- 1 Je remercie vivement Nicole Ramognino, Audran Aulanier, Alice Latouche et Sylvie Chiousse pour leu (...)
1La globalisation s’est accompagnée de la production de situations d’absence, rarement expérimentées auparavant à cette échelle1. L’actualité sanitaire induite par la récente période pandémique liée à la Covid 19 l’a puissamment montré, en imposant des mesures de restriction des mouvements et de confinement de la population qui ont généré, partout dans le monde, isolement et solitude, bousculé nos manières de vivre et mis en tension la distance qui protège et la proximité qui expose. S’introduisant au sein des familles, ces scènes d’absence témoignent des frontières qui séparent des personnes partageant un lien de proximité soit par filiation soit par affinité élective, deux des principaux liens qui forment le tissu social et assurent protection et reconnaissance (Paugam, 2023).
- 2 Voir à ce sujet les travaux fondateurs de Dana Diminescu (2014).
2Bien que les contextes de séparation se soient multipliés dans un monde de plus en plus globalisé, l’expérience de l’absence demeure peu étudiée dans le champ des migrations, alors que les inégalités d’accès à la mobilité agissent sur ce vécu ainsi que sur les modalités de maintien du lien. D’aucuns diraient que ce prisme est dépassé, obsolète, car les technologies numériques et les plateformes en ligne ont considérablement modifié le rapport entre présence et absence en mettant en lumière leur rôle dans la redéfinition de l’ordre des présences, non plus dans la coprésence physique mais en relation, en « coprésence virtuelle2 ». En promouvant la « double présence », le paradigme du transnationalisme n’a pas seulement accompagné ces évolutions technologiques, il en a fait un marqueur de la transformation du lien social à distance (Glick-Schiller, Basch & Szanton Blanc, 1995). En quelque sorte, on ne peut plus être absent·e dès lors que les personnes en mobilité entretiennent avec les proches séparés des liens que l’on peut qualifier de permanents. Pourtant, s’il apparaît indéniablement que les échanges à distance atténuent dans une certaine mesure les conséquences de l’éloignement, en assurant les personnes éloignées les unes des autres de la pérennité des attaches, ils ne mettent pas fin à l’absence, dans la mesure où celle-ci produit une socialité qui ne s’y réduit pas.
- 3 Ce corpus a été constitué grâce au soutien de Saïda Schreiner, coordinatrice et responsable du gro (...)
3Cet article se donne donc pour objectif de comprendre l’articulation complexe entre attachement et intimité dès lors que celle-ci, malmenée par des séparations au sein des familles, nécessite de déployer un engagement proximal à distance. Ces séparations ne sont pas contraintes par des ruptures affectives mais sont liées à la mise en œuvre de démarches administratives longues et incertaines pour obtenir des visas dans le cadre de la procédure dite de regroupement familial. Au sein de ces familles, je m’attacherai plus spécifiquement aux récits de parents – mères et pères3 – vivant à distance de leurs proches familiers, en France ou au Maghreb. Ces parents qui ne constituent ni une catégorie sociale, résultat d’un « travail bureaucratique d’assignation identitaire » (Noiriel, 2001), ni un groupe constitué comme tel, ont néanmoins en commun un vécu de la séparation produit par ce type de procédure. Témoignant de conduites d’attache, leurs récits apportent ainsi un éclairage sur la dimension transnationale de l’absence dans nos sociétés de plus en plus marquées par la transformation des formes de vie familiales. Toutefois, si l’intimité qui lie entre eux les membres séparés apparaît comme un révélateur du périmètre des êtres qui comptent et des liens qui (r)attachent, elle ne se laisse pas aisément saisir, en raison des émotions qui pourraient s’immiscer dans le cours des échanges et remettre en question leur possibilité, et jusqu’à leur nécessité. Un questionnement plus ample se profile ainsi : comment, dans les relations à distance, saisir une intimité qui cherche à se reconstituer à travers des pratiques, des rituels, des habitudes qui font perdurer le souvenir de ce qui a été tout en étant soumise à la nécessité de s’ajuster à des cours de vie géographiquement éloignés, avec toute l’ambivalence que comporte cette distance ? Comment, au sein des familles, des stratégies se mettent-elles en place et des appuis se forgent-ils pour maintenir le lien de proximité affective et l’entretenir dans la durée de la séparation ?
