« Il n’y a pas simplement son monde, sur le seuil duquel elle se tient et le nôtre. Il y a le rapport de l’un à l’autre et ce fait que nous sommes dans son dos. Qu’elle nous précède et son monde, devant. Et qu’elle est postée entre lui et nous, en sentinelle… » (Michel Peroni, Diptyque, p. 173)
1Quel dénominateur commun pourrait donc réunir, au-delà des apparences, les objets d’enquête extraordinairement variés que Michel Peroni a explorés tout au long de son parcours de sociologue ? Sport, musée, témoignage, logement, travail social, handicap, cinéma, photographie ou lecture, l’étendue des phénomènes qu’il soumet avec brio à ses investigations est impressionnante. Au-delà de la diversité de ses références théoriques et de ses observations empiriques, c’est toutefois « le même phénomène qui y est appréhendé : l’apparition d’entités ». En tant que phénomène, précisément, l’apparition d’une « entité », que ce soit une personne, une ville ou un objet, survient dans une situation, dans une aire d’activité, dans un registre de visibilité, bref dans un cadre qui la préfigure et la configure sans jamais la déterminer. Étant donné la démarche pragmatiste d’inspiration ethnométhodologique que privilégie Peroni, le terme même d’« entité » serait d’ailleurs toujours à mettre entre guillemets. Loin d’être un être substantiel préconstitué, l’entité s’accomplit et « se performe » dans le moment même de son apparition.
2Tout en préservant les acquis d’une telle démarche devenue somme toute classique, Peroni opère deux déplacements théoriques, aussi intéressants qu’originaux. Le premier est d’ordre phénoménologique : il s’agit de suivre très finement les modes de présence et d’absence de ces entités, leur modalité de figuration, leur épaisseur sémiotique, et l’expérience sensible qu’elles révèlent ou qu’elles suscitent. Une telle phénoménologie, d’inspiration arendtienne, porte sur la manière dont les entités adviennent dans un espace de visibilité partagée dont l’ampleur varie, de la conversation familiale à l’espace public médiatique en passant par les institutions muséales. Il s’agit alors d’analyser les dispositifs plus ou moins proximaux qui rendent préhensible, présent et sensible ce qui était lointain, absent ou tout simplement inexistant. Ainsi, les Archives municipales de Lyon qu’étudie Michel Peroni font advenir Lyon comme un « individu collectif », l’affichage publicitaire pour Adidas transforme l’équipe de France de football en un « Nous la France », et une campagne de prévention contre le sida convertit l’anonymat de « l’individu statistique » en une « personne incarnée » (Peroni, 1999). Cela étant, Michel Peroni ne s’intéresse pas seulement au « processus de phénoménalisation » d’une entité qui se donne à sentir et à voir dans un espace partagé. Il s’intéresse également à l’expérience sensible du sujet, individuel ou collectif, que ce soit l’enquêteur ou le public, qui est « saisi par la réalité qu’il observe » et « éprouvé par elle ». Ainsi, dit Peroni dans son bel article sur la « personne » handicapée, la sensibilité fait « question » sur deux plans distincts : le plan de la phénoménalité même de la « moindre manifestation d’existence » et le plan de la réceptivité à cette même existence (Peroni, 2006). Ces deux plans interrogent, pour ainsi dire, la manière dont, côté objet, une entité s’inscrit dans le monde sensible et, côté sujet, l’effet que son apparition produit sur l’observateur.
