur, sur un matelas disposé dans le coin d’une cuisine (voir Fig. 2). La promiscuité, en ce sens, ne joue pas seulement sur l’inconfort, elle impacte aussi les relations : celui ou celle qui héberge cherche souvent une contrepartie, et cette dernière se transforme couramment en maltraitance ou en abus de pouvoir.
13Ainsi, malgré des espaces d’apparence plus intimes – des configurations souvent familiales ou amicales au sein de logements ordinaires – qui dénotent des centres d’hébergement, ces lieux ne donnent accès ni à la privacité ni à la protection nécessaires à l’intimité. Toutefois, se constituer un espace privé, sûr et protecteur peut se révéler coûteux, tant sur le plan matériel que psychologique.
Fig. 3. Vue depuis l’appartement de Melissa partagé avec sa sœur
14© Marie Trossat, 2020
- 12 En Belgique, les demandeur·ses d’asile ont accès au marché du travail quelques mois après l’introd (...)
- 13 « Un mois tu gagnes 200 euros, l’autre mois tu gagnes peut-être 300 euros, il n’y a pas de stabili (...)
- 14 À titre de comparaison, le loyer de Melissa s’élève à 730 € tandis que, pour les différents logeme (...)
15Mélissa a 42 ans lorsqu’elle arrive du Pérou, en 2019, pour s’installer sans papiers en Belgique. Venue avec sa fille, elle cohabite avec sa sœur et le mari de cette dernière dans un duplex situé au quatrième étage sans ascenseur. Elle y partage une chambre avec sa fille. La situation de l’appartement en hauteur étant vécue comme une contrainte, sa sœur et son mari choisissent de déménager. Cependant, dans le nouvel appartement, Melissa et sa fille doivent partager une petite chambre avec la nièce de Melissa. Melissa se met alors à la recherche d’un appartement pour y vivre avec sa fille. Puisqu’elle vient de demander l’asile en vue d’obtenir un statut temporaire, elle travaille alors légalement12 et est en mesure de signer un contrat de bail. Cette quête d’intimité va cependant se retourner contre elle : lorsque nous la rencontrons en mai 2022, Melissa a reçu une réponse négative à sa demande d’asile. Elle est sur le point de perdre son emploi de travailleuse domestique déclarée, et la charge du loyer qu’elle doit assurer pour garantir son autonomie devient une source très importante d’angoisse. En effet, même si elle parvient à poursuivre son activité : sans statut, son travail est faiblement rémunéré et ne lui assure pas des revenus stables13. Elle se confronte à l’inquiétude de ne pas être en mesure de payer un loyer et au stress de se retrouver sans logement14. Ainsi, pour Melissa, la quête d’un espace privé à soi, pour sa fille et elle, l’aura conduit vers une plus grande insécurité économique ; le prix à payer pour conserver l’intimité acquise se révèle conséquent.
16Le récit de Mélissa montre que conquérir son propre espace en situation administrative précaire ne peut se faire sans compromis. Si l’accès à un logement à elle la sécurise d’un côté, de l’autre, il l’insécurise d’un point de vue financier, révélant que le droit à l’intimité est aussi une question de moyens et n’est pas accessible à toutes et tous. Cependant, une autre lecture peut être faite de ce récit. Si Melissa a obtenu ce logement, c’est parce qu’elle a acquis un statut temporaire qui lui a permis d’avoir un travail déclaré et de signer un bail. Mais c’est ensuite la perte de ce statut qui a mis en péril la stabilité et l’autonomie qu’elle s’était construite : le statut ouvre, en ce sens, des ressources légales et financières permettant l’accession à un espace privé tandis que l’absence de statut la contraint.