4L’article est structuré en quatre points. Dans un premier temps, je montrerai que la production de l’absence est indissociablement liée aux contextes de séparation, ce qui me permettra de préciser dans un second temps le cadre de cette recherche. Puis, je reviendrai sur les caractéristiques des récits d’absence qui filtrent autant qu’ils dévoilent la matière sensible de l’intimité. Le dernier temps consistera à souligner les contours relationnels de cette intimité qui se livre dans ces récits. En somme, cette contribution cherche à mettre en évidence, à partir de récits d’absence, le mouvement lent et continu d’une intimité sous tension, qui se recompose progressivement en passant d’un manque à combler, produit par la séparation, à des attaches à reconstituer.
5Si la vie sociale est tissée d’une multitude d’interactions formant le tissu conjonctif d’une existence, nombre de situations de contacts à l’échelle d’une vie ne donneront pas lieu à une relation durable et plus rares encore sont celles qui ouvrent sur la reconnaissance d’une absence. Pour que puisse se mettre en place une relation soutenable dans le temps avec des êtres proches, il faut qu’il y ait préalablement aux différents contextes de séparation des conditions distinctives qui portent sur la qualité du lien et sa reconnaissance comme un lien qui compte. Les liens forts, sont porteurs d’une intensité émotionnelle et d’une intimité qui résistent à l’éloignement géographique alors que d’autres liens, moins intenses, s’estompent progressivement au fil du temps et de la prise de distance (Granovetter, 1973). Ces liens forts, qui agissent comme un ancrage, sont à la source d’une stabilité et d’un maintien de soi (Bernhard, 2020). Ils permettent à l’attachement de se déployer comme le cadre englobant d’une intimité qui, pour se maintenir dans le temps, nécessite de recréer les conditions d’une familiarité, cette mémoire fondatrice de l’être-ensemble.
6Ces situations d’absence de plus en plus répandues résultent de contextes de séparation formant des sphères d’action sociale que l’on peut saisir à partir de leur production matérielle : textes et documents aux statuts divers – récits, corpus juridiques, archives, photographies, etc. – et des actes. Par leurs actions, individus et groupes contribuent en effet à leur maintien mais aussi à leur évolution, révision, voire disparition en raison des capacités transformatives de ces agirs. Dans le contexte de séparation retenu, il s’agit de voir comment les membres familiaux agissent et réagissent – par le biais des récits recueillis – face aux temporalités administratives qui les dessaisissent de leur projet migratoire et produisent une absence indéterminée.
7L’engagement dans le maintien du lien à distance in absentia passe par des artefacts qui permettent, dans une certaine mesure, de réduire les effets de la séparation. Ces derniers déterminent ainsi des accès, des usages différenciés sources d’inégalités dans la manière mais aussi dans la possibilité même de se raccorder aux proches. Comme le précise Michel Grossetti (2022), les relations qu’entretiennent les personnes avec les médiations, au sens large du terme, peuvent être de trois ordres : les relations d’usage par rapport à des objets de communication, les relations d’accès qui peuvent s’entendre comme un accès à l’espace de la mobilité, et les relations d’appropriation au regard de services ou d’institutions, de biens sociaux, tels que la citoyenneté dans le pays d’accueil. Ces trois types de relations inégalement partagées selon les contextes de séparation et les possibilités matérielles, administratives et financières d’accomplissement de la mobilité influent sur les conditions de coproduction de la relation d’absence entre partenaires éloignés. Ainsi, si l’absence apparaît bien comme un commun dénominateur aux différents types de mobilité, les conditions d’accès, d’usage et d’appropriation liées aux contextes de mise en œuvre agissent sur sa production et sur la manière dont elle est vécue.