3Le deuxième grand déplacement théorique que propose Michel Peroni est encore plus original : il consiste à nouer phénoménologie et ontologie, mode d’apparition et mode d’existence. Il s’agit en effet de l’apparition de quelque chose, mais de quoi exactement ? Pour les agents ordinaires comme pour le sociologue, l’apparition d’une entité ne soulève pas seulement la question de la vue et de l’action, mais aussi celle de « l’être », non pas en tant que question métaphysique, mais en tant que question pratique. Si l’on suit Michel Peroni, inspiré ici par les travaux de Michel Callon et Bruno Latour, la réalité des entités qui constituent le référent des discours, qu’ils soient scientifiques, médiatiques ou ordinaires, est un problème pratique pour les acteurs. Ces derniers, en effet, multiplient les engagements ontologiques vis-à-vis des « entités » qui les entourent non seulement sur le plan du langage, mais aussi sur le plan praxéologique. Présupposer la constance de ce qui apparaît sous leurs yeux et le « performer » comme un « déjà là » substantiel fait partie de leurs activités ordinaires. Le deuxième déplacement théorique que propose Peroni consiste ainsi à mettre à l’agenda de l’enquête sociologique le processus d’« ontologisation » qui conduit les agents ordinaires à documenter, du sein même de leur activité pratique, la réalité et l’identité de leurs « entités » de référence (Peroni, 2006, 2021).
4C’est à l’articulation entre, d’une part, cette « enquête ontologique » sur la substantialisation potentielle des entités en cours d’apparition et, d’autre part, la « dualité d’une sensibilité » qui oscille entre « phénoménalité » et « réceptivité » que Peroni pose donc la question de l’identité des personnes, une question qu’il reprend à nouveaux frais dans le Grand résumé de son ouvrage. L’identité des personnes, dit-il, ne peut exister que reconnue, non seulement dans le sens de la reconnaissance morale dont parlent Paul Ricoeur ou Axel Honneth mais également dans le sens de sa reconnaissance comme « une entité du monde sensible » (Peroni, 2006). Reconnaissance morale et reconnaissance sensible sont ainsi au cœur des « dispositifs d’‟empersonnement” » qui font entrer les êtres dans « l’ordre de la personne, du personnel » (Peroni, 2006). Comme nous allons le voir, le dispositif photographique que Michel Peroni utilise dans Diptyque peut être compris, lui aussi, comme un dispositif d’« empersonnement », conçu pour garder la trace du « mode d’existence » de sa grand-mère La Nonanita.
5C’est sous l’enseigne du pragmatisme tel que nous venons de l’esquisser que Michel Peroni place la double enquête qu’il a réunie dans son ouvrage et dont il souligne tout à la fois l’hétérogénéité et l’unité, mais aussi le caractère peu ordinaire. En effet, Diptyque est un « dispositif de communication peu commun », qui déplie l’expérience migratoire dont son nom même, Peroni, porte encore la trace. La première partie est constituée d’un texte de facture académique (« La construction sociale de leur identité »), rédigé en 2002 dans le cadre d’une Habilitation à diriger les recherches (HDR). Ce texte précise les enjeux théoriques d’une recherche doctorale sur la manière dont des immigrés italiens parvenaient à produire, malgré leur distance au lieu, leur appartenance au pays laissé « là-bas » – parmi lesquels les Peroni eux-mêmes, encore fortement attachés à leur lieu d’origine bien qu’ils soient considérés par la France, leur pays d’accueil, comme des êtres « assimilés » (Peroni, 2024). Moins académique, la deuxième partie de Diptyque se compose d’un texte documentaire (« La Nonanita »), mis en forme en 2010. Ce deuxième texte témoigne d’un monde aujourd’hui disparu et suit la trame d’une série de photographies de la grand-mère paternelle de l’auteur dans la maison familiale du petit village toscan où elle avait choisi de finir sa vie, après avoir accompagné à l’étranger les prémices de l’exil de ses deux enfants.
6Prises par Michel Peroni entre 1980 et 1982, lorsqu’il accompagnait ses parents qui retournaient au pays pendant les vacances, ces photographies entendent capturer le rapport au monde d’un proche au crépuscule de sa vie. Ces images avaient d’abord été appréhendées, y compris par le photographe lui-même, comme les traces d’un attachement intime pour un être cher qui s’était définitivement absenté. Elles sont ensuite devenues, dans le regard réflexif et rétrospectif du sociologue, l’enchâssement de deux modalités du lien au pays : son propre lien, médié par la relation affective qui le rattache à sa grand-mère, et le lien de La Nonanita elle-même à sa maison, qu’elle habite autant qu’elle est pour ainsi dire habitée par elle. Mêlant enquête ordinaire sur la filiation et enquête sociologique, ces images-portraits éclairent avec superbe un être singulier et son milieu de vie. Leur valeur pour notre discipline est donc indéniable, et l’on ne peut que se féliciter que les éditions IES aient rendu possible la publication de ce livre original. Dans la suite de ce commentaire, nous nous pencherons en particulier sur l’approche originale et féconde de l’identité, notamment en lien avec le phénomène de l’immigration, dont Michel Peroni a posé les linéaments dans son Grand résumé.
