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2025

Épreuves d’identité

Grand résumé de l’ouvrage Diptyque. L’enquête, le sociologue et sa grand-mère, Genève, IES/HETS, coll. « Le geste social », 2021, 301 p.
Michel Peroni

Notes de la rédaction

* Retrouvez la discussion de ce Grand résumé par Daniel Bizeul, [https://journals.openedition.org/sociologies/24859] ainsi que Laurence Kauffmann et Fabienne Malbois [https://journals.openedition.org/sociologies/24861].

Texte intégral

Diptyque, qu’est-ce que c’est ?

  • 1 Ces deux éléments s’intitulent respectivement : « La construction sociale de leur identité », pour (...)

1Comme son nom l’indique, Diptyque est l’assemblage de deux éléments, de deux parties constitutives, suffisamment dissemblables l’une et l’autre pour ne pouvoir être unifiées et formant cependant formant à elles deux une totalité improbable, à l’abord assez énigmatique1. S’agissant de l’aspect que présente chacune de ces composantes, l’hétérogénéité est en effet radicale : d’un côté un texte académique avec son langage technique, son imposant appareil critique et ce que j’appellerais son style quelque peu hermétique ; de l’autre, une série de photographies et leur commentaire, dans une écriture exempte de rhétorique académique et, disons, quelque peu littéraire. Une hétérogénéité telle, au demeurant, qu’elle a rendu nécessaire la présence d’une préface, sorte de notice adressée au lecteur, explicitant les vicissitudes rencontrées par l’un et l’autre textes composant Diptyque sur le chemin de leur publication, et ayant longtemps rendu celle-ci pour le moins hypothétique, les circonstances peu communes de leur tardif assemblage mais aussi l’intérêt, l’enjeu et pour tout dire le pari que cet assemblage représente finalement. Aussi n’y a-t-il pas lieu de devoir réexpliciter ce que furent vicissitudes et circonstances ; quant au pari, il appartiendra à qui est dévolue la charge d’avoir à gloser Diptyque – puisqu’une présentation à plusieurs voix est le propre du Grand résumé – d’en mesurer la portée et d’en apprécier l’issue.

D’un texte, l’autre

2En dépit de leur hétérogénéité manifeste, l’un et l’autre élément ont cette première caractéristique commune de constituer des retours dans le temps. Le premier texte est un retour, effectué en 2002, dans le cadre d’une HDR, sur ce qui avait été mon entrée dans le monde académique, à savoir un travail de thèse accompli au début des années 1980 ; retour, comme il sied à cet exercice d’excellence, pour approfondir des éléments laissés jadis en suspens, pour clarifier ce qui s’était joué dans ce travail princeps. Le second élément constitue lui aussi un retour, très tardif, mené au début des années 2010 – mais ne s’inscrivant, lui, dans aucun cadre établi –, sur une série de photographies que j’avais prises en 1980-1981 ; retour pour élucider ce qui m’avait amené alors à les prendre, ces photos. Deux retours dans le temps, donc, se rapportant peu ou prou à la même époque et constituant l’un et l’autre, à leur tour, deux époques postérieures auxquelles ramène également Diptyque, puisque ce sont ces deux textes, laissés tels quels, dont il est composé. En sorte que le retour dans le temps dont il s’agit est encore accru et pour ainsi dire redoublé par l’effet d’une publication tardive de textes inactuels, comme livrés en qualité d’archives : voici ce que j’écrivais en 2002 sur ce que j’avais élaboré au début des années 1980 ; voici ce que j’écrivais au début des années 2010 sur les photographies que j’avais prises au début des années 1980 ; et voici l’assemblage que j’en ai effectué au début des années 2020. À rebours d’une représentation commune de la recherche comme s’accomplissant dans un temps propre et qui serait un présent continu, cet étrange dispositif (auto) archival la présente, dans une incomplétude constitutive, comme ne se donnant qu’au passé composé, dans l’après coup, l’entre-deux, l’intervalle.

3Ainsi une unité paradoxale est-elle conférée à cet assemblage de par le feuilleté temporel qu’il constitue – encore augmenté par la reprise en quoi consiste le Grand résumé. Cette sorte d’unité, c’est en l’occurrence celle d’une vie de chercheur – au sens où Diptyque se rapporte au tout début de cette vie, où il est lui-même composé de textes qui l’ont émaillée et parce que c’est au seuil de mon départ à la retraite que j’effectue cet énième retour. Ou plus exactement celle qui s’est inscrite en filigrane de cette vie – au sens où ce n’est que rétrospectivement que se sera manifestée une continuité entre ces deux séries quasi parallèles, homologues mais disjointes. La jonction entre ces deux séries ? Un petit caillou dans la chaussure du chercheur, qui l’aura incommodé tout ce temps et dont il ne se sera vraiment soucié que par intermittence, entre deux enquêtes en bonne et due forme, collectives, commanditées, financées…

4Ce qu’ont encore en commun les deux éléments constitutifs de Diptyque, c’est qu’il y est question peu ou prou de la même chose – et que c’est donc bien une seule et même chose qui m’aura préoccupé tout ce temps sans se manifester comme telle. D’un côté, dans le travail effectué au moment de la thèse, j’avais constitué en objet d’enquête l’attachement à leur monde d’origine d’immigrés italiens qui étaient pourtant considérés comme intégrés, assimilés, même, par la société française. Ces immigrés auprès desquels j’enquêtais n’étaient autres que mes propres parents et tous les autres, de la même génération, qui comme eux avaient quitté le village d’origine et ses alentours, auquel moi qui vivais parmi eux, les savais être toujours attachés. La question était donc la suivante : « Comment ceux qui sont partis pérennisent-ils leur être partie prenante d’un monde dont ils se sont absentés, nonobstant leur absence effective ? » L’enquête portait alors sur les dispositifs et méthodes de (re)médiation par lesquels s’effectuait ce que j’appelai alors la « construction sociale » de leur identité, pour bien rendre compte du caractère nécessairement élaboré, élaboratif, de la persistance de leur attachement. J’analysais en particulier la manière dont cet attachement au pays était littéralement mis en intrigue dans leurs récits biographiques ; ce qui donne un caractère très logocentré à l’enquête ; mais aussi, sur un versant plus ethnographique, comment se déroulaient les moments de retrouvailles chez les uns ou chez les autres, ainsi que la période de leurs retours estivaux conjoints au pays.