8Dans le contexte de séparation retenu, les membres des familles rencontrées sont confrontés aux inégalités d’accès à l’espace de la mobilité, alors que leur droit à la mobilité doit être pensé à travers un projet commun. S’ajoutent à ces inégalités les difficultés liées à l’obtention d’un contrat de travail et d’un logement, conditions nécessaires à la venue des proches en France. Surmonter cette épreuve administrative, qui est aussi une épreuve de reconnaissance, nécessite donc, pour les requérant·es, que les proches restés au pays dans l’attente du visa deviennent des « partenaires d’interaction » (Miranda, 2014).
- 4 Par exemple, il revient bien souvent à l’épouse restée au pays de faire le suivi administratif des (...)
9Ainsi s’instaure l’absence dans leur quotidien, une absence qui diffère de celles produites dans d’autres contextes de séparation, parfois cadrées par un rythme saisonnier comme c’était le cas avec le premier âge des migrations économiques entre la France et l’Algérie (Sayad, 1999). Le vécu lié à l’absence tel qu’il est mis en récit par les enquêté·es apparaît diffus, inséré dans une temporalité faite d’attentes et d’espoirs de se retrouver, ponctuée également de petites conquêtes lorsqu’une étape du parcours administratif est franchie avec succès. Un tel résultat tient bien souvent à la convergence des ressources, matérielles et financières du côté des requérant·es, relationnelles et souvent administratives du côté des partenaires en attente de visa4. En raison des spécificités liées à sa production par les politiques migratoires, cette situation d’absence peut être qualifiée d’« institutionnelle » (Odasso, 2018). Elle nécessite ainsi, pour les personnes qui la vivent, de se prémunir contre les effets à long terme de la déliaison relative à la séparation, en mettant en œuvre des conduites d’attaches pour « habiter » cette temporalité, l’investir de sens et maintenir actives les dynamiques dans les relations avec les membres géographiquement éloignés, particulièrement quand il s’agit d’entretenir le lien avec de jeunes enfants.
10Conformément à sa définition et à sa mise en application par les politiques migratoires, le « regroupement familial » est le dispositif par lequel une personne non européenne peut faire venir sa famille en France et, par le biais de cette action, faire converger une « logique de liens » avec une « logique de résidence » (Rosental, 2000). Si cette procédure actualise le droit au respect de la vie privée et familiale5, les conditions pour en bénéficier sont énoncées en tenant compte des critères du pays d’accueil. En France, trois principes encadrent actuellement cette procédure de regroupement familial, elle-même insérée dans une histoire longue et genrée de la mobilité familiale : disposer d’une résidence régulière de 18 mois en France et de conditions d’accueil stables et suffisantes (seuil minimum de ressources propres et logement adéquat) ; les requérant·es âgé·es de 18 ans au moins à la date du dépôt de la demande doivent posséder un titre de séjour d’au moins un an ; les enfants mineurs doivent être âgés de moins de 18 ans et avoir une filiation établie avec le demandeur ou son conjoint6.
11La procédure de regroupement familial ne fonctionne pas seulement comme une catégorie administrative et gestionnaire, avec des effets normatifs qui s’énoncent en termes de classement, elle introduit des frontières qui séparent les membres des familles et créent des effets différenciateurs dans les parcours biographiques. Les critères qui individualisent les membres d’une famille – l’âge, la filiation, le statut professionnel, le niveau de revenu – rappellent que toute catégorie produit un espace cognitif et discursif où s’énonce un savoir normatif sur ce qu’est ou doit être la famille, laquelle catégorie est elle-même (ré)interprétée par les agents consulaires chargés d’appliquer les politiques publiques (Spire, 2005).
