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2025

Prendre place dans un monde multi-espèces

Pour une étude des socialisations enfantines aux animaux
Taking your place in a multi-species world. Towards a study of children’s socialization with animals
Estar en un mundo multi-especies. Un estudio de la socialización de los niños a los animales
Marion Alves

Résumés

Au travers d’une synthèse de travaux en sciences humaines et sociales portant sur les relations entre enfants et animaux, cet article met en évidence les quatre axes principaux qui ont structuré la recherche sur ce thème depuis les années 1970 : le rôle de l’animal dans le bien-être de l’enfant, la défense d’une éducation en faveur de la cause animale, l’objectivation par enquête statistique des attitudes enfantines à l’égard des animaux et les espaces d’interaction entre enfants et animaux. Il invite, ensuite, à poursuivre l’examen de cet objet en puisant dans les outils théoriques de la sociologie des socialisations. Des questionnements essentiels pour comprendre la construction du rapport aux animaux durant l’enfance demeurent encore sans réponse. Il conviendrait d’approfondir, par exemple, la réception des discours et des supports sur les animaux par les enfants, l’articulation en termes de dispositions entre une diversité d’instances de socialisation ou le rôle joué par les pairs dans un monde de l’enfance saturé par la présence animale.

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Texte intégral

  • 1 Margaret Mead, Famille (Mead & Heyman, 1965), cité par Gail F. Melson (2001, p. 189).

« Délicatement, avec précision et attention, au sein de chaque culture, de chaque pays, de chaque ville, dans les terres et par les mers, les lignes sont tracées. Les nuisibles destinés à être tués, les animaux de rente à être mangés, les animaux de compagnie à être aimés, tous sont considérés comme différents chez l’enfant en développement1 »

  • 2 Cependant, l’enfant humain connaît, selon Bernard Lahire, un temps long de dépendance à l’égard de (...)

1Les animaux sont très présents dans les ménages avec enfants (Herpin & Verger, 2016). Les zoos, fermes pédagogiques et aquariums font partie des sorties les plus fréquentes durant l’enfance (Octobre & Sirota, 2021). Les productions culturelles et ludiques (Inga, 2018 ; Novelle, 2002 ; Serpell, 1999), tout comme les cultures enfantines (Delalande, 2009 ; Brougère, 2016) foisonnent de figures animales. Par ailleurs, dans le prolongement de la philosophie des Lumières, enfants et animaux ont souvent été associés. L’enfant est conçu comme innocent et bon par nature, ce qui le rapprocherait de l’animal. Des approches relationnelles mettent quant à elles en évidence l’homologie de positions qui existe entre enfants et animaux. Tous deux sont dans une position de dominés, ne pouvant pas faire entendre leur voix et faisant l’expérience de modes d’interaction similaires2 (Ferret, 2010 ; Mondémé, 2018). Enfin, les sciences naturelles et l’éducation à l’environnement ont fait entrer les animaux à l’école (Aspe & Jacqué, 2012 ; Silberzahn, 2021 ; Vitores, 2023)

  • 3 Les textes présentés ne constituent qu’un échantillon non exhaustif des travaux existant sur le su (...)
  • 4 Cela peut s’expliquer par l’existence de controverses scientifiques sur la légitimité des sciences (...)