5D’un autre côté, à la même époque, tandis qu’en enquêteur j’accompagnais donc le retour au pays de mes parents pour les vacances, y retrouvant ma grand-mère – i.e. Lanonanita – qui elle y vivait à demeure, j’étais confronté là-bas à ce que j’appellerais aujourd’hui l’intensité de sa présence en ce lieu qu’elle était revenue habiter. Un lieu dont elle s’était elle aussi absentée, quand, devenue veuve, il lui avait fallu le quitter et demeurer de longues années en France, chez ses enfants, mais qu’elle avait finalement voulu regagner pour le temps qui lui restait à vivre. Alors, moi qui n’étais en rien photographe, et sans en avoir nullement le projet mais saisi par ce qui était là devant mes yeux, me suis surpris à réitérer encore et encore ce geste consistant à la photographier dans son élément. Cela a donné lieu à un corpus d’une centaine de photos de Lanonanita chez elle, prises en août 1981, décembre 1981 et août 1982, date de sa mort. On remarquera, à propos de ce que j’ai nommé « intensité de sa présence », que j’ai bien pris soin d’indiquer l’anachronisme de cette expression afin de ne pas classer trop vite mon geste d’alors du côté de l’« anthropologie existentiale » d’Albert Piette (2009), ni de le voir trop distinctement comme une préfiguration de ses dispositifs d’enquête « phénoménographiques » visant précisément à documenter les présences singulières ; pour bien marquer combien ce geste s’effectuait à l’écart de l’enquête sociologique que je m’employais à mener par ailleurs et ne correspondait, lui-même, à aucun protocole réfléchi ; comment, en somme, ces images se sont accumulées tandis que j’enquêtais.

6Or, photographiant pour ainsi dire cet être-là de Lanonanita, et ce faisant, lui reconnaissant implicitement une valeur, se manifestait sans que j’en aie, mon être de là à moi aussi. Se manifestait, en d’autres termes, ce que ceux dont j’analysais l’identité et dont j’analysais l’identité comme étant proprement la leur (procédant de constructions symboliques venant remédier à leur absence au lieu et à la prochaine absentification définitive du lieu même dont ils seraient les agents, à peine disparue celle qui, je le sentais bien, en était la gardienne) m’avaient bel et bien transmise : l’attachement sensible au lieu de notre origine.

  • 2 Si le retour comble la distance spatiale, le temps de l’absence, lui, est irrémédiable, ainsi que (...)

7Ce que je n’avais pas vu à l’époque et dont il m’aura fallu près d’une vie de chercheur pour, non pas le découvrir, mais – trouver la manière de – le rapporter et le mettre en partage au sein de l’espace académique, c’est que l’identité de ces immigrés que j’avais autonomisée comme objet d’enquête sociologique dans le travail de la thèse, n’était qu’une modalité, médiatisée, à distance, d’un attachement au lieu d’origine, dont le mode d’existence de Lanonanita dans sa maison constituait une autre modalité ; modalités cependant entre lesquelles diffère le dit « lieu d’origine » : élargi, d’une part au « pays » (non pas la nation mais la contrée, avec son dialecte, ses « pays »…), disons l’interconnaissance villageoise ; replié, de l’autre, sur une maison (cette maison, du reste, que ses enfants, à la mort de ma grand-mère, feraient aussitôt disparaître comme espace indivis et vétuste, au sens où chacun des héritiers s’en approprierait une partie et entreprendrait au plus vite de la restaurer, c’est-à-dire de la mettre au norme d’un habitat moderne). Un attachement au lieu de l’origine, enfin, dont les photos de Lanonanita dans sa maison indivise et vétuste constituent encore une autre modalité, en quelque sorte synthétique, puisque confondant, d’une part, inhérence au lieu de l’attachement (ce qu’on voit sur la photo : l’une habitant l’autre) et distance à ce lieu (ce que réalise la médiation photographique, laquelle vient encore accuser le fait que c’est également quelque chose du lieu d’origine qui s’est lui-même absenté) et confondant, d’autre part, attachement au lieu de l’origine et attachement au temps d’avant2.