12Regrouper repose d’abord sur l’antériorité d’une séparation initiale. Il s’agit pour l’un des partenaires d’accéder aux conditions matérielles, temporelles et financières nécessaires et suffisantes à l’ouverture d’un droit à l’accueil pour les membres de la famille comprenant parents et enfants, soit un « modèle familial » excluant de son périmètre les ascendant.es et collatéraux. En France, entre 10 000 et 14 000 personnes7 bénéficient chaque année d’une telle procédure mais les voies pour y parvenir sont parsemées d’obstacles et incertaines (Fogel, 2019). La durée pour se procurer un titre de séjour multiplie de fait les situations d’absence et entretient l’(im)mobilité des personnes en attente d’un visa. Dans ce contexte de séparation qui opère par individualisation des conditions d’accès à la procédure de regroupement familial, des droits différenciés agissent sur les liens en accordant par exemple la possibilité à un enfant mineur de partir rejoindre le père tandis que la mère devra attendre d’obtenir la validation administrative pour retrouver le reste de la famille. Ces séparations modifient les équilibres de statuts au sein des familles, quand revient par exemple à l’aîné·e la charge de s’occuper de ses frères et sœurs plus jeunes en l’absence de la mère.
13Sans généraliser sur la façon dont cette procédure est perçue par les personnes qui vivent durablement la séparation, on peut relever, à partir d’un entretien mené auprès d’une jeune fille arrivée en France à l’âge de 13 ans, Fatna (22 ans, étudiante), la façon dont elle lui attribue des propriétés agissantes. Celle-ci, ainsi que trois de ses frères et sœurs plus jeunes, a pu en tant que mineure rejoindre son père en France, tandis que la mère a dû rester au Maroc avec le cadet de la famille en attente des documents administratifs. Près de neuf ans après cette séparation, la procédure agissante de ce regroupement inachevé peut être décrite à partir de deux dimensions qui s’entrecroisent : celle liée au pouvoir, qui oppose ses détenteurs à celles et ceux à qui le subissent (on refuse, ils refusent…) et l’opposition entre ce qui paraît juste et injuste. Ainsi, dès lors qu’elle est pensée comme arbitraire, la séparation produite est qualifiée en injustice :
Parce que moi je trouve que c’est très dommage qu’on refuse à des familles, parce que je sais pas pourquoi ils refusent pour notre mère, parce que du coup on a déjà un appartement, on a tout ce qu’il faut et ils refusent de lui donner pour qu’elle rentre. Parce que, je sais pas en fait, pour des clandestins, des gens qui viennent pour faire… je sais pas, il y en a qui viennent pour voler, pour faire… alors là, d’empêcher une mère juste pour qu’elle vienne pour ses enfants et tout ça, et ils refusent…
14La séparation produit de facto des situations d’absence. Celle-ci peut donc être saisie à travers une triple dimension : expérientielle, liée à un contexte de séparation ; cognitive, laquelle nécessite de savoir (se) tenir (dans) la distance ; et relationnelle, fondée sur la réciprocité des perspectives. Ces trois dimensions de l’action à distance ne s’observent pas toujours directement, si bien que leur reconstitution dans le temps et l’espace passe bien souvent par la matérialité des récits de pratiques à partir desquels peuvent être appréhendées les conduites d’attache diverses et inventives mises en œuvre pour maintenir le lien in absentia.
15Ces récits permettent de saisir un monde narratif décrit sous l’angle de celui ou celle qui vit ou a vécu l’absence, dans la mobilité ou dans la sédentarité. Ils se présentent comme un poste d’observation privilégié pour comprendre la matière relationnelle de l’absence, ses ancrages significatifs et la façon dont elle s’actualise en situation par des conduites d’attaches. La matière sensible dont sont composés les échanges, celle qui transite via le téléphone, les plateformes numériques et les réseaux sociaux, se laisse appréhender par le biais de comptes rendus oraux ou écrits d’activités. Ces derniers empruntent également la forme de récits, si bien qu’il faut tenir compte de cette double médiation qu’offre le récit pour comprendre ce qui se joue dans la saisie du lien à distance.
16Or, qu’est-ce qu’un récit ? Il s’agit d’un mode fondamental de totalisation du vécu par lequel nous représentons, par le geste ou la parole, des personnages agissants, c’est-à-dire des actions ainsi que les intentions et les états d’esprit qui les accompagnent et grâce auxquels nous pouvons les prédire, les interpréter et les expliquer (Molino & Lafhail-Molino, 2003). Ces caractéristiques propres aux récits permettent de saisir leur ancrage relationnel en même temps qu’elles agissent sur la forme même des échanges, car tout récit, surtout s’il est coproduit en situation, est travaillé par des contraintes d’énonciation qui organisent sa matière. Nous verrons ainsi que cette dernière caractéristique n’est pas sans effet sur la saisie de l’intimité.