17En plus de l’insalubrité, l’impossibilité de se constituer un espace à soi dans la durée est donc une autre forme de violence liée à la situation administrative précaire. Cette violence est à comprendre vis-à-vis des conditions matérielles des habitats auxquels les personnes rencontrées sont contraintes (insalubrité, manque d’espace…) et des abus qu’elles peuvent y subir. Mais cette violence est aussi attenante au risque de se retrouver sans-abri dans l’espace public. Cela est d’autant plus prégnant que l’impossibilité d’établir un bail à son nom expose à des expulsions arbitraires. Contraint de vivre dans des caves et des greniers insalubres qui manquent « de grandes fenêtres » (Fouad, troisième rencontre, octobre 2022) et d’espace où il pourrait « rester debout », Fouad est, de surcroît, régulièrement mis dehors. Depuis son arrivée à Bruxelles, en juillet 2019, il a changé huit fois de logements : il est resté entre 20 et 30 jours dans quatre d’entre eux, entre 5 et 6 mois dans trois autres, et son temps d’occupation le plus long pour un même logement aura été de 1 an et 2 mois. S’il doit sans cesse tenter de trouver de nouveaux lieux de vie, c’est que les logements obtenus ne reposent pas sur un bail contractualisé, mais sur des arrangements qui se révèlent fragiles :
Chaque fois, je change de maisons parce que… c’est évident, j’ai pas de carte d’identité ou de papiers pour rester longtemps dans un appartement. Parce que les maisons qu’on a louées, ce sont des maisons, ce sont des gens qui ont besoin seulement de l’adresse [pour des raisons administratives] et généralement c’est comme ça, tu partages avec eux : [ils et elles] gagnent l’adresse et […] on partage le loyer. (Fouad, troisième rencontre, octobre 2022)
Les biens loués contre rénovation ou via le type d’arrangement cité sont souvent « repris » par les propriétaires désirant louer le bien rénové ou par les locataires officiel·les lorsque la sous-location est repérée, qu’ils et elles souhaitent y habiter à nouveau ou le mettre à disposition d’autres personnes.
Fig. 4. Le quartier de Fouad
© Ninon Lacroix, 2022
18L’instabilité est également perceptible, même lorsque la situation est d’apparence stable. Abigaïl, originaire d’Afrique subsaharienne, a 30 ans lorsqu’elle arrive en France, en 2017, accompagnée de son fils de 2 ans. Après avoir été accueillie par la famille d’une amie, elle accède à un centre d’accueil de demandeur·es d’asile. Déboutée, elle passe 7 mois dehors, puis 8 au sein d’un dispositif d’hébergement hivernal avant d’accéder à un hébergement plus stable géré par une association : « Tu as vu je suis tranquille, ici. […] Ils m’ont dit, c’est comme un CDI tant que tu as besoin, jusqu’à ce que tu aies tes papiers et ton appartement, tu peux rester. Pas comme quand on te dit tu vas sortir. » (Abigaïl, octobre 2022)
Fig. 5. Le quartier où Abigaïl et son fils ont vécu durant un an et demi dans un logement mis à disposition
© Ninon Lacroix, 2022
19L’assurance qu’elle n’aura pas à dormir dehors à nouveau la rend « tranquille », mais Abigaïl et son fils doivent vivre en colocation et régulièrement changer d’appartement. Pour des raisons sanitaires ou de fin de bail, l’association a dû les déplacer cinq fois d’appartements et a procédé à six changements de colocataires entre avril 2019 et octobre 2022. À cela s’ajoute le fait qu’étant en situation irrégulière, Abigaïl ne trouve pas de raisons de sortir, ce qui l’amène à vivre l’apparente stabilité de son habitat comme un enfermement (« Sans papier tu peux rien faire. [...] Y’a rien pour te faire sortir », dit-elle).
20La situation administrative précaire se matérialise ainsi par une forme d’instabilité et d’incertitude quant à la temporalité durant laquelle le logement pourra être occupé. Elle joue sur la possibilité de prendre place, d’occuper l’espace et de se l’approprier. Si la menace de la mise à la rue est constante, elle retentit d’autant plus fortement pour les personnes en situation administrative précaire, confrontées à celle du contrôle policier (sans parler des autres risques, évoqués dans l’introduction). Prendre connaissance de ces enjeux nous invite donc à déplacer le regard : davantage que l’espace privé, c’est l’espace « sûr », celui qui abrite (Arnaud, 2024), qui est recherché. Ce constat est d’autant plus significatif lorsque, pour les femmes, les violences de genre croisent celles liées à la situation administrative.