D’une enquête, l’autre

8De fait, au détour de l’enquête avec un grand E qui m’accaparait alors, s’en était, à mon insu, engagée une autre, dont c’est le propos de Diptyque que de l’avoir rétroactivement reconnue comme telle, la resituant en vis-à-vis de cette première qui l’avait occultée, et faisant jouer l’intervalle de l’une à l’autre pour les ajointer comme les deux pièces du symbolon. Deux enquêtes véritables, pareillement exploratoires, même si s’étant déroulées et accomplies en sens inverse. D’un côté, l’enquête proprement dite, donc, fortement logocentrée puisque consistant, sur le plan théorique et méthodologique, à rassembler et agencer les éléments susceptibles de me permettre, sans rien céder de la qualité de sociologue que je m’employais alors à instaurer, de susciter et traiter la parole autobiographique d’immigrés comme le protocole d’enquête adéquat pour documenter et analyser la « construction sociale » de leur identité. Soit une entreprise bien incertaine, alors même que Pierre Bourdieu dénonçait « l’illusion biographique » (Bourdieu, 1986). De l’autre, ce qui n’était en rien pensé comme constituant une enquête, mais qui allait s’avérer n’en être pas moins la mise en œuvre systématique d’un certain protocole centré, quant à lui, sur le visuel et qui se révélerait finalement avoir bel et bien été l’amorce d’une enquête à part entière, distribuée en deux temps : un temps de prise de vue, de constitution d’un corpus et un temps, longtemps plus tard, herméneutique, de questionnement et d’analyse intégrale de ce corpus. Deux enquêtes, donc, l’une dotée d’un objet explicite – comment ceux qui sont partis pérennisent leur être partie prenante d’un monde dont ils se sont absentés, nonobstant leur absence effective – et en quête d’une méthodologie adéquate – une certaine manière de faire usage de la méthode biographique - ; l’autre, avec sinon proprement une méthodologie du moins un mode opératoire – en certaines situations, la prise de vue photographique – et en quête de l’élucidation de son objet – ce que, d’une fois à l’autre, je voyais et qui me faisait le photographier. Dans un cas comme dans l’autre, la même recherche de l’adéquation : quelle méthode documentaire pouvait être adéquate à l’objet qui était le mien ? Quel objet pouvait bien être adéquat à cette méthode documentaire qui s’était imposée à moi ? Quant à l’attachement au pays, qui figure dans un cas comme objet d’analyse explicite, il devient, dans l’autre, la raison d’être implicite de mes propres photographies. En d’autres termes, ce dont l’occultation constitue, dans un cas, la condition même du montage académique – mon propre attachement – donne, dans l’autre, véritablement lieu à ostension, par le truchement de ma grand-mère ; en effet mon attachement à Lanonanita, que ces photos rendent manifeste, est tout aussi bien un attachement au monde qui était le sien, puisque ce que documentent les photos du corpus s’avère être quelque chose comme le rapport symbiotique que ma grand-mère entretenait avec son habitat, ou bien encore l’écologie de son mode d’existence singulier.

  • 3 Ce point est en revanche bien souligné dans le second texte de Diptyque.
  • 4 « Le nôtre », s’il est vrai qu’« on peut partager le même monde [sans partager] un monde identique (...)
  • 5 L’expression se justifie pleinement au regard des éléments biographiques qui émaillent le second t (...)
  • 6 La même fidélité qui, plus tard, m’a conduit à me consacrer longuement à un petit musée de la mine (...)

9Deux enquêtes finalement reconnues comme telles mais qui, de fait, ont, pour une part, coïncidé et, dans cette mesure, possiblement interféré l’une avec l’autre. Que les photographies de Lanonanita aient pu être parfaitement indépendantes de l’enquête sociologique menée alors et aient pu simplement être à verser à la rubrique chronique et/ou célébration de la vie familiale, c’est ce que j’ai longtemps considéré, raison pour laquelle elles sont longtemps restées par la suite – précieusement – remisées avec les autres photos de famille. Que de fait, elles ne l’aient pas réellement été – au sens où la toute première photographie sur laquelle figure Lanonanita appartient à une série de photographies disons ethnographiques, consacrées à l’inconfort de la maison vétuste où nous nous retrouvions tous les étés – n’a, ici, guère d’importance3. Ce qui en a davantage et qui m’est tardivement apparu, c’est, en premier lieu, qu’il était également question d’identité avec Lanonanita ; la sienne, la mienne, la nôtre. Que la question de l’identité, en d’autres termes, débordait du cadre que j’avais cru pouvoir lui fixer et passait outre les protocoles d’enquête par lesquels je m’employais à l’appréhender. Débordait et divaguait, sous le régime non plus de la construction, mais de la résonance comme l’on dirait aujourd’hui à la suite de Hartmut Rosa ; un régime, celui-là, engageant au premier chef les corps et leur sensibilité propre – Rosa parle de « sensibilités existentielles » (Rosa, 2018, p. 48) –, manifestement ajustée à un environnement bien particulier, celui au milieu duquel Lanonanita était précisément revenue se poser, là où je la voyais justement se tenir. Qui était-elle donc pour avoir tenu à revenir vivre là et se satisfaire de cette vie semblant être tout entière dévolue au fait d’être là ? Et qui étais-je pour être à ce point concerné par son singulier mode d’existence, par sa relation au monde ? Le sien ? Le nôtre4 ? Oui, qu’en était-il de mon identité à l’épreuve de la perte à venir, non seulement de cette ascendante et de l’être cher qu’elle était, mais du monde au sein duquel elle se tenait, et des choses auxquelles elle tenait, à commencer par cette maison qui, au sens biographiquement fort du terme, était la sienne5 (et qui, du reste, ne lui survivrait pas), et la sorte de vie domestique comme hors du temps qu’elle abritait lorsque, chaque été, ses enfants et leurs familles respectives venaient la repeupler ? À l’épreuve, donc, de la découverte de ce que Rosa désignerait comme un « axe de résonance entre le moi et le monde » (Rosa, 2018, p. 20), de son importance en même temps que de sa fragilité. Et qu’en était-il de l’identité s’éprouvant là ? Une identité se donnant comme matière sensible et se trouvant, en cela même, investie d’une forte teneur morale, puisqu’engageant proprement une responsabilité, laquelle demande à être entendue au sens de « disposition à répondre » (de « responsivité », dirait encore Rosa, 2018, p. 60) et d’un répondre qui ne soit pas d’emblée un « répondre de » mais bien, en tout premier lieu un « répondre à ». Ce dernier, dans les termes où le promeut Émilie Hache, revient en effet à devoir « élaborer des façons de (bien) prendre en compte les différents êtres » (Hache, 2011, p. 57) avec lesquels nous entretenons manifestement ce que Vinciane Despret appelle joliment des « préférences relationnelles » (Despret, 2005, p. 104). En ce qui me concerne, la réponse aura été immédiate : me mettre à la photo ; elle se sera également déployée à l’échelle d’une vie, sous la forme, alors, d’une fidélité à l’intensité de l’évènement, à l’éclat du phénomène (Étienne Souriau, dans sa langue inimitable, dirait sa patuité) ; d’une fidélité à l’évènement de la rencontre avec le phénomène6.