17À la différence des interactions en présentiel, insérées dans un cours continu d’activités leur conférant un caractère fluide et spontané, les échanges à distance sont doublement cadrés par le temps et par la localisation des partenaires de l’interaction. Ce cadrage par le temps implique ainsi un accès contraint lorsqu’il faut aménager des moments dans des emplois du temps qui laissent parfois peu de place à de tels ajustements. L’élaboration de récits de pratiques soit la matière même de ces échanges s’organise autour de repères temporels qui pèsent sur le déroulement de l’interaction particulièrement quand il faut y mettre un terme, celui-ci s’accomplissant à travers le geste de déconnexion dans le cadre des conversations téléphoniques, forme la plus fréquente au sein du corpus. Une dernière séquence doit être prise en compte qui consiste à reprendre le cours de ses activités dans des contextes socialisateurs différents que l’échange à distance avait provisoirement permis d’interrompre. Ces séquences mobilisent des compétences relationnelles pour négocier l’équilibre délicat lié au « prendre place » dans des temporalités et des spatialités disjointes et du « savoir quitter » sans offenser l’un ou l’autre des partenaires en relation (Lussault, 2009).
- 8 Les récits d’absence constituent un poste d’observation privilégié de la façon dont la matière jur (...)
18Le maintien du lien dans ce contexte de séparation entre parents et enfants requiert des ajustements continus car l’attachement ne se formule pas aisément en raison de la puissance disruptive des émotions. La forme d’engagement proximal que révèlent les récits d’absence est sous-tendue par des « inclinaisons » qu’il s’agit de faire converger à partir des cours de vie séparés. Ces inclinaisons structurent le temps long de la séparation quand sont racontées les démarches accomplies pour mettre fin à la séparation : quête d’un logement ou d’un contrat de travail durable correspondant aux attendus de la procédure8, etc. On peut référer ces inclinaisons au modèle de l’action en plan qui vise l’horizon d’une efficacité (Thévenot, 2006) et cherche à les faire converger malgré la séparation, par-delà l’incertitude qui pèse sur la possibilité d’y mettre fin. La reconfiguration du proche en situation d’éloignement se laisse également saisir par une attention continue portée à la matière silencieuse d’un quotidien qui, par-delà les distances, demeure familier. La mise en récit de l’ordinaire, de l’anodin dans le cours des conversations forme une configuration narrative qui laisse peu de place aux difficultés liées à l’éloignement. Ces récits montrent également que les personnes à distance les unes des autres ne le sont pas seulement en raison de positionnements différents dans l’espace géographique. Ce sont les relations qu’elles entretiennent entre elles qui les localisent et les placent devant la nécessité d’inventer sans cesse des techniques – de corps – nouvelles, différentes de celles en face-à-face, pour créer une attention et entretenir les relations.
- 9 L’univers scolaire dans lequel se déploient les enfants fournit une matière prégnante dans les éch (...)
19Tout ne peut être dit lors de ces échanges – à l’exception notable de ce qui se rapporte à la scolarité des enfants9 – et ce qui peut l’être requiert de mettre en œuvre des règles tacites qui s’ordonnent autour de la nécessité d’éviter les émotions qui pourraient submerger le cours des échanges sans pour autant compromettre la puissance de manifestation des sentiments. Ainsi, sera passé sous silence tout ce qui pourrait inquiéter le parent éloigné comme une maladie, un accident, une perte mais aussi de nouvelles affinités ou activités auxquelles les absent·es ne peuvent prendre part. C’est dans cet écart que se révèle la dimension intime des interactions, une intimité qui signale une attention à l’autre, qui s’affranchit de la proximité tout en la (re)créant, tente d’éviter le surgissement des émotions tout en manifestant la force de l’attachement. Une intimité qui instaure la possibilité de maintenir les contacts tout en devant les interrompre en raison de leur cadrage par la temporalité de l’interaction et la localisation des partenaires en relation. Cette alchimie complexe, riche en arts de faire, organise la matière sensible des récits d’absence et donne à penser l’intimité comme une technique d’attache dont l’enjeu consiste non seulement à maintenir le lien, mais aussi à l’entretenir afin qu’il ne reste pas figé dans la temporalité de la séparation. Instaurer une relation d’absence et la faire évoluer dans le temps de la séparation nécessite de déployer, en situation, connaissance et action.