7Pour Michel Peroni, il est important de rappeler que l’identité est d’abord un principe de logique qui consiste en l’identification d’un référent unique – ce que les philosophes appellent « l’identité numérique » au sens du nombre. Une telle identité logique désigne une personne ou une chose – et non pas deux ou trois – comme étant identique à elle-même et distincte, en tant que telle, des autres existants. Bien que cette insistance sur la dimension logique de l’identité puisse surprendre, elle a une vraie fonction analytique : elle permet à l’auteur de lier le plan logique de l’identité et le plan ontologique de la référence, ici pointée vers l’identité singulière d’un être dans le monde. Michel Peroni propose ainsi de s’intéresser aux processus d’essentialisation ou d’« ontologisation » de l’identité des personnes – des processus qui se trament en principe dans l’immanence des pratiques mais peuvent devenir, quand ils ne vont plus de soi, des objets d’enquête. En effet, leur identité, son identité ou encore mon identité, quand elles ne peuvent plus être tenues pour allant de soi, se présentent comme un thème d’investigation, un problème à résoudre.
8C’est pour cela que l’identité logique de référence n’est pas le point de départ, mais le point d’arrivée d’une enquête pratique qui conduit les agents ordinaires à reconnaître que ce qui leur apparaît sous différentes descriptions, désignations ou apparitions, dans des lieux ou des temps différents – le cas échéant par deux noms distincts – constitue une seule et même personne. La plupart du temps, la variété de ces descriptions ou apparitions ne constitue pas un obstacle à la reconnaissance d’une personne. Ainsi, pour les lecteurs de Diptyque, l’auteur de l’ouvrage, l’enfant d’immigré, le jeune homme qui photographie sa grand-mère et le sociologue sont de manière évidente un seul et même individu. D’où la thèse centrale du Grand résumé : « L’unité de l’identité est indissociable – et logiquement seconde – de la pluralité des modes d’identification ; la relation d’identité étant ce qui vient réduire, au plan ontologique, une différence marquée au plan épistémologique » (Peroni, Grand résumé, § 24).
- 1 Cette position, qui est celle de Numa Murard (2001), revient à nier la pertinence sociologique du (...)
9On le voit, l’articulation entre « l’absolutisation qu’instaure la “relation d’identité” » et la pluralité et relativité des « modes d’identification » permet à Michel Peroni de surmonter les pièges de l’identité. Un des pièges les plus importants est sans doute celui dans lequel tombent les approches radicalement constructivistes de l’identité : en dissolvant l’identité, elles rendent impossible l’imputation de la responsabilité d’une action à un agent, alors même qu’une telle imputation est centrale dans le droit des sociétés modernes1. Plutôt que de déconstruire les attributions de responsabilité et d’identité, mieux vaut analyser, suggère Peroni, la manière dont les agents ordinaires eux-mêmes les mobilisent ou les désamorcent au cours de leurs activités. Généralisant le raisonnement élaboré par Harold Garfinkel dans son étude du « cas Agnès » (Garfinkel, 2007 [1967]), Michel Peroni propose donc de prendre pour objet ou thème d’analyse les méthodes au moyen desquelles les acteurs sociaux donnent forme et substance, sur le plan phénoménal comme sur le plan sémantique, à la « relation d’identité » qu’ils établissent entre une « chose » (moi-même vivant en France, une certaine manière de prendre mon repas du soir ou de faire la cuisine, le nom de Michel Peroni) et une autre (mon appartenance à la catégorie d’immigré italien, la grand-mère qui répond au nom de La Nonanita, le sociologue français qui a écrit Diptyque).
