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2025
IntimitéS en migration. Une approche par les rapports à soi, aux autres et aux choses

« Faire intimité » en migration

Introduction au dossier « Intimités en migration »
“Doing intimacy” in migration
“Componer lo íntimo” en contexto migratorio
Audran Aulanier et Laura Odasso

Résumés

À partir d’une revue de littérature sur les différentes conceptions de l’intimité en migration, cette introduction insiste sur le fait que l’intimité, tout en restant liée à une forme d’intériorité, est façonnée par des normes sociales, des injonctions institutionnelles et des dynamiques relationnelles. L’intimité peut alors constituer un outil conceptuel pour explorer la subjectivation des personnes et leurs marges de manœuvre face aux régimes migratoires, et comprendre comment les personnes migrantes « font intimité ». L’objectif du dossier, présenté dans cette introduction, est de décrire la pluralité des formes d’attachement et de reconfiguration identitaire qui existe au sein de la sphère intime des migrant·es. Ce faisant, il s’agira pour l’analyse de se tenir sur une ligne de crête entre la mise en lumière des oppressions vécues en migration et l’insistance sur les possibilités quotidiennes de se forger des sphères intimes saisies par les migrant·es.

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Texte intégral

1Au fil de sa longue histoire (Artières, 2022), le concept d’intimité a souvent été associé à une certaine idée du bonheur, même s’il a été noté que l’intimité participait d’une mise en scène de soi (Diaz & Diaz, 2009) ou encore d’une protection normée juridiquement de la propriété privée et de la propriété de soi (Laé, 2003). Ainsi, même si l’intimité relève d’une forme d’intériorité, on ne peut faire abstraction du fait que le soi se rapporte à des normes sociales qui évoluent (Durif-Varembont, 2009). Plus encore, l’injonction à différentes formes de transparence de la part de l’État et des institutions (Diaz, Durand & Sanchez, 2020) montre que l’intimité ne permet jamais une fermeture totale sur soi. L’intimité doit ainsi être pensée comme une « condition relationnelle déterminée et déterminante » (Breteau, De Giacometti & Odasso, 2023, p. 12), à la fois cause et conséquence des dynamiques d’action des personnes, lesquelles sont prises dans une tension permanente entre les normes, les injonctions socio-institutionnelles, leurs dispositions et leur volonté (ou l’obligation qu’on leur fait) « d’être soi ».

L’intimité en migration : une littérature éclatée

  • 1 Nous remercions Juliette Duclos-Valois pour son travail d’analyse de la littérature, effectué dans (...)

2Dans le cadre des études migratoires, la notion d’intimité s’affirme de manière concomitante avec le développement des approches transnationales (Boccagni, 2012), translocales (Brickell & Datta, 2011), de l’autonomie des migrations (Ma Mung, 2009 ; de Genova, 2018 ; Bouffet, 2023) et du global intimate (Pratt & Rosen, 2006 ; Mountz & Hyndman, 2006). Depuis une trentaine d’années, ces manières d’appréhender les mouvements humains et leurs conséquences redonnent une place centrale aux expériences qui sont celles des personnes en migration. Elles proposent des explorations de vécus contraints par les structures des régimes migratoires, tout en donnant à voir les capacités d’agir des personnes, leurs résistances et leurs marges de manœuvre. L’intimité y apparaît tantôt comme un objet tantôt comme un processus, sans doute comme une entrée novatrice pour mieux comprendre le travail de subjectivation et les renégociations du soi qui est induit par la migration. Des expressions telles que « sphère intime », « vie intime », « économie intime », et le terme même d’intimité, y recouvrent une pluralité d’acceptions (la qualité d’une relation, une déclinaison des affects, un facteur de départ parmi d’autres, une facette du sentiment d’appartenance, le support d’une citoyenneté vécue, etc.) et de référentiels (le soi, le corps, la santé, la famille, les émotions et les sentiments, l’habiter, etc.). Plus précisément, l’intimité est mobilisée dans cinq sous-domaines des études migratoires1 : les relations amoureuses et familiales, les transactions économico-sexuelles, les motifs de migration et leur contrôle/usage, l’habiter contraint et les technologies de l’information et de la communication (TIC).