2Pourtant, rares sont encore les recherches en sciences humaines et sociales articulant enfants et animaux. Certes, l’anthropologie et l’histoire se sont emparées de cet objet mais celui-ci demeure peu étudié s’agissant des sociétés occidentales contemporaines. Qui plus est, les enfances urbaines apparaissent comme relativement peu traitées alors même que la majorité des enfants vivent de nos jours en ville. La littérature principale3, provenant du monde anglo-saxon et de différents pays européens (Norvège, Suède, Espagne, Portugal), donne à voir un domaine de recherche très hétéroclite, tant en termes de sujets traités que de positionnements épistémologiques et de méthodes. Plus spécifiquement, la question de la construction d’un rapport aux animaux durant l’enfance émerge dans les années 1990, lorsque Edward O. Wilson avance l’hypothèse de la biophilie selon laquelle les enfants sont spontanément proches des animaux (1994). Cette prénotion, ne reposant pas sur des études empiriques et naturalisant les relations interespèces, fait alors l’objet de critiques (Kahn, 1997 ; Vitores, 2019). Avec son ouvrage Les animaux dans la vie des enfants, Gail F. Melson (2001) appelle à une plus grande prise en compte des différentes fractales sociales qui composent le rapport aux animaux. Son ouvrage met en évidence la nécessité de clarifier les (dé)goûts, les (des)intérêts, les savoirs, les registres émotionnels (Hochschild, 1983) et moraux qui structurent la manière dont les enfants conçoivent les animaux et agissent à leur égard. Cependant, cette proposition restera en partie lettre morte et fera l’objet de très peu de recherches en sociologie – notamment francophone4.

  • 5 Cette formulation fait écho à l’analyse proposée par A. Doré, J. Michalon et C. Mondémé sur les di (...)

3Cet article a pour objectif de présenter différents travaux de la littérature articulant enfants et animaux, afin de lever le voile sur un champ des relations sociales fortement invisibilisé. Deux dimensions principales guideront l’analyse. D’une part, il s’agira de visibiliser des supports, des espaces et des modalités créatrices d’un patrimoine de dispositions à l’égard des animaux. D’autre part, différentes approches seront mises en discussion afin de mettre en évidence la manière dont les outils conceptuels et méthodologiques de la sociologie des socialisations permettraient de compléter l’étude de la construction du rapport aux animaux durant l’enfance. Une première partie montrera la prédominance de travaux portant sur l’éducation par ou pour les animaux5, tandis qu’une seconde partie tentera d’esquisser les bases d’une socialisation enfantine aux animaux.

Les animaux dans l’éducation des enfants

4L’articulation entre éducation des enfants et animaux a principalement été traitée sous deux angles. Les animaux – réels ou représentés – ont avant tout été étudiés en raison de leur apport pour le développement de l’enfant. En parallèle, des recherches pluridisciplinaires, souvent engagées dans la cause animale, ont critiqué l’éducation dominante aux animaux.

Une éducation par les animaux

  • 6 Ces recherches, bien qu’actuellement toujours très présentes, ne sont pas exemptes de critiques da (...)

5Les animaux entrent progressivement dans les foyers occidentaux à partir du xixe siècle afin de devenir des compagnons de jeu et de participer au bien-être de l’enfant (Melson, 2001). On leur prête de nombreuses qualités ; comme leur participation au développement social, cognitif et émotionnel des enfants (Triebenbacher, 1998 ; Montagner, 2002 ; Jalongo, 2015 ; Bélair, 2016). Hors de l’espace domestique, la théorie par assistance animale, mise au point par Boris M. Levinson en 1969, transforme les animaux en outil de travail médical (Levinson & Mallon, 1997). La médiation animale (Michalon, 2014) devient une manière d’accompagner les enfants connaissant des problèmes de santé ou d’intégration sociale6 (Dollion & Grandgeorge, 2022).

  • 7 C’est par exemple le cas de « Petit ours brun » de C. Lebrun et D. Bour à partir de 1975, de « Tch (...)

6Les animaux ont également un usage éducatif. Dans la littérature jeunesse, leur mise en scène permet d’aborder le vécu enfantin (Nières-Chevrel, 2009), participe à l’apprentissage des pratiques quotidiennes7 (Melson, 2001) et traite de façon détournée des réalités sociales difficiles (Bruke & Copenhaver, 2004). À l’école, les élevages d’animaux, les cours de récréation pourvues d’espaces naturels ou encore les sorties animalières transforment les animaux en outils pour le travail éducatif conformément à la tradition piagétienne qui valorise les activités concrètes de manipulation du vivant (Piaget, 2013). Par leur intermédiaire, sont transmis des savoirs et des modes de pensée comme le raisonnement scientifique (Coquidé-Cantor, Giordan & Fihey, 2002 ; Vitores, 2023).