10Parmi ces méthodes, l’entretien biographique que M. Peroni a utilisé auprès des membres de la communauté italienne occupe une place essentielle. Il permet aux immigrés italiens de raconter leur parcours migratoire, de mettre en intrigue les différents événements constitutifs de leur trajectoire de vie, d’établir une cohérence entre leur expérience là-bas, mais aussi leur prise de distance avec « le monde du pays » et ce qu’ils expérimentent ici. Un tel récit contribue à la « construction sociale » de leur identité, attestant de leur attachement indéfectible et de la continuité de leur appartenance au pays alors même que leur parcours d’intégration dans la société française se poursuit. Mais, comme le souligne Peroni dans son Grand résumé, le récit (auto)biographique est un dispositif de (re)médiation très « logocentré » qui rassemble et agence la parole des enquêté·es. C’est cette conception représentationnaliste de l’identité et de l’enquête que l’exploration photographique sur les retours estivaux au pays et les retrouvailles avec La Nonanita entend surmonter. Délaissant le format discursif du récit biographique, une telle enquête entend dépasser « les formulations sensualistes (“la perception de soi”) ou intellectualiste (“la conception de soi”) de l’identité pour tenir compte de ce que l’identité en tant que telle – et non pas son défaut, non pas sa crise – ne se manifeste que documentée » (Peroni 2016, 2021). Ce n’est donc qu’investie d’une « dimension publique » que l’identité se manifeste : « l’épreuve de réalité lui est inhérente, faisant ainsi pièce au soupçon de subjectivisme qui lui est constitutivement attaché » (Peroni, 2016).
11C’est bien en tant qu’épreuves de réalité que l’on doit comprendre les photographies qui jalonnent la deuxième partie de Diptyque. En tant que traces « naturelles » de l’être singulier qu’elles ont saisi et qu’elles (re)présentent, ces images révèlent et constituent la singularité de La Nonanita en rendant reconnaissables, photo après photo, ses postures, son sourire et ses gestes. Mais ces images donnent également prise à la généralité et aux atours typiques d’une « identification catégorielle » (Kaufmann, 2019) : voilà une femme âgée, à la mise soignée, portant fichu et tablier dans un décor délabré, en interaction avec son environnement domestique ou immergée dans des paysages qui évoquent le sud de l’Europe. Tout à la fois singularisant et généralisant, le dispositif photographique reflète bien d’autres ambivalences : celles de la proximité et de la distance, de la présence et de l’absence, de l’attachement et du détachement, qui sont au cœur des « épreuves d’identité » que traversent les immigrés en général et Michel Peroni en particulier.
12Il est difficile de ne pas penser aux réflexions de Georg Simmel (2019) [1909] sur le pont et la porte en lisant les descriptions très sensibles que Michel Peroni fait des images de La Nonanita. Du point de vue spatial, dit Georg Simmel, le multiple ne peut s’unifier : un même être ne peut être à la fois ici et ailleurs, deux entités séparées ne peuvent être identiques : elles sont ontologiquement séparées. En tant qu’être situé dans l’espace, l’individu est donc « voué à l’impitoyable extériorité de l’espace, aucun fragment de matière ne saurait avoir de lieu commun avec un autre […] » (Simmel, 2019 [1909], p. 75 ; Kaufmann, 2022). Pour surmonter cet irrémédiable écart qui sépare le soi du monde et des autres qui l’entourent, le sujet doit construire un « pont », dans un travail de l’imagination qui permet de mettre en relation ce qui était séparé. La « porte », elle, est « l’image du point-frontière où l’homme se tient ou peut se tenir continuellement », une frontière qui esquisse la promesse d’un échange aussi bien que celle de son refus.