21Le sentiment de protection n’est pas toujours conféré par la stabilité de l’espace privé. L’instabilité de la situation administrative d’Abigaïl joue un rôle sur son vécu, en l’insécurisant psychiquement. L’espace privé, autant que l’espace public, peut constituer une menace de violences physiques et sexuelles pour les femmes (Loison-Leruste & Perrier, 2019). Pour celles en migration, ces violences de genre s’additionnent à celles liées à la précarité du statut administratif pour former un continuum tout au long de leur parcours migratoire (Quagliariello, 2018 ; Schmoll, 2020).
22Myriam, originaire d’Afrique de Nord, a 26 ans lorsqu’elle rejoint son mari en France en 2013. Elle est accueillie dans un studio insalubre infesté de cafards et de souris, qui s’avère être une sous-location d’où ils peuvent être expulsés à tout moment. En plus de ces conditions, elle subit des violences de la part de son mari, qui la « frappe » et l’« insulte », et de ses beaux-parents qui la traitent comme une « domestique » (Myriam, octobre 2022).
- 15 Cette notion d’imbrication fait référence au concept d’intersectionnalité développé par K. W. Cren (...)
23Aux violences domestiques et conjugales dont elle est victime, s’imbrique une violence liée à la précarité de sa situation administrative15. À la fin de la validité de son visa touristique d’un mois, son mari ne l’informe pas des démarches à entreprendre pour régulariser sa situation. Elle se retrouve sans-papiers et exposée aux violences au sein de la sphère privée sans savoir où demander protection et trouver refuge dans la sphère publique : « tout le temps même, il me menace parce que je suis sans-papiers, sans rien ». Ce n’est qu’à la naissance de sa fille, deux ans plus tard, qu’elle sera informée par un service de protection infantile des démarches à suivre pour sa régularisation.
- 16 Il s’agit d’un récépissé de trois mois sans autorisation de travailler, qui ne sera pas renouvelé (...)
24Une fois son titre de séjour obtenu, et malgré la précarité de ce dernier16, elle parvient à faire reconnaître le studio dans lequel il et elles vivent comme insalubre. Un logement social leur est alors attribué. Continuant d’y subir des violences, elle quitte son mari et leur logement avec sa fille, alors âgée de trois ans et se retrouve sans-abri. Avant d’obtenir un hébergement plus stable, elles alternent durant vingt mois entre des nuits sur un banc, en hébergement d’urgence, dans la cage d’escalier d’un immeuble, dans un couvent, chez le frère de Myriam ou dans la voiture de ce dernier.
25Puisque « l’intimité se défait lorsqu’autrui la dérobe » (Thalineau, 2002), les violences rompent l’intimité par l’intrusion qu’elles provoquent. Ainsi, quand l’espace privé expose à des violences, il n’assure plus l’intimité. L’enjeu de l’intimité se pose alors dans la nuance entre le fait d’avoir un abri et celui d’être à l’abri, c’est-à-dire entre, d’un côté, une configuration spatiale et matérielle, et, de l’autre, une dimension davantage sensorielle, liée à un besoin de sécurité.
26Lorsque l’espace privé échoue à constituer un espace d’intimité parce qu’il expose à des violences ou en devient lui-même la source, c’est dans l’espace public que les personnes en situation administrative précaire se réfugient. Bien que cela soit souvent subi, l’espace public peut devenir un espace rassurant parce qu’il fait office de repère, qu’il permet une autonomie ou qu’il protège des violences en rendant visible aux yeux de tous·tes. Il constitue une ressource pour reconquérir une forme d’intimité. Cela passe par l’abri que les personnes tentent de s’y ménager, et par les opportunités qu’elles peuvent y rencontrer pour retrouver ou stabiliser un espace privé.