  • 8 Pour nuancer ce point, il faut cependant noter que le passage par les animaux facilite parfois la (...)

7Enfin, l’éducation des enfants a un rapport approprié aux animaux a historiquement été articulée à des dynamiques de reproduction de l’ordre social. À partir de l’époque victorienne, l’éducation aux animaux, portée par les élites, a participé à la transmission d’un ordre bourgeois basé sur le contrôle de soi et la bonté allant à l’encontre des pratiques supposées des classes populaires (Grier, 1999 ; Traïni, 2011b ; Flegel, 2016 ; Soares, 2021). Plus généralement, se développe une éducation humaine dans différents pays occidentaux dans le cadre de laquelle la question animale est une manière de porter un discours pacifique et d’entraide (Michalon, 2018). Les animaux permettent également de renforcer l’instauration de normes de genre en naturalisant des qualités et des rôles féminins ou masculins, que cela passe par la littérature jeunesse (Brugeilles, Cromer & Cromer, 2002), les jouets (Fontanini, 2008 ; Zegaï, 2010) ou encore les sorties au zoo8 (Garner & Grazian, 2016).

Une éducation pour les animaux

  • 9 Champ d’étude pluridisciplinaire de SHS qui interroge les rapports humains/animaux sous l’angle de (...)
  • 10 Dans un précédent article, les deux chercheur·ses utilisaient les termes d’(in)visibilité au lieu (...)

8Renversant la focale anthropocentrée de la majorité des travaux menés jusque-là, des recherches se sont demandé ce que ces interactions interespèces et ces représentations animales font à la manière de penser les animaux. À la suite des premières intuitions de Peter Singer (1990), les études animales critiques9 ont théorisé l’existence d’un système social traversant les pratiques et les espaces sociaux nommé l’anthroparchie. Le temps de l’enfance devient un moment de (re)production d’un ordre multi-espèces où la spécificité humaine justifie l’existence de relations asymétriques avec les animaux et une considération des êtres vivants à l’aune des besoins humains (Dinker & Pedersen, 2016 ; Policarpo, Libano Monteiro & Truninger, 2018). Les objets culturels de l’enfance participent de la construction d’une frontière bicatégorisante et hiérarchisante entre « les petits humains » et les autres animaux (Johnson, 1996 ; Prince, 2021 ; Chantseva, 2023). De manière plus systémique, instances de socialisation (magasin de jouets, famille, école) et pratiques quotidiennes concourent à l’acquisition, durant l’enfance, d’une pluralité de manières de penser et d’agir avec les autres espèces. Matthew Cole et Kate Steward (2016), auteur·ices du seul ouvrage de sociologie traitant explicitement de la socialisation enfantine aux animaux, proposent un double axe de recherche pour embrasser les différentes représentations des animaux transmises aux enfants. Il et elle proposent de prendre en compte le degré d’individualisation de l’animal (subjectivation/objectivation) et le degré de visibilité de l’animal10 (sensibilité/insensibilité). En concentrant son attention et son affection sur certaines espèces, l’enfant serait conduit à accepter la mise à mort et l’exploitation d’autres espèces. Ces courants fustigent également les rapports de pouvoir établis entre adultes et enfants en affirmant que l’enfant est d’autant plus enclin à accepter ces rapports de force avec l’animal qu’il fait lui-même l’objet de rapports de pouvoir (Donaldson & Kymlicka, 2018).