20Parmi les stratégies discursives ainsi mobilisées, il s’agit de combler l’écart de position entre celles et ceux qui partent et celles et ceux qui restent par la médiation des mots et des univers de sens qu’ils ouvrent. Un des enjeux consiste à éviter les silences propices au surgissement des émotions comme le montre le récit que cette mère fait de ses échanges avec sa fille. Dans cette configuration familiale où la mère vit à Marseille à distance de sa fille, les récits d’absence montrent l’importance de l’adresse dans la production des ressources cognitives et narratives mobilisées pour constituer un fil conversationnel. La puissance du dire doit permettre de capter l’attention de sa fille afin de la détourner de ses émotions tristes et (re)constituer une sphère d’attention. L’engagement de cette mère dans son récit passe ainsi par la description sans cesse réitérée de son quotidien dans son lieu de vie afin de lui conférer un caractère familier, condition pour qu’il perde son étrangeté et devienne un quasi-prolongement du territoire vécu avant la séparation. Ce faisant, les repères de l’espace habité ainsi décrit dessinent la cartographie sensible d’un lieu de vie où il devient possible de se projeter après la séparation. Ce rapport de sens tel qu’il est établi – être ensemble grâce à la continuité des pratiques dans des espaces de vie géographiquement distincts – autorise à penser et à investir différemment la séparation, en ouvrant le champ des possibles.
J’étais tout le temps là même je lui racontais, je lui posais n’importe quoi comme question, je lui racontais des trucs vraiment banals, mais j’étais tout le temps là. Il y a des fois quand j’ai rien à dire, je dis « tu sais ce que je fais ? ». Je dis « là je suis en train de boire un café ». Je lui dis : « tu sais mon logement, les murs ils sont beiges », je lui dis n’importe quoi, par exemple si je vais au marché que je vais acheter des bananes, des clémentines. Tu vois je lui raconte ce genre de choses. « Tu sais Sarah, je suis au marché, je fais ça ». Tout le temps, tout le temps, comme ça il y a un lien. Voilà, comme ça, maman, elle est toujours dans sa tête et dans son cœur. (Souad, née en 1978 en Algérie, mère d’une fillette de 9 ans restée chez son père)
21Ces compétences actives qui se déploient en situation cherchent à maintenir – reproduire – le rôle de parent autant qu’à l’adapter à l’action à distance en réinventant sans cesse des intérêts à poursuivre l’échange. L’éloignement géographique nécessite en effet de forger un répertoire d’actions qui inclut dans les manières de faire la possibilité du « comme si », c’est-à-dire d’agir comme si le parent et l’enfant étaient véritablement ensemble. Certaines des habitudes qui silencieusement se déployaient avant la séparation sont reconstituées à distance autorisant ainsi l’évolution de la relation sans la figer dans le contexte de la séparation. En créant un temps de partage autour d’une activité, l’action à distance entretient le lien, le nourrit d’une actualité commune, laquelle estompe les effets de disjonction de l’espace et du temps produits par la temporalité de la procédure.