13C’est bien la déclinaison de ces frontières, au sens littéral et métaphorique, que l’on retrouve dans la patiente description que fait Peroni des images de La Nonanita mais aussi dans la reconstitution minutieuse de la place qu’il occupait au moment de sa « prise de vue ». « Où suis-je ? », se demande-t-il, et « où étais-je ? » Derrière la porte ? Sur le seuil ? Dans le couloir ? Vers la fenêtre ? Sur la terrasse ? Parfois, le photographe vole subrepticement des fragments de vie, tels La Nonanita en train de cuisiner ou de converser de manière volubile avec des parents, voisins ou amis venus la retrouver. D’autres fois, il franchit la porte et parvient à accrocher le sourire éclatant que lui adresse sa grand-mère. Enfin, à d’autres moments, l’écart se creuse, poignant : « C’est un au revoir, un adieu. Je la laisse sur le seuil de son monde. Nous nous en allons et elle reste là, dans l’attente que nous soyons partis. Ciao, Nonna » (Diptyque, p. 202). Au terme de son exploration photographique, scellée par la disparition de La Nonanita, Peroni renonce à prendre la toute dernière photo de son corps sans vie, qui n’habite déjà plus son présent à lui. Il ne lui reste plus que les signes avant-coureurs de « l’être devant la mort » à laquelle tous deux, de chaque côté de la porte, se préparaient depuis longtemps sans vraiment oser se l’avouer.
14Dans Diptyque, ce qui importe finalement au photographe, au sociologue et au petit-fils, c’est de trouver la place qui lui permettra d’explorer encore et encore « le mode d’existence de La Nonanita ». Pour cela, il lui faut procéder à tout un travail « gestaltique » sur la lumière et la pénombre, le visible et l’invisible, le champ et l’hors-champ, bref, sur le cadrage, au sens à la fois perceptif de la photographie et au sens goffmanien du framing. Parfois, un gros plan permet, dit Peroni, d’opérer une « fixation sur La Nonanita, sur elle seule », de l’isoler de l’environnement qui était le sien afin de « la voir se découper dans le ciel, la voir occuper l’espace sans que rien ou presque ne lui… fasse de l’ombre » (Diptyque, p. 159). Ainsi appréhendée, La Nonanita bascule du rôle de simple « figurante » à celui d’une « figure de proue » dont la haute stature ressort en contre-plongée « au bord du paysage ». Elle apparaît ainsi, grâce au regard de son petit-fils, dans sa singularité absolue. À d’autres moments, la silhouette de La Nonanita se confond avec son environnement et se laisse absorber par le paysage. « Le fond la gagne, il la traverse ; elle l’épouse » (Diptyque, p. 165). Le vaste paysage qu’elle contemple si régulièrement l’absorbe et la soustrait au regard de son petit-fils.
15L’arrangement photographique nous fait ainsi osciller entre deux « gestalts », la Nonanita apparaissant tantôt comme une figure qui se détacherait sur le fond d’une culture et d’un mode de vie (soit comme une personne singulière), tantôt, à l’inverse, comme une figure qui s’estomperait ou même s’effacerait dans une forme de vie, rude, prenante et aujourd’hui révolue (soit comme un personnage typique). Grâce à la prise de vue, notre attention vacille et se déplace, allant du paysage immuable – les Apennins, le ciel –, à La Nonanita, témoin passager de ce monde où les gens passent et les lieux restent. Chaque image est une tentative heureuse et en même temps désespérée de maintenir la présence singulière de La Nonanita et de garder la trace d’un monde en voie de disparition – un monde dans lequel le photographe avait une place, à commencer par celle, éphémère, qu’il occupait physiquement pour prendre la photo.
16L’on peut se demander, toutefois, si l’identité ainsi performée en tant que présence ne conduit pas à une forme de spatialisation radicale : devant ou derrière, dedans ou dehors, intérieur ou extérieur, le lexique de description des images que M. Peroni déploie avec brio inscrit les relations d’attachement dans un ordre proxémique. Or, il n’est pas sûr que beaucoup, beaucoup de présences suffisent vraiment à « performer » une identité singulière et, surtout, à exprimer une relation de filiation. « Refermons la porte doucement. Elle n’a rien entendu. Laissons-la dans son monde » (Diptyque, p. 218), écrit Peroni. À force de « sensibiliser » le lien en l’inscrivant dans le registre sémiotique de l’indice et de la trace, les images semblent creuser plutôt qu’effacer l’irrémédiable écart qui sépare le je du photographe et le monde de sa Nonanita. Probablement parce que les portraits visaient moins à figurer leur relation de proximité, leur lien d’attachement, qu’à capturer la personne même de la Nonanita, son visage et ses postures singulières, pour ainsi dire statufiées.