  • 7 Je reprends ici ces expressions par lesquelles, contre le discrédit ayant longtemps prévalu, Jean  (...)

10Ce qui m’est aussi rétrospectivement apparu, c’est en second lieu et réciproquement, combien le travail de la thèse, entendu alors comme l’autre des photos de Lanonanita, avait pu, d’entrée de jeu, être altéré par elles et ainsi, en son origine, le travail sociologique lui-même. Combien, en somme, c’est l’enquête sociologique même, in statu nascendi, qui aurait été altérée par le dédoublement de l’exploration engagée alors. Qu’est-ce à dire ? De quelle altération peut-il s’agir ? En premier lieu, sans nul doute, d’une plus grande indépendance de ma part à l’égard des formes normales de l’enquête, tenant au sentiment de son incomplétude – pas seulement de l’enquête pro forma, mais de tout dispositif d’enquête – et par suite à une sensibilité au risque de céder, en quelque manière, au réductionnisme sociologique ; une indépendance me portant aussi à aventurer l’enquête sur des chemins encore peu frayés, par-delà les formats bien rodés, les limites programmatiques et calendaires bien fixées. En second lieu, plus positivement, il s’agissait du même souci, dans le cadre académique également, d’« élaborer des façons de (bien) prendre en compte les différents êtres », ce qui allait me conduire, en l’occurrence, à mettre en œuvre une conception de l’entretien biographique marquée non par une « inévitable infidélité à une réalité passée », mais par une « relation de fidélité à une réalité présente7 » ; plus largement, d’une manière originale de spécifier l’enquête sociologique elle-même, disons une conception épiphanique de l’enquête, caractérisée par le primat conféré à la présence du phénomène.

Une même conception épiphanique de l’enquête

  • 8 En août 1981, si l’enquête qui allait se poursuivre dans le cadre doctoral était déjà engagée, ell (...)

11La dimension épiphanique, c’est bien cela, en effet, qui caractérise mes photographies de Lanonanita, telle que je la voyais être devant moi, en son mode existence accompli, fait de contemplations, d’assoupissements, mais aussi de grands éclats de rire en me voyant la photographier… elle, dont je pressentais la perte, la sienne propre et celle du monde où s’inscrivait son mode d’existence. C’est ce phénomène de présence/absence qui m’a littéralement interpellé et dont le corpus constitué documente la puissance d’interpellation. Or, n’est-ce pas l’accent placé sur une même présence du phénomène – en l’occurrence, la manifestation d’une certaine identité – qui caractérise l’usage de la méthode biographique auquel j’en suis venu, au terme du travail de la thèse ; un usage certes directement issu de la conception non représentationnaliste de l’entretien sociologique que ma lecture tant de Paul Ricoeur que de Harold Garfinkel me semblait pouvoir instruire (cela est l’objet même du premier texte de Diptyque), mais dont il n’est pas à exclure qu’il soit un effet en retour de ce qui avait été expérimenté face à Lanonanita ? En effet, si les deux entreprises furent bien approximativement contemporaines (« au début des années 1980 », ai-je indiqué), c’est dès août 1981 que s’expérimentait mon pseudo protocole photographique, soit bien avant que ne s’engage le travail de la thèse proprement dit8.

  • 9 Ce terme qui, chez Gaston Bachelard, désigne la capacité de la science moderne à fabriquer des phé (...)

12Parler d’épiphanie en matière de méthode documentaire peut surprendre, puisque celle-ci, quelle qu’elle soit au demeurant, en passe nécessairement par la confection d’un objet sémiotique (statistique, textuel, audio-visuel…) qui tienne lieu de sa référence, c’est-à-dire par une sémiotisation du phénomène considéré. Cela revient donc à désigner un état de choses caractérisé non pas tant par le fait que le phénomène subsiste à sa mise en signes (qu’il ne soit pas perdu ou encore « sauvé » comme le dit Louis Quéré, 2004), mais par le fait que cette mise en signes même soit le lieu d’une nouvelle phénoménalisation, pour ainsi dire inédite, selon le mode rendu possible par telle ou telle méthodologie, celle-ci étant alors proprement phénoménotechnique9.

  • 10 Telle était, du moins, la photographie argentique dont il s’agissait avec les photos de Lanonanita(...)
  • 11 Le petit Robert, Dictionnaire Le Robert, Paris, 1977.
  • 12 « [Un indice] est un signe ou une représentation qui renvoie à son objet non pas tant parce qu’il (...)

13Il n’est au demeurant pas fortuit que ce soit avec les photographies de Lanonanita que me soit apparue l’importance de la phénoménalité, si l’on considère que la photographie est une variété de trace10 et que la trace est tout à la fois signe et substance. Cette caractéristique ressort de la série des définitions qu’en donne le dictionnaire11, dont on peut remarquer – à l’instar de Paul Ricoeur, engageant son Parcours de la reconnaissance par une sémantique lexicographique – que les écarts de sens y sont dérivés dans un mouvement qui porte précisément du signe à la substance : c’est d’abord une « empreinte ou [une] suite d’empreintes, de marques que laisse le passage d’un être ou d’un objet », et par extension la « marque laissée par une action quelconque », d’où – si l’on convient que le temps qui passe exerce une action sui generis, de destruction ou du moins d’altération –, « ce à quoi on reconnaît que quelque chose a existé, ce qui subsiste d’une chose passée », et enfin – généralisant le mode d’existence présent de la chose passée – : « [une] très petite quantité perceptible ». Elle ressort aussi de la sémiotique trichotomique peircienne (icône, symbole, trace), dans les termes de laquelle, la trace est un indice, soit un signe qui renvoie à un objet du fait qu’il est réellement affecté par celui-ci, qui y renvoie par contiguïté12.