3Tout d’abord, l’intimité est une entrée utilisée pour analyser les manières dont la migration réorganise les relations affectives à travers le temps et l’espace, notamment à l’aune des pratiques des familles transnationales et du care à distance (Bryceson & Vuorela, 2002). Les relations à distance et le travail de care dans le pays d’immigration associent souvent des enfants, des conjoints ou encore des ascendants laissés dans le pays d’origine avec de nouvelles figures à assister sur place, créant ainsi de nouvelles formes de « travail de l’amour » (Hoiting, 2022  ; Holmes, 2010 ; Destremau, 2023). Dans le même temps, l’intimité peut également être considérée comme un facteur migratoire à part entière, dans le cadre de la migration de ou par le mariage (Le Bail, Liever & Ricordeau, 2018), de la réunification familiale (Lee, 2013) ou encore de l’asile – y compris en cas de persécutions liées au genre ou à la sexualité (Manalansan, 2005 ; Kobelinsky, 2012). En lien avec l’amour et la sexualité, l’intimité façonne les trajectoires et détermine les aspirations et les choix des personnes qui décident de partir (Mai & King, 2009).

4Un autre pan des travaux académiques consacrés à l’intimité la considère à travers le prisme de la migration de travail, en explorant sa marchandisation dans des contextes où les relations intimes sont perçues comme une ressource économique pour la mobilité. L’intime serait ici une notion capable de mettre en lumière les imbrications entre marché, espace public et espace privé, ainsi que les émotions produites par les forces structurelles dominantes telles que le capitalisme ou encore le socialisme d’État (Bloch, 2017 ; Faier, 2011). Une appréhension poreuse des frontières de la prostitution montre que les arrangements économico-sexuels peuvent aussi s’établir dans les relations maritales ou en réaction aux régimes frontaliers, en éclairant la manière dont, dans un contexte de précarité, la sexualité peut être une ressource migratoire (Lévy & Liber, 2009 ; Vuolajärvi, 2019).

5D’autres travaux s’attardent sur la question de la « police des intimités » (Bonizzoni, 2018) et sur la « domestication » de l’intime (Turner, 2020), mettant l’accent sur les moyens déployés pour normaliser et gérer une population souvent considérée comme « indésirable ». Les liens affectifs, personnels et familiaux étant au cœur de la reproduction de la communauté nationale, les États exercent des contrôles intrusifs afin de valider les « bons » liens : ceux qui autoriseront l’accès à la nation. Ce gouvernement de la vie intime et corporelle suppose en amont (et ainsi véhicule) une certaine idée du couple, de la famille, de la parentalité et des relations intergénérationnelles dites « correctes ». Il délimite les formes de relation qui méritent l’octroi d’un droit de séjour ou de la nationalité (Röhm, 2020 ; Maskens, 2015). Cela a évidemment des effets sur les intimités des personnes contrôlées, lesquelles se (re)définissent en fonction des normes institutionnelles ou à la suite de rencontres administratives, en adhésion ou en contraste avec la logique étatique (Odasso, 2019). Cependant, l’expérience de la régulation étatique des relations intimes peut aussi être à la source d’actes de citoyenneté, de revendications individuelles ou collectives au nom de l’intime (Odasso, 2021).

6L’ensemble de ces travaux montre ainsi combien l’intimité est une question d’État. Les politiques étatiques, tout comme d’autres forces macrostructurelles, façonnent les processus interpersonnels et les relations de pouvoir au sein de la sphère domestique (Fresnoza-Flot & Wang, 2021). L’intime, en lien avec le genre, le faire-famille ainsi que l’autonomie sexuelle et reproductive définit en fait une citoyenneté incarnée, « intime » (Plummer, 2003) : celle de personnes qui, confrontées à des discours et des injonctions politico-institutionnelles activés par les acteurs du dispositif migratoire, bâtissent leurs intimités et réclament le droit de pouvoir le faire. La relation étroite qui existe entre sphère personnelle et problèmes publics souligne le fait que l’intimité agit comme un support de droit (Odasso, 2024, 2021). Dans ce cadre, l’usage concret de l’intimité est alors, parfois, accompagné par des intermédiaires pris au piège entre un désir d’activisme pour le changement de l’ordre migratoire établi et une hyper-professionnalisation du secteur de l’aide aux migrants, qui laisse une marge d’action toute relative. Du fait de leur proximité avec les demandeurs et leurs familles, et en raison même du caractère intrusif du contrôle migratoire, certains intermédiaires deviennent de véritables intimate brokers (Odasso & Salcedo, 2022).