17Invité à rester, lui aussi, au bord de cet espace, sur le seuil de cette maisonnée qui bascule dans la pénombre, le spectateur est bien confronté à une « épiphanie », c’est-à-dire à une prise de conscience soudaine de la nature profonde d’un phénomène. Plus sombre que lumineuse, cette épiphanie pourrait se résumer en un point : seuls les symboles au-delà et les affects en-deçà de l’indice direct de la présence peuvent pallier l’absence et constituer le « pont » qui permet, comme le dit Simmel, de « faire parler les portes » et de mettre en relation ce qui était séparé.
18C’est bien sur le symbole et les univers de signification qu’insiste la première partie de Diptyque. Michel Peroni souligne ainsi que les immigrés italiens sont des « homecomers » au sens d’Alfred Schütz (1945) : ils reviennent chaque année pour les vacances dans le village qu’ils ont quitté. Surtout, ils conçoivent le « monde du pays » comme « une province de signification à part entière, qui rassemble tout ce qui est relatif au pays, entendu comme référence symbolique » (Peroni, 2021, p. 45-46). Une telle référence symbolique n’est pas dissociée du sensible. Comme le souligne Peroni (Grand résumé, § 9) en prenant appui sur Hartmut Rosa, une identité peut être « investie d’une forte teneur morale » tout en se donnant comme « matière sensible ». Un tel condensé, aussi bien symbolique que sensible, se retrouve dans les photographies de la maison de La Nonanita – une maison qui cristallise à elle seule l’ensemble des manières de faire et d’être italiennes auxquelles les homecomers tel que Peroni sont attachés.
19Le point de vue du spectateur, laissé au bord de l’espace dans lequel le photographe, lui, a pu s’engouffrer, n’est pas la préoccupation principale de Diptyque. Parfois le spectateur se sent même comme le tiers intrus qui, au moment où l’appareil photographique est prêt à s’enclencher, s’introduit, presque par effraction, dans une « composition » visuelle qui avait pour vocation de le faire disparaître (Peroni, 2021, p. 211). Ce tiers, qu’il s’agissait d’effacer de l’image et de la scène de l’interaction, revient en force, pour ainsi dire, par le biais du public, ce tiers dont le regard éloigné, bien qu’il ne soit pas thématisé comme tel, contribue au « dispositif d’empersonnement » de La Nonanita.
20Or, dans les processus d’apparition et de phénoménalisation des identités qui intéressent Peroni, le point de vue du tiers est essentiel. Après tout, c’est devant ses yeux que la personne apparaît comme un sujet inconnu, puis connu, et enfin reconnu (Malbois, 2019a). La prééminence du point de vue du tiers dans l’établissement d’une « relation d’identité » réussie est particulièrement flagrante dans le cas de la transsexuelle Agnès, dont l’analyse qui en a été effectuée par Harold Garfinkel (2007) a inspiré le travail de Michel Peroni. En effet, les procédés mis en œuvre par Agnès, qui a vécu comme un garçon répondant au nom de Bill jusqu’à son adolescence, visent à préserver dans le temps l’identité de « femme naturelle, normale » qu’elle « performe » à l’endroit de ses collègues, de son entourage proche, de son médecin et de Harold Garfinkel lui-même. L’enjeu, pour Agnès, est non seulement de rendre son identité de genre reconnaissable pour autrui, mais aussi de la rendre visiblement la même « à travers toutes les variations de ses apparences concrètes » (Garfinkel, 2007, p. 288 et 289). La consistance et la tangibilité de cette identité projetée exigent un travail continuel afin de donner, comme le dit Harold Garfinkel, « une solution au problème de la constance de l’objet » ou, plutôt, de la permanence de l’identité au gré de ses apparitions successives.