14La trace dispose, à ce titre, d’une première caractéristique : sa naturalité. Fort schématiquement, l’existence de l’indice participe d’une sémiotisation endogène (les arbres ploient dans le sens qu’imprime le vent : il y va de ce qu’est le vent que d’indiquer son sens par son action). Ce que l’indice signifie, c’est l’existence réelle de l’objet qui l’affecte et le constitue, à même son immanence, en signe : c’est en étant, que le vent se signifie ; c’est en se dégradant qu’un corps se transforme en restes. Parce qu’elle s’inscrit dans l’immanence d’un processus naturel, la trace participe d’une conception non représentationnaliste du signe ; elle est tout à la fois signe et phénomène. C’est cette naturalité de la trace, caractéristique de son ontogenèse – fut-elle technique, dans le cas de la photographie, celle-ci constituant proprement une technique d’asservissement de cette naturalité –, qui, inversement, est exploitée au plan épistémique qui est celui de l’enquête ; ce dont Carlo Ginzburg a parfaitement rendu compte en soulignant combien, dans quelque domaine que ce fut, l’enquête était tributaire d’un « paradigme indiciaire » (Ginzburg, 1980).

  • 13 Ainsi peut-on dire que la trace est le mode d’existence dans le temps, paradoxale, de l’événement, (...)

15La deuxième caractéristique de la trace, qui la distingue, celle-ci, d’autres indices, tient à son régime de temporalité. En effet, à la différence de nombre d’entre eux, en particulier, des déictiques, la trace n’opère pas sa désignation dans le seul temps présent. En ce sens, on peut dire de la trace qu’elle est une distribution temporelle du rapport indiciel. Mais aussi qu’elle constitue l’être dans le temps du phénomène, à même ses changements d’état13. Cette deuxième caractéristique en implique une troisième, concernant son régime de référentialité : autant la trace atteste de l’existence au moins passée de son objet référentiel, autant la distance qu’elle entretient forcément avec lui en rend possible une absence irrémédiable, donnant lieu, tout au moins, à enquête. En d’autres termes, alors que le signe indiciel indique son référent, la trace existe indépendamment de la connaissance de l’identité de l’être auquel elle correspond nécessairement ; ce qui constitue, au plan sémiologique, une ouverture ontologique (quid des traces au sol qui apparaissent en vue aérienne sur les plateaux andins ?) S’agissant de ces traces que sont les photographies de Lanonanita, l’indétermination référentielle et l’enquête rendue possible portent bel et bien sur l’objet représenté – non pas cependant au sens où elles permettraient d’en établir l’identité, mais au sens où elles en spécifient le mode d’existence singulier – mais également, pour ainsi dire, sur son contrechamp, à savoir ce qu’avait été le motif de la prise vue et ce qu’il en est de l’émotion qu’en avait suscitée et qu’en suscite encore et toujours la réception (via cette « connexion dynamique avec les sens où la mémoire » dont parle Charles S. Peirce).

16On ne saurait évidemment soutenir que ce qui s’était expérimenté face à Lanonanita ait pu être simplement transféré à l’enquête engagée auprès des miens et de leurs compagnons de parcours migratoire, laquelle s’était donné pour objet la construction sociale de leur identité, et s’être tout naturellement retraduit sur le plan de la méthode biographique ; du moins ne me suis-je pas tenu à la puissante récusation bourdieusienne de la méthode biographique sous motif d’« illusion biographique » et ai-je obstinément recherché quelque passage du Nord-Ouest ; du moins y a-t-il une certaine résonance – « épiphanique » – entre ce qui avait été expérimenté et le passage finalement décelé. Lequel est-il donc, ce passage ? Comme indiqué plus haut, il s’agit d’une approche non représentationaliste de l’entretien biographique dans les termes de laquelle ce sur quoi porte l’enquête, à savoir, en l’occurrence, l’identité, n’est pas une chose qui existe par ailleurs et dont on parle, mais bien ce qui se manifeste et s’accomplit ici et maintenant, à même la mise en intrigue opérée et la présentation de soi qui en est corrélative. Cette approche est à son tour sous-tendue par une conception que l’on peut dire pragmatiste de l’identité, au sens où celle-ci n’a proprement lieu d’être qu’en fonction d’épreuves qui l’appellent et plus encore l’instancient.

Une approche non représentationaliste de l’entretien

  • 14 À partir de ressources rares, trouvées le plus souvent hors discipline (ainsi, du concept philosop (...)

17Le passage qui fut alors, sinon majestueusement « découvert », du moins pratiqué, et dont le premier texte de Diptyque indique la dynamique endogène de ce qui en fut le frayage14, on peut le situer ici, de manière plus cursive, par rapport à cet ouvrage de référence que constitue L’expérience concentrationnaire, publié quelques années plus tard, en reprenant quelques-unes des formulations éclairantes qui y figurent, ainsi que quelques commentaires suscités par l’ouvrage de Mikaël Pollack. Ainsi que celui-ci l’indique :

D’ordinaire, le sens commun enlève à chacun de nous le souci existentiel de son identité [...]. La maîtrise du jeu social et la compréhension réciproque évacuent tout questionnement sur sa propre identité, questionnement que provoque, par contre, le fait de se retrouver dans une situation imprévisible, étrange, à laquelle on n’a pas été préparé. L’identité ne devient une préoccupation et, indirectement, un objet d’analyse que là où elle ne va plus de soi, lorsque le sens commun n’est plus donné d’avance [...]. Il n’est pas étonnant alors que les objets empiriques de presque toutes les études sur l’identité soient pris dans des situations de transition ou de traumatisme qui placent les individus en rupture avec leur monde habituel. (Pollak, 1990, p. 12-11)