  • 2 Il est cependant à noter que la ville n’offre pas le même refuge pour tous : les demandeurs d’asil (...)

7En outre, la nature politique de l’intime occupe une place importante dans les travaux qui s’intéressent aux conditions de la construction de l’intimité, en particulier dans les cas d’habitats précaires ou en institutions. L’encadrement institutionnel peut ainsi entraver ou contraindre l’intimité, réduire les moments à soi et l’autonomie, demandant aux personnes des formes de contournement ou de réappropriation des règles (Amsellem-Mainguy, Delage & Vuattoux, 2021). On a pu parler d’« intimité déniée » pour qualifier le fait que les hommes demandeurs d’asile ne puissent pas bénéficier d’une sphère intime en dehors du monde de l’asile : ce processus participe à la dénégation de leur masculinité et affecte leur maintien de soi (Aulanier, 2021). L’usage de l’espace urbain peut en partie pallier le défaut d’accès à un intérieur, ou le manque d’intimité possible à l’intérieur de leur hébergement ou logement, pour les personnes qui en disposent. C’est alors à travers l’investissement dans des espaces extérieurs qui permettent des rencontres, une sociabilité ou, sur un autre plan, une familiarité avec la ville, que les possibilités d’une intimité renouvelée se déploient. La ville intime est aussi le fait de rumeurs, d’énonciations, de sons : bref, d’ambiances qui deviennent familières et, ainsi, réduisent le sentiment d’étrangeté2 (Puig, 2012).

  • 3 L’extimité est le fait de dévoiler publiquement son intimité. Ce concept est souvent utilisé pour (...)

8Enfin, l’intimité façonne les espaces virtuels (Schmoll, 2020). Les réseaux sociaux participent à la construction d’imaginaires culturels de l’intimité (Cabanes, 2018) et permettent le maintien de liens intimes. Ils façonnent la conscience migratoire et les expériences émotionnelles de personnes éloignées physiquement, dans une « co-présence prudente » (Alinejad, 2019). Les plateformes numériques ne sont pas uniquement une affaire d’affects, mais deviennent désormais des outils entrepreneuriaux qui permettent la création simultanée de commerces à distance et d’intimités (Zani & Cockel, 2024). La littérature sur les TIC explore aussi leur usage dans le cadre des formalités migratoires. Les pratiques informationnelles qui se déploient au sein de groupes d’entraide en ligne semblent transformer l’intimité en compétence bureaucratique partagée, notamment quant à la production des preuves matérielles demandées par l’administration de l’immigration. L’extimité3 à l’œuvre dans ces espaces devient une manière de faire avec les normes, dans l’objectif de maximiser la réussite du parcours administratif (Odasso, 2024).

Faire de l’intimité un opérateur d’analyse des migrations

9Tout en introduisant et en mobilisant la référence à l’intimité – souvent à travers le récit d’injonctions à l’extimité –, la plupart des travaux mentionnés peinent à embrasser une définition stable de ce qu’est l’intime, ce qui d’ailleurs est probablement une vaine entreprise (Tréteau, De Giacometti & Odasso, 2023). Il est en revanche dommageable que beaucoup de ces travaux considèrent l’intimité comme allant de soi, et que seul un nombre limité de recherches touchent à la question de sa matérialité. Certaines recherches se soucient toutefois des objets du quotidien et de la vie ordinaire en rapport avec l’espace domestique (Cohen, 2022) ou des supports matériels pour l’accès aux droits sur la base d’une intimité contrôlée par l’État (Odasso, 2024  ; Schmoll, 2020 ; Tyszler, 2020). Ces recherches ont tendance à compartimenter l’intimité en thématiques (l’habiter, la famille, la protection, etc.), parfois en corrélation avec les catégories de l’action publique migratoire, sans insister sur la pluralité des dimensions de l’intime et sur leur articulation. Toutefois, les travaux évoqués semblent s’accorder sur le fait que l’intimité n’est pas un état de fait, mais plutôt un processus, une dynamique qui évolue en fonction des normes sociales et des époques.

10C’est en partant de ces observations que l’objectif de ce dossier se précise : penser l’intimité comme un rapport à soi, aux autres et aux objets ; comme un engagement dans le monde qui fait place à une dynamique relationnelle. Cette approche implique de décloisonner les champs thématiques afin de rendre possible une analyse transversale et de saisir les situations et les conditions dans et par lesquelles les personnes en migration « font intimité ». Elle implique également de décrire patiemment les gestes qui permettent à une sphère intime de se déployer, tout comme les préoccupations des personnes concernées, lorsqu’elles sentent que leur propre intimité, ou celle d’autres, se trouve précarisée.