9Ce constat conduit au développement de recherches critiques qui ont pour objectif de remettre en question cette socialisation implicite. Les auteur·ices se retrouvent autour de la défense d’une enfance multi-espèces (Tammi, Hohti & Rautio, 2023) et défendent un virage animaliste de l’éducation au développement durable (Goga et al., 2018 ; Labrell, 2018 ; Pedersen, 2019 ; Fonseca, 2022). Ils et elles appellent de leurs vœux la mise en place d’une éducation environnementale mettant l’accent sur l’existence d’un monde commun entre humains et non-humains dans lequel les intérêts de chaque espèce devraient être pris en compte de manière égale (Somerville, 2017 ; Born, 2018 ; Taylor, 2018 ; Dardenne, 2023) en mobilisant notamment la notion de care (Vining, 2003 ; Laugier, 2012). Hors du champ de la pédagogie critique, la zoopoétique (Simon, 2021) s’interroge sur les moyens stylistiques ou narratifs qui permettraient de faire évoluer la manière de (re)présenter les animaux dans la littérature jeunesse. Ces travaux théoriques sont complétés par l’étude de différents projets visant à une requalification des rapports humains/animaux dans l’édition jeunesse (McCrindle & Odendaal, 1994 ; Armengaud, 2017 ; Duranton & Perrin, 2023) ou à l’école (Kos, Jerman & Torkar, 2023 ; Lindemann‐Matthies, 2005 ; Oakley, 2013 ; Rautio et al., 2017 ; Williams et al., 2022).

10La littérature traite principalement d’une éducation par ou pour les animaux. Elle donne à voir des espaces, nombreux, de rencontre entre enfants et animaux, et contribue à dénaturaliser les discours et pratiques sociales impliquant des animaux en montrant qu’elles sont le fait d’entrepreneurs de morale ou d’univers socioprofessionnels spécifiques.

11Néanmoins, il y a peu d’écrits sur une éducation aux animaux où se trouveraient explicitées les dynamiques de construction durant l’enfance d’un rapport ordinaire aux animaux. De même, ces travaux peuvent donner l’impression que les enfants sont de simples destinataires de dispositifs éducatifs. Les enjeux de réception et d’appropriation des supports pédagogiques par les enfants ne sont pas traités (Sirota, 2006). Enfin, ces situations spécifiques de rencontre entre enfants et animaux (à travers le livre, l’activité scolaire, la médiation animale) sont rarement réinscrites dans des contextes sociaux plus généraux. Ces discours sont-ils complémentaires ou, au contraire, dissonants avec ce qui est dit et vécu dans l’espace familial, les groupes de pairs ou l’univers scolaire ?
À ce titre, une entrée par les socialisations enfantines apparaît pertinente pour approfondir et pallier les limites de cette littérature.

Esquisse d’une sociologie des socialisations enfantines aux animaux

  • 11 Ils relèvent par exemple de l’étude de la famille, de l’enfance, de la consommation ou encore des (...)
  • 12 Cette proposition s’appuie sur le cadrage théorique proposé par Pierre Bourdieu, puis par Bernard  (...)

12La relecture de différents travaux ne faisant pas nécessairement appel au cadre théorique de la socialisation11 permet de mettre en évidence la nature et les conditions de circulation de dispositions structurant, dès l’enfance, un rapport aux autres espèces12.

Objectiver une appréhension ordinaire des animaux

  • 13 Ces enquêtes, souvent auto-administrées en école, se basent notamment sur une échelle d’attitudes (...)