L’épreuve extrême que constitue l’expérience concentrationnaire peut donc, en cela, poursuit Mikaël Pollack, être rapprochée des « phénomènes de l’acculturation, de l’immigration et des rapports interethniques ». Le mouvement de généralisation engagé là est encore accentué par Cyril Lemieux, commentant ce même passage :

N’est-ce pas seulement une différence de degré́ qui sépare ces situations de violent changement de celles, plus courantes, qui voient les formes de vie et les jeux de langage ne cesser de se transformer, quoique beaucoup plus imperceptiblement ? (Lemieux, 2008, p. 195)

Par-delà l’expérience extrême, qui constitue comme un cas anthropologique limite, c’est donc au regard de situations beaucoup plus ordinaires qu’il y a lieu, poursuit Lemieux :

[de] saisir le travail d’ajustement et de mise en cohérence qu’il faut aux individus livrer régulièrement pour continuer à être ce qu’ils sont aux yeux d’autrui comme à leurs propres yeux [...] Leur identité́ sociale, loin de pouvoir être présumée acquise, doit être pensée comme une performance qu’ils sont conduits à renouveler à échéances régulières sous peine de la voir disparaître.

  • 15 Cela a été bien noté par Luc Boltanski, en guise de lien entre les travaux de Mikaël Pollack et le (...)

18Or, apporter une attention nouvelle aux épreuves d’identité plus ordinaires n’est pas sans affecter, à son tour, la méthode biographique. Celle-ci n’est plus simplement, ainsi que le fait valoir Mikaël Pollack, « un instrument d’investigation privilégié » pour l’analyse des épreuves inhérentes aux « phénomènes de l’acculturation, de l’immigration et des rapports interethniques » ; elle est, par elle-même, l’une de ces épreuves15. Ou plus précisément encore, elle n’est « un instrument d’investigation privilégié » pour l’analyse des épreuves inhérentes aux « phénomènes de l’acculturation, de l’immigration et des rapports interethniques » que pour autant qu’elle est, par elle-même, l’une de ces épreuves.

  • 16 À l’instar de ces amateurs qui intéressent tant Antoine Hennion et dont il reconnaît qu’ils ont ét (...)
  • 17 Ce déplacement est analogue à celui que proposent Melvin Pollner et Don H. Zimmerman et qu’ils ind (...)

19Que l’entretien biographique constitue une méthode pour l’enquêteur, cela est acquis – y compris par ceux qui, comme Pierre Bourdieu, en contestent la validité – ; on a moins remarqué en revanche – et c’est cela qui avait été découvert avec mes étranges (si proches !) enquêtés, ce qu’ils m’avaient fait découvrir16 – qu’il constitue une méthode également pour les enquêtés ou tout au moins que ceux-ci ne sauraient en ignorer la méthodicité et que, ayant à s’y plier, ils en exploitent pour ainsi dire les contraintes génériques. Soit : devoir établir une continuité et une cohérence subjective, selon les linéaments d’une vie, par-delà ou plutôt à même les circonstances, les évènements, les époques dont a été faite l’expérience vécue et donc à l’épreuve, le cas échéant, des mutations, bouleversements et autres métamorphoses qui sont corrélatives des « phénomènes de l’acculturation, de l’immigration et des rapports interethniques », mais à l’épreuve aussi, bien plus généralement, de toutes les hétérogénéités qui sont celles, tant des expériences vécues, que de leurs significations et appréciations possibles, auxquelles s’ajoutent encore les contraintes du cadre d’intelligibilité particulier qui est celui de cette situation d’entretien-ci. C’est au regard de cette efficace, que l’on peut dire identifiante ou encore identificatoire, qu’il y a lieu de considérer la méthode biographique comme constituant une méthode pour les enquêtés. Une méthode qui, en cela, n’est plus tant un « instrument d’investigation » – fut-il privilégié – qu’une pratique à analyser17.

20Notons bien que c’est une seule et même chose de dire de l’entretien biographique qu’il est une méthode identifiante et qu’il est une épreuve : une épreuve d’identité. Épreuve, il l’est en ceci d’abord qu’il soumet l’identité (supposée donc être un déjà-là) à une sorte de mise au banc d’essai, de test de validité, de consistance. Pour une part, il s’agit là d’un exercice performatif qui revient, sinon à appliquer la méthode biographique, du moins à satisfaire aux exigences qui sont les siennes ; ce qui n’est possible, pour une autre part, que parce qu’il fait fond sur une activité invisible et continue – parce qu’immanente à l’activité pratique – qui consiste à se situer et se définir, c’est-à-dire à s’ajuster aux circonstances qui se présentent à l’expérience et ce faisant, à rendre son identité accountable, sur le modèle de ce que l’étude de Harold Garfinkel consacrée à Agnès a établi en ce qui concerne l’identité de genre (Garfinkel, 2007). Et c’est en un autre sens encore que l’entretien biographique est une épreuve : cette identité qu’il façonne, configure, il la révèle – au sens de l’épreuve photographique, justement –, il lui donne son existence manifeste (il en est donc constitutif).

Une conception pragmatiste de l’identité

  • 18 En fait, le domaine de signification couvert par la notion d’épreuve est plus large encore. Dans l (...)