22Pour Djamila (47 ans, algérienne), l’exil a longtemps été vécu non pas dans le pays d’installation mais dans le pays d’origine, jusqu’à ce qu’elle puisse rejoindre, en 2018, son mari et son fils après 12 ans de séparation. Lors de nos échanges, elle évoque les plats qu’elle tenait à préparer à son fils absent, comme pour lui signifier qu’il était toujours là, malgré la distance. Précisons, toutefois, que cette activité ne rend pas le fils plus « présent » à ses yeux, mais que c’est bien parce qu’il est absent que cette mère cherche à maintenir, par la fonction nourricière, la permanence de son rôle par-delà la distance. Ce rituel culinaire, qui apparaît dans différents récits, n’est pas sans rappeler et réactualiser les pratiques rituelles documentées par Marcel Mauss (1967) dans les années 1920 aux moments clés du départ et du retour de l’absent. Cependant, avec l’introduction des technologies de la communication, ce ne sont plus seulement les deux étapes organisant l’entrée et la sortie de la mobilité qui font l’objet de rituels de célébration, le vécu au quotidien de l’éloignement de l’être proche se prête – voire oblige – à de telles pratiques. Autrement dit, la socialité relationnelle de l’absence s’amplifie par le maintien constant de la possibilité d’être en relation avec les proches séparés. Ce faisant, ces pratiques inversent le rapport entre ici et là-bas et, par leur réactivation, atténuent les effets anomiques de la séparation ainsi que les émotions tristes du fils :
Djamila : C’est par téléphone, ça coûte très très cher. Mais chaque 2 jours, 3 jours j’appelle.
C.D.G. : C’était vous qui appeliez ?
Djamila : Oui, toujours moi. Même des mangers. Je lui dis : « je fais des mangers comme ça », je lui dis : « je fais ça pour toi, même si tu n’es pas là, j’ai fait ça » (rires).
C.D.G. : Votre fils vous racontait quoi ?
Djamila : Il était malheureux.
23Face aux temporalités administratives qui façonnent les temporalités familiales, l’on observe des stratégies d’évitement des émotions qui passent par le fait de déployer, en situation, la pluralité des rôles qui tissent la parentalité. À travers cette matière discursive que forment les récits d’absence, l’intimité se laisse saisir comme un recentrement sur ce qui compte et continue à compter dans la relation avec les enfants. S’activent ainsi par le biais des techniques d’attache déployées en situation les mémoires sociales grâce auxquelles cette continuité est assurée. La mémoire, rappelons-le, est composée de plusieurs formes de connaissances ; elle n’est pas uniquement réflexive en ce qu’elle inscrit un individu et plus largement les groupes sociaux dans un rapport pratique au monde (Sabourin, 1997). Ainsi, les échanges à distance s’appuient en partie sur la « mémoire de l’expérience », car la remémoration mobilise l’expérience vécue avant la séparation. Ce passé qui (in)forme le présent constitue la matière épaisse d’une intimité où, par le biais des écrans et/ou des téléphones, s’entremêlent gestes, paroles, musiques et souvenirs communs. Cette « mémoire de l’expérience » diffère de la « mémoire dans l’expérience » (Sabourin, 1997) qui renvoie à l’appréhension d’un milieu donné par le corps lequel tisse avec son environnement des repères familiers. Cette dimension spatiale de l’expérience des corps est très présente dans les récits d’absence des personnes enquêté.es pour qui la « mémoire dans l’expérience » diffère selon les lieux. Que se passe-t-il toutefois lorsque la « mémoire de l’expérience » ne peut être mobilisée dans les échanges à distance en raison de l’absence d’un vécu commun ? Le cas de Karim (47 ans, maçon), père de 5 enfants, âgés de 11 ans à 4 ans, restés avec leur mère en Kabylie (Algérie), permet de souligner que, sans la « mémoire de l’expérience », qui introduit une temporalité autre que celle de la temporalité d’attente induite par la procédure, les rôles et les vécus sont figés. Dans cette configuration familiale, la frontière générée par la procédure de regroupement n’est pas seulement géographique, elle matérialise ses effets au sein de la fratrie entre les enfants qu’il a vu grandir et ceux nés après son départ pour qui le père est une figure abstraite, dissociée de leur espace de vie.
C.D.G. : Vous ne les [les enfants] avez pas vus depuis longtemps ?
Karim : Oui, depuis 4 ans. Je les vois sur Internet. Tous les 3 jours à peu près.
C.D.G. : Vous utilisez une caméra ?