27Dans l’inconstance de son parcours, Fouad reste fidèle à son quartier d’arrivée : le quartier de Saint-Gilles à Bruxelles. Bien qu’il change régulièrement de logement, c’est entre ses parcs, l’avenue où il se rend pour manger, le « bar des Albanais », puis le café qui le remplaça, qu’il a tissé ses habitudes. C’est dans ce quartier qu’il a rencontré la plupart de ses amis : de ceux qui lui donnent des plans de logement ou de travail, à celui chez qui il se réfugie lorsqu’il se retrouve sans solution. Lorsqu’il ne travaille pas, il y passe ses journées, quitte à traverser la ville.
Fig. 6. L’un des parcs fréquentés par Fouad quand il ne travaille pas
© Ninon Lacroix, 2022
28L’espace public joue aussi un rôle dans la (re)conquête d’un espace privé et d’un statut pérenne. C’est le cas pour Amadou qui, bien que devenu sans-abri, s’est rendu chaque jour dans le spot de Bruxelles où se retrouvent les personnes sans-papiers à la recherche d’un travail informel. Un jour, en participant à une mission de déménagement, il est mis en contact avec un restaurant pour un travail de nettoyage, puis avec une personne cherchant un colocataire. Il revient au spot lorsque ses revenus sont insuffisants et y trouve alors un travail en soirée dans un snack. En quelques mois, il réacquiert une stabilité avec un logement et deux emplois qui lui assurent un revenu suffisant. Un soir, au snack, une femme s’adresse à lui et lui propose de participer, quelques jours plus tard, à une activité organisée par une association visant à mettre en relation de nouveaux·elles arrivant·es avec des Bruxellois·es. II s’y rend et y rencontre sa future compagne. Après une union civile et deux ans et demi de procédure, il obtient un titre de séjour par regroupement familial.
29Mais l’espace public est aussi un espace de circulation (Joseph, 1984). Si le cas de Mélissa montrait que le fait de sortir de son espace intime lui permettait de le stabiliser, la circulation au sein de différents espaces est aussi une stratégie pour dissimuler une situation de sans-abrisme et se sentir moins exposé·e au danger que représente l’espace public. C’est notamment le cas des femmes : ayant intériorisé ce danger (Lieber, 2008), la circulation est pour elles une tactique de protection (Maurin, 2017). C’est ce que les parcours de Myriam et d’Abigaïl illustrent.
30Lorsqu’elles se retrouvent sans hébergement, le fait de circuler leur permet de ne pas s’exposer à autrui et ainsi aux violences. Si elles fréquentent des espaces publics, elles n’y restent jamais longtemps, et parcourent différents lieux au cours de la même journée. Abigaïl tente d’invisibiliser sa situation en se déplaçant entre différents lieux :
Je posais mon fils à la crèche […] et moi j’allais au parc. […] J’allais manger dans le Carrefour. […] Après, j’allais à la gare à côté pour avoir du wifi. […] Comme j’avais pas d’endroit où rester, alors je me promenais […], je cachais que j’avais pas d’endroit où aller, je faisais en sorte que les gens ne le remarquent pas. (Abigaïl, octobre 2022)
31Puis, la nuit tombée, Abigaïl se rapproche d’autres familles sans-abri, afin de ne pas être repérée comme une femme seule dans l’espace public. Lorsque Myriam passe ses nuits dans une voiture, elle fréquente chaque jour les mêmes lieux au sein du même quartier. Elle circule entre le centre de loisirs, la médiathèque et le square où elle retourne avec sa fille à sa sortie de l’école. Le soir, elles quittent ce dernier en même temps que les autres familles pour rejoindre leur voiture.