21Il semble bien qu’à la faveur de la polysémie de la notion d’épreuve, étant passé de l’une de ses acceptions à l’autre18, ce soient deux conceptions de l’identité diamétralement opposées qui aient été engagées (c’est ce que pointent les deux parenthèses du paragraphe précédent), selon que l’identité correspond à ce qui est affecté par l’épreuve ou selon qu’elle réside dans ce qui est porté à l’existence par elle ; soit, d’un côté, une conception substantialiste et, de l’autre, une conception constructiviste. Erreur d’inattention ? Confusion théorique ? Bien plutôt, justement, l’opérativité même du dispositif biographique qui, tout en (re)construisant l’identité, lui donne sa substantialité. Une opérativité, peut-on penser, qui n’est au demeurant pas le propre de ce dispositif-ci, mais caractérise analytiquement le concept même d’identité, dans la diversité de ses usages sociaux. En effet, s’il est vrai, comme le soutient Cyril Lemieux, que l’identité sociale « doit être pensée comme une performance que [les individus] sont conduits à renouveler à échéances régulières sous peine de la voir disparaître », cependant celle-ci n’existe précisément pas socialement comme ce dont l’existence dépend de son accomplissement continu. Ce n’est pas comme simple construction actuelle et contingente qu’elle se donne, mais toujours – en tant que telle, c’est-à-dire, en tant qu’ « identité » – comme une chose substantielle. Inférée, en qualité de propriété stable, d’une performance située, elle n’est jamais performée que comme déjà là, que comme, si l’on peut dire, sa propre présupposition ; sa performation attestant d’une part de son existence antécédente, et en garantissant, de même, la persistance. En sorte que, de performation en performation, si l’identité s’accomplissant est bien toujours variable, située, elle n’en est pas moins, à chaque fois – comme « identité » –, projetée loin, de part et d’autre de la performance, inférée comme un attribut stable du sujet, qui lui serait une sorte de boussole comportementale et morale.

22On ne peut ignorer combien ce qui précède – le fait même d’interroger l’« identité » – est hétérodoxe dans l’espace conceptuel des sciences sociales et singulièrement de la sociologie, où l’identité est vue comme un concept essentialiste, participant de la philosophie du sujet. Soulignons bien ce point : c’est sa conceptualité même qui est en cause et non tels ou tels de ses usages. Utiliser la notion même d’identité reviendrait, ipso facto, quelle que soit la vigilance à l’œuvre, à s’exposer à une incontournable dérive essentialiste venant ruiner le constructivisme qui sous-tend la perspective sociologique comme telle. À cet égard, le commentaire critique qu’avait suscité, de la part de l’un de ses collègues sociologues, l’ouvrage de Claude Dubar intitulé La crise des identités est on ne peut plus édifiant : « Contre les théories essentialistes de l’identité, Claude Dubar, comme la quasi-totalité des sociologues, affirme une position nominaliste ou existentialiste, voire constructiviste (“construction identitaire”). Ce faisant, il néglige à mon avis deux choses. La première, c’est que l’identité est un principe, exprime un postulat de la logique, et non une règle sociale. Toutes les justifications se fracassent sur ce principe. La deuxième, c’est que les sociologues n’ont pas le pouvoir de définir le sens des mots du langage ordinaire et qu’inévitablement le terme d’identité charrie avec lui son principe, ses usages essentialistes et toutes les dérives qui en découlent » (Murard, 2001).

23Un principe de la logique, certes. Est-il bien assuré cependant que ledit principe soit essentialiste comme cela semble aller de soi pour l’auteur de ce rappel à l’ordre ? Et par suite, que son usage sociologique en charrierait « inévitablement » l’essentialisme principiel ? Lorsque j’ai qualifié de pragmatiste la conception de l’identité qui s’était dégagée du travail de la thèse, j’entendais signifier que l’identité n’a précisément de raison d’être que parce qu’elle ne va pas de soi, par rapport à des « épreuves d’identité ». Or, cette conception pragmatiste ne concerne pas seulement les conditions de validité de l’usage du concept d’identité en sociologie ni ne se limite à la détermination des domaines dans lesquels, comme le dit Mikaël Pollack, « le concept d’identité a trouvé une application sociologique » ; elle concerne le concept d’identité lui-même et la logique qui le sous-tend. En sorte que son usage sociologique, loin de charrier un inévitable essentialisme peut avoir pour opérativité de permettre au contraire de saisir ce que nous pourrions nommer – en conservant la même sémantique – l’essentialisation à l’œuvre dans la vie sociale et qui en constitue un ressort majeur.

24Dire qu’une chose est identique à elle-même, peut-on considérer, n’est pas une pétition de principe mais le résultat d’une enquête : quelqu’en soit la différence de matière, de forme, c’est bien à une seule et même chose que l’on a à faire sous différents états (neuf/usagé ; jeune/vieux…) ou en diverses occurrences – pour ce qui est des manifestations, dans le champ phénoménal – mais encore, sous différentes descriptions, désignations, mentions – pour ce qui est des représentations, sur le plan sémiotique. Du point de vue phénoménal, la relation d’identité revient à établir que ceci qui est saisi dans des lieux, en des environnements ou en des temps, sous des états, différents – le cas échéant par deux noms distincts – constitue la même chose. Elle permet donc d’associer l’unicité de la chose et sa mobilité, sa transformabilité ; de maintenir l’une par-delà la reconnaissance des autres. De même, du point de vue sémiotique, la relation d’identité revient à établir que ceci qui est référé de deux manières différentes, le cas échéant par deux noms distincts (nombreux sont les cas de figure répertoriés par la tradition analytique dans lesquels Simon est Pierre) ou encore de deux manières hétérogènes (un nom et une description) constitue la même chose. L’unité de l’identité est donc indissociable – et logiquement seconde – de la pluralité des modes d’identification ; la relation d’identité étant ce qui vient réduire, au plan ontologique, une différence marquée au plan épistémologique. L’enquête sur l’identité peut donc être conduite sur deux fronts : la relativité des modes d’identification ; l’absolutisation qu’instaure la relation d’identité.