11Les enquêtes dont il est question dans ce dossier ont en commun de donner à voir l’intimité comme un opérateur permettant d’analyser le quotidien dans ce qu’il a d’ordinaire, de banal, sans actions éclatantes. La voie d’entrée que nous défendons ici se distingue dès lors (tout en prenant appui sur elles) d’approches qui, si elles enquêtent aussi sur le quotidien, lient l’intimité à l’autonomie de manière trop directe (Fontanari, 2019 ; Schmoll, 2020). En effet, ces travaux, qui portent sur les effets des régimes migratoires, tendent implicitement à considérer l’intimité comme le simple contraire d’une extimité imposée par les acteurs des dispositifs de contrôle. Dit autrement, l’intimité est rarement pensée comme objet autonome : il s’agit toujours de reconquérir son intimité. On pourrait parler d’une lutte pour l’intimité, comme on parle de lutte pour la reconnaissance : les modes d’action moralement satisfaisants se trouvent pris dans cette lutte, sur le chemin vers l’autonomie, qui devient de fait l’opérateur analytique principal (Aulanier, 2023, chap. IX), perdant pour partie l’intimité en cours de route. Dans le cadre de ces approches, c’est un « individu » – témoignant déjà « d’un état d’humain accompli » (Breviglieri & Thévenot, 2023, § 20) – qui mobilise l’espace. Ce dernier, principalement oppressif, est rarement décrit dans ce qu’il offre de prises pour permettre au soi de se former petit à petit, et de se maintenir. La description empirique de l’intime tend ainsi à se focaliser sur les tactiques qui rendent possible sa conquête. Finalement, peu d’analyses s’attardent sur les interactions et les transactions du soi avec son environnement, lequel comprend un espace mais aussi des objets, des ambiances… et des personnes qui manipulent ces objets, perçoivent ces ambiances et finalement habitent les lieux en présence ou en absence. De plus, si la littérature tend à fournir une acception « consciente » de l’intimité et de ses contraintes, les contributions à ce numéro montrent également que l’intimité peut se manifester presque par hasard pour les personnes elles-mêmes, et ensuite se révéler indispensable, ou dérangeante si l’intimité des autres se manifeste à l’expérience trop vigoureusement. Elle peut être le résultat d’un processus douloureux, non seulement en lien avec l’appareil institutionnel, mais aussi au niveau personnel et dans le cadre des relations quotidiennes avec les proches, qui sont souvent perçus d’emblée comme des interlocuteurs intimes.

12Dans les articles qui composent ce dossier, l’intimité se trouve prise dans le réseau conceptuel de la familiarité, qui permet de nouer la thématique de l’espace habité (Breviglieri, 2012) à celle de la présence d’autrui (familiale, amicale, amoureuse), dans la proximité ou à distance, puisque « l’intimité que déjà la familiarité suppose est une intimité avec quelqu’un » (Levinas, 1961, p. 165). Cette articulation permet d’envisager la composition difficile de ces espaces ou de ces récits intimes comme des biens en soi qu’il s’agit de décrire finement pour comprendre à quel point l’expérience migratoire touche à la constitution profonde des personnes et pèse sur leurs actions. L’aise que permet l’intimité « vient en quelque sorte concurrencer le primat souvent accordé à l’“autonomie” » (Genard, 2011). Plusieurs des contributions de ce dossier montrent ainsi comment l’intimité permet une aise du corps et une tranquillité d’esprit qui s’accomplissent toujours en situation. C’est en se concentrant sur ces situations qu’il est possible d’envisager les dynamiques de l’intimité dans le cadre de circulations répétées entre différents lieux (intérieurs comme extérieurs) ou espaces géographiques. L’intimité se laisse comprendre comme un espace (potentiellement virtuel) où se déploient des attachements à des lieux, des personnes, des ambiances. Si ce concept est proche de ceux de familiarité et d’habitabilité, il s’en distingue d’une part du fait de sa dimension intérieure et, d’autre part, parce qu’il est davantage lié à des choix (contraints par des normes et des règles aussi bien officielles qu’informelles) opérés quant à ce que l’on décide de partager ou pas, quant aux frontières que l’on trace ou ne trace pas avec les intimités d’autres personnes… et, de manière secondaire, à des usages personnels du corps, qui ne constituent que l’une des facettes de l’intimité.