32Cette circulation n’est pas seulement un moyen de se sécuriser et de ne pas se faire repérer dans l’espace public. Elle peut aussi être une manière de se constituer un espace à soi, notamment lorsqu’elles sont hébergées chez des tiers. Être dehors permet de ne pas encombrer ceux·celles qui offrent un hébergement temporaire tout en conservant une indépendance et une dignité. Ainsi, lorsque Myriam était hébergée chez son frère, sa présence suscitait des tensions. Elle avait alors déjà pris l’habitude de sortir durant la journée et de ne rentrer avec sa fille que le soir venu. Abigaïl en a fait de même à son arrivée en France, alors qu’elle et son fils sont hébergé·es par une famille : « Quand ils sortaient, ils avaient pas confiance que je reste toute seule ou des fois […] pour garder la dignité, je sortais dans le petit jardin là devant avec mon fils et je restais sur ce banc. » (Abigaïl, octobre 2022)
Fig. 7. Le banc sur lequel Abigaïl passe de nombreuses heures
© Ninon Lacroix, 2022
33Dans le cas où les personnes peuvent accéder à un espace privé bien que contraint ou sous conditions, l’espace public devient un lieu où passer le temps sans déranger, et où l’on peut faire mine d’être « comme tout le monde ». Il permet de se préserver temporairement des contraintes imposées par l’hôte en ancrant des habitudes à l’extérieur. Cependant, cette intimité vécue à l’extérieur est suspendue à la possibilité d’accéder, même temporairement, à un espace privé et, plus précisément ici, intérieur. Elles peuvent créer une intimité à l’extérieur, en y circulant sans entrave, car elles ont un endroit où retourner.
34Si l’espace public peut devenir un « espace sûr », un espace repère ou un espace ressource pour trouver ou conserver un espace privé, c’est en tant qu’espace de circulation. En ce sens, le parcours d’habiter des personnes rencontrées invite à compléter l’analyse selon laquelle « la maison [serait] habitable dès lors qu’elle s’ouvr[irait] sur un autre espace » (Goetz, 2018) et « l’essence de l’habitation [serait] l’issue, l’ouverture » (Lacoue-Labarthe, 1985). Notre analyse montre toutefois que l’intimité rendue possible dans l’espace public, accessible et ouvert est conditionnée par l’accès à d’autres espaces pouvant assurer une sécurité minimale.
35L’analyse des parcours d’habiter des personnes que nous avons rencontrées nous invite à questionner la spatialité de l’intimité à travers les enjeux spécifiques de la migration précaire. Nos terrains nous le montrent, l’absence de titre de séjour pérenne expose aux violences autant dans l’espace public que dans l’espace privé. En effet, en situation administrative précaire, ces personnes sont surexposées au sans-abrisme et, quand elles accèdent à un espace privé, celui-ci se révèle inhabitable et incapable de les abriter au sens d’assurer leur sécurité. Elles sont, en effet, confrontées à l’insalubrité, à la promiscuité ou encore à l’instabilité de leurs lieux de vie. De plus, elles se retrouvent souvent au sein de cohabitations non choisies qui les exposent à des abus et aux décisions arbitraires des personnes qui les hébergent telles que des expulsions. Pour les femmes, ces violences liées à leur situation administrative s’imbriquent aux violences de genre qu’elles subissent. Cette exposition aux violences questionne alors la possibilité de se constituer un espace d’intimité dans l’espace privé. En effet, parce que la violence est une intrusion d’autrui, elle rompt l’intimité. La quête d’un espace intime se lie alors à la quête d’un espace « sûr », plutôt qu’à celle d’un espace « privé ».
36Notre enquête a donc porté sur cet espace « sûr », assurant l’intimité. Notre analyse révèle que des formes d’intimité se créent au sein de l’espace public, mais que ces formes sont davantage rendues possibles par la circulation entre dedans et dehors, plutôt qu’exclusivement par celui-ci. Ainsi, l’étude de la migration précaire nous ouvre une nouvelle perspective sur la spatialité de l’intimité : celle-ci ne s’associe pas seulement à la forme attendue de l’espace privé et, si elle est considérée dans l’espace public, le dialogue entre intérieur et extérieur, privé et public nécessite d’être pris en compte. Ce constat nous conduit à la conclusion que si « l’intimité est […] un privilège et une expérience intersectionnelle » (Schmoll, 2017, p. 182), celle-ci est rendue possible par des configurations spatiales : l’accès à des espaces intérieurs et extérieurs, privés et publics, mais aussi une liberté d’aller et de venir.