13En 1984, Stephen R. Kellert propose une typologie qui vise à penser le rapport aux animaux des enfants. Ils et elles sont avant tout des humanistes qui ont un intérêt et une affection pour les individus-animaux que sont les animaux de compagnie. Ils et elles ont un intérêt, bien que moindre, pour la faune sauvage et sont nombreux·ses à éviter les animaux par indifférence ou par crainte. Cet article programmatique donne lieu à des recherches par questionnaire afin d’objectiver l’attitude des enfants à l’égard des animaux13. Y sont distinguées des dispositions à considérer (création d’une préférence, d’un attachement ou au contraire d’une indifférence, d’un dégoût ou d’une peur), à penser l’animal (comme une propriété, une ressource pour l’être humain ou une personne sensible) ainsi qu’à agir sur lui (en faisant appel à l’émotion ou au contraire à des arguments rationnels ou scientifiques). Malgré la diversité des études de cas et un échantillonnage parfois non représentatif, ces enquêtes concordent sur l’effet de l’âge et du sexe sur les dispositions enfantines (Almeida, Vasconcelos & Strecht-Ribeiro, 2014 ; Borgi & Cirulli, 2015). Les filles sont plus enclines à ressentir de l’attachement pour les animaux et à l’exprimer, d’autant plus s’il s’agit d’animaux de compagnie, tandis que les garçons s’intéressent davantage aux connaissances scientifiques sur les animaux et montrent une appétence particulière pour les animaux sauvages. La prise en compte de l’âge expose une logique en cloche. Avant 6 ans tout comme après 10 ans, les enfants témoignent d’une attitude distante et peu affective à l’égard des animaux. Aussi, c’est surtout entre 6 et 10 ans que les enfants sont les plus conformes à cette croyance répandue selon laquelle ils et elles sont l’ami des bêtes. Ils et elles montrent un attachement et un intérêt pour certains animaux et accordent une valeur importante à la vie animale – au point, dans certains cas, de remettre en question la spécificité de la valeur humaine (Daly & Morton, 2006 ; Herzog, 2022). Après 10 ans, l’expression des émotions est davantage contrôlée et les pratiques sociales impliquant une exploitation des animaux sont globalement acceptées (Binngießer, Wilhelm & Randler, 2013).

14De plus, la littérature relève une mauvaise connaissance biologique des animaux (Menor-Campos, Hawkins & Willi, 2018) du fait, dans les villes, d’une déconnexion d’avec la Nature (Weisslinger, 2023), ce qui favorise la croyance en un exceptionnalisme humain. En revanche, les enfants ont conscience des différentes catégories animales opérant dans les sociétés humaines – animaux de compagnie, de rente, sauvages ou nuisibles – (Taylor & Signal, 2009) et des registres moraux différenciés résultant de cette catégorisation (Stanisstreet, Spofforth & Williams, 1993 ; Roma, Tardif-Williams & Bosacki, 2023). Ils et elles font appel à une lecture naturalisée et transactionnelle des relations anthropozoologiques où le soin donné aux animaux implique une contrepartie sous la forme de produits d’origine animale ou d’une participation aux activités humaines (Burich & Williams, 2020).

15Ces travaux, qui composent la photographie à un moment donné d’un ensemble de dispositions, ne permettent néanmoins pas de rendre compte des dynamiques de reproduction ou de requalification des relations entre humains et animaux. La prise en considération de la différenciation des enfants par le prisme de variables sociodémographiques (Lignier, Lomba & Renahy, 2012) ne donne pas à voir les logiques sociales conduisant à des dispositions hétérogènes (Lahire, 2013) et modifiables (Shir-Vertesh, 2012), tout en faisant craindre une possible naturalisation des différences de sexe ou d’âge. Par ailleurs, l’origine sociale des enfants est très peu mise en question, alors même qu’elle joue un rôle essentiel dans l’appréhension de la Nature (Vitores, 2023) et dans le style éducatif suivi (Lahire & Bertrand, 2019).

La recherche de dynamiques socialisatrices

16Des travaux, bien qu’encore épars, retracent la sociogenèse de dispositions à penser et à agir avec les animaux. Se voient ainsi précisées des instances de socialisation et des modalités concrètes de circulation de cadres de pensée et d’action.