13Finalement, l’objectif n’est pas de s’opposer aux travaux déjà menés sur l’intimité, mais plutôt de montrer qu’en contexte de migration, l’instabilité de l’intime révèle quelque chose du difficile maintien de soi et des reconfigurations de celui-ci en temps d’exil, dans un environnement où l’espace habité qui procurait « un certain ancrage phénoménal du corps, nourri par une matrice d’expériences familières, un foyer d’émotions sécurisantes procurées dans l’intimité du chez-soi » a disparu (Breviglieri, 2010). Il est alors avant tout question de décrire délicatement les gestes des personnes enquêtées pour « faire intimité » et solidifier des attachements conjugaux, familiaux, spatiaux, etc., sans nécessairement tendre vers une lutte pour l’autonomie. Du point de vue des personnes migrantes, ces attachements intimes permettent de se définir autrement que comme membre d’une catégorie administrative. De celui des chercheurs, le fait de décrire la composition difficile (et quelquefois presque impossible) de ces sphères intimes, dans leur matérialité et la pluralité de leurs formes, permet de faire voir les oppressions dont sont victimes les migrants sans mobiliser uniquement le vocabulaire de la domination, mais en se penchant, sans faire preuve d’une « exigence capacitaire » excessive, sur la nécessité de sauvegarder une assurance intime de pouvoir (Breviglieri, 2012).

Les facettes de l’intimité dans leur entremêlement

Les cinq articles qui forment ce dossier contribuent à l’étude des facettes de l’intimité à travers le prisme de l’espace, de la dimension relationnelle et de l’apport méthodologique.

L’espace de l’intimité

14L’intimité n’est pas qu’une question d’espace disponible. Elle n’est jamais qu’un repli sur un lieu à soi. Habiter un espace, c’est le quitter, par exemple pour aller travailler, puis y revenir ; c’est imaginer y vivre avec des personnes, en recevoir d’autres… Le déploiement d’une sphère intime – qui comprend des circulations vers et depuis des lieux publics et inclue des personnes qui font partie de cette sphère à l’extérieur d’un logement – réclame finalement « un lieu habitable ouvrant des espaces de potentialité qui recèlent en puissance d’une certaine humanité » (Breviglieri, 2012, p. 37).

15Dans les configurations d’hébergement étudiées par Maxime Felder et Joan Stavo-Debauge, c’est bien cette potentialité des espaces intérieurs qui fait défaut. Les migrants dont il est question, hébergés chez des tiers, ont un endroit où dormir, souvent dans de meilleures conditions matérielles qu’en centre d’accueil collectif mais, « toujours susceptible de se faire congédier », ces invités ne peuvent se projeter aisément dans le futur. Pour prévenir ce risque, les hébergés veillent à se rendre presque invisibles, à effacer les traces de leur présence pour ne pas envahir l’intimité de leurs hôtes. Il est dès lors difficile de développer une véritable familiarité avec un espace où la dynamique d’allées et venues depuis le dehors tend à se rigidifier, ne permettant pas à la « douceur ou la chaleur de l’intimité » (Levinas, 1961, p. 161) de se répandre dans le logement. Clothilde Arnaud et Marie Trossat se penchent quant à elles sur le cas d’exilés en situation de grande précarité. Elles montrent, dans leur article, qu’un réseau d’habitudes intimes peut se développer dans des espaces publics urbains et aider les personnes à se maintenir en circulant à travers un habiter éclaté (LALCA, 2024). Reste que cette forme d’intimité ne se déploie réellement que lorsque les personnes ont « accès à d’autres espaces pouvant assurer une sécurité minimale », signe que pour comprendre les potentialités de l’intimité, l’accent doit être mis sur la capacité à entretenir une dynamique entre privé et public, sans – normativement – accorder une trop grande capacité de « faire intime » à l’espace public en lui-même. Naoual Mahroug, dans son ethnographie du quotidien des exilés à Paris, insiste de son côté sur la productivité des pérégrinations dans l’espace public en termes de rencontres, de discussions et d’attachements qui permettent in fine de fabriquer du commun, et donc de laisser se déployer une forme d’intimité par le dévoilement progressif de soi. Mais le prix à payer est important pour les exilés qui, marche après marche, abîment leurs corps, usent leurs pieds… La chercheuse explique alors que la subjectivation de ses enquêtés repose sur un brouillage des frontières du public et du privé, de ce qui fait intime. L’intime est souvent partagé avec d’autres, dans des espaces publics ou semi-publics et auprès des administrations. Comme Arnaud et Trossat, Mahroug met alors en avant l’importance des circulations entre différents espaces pour comprendre le déploiement de l’intimité.