21Dans le dispositif de communication qu’est Diptyque, des tiers entrent eux aussi en jeu pour assurer la félicité des apparitions. Bien que le Grand résumé les laisse dans l’ombre, il est possible d’en distinguer deux types, en fonction des espaces sociaux dans lesquels ils prennent place et de la proximité et de la distance qu’ils entretiennent avec « le monde du pays ». Le premier type de tiers peuple l’espace des familiers et a de ce fait une connaissance intime et interne du pays (les membres de la famille Peroni, les habitants de Camporella, le village toscan de l’aïeule, ou des villages voisins, les membres du réseau d’immigrés italiens venus en France après avoir quitté ces vallées). Ces tiers familiers sont au cœur de l’enquête sur les immigrés italiens qui, dans Diptyque, « performent » leur attachement au lieu d’origine en racontant leur vie à Michel Peroni. C’est en effet au sein du réseau communautaire dont ils font tous partie, le sociologue y compris, que dire sa nostalgie du pays vaut comme (é)preuve d’identité. Le second type de tiers regroupe toutes les personnes qui sont étrangères au pays et ne possèdent, avant la lecture de l’ouvrage, aucun savoir particulier sur les personnes singulières dont Diptyque relate l’existence – ni même, dans certains cas, aucun savoir social ou culturel sur les villages de la Toscane septentrionale, sur leurs manières de vivre, leurs habitats, leurs usages locaux, leurs paysages, etc. Le lien que ces tiers non familiers sont susceptibles de nouer Au pays va de la sympathie à l’intérêt en passant par la curiosité propre au bystander. Ils ont pourtant une place au sein de Diptyque et un rôle important à y jouer, celui d’attester de l’authenticité et de la sincérité des performances identitaires réalisées.
22Mis à part ces tiers, il est important de noter que, dans les pays où les immigrés arrivent, d’autres tiers sont présents et importent. Guère mentionnés dans Diptyque, certains parmi ces tiers sont pourtant des agents spécialisés dans l’établissement juridique de la « relation d’identité ». Leurs actions portent à conséquence et valent normalement pour tous en vertu du droit auquel elles s’adossent. Ces tiers, impersonnels cette fois-ci, sont les autorités ou les acteurs institutionnels dont la mission consiste, via toutes sortes de méthodes (dont l’entretien biographique peut faire partie), à produire une nouvelle identité, celle liée au pays d’accueil et matérialisée dans des documents officiels, tel le passeport. Quand elle a lieu, cette consécration statutaire ne s’accompagne pas nécessairement, fort heureusement, d’une dégradation de l’ancien statut, ni d’une disparation de l’identité antérieure. Mais elle équivaut dans tous les cas à l’investiture d’un statut inédit, au terme d’une série d’épreuves passées avec succès (Garfinkel, 1956). Ainsi, au terme d’un processus légal, avalisé par les instances faisant autorité, l’immigré italien pourra se revendiquer binational. En Suisse, où l’acquisition de la nationalité repose sur le droit du sang, la procédure dite de « naturalisation » remplit précisément cette fonction. Bien que laissés de côté, les épreuves institutionnelles et les acteurs officiels participent de plein droit au travail « ontogénétique » qui, pour Peroni (2006, 2021), consiste à fonder en réalité une identité et à la faire reconnaître comme telle.
23En suivant la dialectique du paraître, du disparaître et du réapparaître chère à Paul Ricœur (2009), l’enquête que mène Peroni présume que les personnes, par-delà la diversité de leurs modes d’apparition, restent identiques à elles-mêmes, en dépit du temps qui passe ; qu’il y a, en d’autres termes, « constance de la chose » (Ricœur, 2009, p. 109), ou encore, que ce sont toujours les « états d’un même être » (Ricœur, 2009, p. 113) qui se phénoménalisent. Ainsi, la photo de la vieille femme qui s’assoupit et la photo de la vieille femme qui rit aux éclats participent l’une comme l’autre à la confection du caractère de La Nonanita qui prend forme dans l’enchaînement des clichés. Ou encore : les personnes s’étant absentées du « monde du pays » sont supposées pouvoir, grâce au récit de l’attachement indéfectible au lieu d’origine qu’elles produisent, assurer la continuité de leur condition d’étranger.