Karim : Oui, là il y a une caméra.
C.D.G. : Eux aussi ont une caméra ?
Karim : Oui. Je parle aussi avec eux. Ils ne parlent pas le français. [interruption de parole : silence ou hésitation ?] Mes jumeaux ne me connaissent pas. Quand on leur demande où est ton père, ils disent « je sais pas ».
24Dans le récit qu’il me livre, je voudrais plus précisément questionner le statut de l’interruption de parole qui intervient au cours de l’entretien : est-elle in fine un silence ou la manifestation d’une hésitation ? Selon le statut interprétatif donné, le sens de l’interaction change et l’intimité n’est plus ce qui s’actualise dans la relation père-enfant, mais ce qui doit être (re)construit. Si l’on considère qu’il s’agit d’un silence, celui-ci peut être perçu comme une limite dans l’interaction qui le lie à l’enquêtrice. Ce silence souligne en effet combien la mise en récit de son expérience, au-delà de sa valeur de témoignage pour l’enquêtrice, ne peut être que celle d’une dépossession de son rôle de père, récit qui l’expose également au risque d’une évaluation morale. Mais cette interruption de parole, qui précède le constat au cours duquel il précise que ses jumeaux ne le connaissent pas, ne doit-elle pas aussi s’entendre comme une hésitation ? Celle-ci signale alors une résistance contre un ordre des choses, elle est une opposition sociale élémentaire, une « petite bataille interne » à laquelle se livre le narrateur. Elle est, comme l’avait souligné Tarde, un « principe d’organisation du réel » (comme l’invention et l’imitation) qui conjugue d’une part, « une priorité du discontinu sur le continu – c’est la diversité et non l’uniformité qui est au cœur des choses – et, d’autre part, une intégration de l’infini dans le fini » (Joseph, 2007). Aussi, est-on fondé à penser que quelque chose de nouveau est en train d’émerger, une résistance contre cette séparation vécue comme injuste, qui s’étire dans le temps sans le liant du vivre-ensemble qui trame la mémoire de l’expérience et nourrit l’intimité. Cette résistance s’actualisera – peut-être – chez ce père à travers divers possibles : retourner au pays, ponctuellement ou durablement, emprunter d’autres voies de régularisation pour faire venir sa famille, etc.
25Au fil de cet article, j’ai cherché à montrer de quoi est précisément composée la matière intime des récits d’absence en m’attardant sur sa double fonction révélatrice et organisatrice. L’intimité révèle en effet le périmètre du proche au sein de configurations familiales traversées par des frontières géographiques et administratives. Elle organise la matière sensible des récits d’absence à partir de ce qui peut être dit en situation d’éloignement géographique, et de ce qui ne peut l’être en raison de la charge émotionnelle qui pourrait s’infiltrer au cours des échanges et y mettre fin. Les récits d’absence permettent de la saisir comme une conduite d’attache qui actualise, en situation, la « mémoire de l’expérience » précédant la séparation. Le rappel de souvenirs communs et partagés, leur activation à travers des gestes et des manières de faire recréent un cadre d’activité commun, mis à mal par la séparation et, ce faisant, atténuent sensiblement les effets des frontières instaurées par l’action gestionnaire de l’État. L’enjeu est double : il s’agit pour ces familles, en réponse à cette action, de se soustraire à la temporalité assignée par la procédure qui tend à figer les rôles familiaux tout en restituant la densité de l’expérience vécue entre parents et enfants afin d’« agrandir » le lien. Toutefois, par leurs caractéristiques mêmes, les récits agissent sur la matière de cette intimité. Si tout ne peut être révélé en situation d’éloignement, afin de ne pas inquiéter les proches demeurés dans l’impuissance à agir, cette impossibilité du dire par le biais de ces récits pourrait apparaître comme une limite à cette intimité qui cherche à se (re)construire dans la séparation. Pourtant, cette cartographie sensible des échanges témoigne aussi, à travers les compétences de tact, de discrétion et d’égard qui se déploient en situation, de la densité sociale des liens qui (r)attachent dans l’absence.