16À travers ces démarches empiriques, l’enjeu n’est surtout pas de vouloir chercher de l’intime à tout prix dans ces expériences de migrations contraintes. Il est question de comprendre comment – même dans le cas où le chez-soi ne favorise pas le déploiement serein d’une sphère intime, mais engage à une compression sur le privé qui aide à se maintenir (Aulanier, 2021) – des formes d’intimités plurielles peuvent se développer, et de saisir comment l’expérience de ce qui fait intime peut venir à la parole. Cette mise en mots de ce que représente l’intimité est traitée par Yohann Caradec lorsqu’il met en avant les différences existant entre la conception de l’intimité d’une famille indienne vivant en France et celle des travailleurs sociaux qui la suivent. Ces derniers insistent sur une intimité synonyme de lieu privé quand les membres de la famille évoquent davantage l’importance d’espaces virtuels, qui permettent de s’échapper d’un quotidien difficile. La possibilité de rêver, pour le fils, ou les contacts téléphoniques avec son pays d’origine, pour la mère, constituent leur sphère d’intimité. Reste que, même si l’espace est virtuel, il nécessite a minima un lieu assez tranquille pour constituer une base à partir de laquelle circuler virtuellement. Les échanges à distance sont l’objet d’analyse de Constance De Gourcy dans sa contribution. En actualisant « en situation la “mémoire de l’expérience” précédant la séparation », de tels échanges matérialisent l’intime sans coprésence, sans partage de l’espace. La dynamique spatiale de l’intimité, qui continue à être importante en ce que le maintien de lien malgré la séparation « nécessite de déployer un engagement proximal à distance », se lie alors d’autant plus fortement à une dimension relationnelle : un partage d’expériences communes avec des proches.

Intimité relationnelle

17Les actions individuelles pour (se) créer un espace intime ou le préserver sont à comprendre dans une dynamique de partage, à différentes échelles, avec les proches. C’est ainsi que les hébergés et les hébergeurs dont il est question dans l’article de Felder et Stavo-Debauge réalisent que leur intimité est mise à mal lorsque des tensions ou des formes de violence surgissent. L’invasion de l’autre et l’emprise par la parole ou le corps génèrent le désir de trouver un espace à soi ailleurs, sans ces personnes avec qui l’on ne partage pas grand-chose, ou avec lesquelles une trop grande proximité met en danger l’intimité. Le « faire intimité » est alors décrit comme une épreuve. Accueillir revient à renoncer en partie à son intimité ; par ricochet, un souci se pose aux hébergés, celui de neutraliser leur présence, avec des conséquences parfois inattendues des deux côtés de la relation d’hospitalité.

18L’intimité peut aussi être pensée à travers ses facettes individuelles et collectives, comme le propose Yohann Caradec. Lorsque les professionnels interviennent auprès de familles migrantes précarisées, ils doivent renoncer à imposer leur vision de l’intimité et, dans la relation d’aide, réussir à créer du commun. Ils doivent envisager l’espace domestique dans sa relation avec la famille comme communauté relationnelle. Ce n’est pas l’espace qui prime, mais les relations, ce qui peut être contre-intuitif dans le cadre d’une intervention sociale qui fige le bien-être et l’intimité sur la matérialité d’un espace accueillant et organisé, selon des normes sociales qui peuvent ne pas correspondre à celle des bénéficiaires de l’intervention. Cette relation ambiguë à l’espace de résidence et à ses multiples habitants se retrouve aussi chez Arnaud et Trossat. L’espace public devient refuge dans un mouvement vers l’extérieur qui se fait toujours en interaction : vis-à-vis de leurs enfants pour les mères seules, avec des membres de la famille et des amis, ou encore des pairs. C’est ainsi dans de perpétuelles interactions avec les autres que les personnes en migration précaire cherchent à avoir un abri et surtout à être à l’abri.