- 2 Michel Peroni emprunte cette notion de « dépôt de soi » à Norman K. Denzin (1970).
24Pour Michel Peroni, on l’a vu, l’attachement au pays ou le sentiment identitaire, pour être nourri, doit s’adosser à une « relation d’identité » entre le « je » d’aujourd’hui et celui d’hier. Or, une telle relation peut s’éroder et rendre inopérant, en le neutralisant, l’appariement établi. En étendant ou en distendant ses liens d’attachement, en multipliant ses « identifications », notamment hors de son réseau communautaire, l’immigré peut voir se résorber, voire disparaître, le « monde du pays » qu’il a connu. Par exemple, Michel Peroni n’interroge pas les conséquences de la modernisation de la maison de La Nonanita sur l’identité des « immigrés italiens » dont elle fut le foyer natal et la raison de leur retour, été après été, pour les vacances. Ne faudrait-il pas, pourtant, imaginer que la perte qu’elle représente, celle « monde du pays », est susceptible de les détourner de leur qualité d’« immigrés italiens » pour en endosser une autre, celle de « français d’origine italienne » ? Une telle perte peut fort bien remettre en question leur appartenance au pays et, ce faisant, ébranler « la constance du sujet » (Malbois, 2019b) que scellait cette appartenance – et le « dépôt du soi » (self-lodging) qui lui était corrélatif2. Autrement dit, l’identité qui était entretenue, préservée voire perfectionnée peut se retrouver altérée jusqu’au point de rupture et la « mêmeté » logique entre « soi et soi » disloquée.
25Dans l’enchaînement de ses deux textes, l’énonciateur de Diptyque décline avec une grande habileté une pluralité d’identités, celles du sociologue, de l’enfant d’immigrés et du petit-fils en particulier, qui d’habitude ne coexistent pas, le chercheur se gardant bien de dévoiler, hormis dans les périphéries de son travail (les dédicaces et les remerciements), des éléments propres à sa personne privée. Dans le cas présent, la relation de parenté colore la relation qui se noue entre le photographe et le sujet photographié, et imprègne même le processus de l’enquête tout entier. C’est dans le creuset de la relation de parenté qui les lie que La Nonanita réagit, tantôt ignorant superbement cet être familier au comportement surprenant, tantôt lui adressant des signes explicites de complicité.
26Cette immixtion du personnel dans le sociologique donne une vraie profondeur à la plume de l’ethnographe. Bien entendu, elle n’est pas sans conséquence sur le destinataire du texte consacré à La Nonanita. Extérieur aux relations d’interconnaissance durables et profondes à partir desquelles l’auteur développe sa sociologie de l’attachement au lieu d’origine, ce destinataire est invité à se situer dans les catégories qui signifient le rapport intergénérationnel, et dans lesquelles il est de facto lui aussi empêtré (Schapp, 1992). C’est en effet en tant que figure possible de grand-parent que la grand-mère de l’auteur apparaît dans sa dimension éminemment sensible au lecteur, sa singularité surexposée dans l’image ouvrant à une montée en généralité immédiate. Alors que c’est en raison d’une proximité et d’une intimité partagées que ces photos revêtent de la valeur pour celui qui les a prises, c’est notamment en regard des catégories de parenté dans lesquelles il est lui-même pris qu’elles sont appréhendées par celui qui les voit, les photos de l’aïeule d’un autre faisant apparaître, en creux, l’aïeule qui est la sienne. Photo après photo, le lecteur n’a dès lors de cesse de s’interroger sur ce que les images commentées pourraient documenter de sa propre grand-mère et de sa façon singulière d’exister à elle. À cet égard, l’objet sémiotique qu’est Diptyque se révèle profondément pragmatiste. L’enquête sur le phénomène migratoire dont il rend compte invite ses lecteurs à une nouvelle enquête sur l’identité – une enquête éminemment publique mais aussi commune, puisqu’elle porte sur le grand âge comme mode d’être au monde.