17En étudiant l’espace domestique, les loisirs enfantins ou encore l’école se dessinent les contours d’une socialisation explicite aux animaux. La présence d’animaux de compagnie dans les familles participe à l’incorporation de dispositions affectives favorisant l’attachement et l’intérêt pour des non-humains (Prokop & Tunnicliffe, 2010 ; Hawkins & Williams, 2016). Le fait que certaines espèces comme le chien puissent être considérées comme des membres de la famille (Morrow, 1998 ; Tipper, 2011 ; Irvine & Cilia, 2017 ; Doré, Michalon & Libano Monteiro, 2019) ou faire l’objet d’une éducation parentale spécifique (Arluke, 2003) leur confère le statut d’individus-personnes (Micoud, 2009) singularisés et appréciables. Au demeurant, cette transmission est dépendante des modèles familiaux (Raupp, 1999). Elle doit être complétée par la prise en compte d’une socialisation genrée favorisant le travail de soin aux animaux chez les petites filles (Muldoon, Williams & Lawrence, 2015) et le caractère réversible des dispositions (Charles, 2016). De plus, le travail mené par Arnold Arluke sur les actes de maltraitance animale commis par des enfants montre des cas de mise en veille de dispositions loin de l’espace familial (Arluke, 2006). Également animaux domestiqués, les animaux de rente sont beaucoup moins étudiés, même si on a pu mettre en évidence le fait que les signes d’attachement étaient considérés comme déviants par l’entourage de l’enfant qui en témoigne et sont sanctionnés socialement afin d’entretenir une réification des espèces destinées à l’exploitation ou à la consommation (Irvine & Ellis, 2010).

18Les loisirs enfantins pour lesquels la présence animale est forte contribuent également à une dynamique à la fois de rapprochement et de mise à distance des espèces. L’équitation transmet des dispositions comportementales et affectives où s’articulent construction d’un attachement pour un individu et acceptation de la contrainte et de l’acte violent (Tourre-Malen, 2009 ; Vial et al., 2020 ; Mondémé, 2023 ; Schuurman et al., 2023). Les zoos sont un lieu d’apprentissage des frontières – entre l’humain et l’animal et entre les animaux – par un travail différencié d’intéressement et de présentation aux enfants (Marvin, 2008 ; Estebanez & Staszak, 2012 ; Servais, 2012 ; Garner & Grazian, 2016 ; Vitores, 2019 ; Conrad, Reider & LoBue, 2020). Au même titre que les aquariums, ils sont des lieux d’éducation scientifique informelle et encouragent à penser les relations avec les animaux non domestiques au prisme de la conservation de la faune (Jensen, 2014 ; Collins et al., 2020). En cela, on observe une socialisation complémentaire de celle de l’école qui délivre une conception naturaliste des animaux (Fonseca et al., 2011) où l’accent est mis sur les connaissances biologiques et le respect de la biodiversité.

19De plus, il faut aussi prendre en compte les dynamiques invisibles qui transmettent, sous le sceau de l’évidence, un certain mode de vie. Un ensemble d’objets culturels et ludiques comme l’ours en peluche (Traïni, 2011b) ou les bestiaires (Chamboredon & Fabiani, 1977) construisent des sensibilités et transmettent des schèmes de perception des animaux. Le quotidien, par son caractère répétitif et banal, devient une dimension centrale pour étudier la (re)production d’un ordre social multi-espèces (Traïni, 2011a ; Descola, 2017). Parmi les pratiques routinières, la consommation des produits d’origine animale par les enfants a été relativement documentée. Le paradoxe Peppa Pig (Korimboccus, 2020) – le fait que les enfants affirment aimer des animaux qu’ils et elles mangent –, s’explique par une valorisation des produits carnés (Delahoyde & Despenich, 1994 ; Zimmerman, 2022) associée à des dispositifs d’invisibilisation de l’origine des produits et de réification de l’animal (Bray et al., 2016 ; Benningstad & Kunst, 2020 ; DeMello, 2012 ; Piazza, Simpson & McGuire, 2023). Se transmet ainsi une pratique, à l’école et dans les familles, sans que l’enfant ait nécessairement conscience de ce qui se joue du point de vue des relations anthropozoologiques.