19L’intimité montre aussi son visage interactionnel par le biais de l’attention à l’autre. Elle s’avère « une technique d’attache dont l’enjeu consiste non seulement à maintenir le lien, mais aussi à l’entretenir afin qu’il ne reste pas figé dans la temporalité de la séparation », comme l’écrit De Gourcy. L’exemple des familles en attente de regroupement familial suivies par la sociologue montre bien comment l’intimité se joue dans les non-dits et les évitements, dans les silences ou encore dans des actions spécifiques (comme préparer un repas pour un fils absent). Ces personnes éloignées géographiquement par les démarches administratives en cours s’attachent et se rattachent les unes aux autres par des stratégies intimes de préservation. Les frictions entre les temporalités administratives et biographiques dessinent alors des espaces du possible, au sein desquels la gestion des émotions montre toute la matérialité affective du « faire intime ».

20Enfin, les relations avec l’État, avec les proches présents dans le pays d’arrivée comme ceux laissés au pays ainsi qu’avec la chercheuse représentent trois dimensions qui permettent aux demandeurs d’asile rencontrés par Naoual Mahroug de dévoiler plusieurs narrations de soi, et avec celles-ci, les frontières de l’intimité en train de se faire et de se transformer. Les démarches administratives éprouvantes, marquées par une injonction à l’extimité, fragilisent les exilés. Lors des formalités administratives, les demandeurs d’asile marchent et, pour contrecarrer l’ébranlement émotionnel et corporel lié aux processus administratifs, marchent encore, seuls ou avec la chercheuse. À travers cet engagement du corps dans la ville et par le biais de l’échange ethnographique, ils verbalisent des souvenirs, des associations d’idées, des attentes, des émotions. Loin de se limiter au récit de l’asile requis par les institutions, leurs mots expriment combien l’intimité, ses basculements et sa recomposition potentielle sont le produit de la migration forcée, de l’éloignement, de l’attente et de la reconnaissance dans la relation ethnographique.

21C’est donc par l’engagement dans les rapports aux autres et aux objets que s’active un rapport visant le « maintien de soi » et que s’expérience l’intimité ; une intimité qui n’est jamais homogène, univoque et figée, mais toujours en mouvement. L’intimité est le support des récits de soi, qui diffèrent selon les interlocuteurs et le choix de ce qu’on leur révèle. Ceux-ci composent la matière brute d’une expérience toujours encore en cours.

L’intimité comme méthode

  • 4 Intimités en migration, exposition montée à la Maison de l’architecture Île de France (Paris) en d (...)

22Au travers des cinq contributions qu’il réunit, ce dossier thématique propose enfin une réflexion méthodologique. Il invite à penser l’intimité comme méthode, avec ses potentialités comme ses risques. Résultat d’un projet d’écriture alternative de la recherche, trois des contributions (et cette introduction) sont adossées à un travail collectif et collaboratif effectué pour réaliser une exposition sonore, photographique et vidéo, produite avec les interlocuteurs de nos terrains respectifs ou par la mise en commun et la transmission de leur parole4 (Aulanier et al., 2024). Ce processus de collecte et de travail sur les données impose de penser les frontières intimes de la recherche et d’appréhender ce qui est « intime » de manière différenciée selon la position et le statut de chacun (chercheur, enquêté). Pensons-nous, en tant que chercheur, avoir établi une relation intime sur le terrain, quand nos interlocuteurs sont bien loin de partager cette idée ou même de se poser la question ? Comment délimiter l’intime dans le temps ? L’intime est-il culturellement marqué par la socialisation et l’identité collective ? Ces questionnements revêtent une valeur centrale dans ce dossier. Cette visée réflexive s’avère d’autant plus significative que les contributions se fondent sur des enquêtes de longue durée, principalement ethnographiques, et sur un partage du temps, de l’espace et de la circulation avec les personnes, dont la parole et les pratiques semblent faire transparaître des processus intimes en situation. Il s’agit donc également de penser ce qu’est le « faire intimité » dans la relation d’enquête. Ces observations méthodologiques s’imposent et réveillent des débats sur l’objectivité des résultats et le positionnement du chercheur qui traversent depuis longtemps la sociologie. Nous faisons alors nôtre l’invitation d’Elizabeth Pilar Challinor (2021), qui propose de parler d’« intimité éloignée ». Cette position, qui pourrait paraître ambiguë, demande à la chercheuse de s’impliquer intimement tout en restant en retrait. Elle propose un mélange instable de détachement et d’implication qui permet d’être confronté à l’inattendu et peut ainsi contribuer à la reconfiguration des connaissances ethnographiques.

23Ces propositions analytiques recouvrent bien les expériences décrites par les contributeurs. Lorsqu’il s’agit, par exemple, de marcher avec des demandeurs d’asile et d’entrer dans leur quotidien, les frontières entre chercheuse et demandeurs d’asile deviennent plus labiles, comme on le perçoit dans le texte de Mahroug. Pour autant, la chercheuse reste humble dans son interprétation en proposant la marche comme méthode de dévoilement de la parole de l’autre, et non pas comme support d’un travail intime avec lui. Si le chercheur peut être praticien, comme c’est le cas pour Yohann Caradec, la pratique demande un travail réflexif qu’il opère par la mise en perspective de diverses conceptions de l’intimité – celles de ses interlocuteurs et de leurs assistants sociaux –, ce qui lui permet de s’éloigner de sa conception initiale de l’intimité, forgée par plusieurs années de pratique professionnelle.

24Temporalités et partage jouent donc un rôle majeur dans la compréhension de l’autre et de son « faire intimité » : c’est ainsi que Clothilde Arnaud et Marie Trossat rencontrent leurs interlocuteurs à plusieurs reprises et durant plusieurs années, et suivent les périples de leur habiter et de leur usage de l’espace public. Elles invitent certains d’entre eux et elles à s’associer au projet Intimigr’, à prendre et choisir des photos de leurs espaces de vie en étant accompagnés par la photographe Ninon Lacroix, à tenir avec eux un carnet de bord, à enregistrer des sons représentatifs de leur quotidien. Le mouvement, qu’il se manifeste par la circulation dans la ville avec les interlocuteurs ou par le fait de se rendre à leur domicile, participe de potentialités de « faire intimité » dans l’enquête. L’engagement auprès d’une association s’avère être une autre entrée fertile, lorsque celui-ci dure dans le temps – plus de dix ans pour Constance De Gourcy –, pour s’assurer une reconnaissance par la présence à divers titres dans les activités et le suivi sur la durée de familles séparées par les procédures de regroupement familial. Le temps de l’enquête procède en parallèle au temps de l’attente, permettant de créer des espaces d’écoute, de rencontre, d’observation à pas feutrés et de saisir progressivement les transformations et les déformations de l’intimité.

25Pour conclure, ces pratiques du terrain suggèrent que l’intimité est au cœur du dispositif de recherche. Elles interrogent la conduite du chercheur, son positionnement, et exigent de lui du temps, de l’engagement, des phases d’immersion complète du corps et de l’esprit, mais également des moments de retrait. Le travail de recherche sur l’intimité est, par ailleurs, un travail sur l’ordinaire et le quotidien : il demande une sensibilité pour la description dense et impose humilité et patience. Nous espérons que, dans les articles de ce dossier, les lecteurs retrouveront cet engagement dans les enquêtes, cette incertitude précautionneuse à ne pas vouloir s’immiscer trop vite dans l’intimité des personnes en migration, tout en voulant montrer les difficultés auxquelles ils et elles font face au quotidien pour se composer une sphère intime, avoir des relations avec d’autres, maintenir ou construire des liens familiaux. Ces variations sur l’intimité permettent, enfin, de comprendre les tentations qui sont celles des migrant·es de se replier sur une intimité espérée, à un moment où les politiques européennes d’accueil et les discours politiques et médiatiques voudraient scruter leur quotidien jusque dans ses parcelles les plus intimes.

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Notes

1 Nous remercions Juliette Duclos-Valois pour son travail d’analyse de la littérature, effectué dans le cadre du projet Intimigr’, financé par l’Institut Convergences Migrations.

2 Il est cependant à noter que la ville n’offre pas le même refuge pour tous : les demandeurs d’asile LGBTQIA+ peuvent s’y sentir à l’étroit, par peur de se voir reconnus. La densité de population joue ainsi le rôle contraire à celui d’un anonymat bienveillant (Chossière, 2022).

3 L’extimité est le fait de dévoiler publiquement son intimité. Ce concept est souvent utilisé pour souligner la contrainte qui pèse sur ce processus.

4 Intimités en migration, exposition montée à la Maison de l’architecture Île de France (Paris) en décembre 2023 et à la Biennale d’ethnographie de l’EHESS (Aubervilliers), en octobre 2024.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Audran Aulanier et Laura Odasso, « « Faire intimité » en migration »SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 14 avril 2025, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/24654 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13svk

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