20En faisant tenir ensemble des études resserrées sur une espèce, une pratique sociale ou une instance de socialisation, l’on voit émerger des logiques de circulation de dispositions mentales ou comportementales à l’égard des animaux. Néanmoins, ces recherches donnent une impression de parcellisation et apportent une réponse partielle à la question de la construction d’un ordre social multi-espèces. Elles ne permettent pas de savoir comment des dispositions acquises dans différents espaces sociaux et touchant à différentes espèces animales s’articulent entre elles pour former des rapports sociaux d’espèces.

21Cette sélection de travaux offre un état des lieux de l’articulation entre enfants et animaux, objet pluridisciplinaire et international encore peu convoqué dans le champ de la sociologie francophone. Cette sélection articule quatre approches principales. Une première approche, reposant sur l’axiome, particulièrement présent dans certains travaux de psychologie du développement, d’une proximité entre l’enfant et l’animal, s’est intéressée à la manière dont l’animal contribue au bien-être de l’enfant. Une deuxième approche, souvent en lien avec les études animales critiques, a favorisé un travail de dénaturalisation des catégories animales et des pratiques humaines impliquant les animaux. Dénonçant un système social défavorable à l’intérêt des animaux, elle insiste sur la transmission aux enfants d’un mode de vie reposant sur la domination des autres espèces. Les travaux les plus présents sont alors ceux de chercheur·ses souhaitant défendre une éducation alternative intégrant les besoins et intentions animales dans le monde de l’enfance. Une troisième approche a consisté en un dialogue pluridisciplinaire (géographie, sociologie, sciences de l’éducation, études environnementales) et internationalisé sur l’attitude des enfants à l’égard des animaux. Le déploiement d’enquêtes statistiques a fait émerger un certain nombre de variables explicatives de la pluralité de dispositions à l’égard des animaux. Quatrièmement, les interactions entre enfants et animaux ont été étudiées dans différents champs de la sociologie. L’espace domestique est celui qui a été, à cet égard, le plus examiné, dans la mesure où l’animal de compagnie est parfois reconnu comme membre de la famille.

22Cette synthèse met en évidence la pertinence de poursuivre l’étude de cet objet en puisant du côté des outils théoriques et méthodologiques de la sociologie des socialisations. En effet, à de rares exceptions près, ce sont des supports (textes, objets) qui font l’objet d’enquêtes appelant à des travaux empiriques complémentaires sur leurs modalités selon les propriétés sociales des acteur·rices et les espaces sociaux d’utilisation. En outre, la transmission de dispositions ne saurait être un acte mécanique et doit conduire à s’interroger sur les conditions de réception et de réappropriation des normes, des connaissances et cadres émotionnels par les enfants (Bruke & Copenhaver 2004 ; Sirota 2009 ; Corsaro, 2018). La prise en compte de l’agentivité enfantine passe également par une remise en question des études qui se sont limitées à l’examen des relations verticales entre adultes et enfants, alors même que nombre d’activités de sociabilités enfantines impliquent des animaux. Enfin, les animaux à l’école sont peu étudiés malgré leur forte présence que ce soit sous la forme de supports pédagogiques ou de moyen d’introduction aux sciences naturelles. Objectiver les dispositions à l’égard des animaux acquises dans le cadre de l’école permettrait de travailler l’articulation entre socialisation familiale et socialisation scolaire. De façon plus générale, il apparaît essentiel d’étudier conjointement les effets de l’école, de la famille, des médias ou encore des pairs sur le rapport enfants-animaux pour explorer le caractère hétérogène et réversible des dispositions et comprendre la mise en place d’un ordre social multi-espèces.

23Une manière de poursuivre ces recherches pourrait être de conduire une enquête ethnographique sur le quotidien enfantin, laquelle permettrait de contextualiser les acteur·rices, les supports et les modes de socialisation induits dans les relations enfants-animaux, tout en facilitant le suivi d’une socialisation en train de se faire.

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Notes

1 Margaret Mead, Famille (Mead & Heyman, 1965), cité par Gail F. Melson (2001, p. 189).

2 Cependant, l’enfant humain connaît, selon Bernard Lahire, un temps long de dépendance à l’égard des adultes durant lequel une dynamique propre à l’espèce humaine, d’ordonnancement et de transmission de savoirs sous la forme d’enseignements structurés, se met en place (Lahire, 2023).

3 Les textes présentés ne constituent qu’un échantillon non exhaustif des travaux existant sur le sujet, sélectionnés afin de mettre en évidence certains grands axes de recherche communs à différents pays et différentes disciplines depuis les années 1970.

4 Cela peut s’expliquer par l’existence de controverses scientifiques sur la légitimité des sciences humaines et sociales (SHS) à s’emparer de cet objet historiquement réservé aux sciences naturelles et à la psychologie, ainsi que par un animal turn (tournant animalier) plus récent en France que dans l’espace académique anglo-saxon (Remy & Guillo, 2016 ; Michalon, 2019).

5 Cette formulation fait écho à l’analyse proposée par A. Doré, J. Michalon et C. Mondémé sur les différentes manières de penser les animaux dans la sociologie (Doré, Michalon & Mondémé, 2016).

6 Ces recherches, bien qu’actuellement toujours très présentes, ne sont pas exemptes de critiques dans et hors du monde de la psychologie et du travail social (Servais, 1999).

7 C’est par exemple le cas de « Petit ours brun » de C. Lebrun et D. Bour à partir de 1975, de « Tchoupy », créé en 1992 par T. Courtin, de « l’âne Trotro » de B. Guettier ou encore, depuis les années 2000, de « Peppa Pig » de N. Astley et M. Baker.

8 Pour nuancer ce point, il faut cependant noter que le passage par les animaux facilite parfois la transmission de nouvelles normes sociales, à l’instar des autres façons de faire famille que le modèle traditionnel (Armengaud, 2017).

9 Champ d’étude pluridisciplinaire de SHS qui interroge les rapports humains/animaux sous l’angle des rapports de domination. En raison d'un positionnement académique qui revendique une activité politique et militante, ces auteur·rices sont également partie prenante de l’espace de la cause animale.

10 Dans un précédent article, les deux chercheur·ses utilisaient les termes d’(in)visibilité au lieu d’(in)sensibilité. En effet, il s’agit de se demander si l’animal fait appel aux sens (vue, goût…) ou s’il est invisible pour les enfants. Il et elle prennent l’exemple du poulet rôti, qui est visible bien qu’objectivé, alors que les enfants ont moins conscience d’un renard ou d’un autre animal nuisible qui peut par ailleurs être davantage subjectivé (Stewart & Cole, 2009).

11 Ils relèvent par exemple de l’étude de la famille, de l’enfance, de la consommation ou encore des médias.

12 Cette proposition s’appuie sur le cadrage théorique proposé par Pierre Bourdieu, puis par Bernard Lahire (Bourdieu, 1980 ; Lahire, 2013), selon lequel le social est incorporé dès l’enfance par le truchement des acteur·rices et des univers sociaux qui l’entourent. Le résultat de cette incorporation – qui ne se limite pas à une éducation formelle – prend la forme de dispositions. Celles-ci produisent des schèmes durables qui induisent des goûts, des jugements et des manières d’agir.

13 Ces enquêtes, souvent auto-administrées en école, se basent notamment sur une échelle d’attitudes animales (Herzog, Grayson & McCord, 2015).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marion Alves, « Prendre place dans un monde multi-espèces »SociologieS [En ligne], Premiers textes, mis en ligne le 14 avril 2025, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/24704 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13uvh

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Auteur

Marion Alves

Doctorante, centre Maurice Halbwachs, Paris. Chercheuse associée laboratoire Triangle, Lyon France. Email : Marion.alves@ehess.fr

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