  • 19 Cette distinction est introduite dans la même page de conclusion à Temps et récit que la notion d’ (...)

25Pas d’identité sans épreuve, a-t-on avancé. Ce qui veut dire que l’identité ne s’établit qu’à travers des épreuves (soit ce qui l’expose à la différence) et qu’elle ne tient que mise à l’épreuve (de la différence). Et il en va ainsi, tout aussi bien, en matière d’identité personnelle, ce dont permet de rendre compte – comme de la différence qui se loge en soi – la notion d’ipséité que Ricoeur ajoute à celle de mêmeté19. Là aussi, l’identité est ce qui s’établit entre différentes choses : entre le je « de la multiplicité des états révolus » qui sont la matière de l’autobiographie et le je « de la réflexion présente » de l’autobiographe (Starobinski, 1999) ; entre moi qui prenais les photos de Lanonanita et moi, auteur de ce texte…

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Notes

1 Ces deux éléments s’intitulent respectivement : « La construction sociale de leur identité », pour le premier ; « Lanonanita », pour le second.

2 Si le retour comble la distance spatiale, le temps de l’absence, lui, est irrémédiable, ainsi que l’indique Alfred Schütz dans le texte qu’il a consacré au homecomer (littéralement, à celui qui revient à la maison), à partir de la figure mythologique d’Ulysse revenant à Ithaque et de celle, historique, du vétéran de retour du front (Schütz, 1945).

3 Ce point est en revanche bien souligné dans le second texte de Diptyque.

4 « Le nôtre », s’il est vrai qu’« on peut partager le même monde [sans partager] un monde identique », ainsi que l’envisagent Vinciane Despret et Jocelyne Porcher, à propos, pour ce qui les concerne, d’éleveurs confrontés à l’altérité autrement plus radicale qui est celle de leurs animaux d’élevage (Despret & Porcher, 2007, p. 85).

5 L’expression se justifie pleinement au regard des éléments biographiques qui émaillent le second texte de Diptyque, en commentaire à certaines photos de Lanonanita.

6 La même fidélité qui, plus tard, m’a conduit à me consacrer longuement à un petit musée de la mine (Peroni, 2015) et qui, à l’heure qu’il est, ne m’a toujours pas permis d’en terminer avec une enquête engagée voici plus de vingt ans dans un lieu de vie pour personnes IMC (Un aperçu de cette enquête a été donné dans Peroni, 2006).

7 Je reprends ici ces expressions par lesquelles, contre le discrédit ayant longtemps prévalu, Jean Starobinski réhabilite la valeur testimoniale des Confessions de Jean-Jacques Rousseau (Starobinski, 1999).

8 En août 1981, si l’enquête qui allait se poursuivre dans le cadre doctoral était déjà engagée, elle ne comportait alors, pour le compte de la maîtrise de sociologie, qu’un versant ethnographique (observer la situation de retour estival au pays après m’être précédemment consacré aux situations de retrouvailles chez les uns ou chez les autres à la faveur de week-end prolongés, pour Noël, Pâques ou l’Ascension) sans que le recours à la méthode biographique soit encore à l’ordre du jour.

9 Ce terme qui, chez Gaston Bachelard, désigne la capacité de la science moderne à fabriquer des phénomènes grâce à des instruments techniques, est appliqué à l’art par Gilles Deleuze. Sur cet usage dérivé, voir Anne Sauvagnargues (2002).

10 Telle était, du moins, la photographie argentique dont il s’agissait avec les photos de Lanonanita : la trace tangible d’un objet dont l’empreinte s’est déposée sur la surface sensible sous l’effet des rayons lumineux émanant de son corps. À ce propos, la réflexion menée par Roland Barthes, s’étant trouvé, lui aussi, face à l’image d’une vieille femme lui étant ô combien chère (Barthes, 1980).

11 Le petit Robert, Dictionnaire Le Robert, Paris, 1977.

12 « [Un indice] est un signe ou une représentation qui renvoie à son objet non pas tant parce qu’il a quelque similarité ou analogie avec lui ni parce qu’il est associé avec les caractères généraux que cet objet se trouve posséder, que parce qu’il est en connexion dynamique (y compris spatiale) et avec l’objet individuel d’une part et avec les sens ou la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe, d’autre part » (Peirce, 1978, p. 158). La connexion dynamique avec l’objet est tout particulièrement accentuée dans le cas de l’empreinte ; la connexion dynamique avec les sens l’est tout autant dans le cas de l’index pointé, qui force à regarder dans la direction qu’il indique.

13 Ainsi peut-on dire que la trace est le mode d’existence dans le temps, paradoxale, de l’événement, qui est irruptif. Que quelque chose de l’événement ne se saisisse que dans la trace qu’il laisse, c’est ce qu’a bien montré Michel Barthélémy à propos de l’évènement public, en réintégrant la réception comme partie constituante de son évenementialité (Barthélémy, 1992).

14 À partir de ressources rares, trouvées le plus souvent hors discipline (ainsi, du concept philosophique d’identité narrative) ou à ses marges (l’éthnométhodologie) et constituant alors des appuis bien incertains : le concept d’identité narrative, tel que proposé par Paul Ricoeur dans la conclusion de Temps et récit (Ricoeur, 1985) n’était là qu’esquissé ; quant à l’éthnométhodologie, elle venait à peine d’apparaître sur la scène académique hexagonale avec une publication assez confidentielle (il s’agit de Conein, Dulong, Pharo & Quéré, 1984) et l’usage que j’en expérimentais était pour le moins hétérodoxe, puisque l’appliquant à un problème qu’elle ne se posait pas, celui de l’identité.

15 Cela a été bien noté par Luc Boltanski, en guise de lien entre les travaux de Mikaël Pollack et les siens propres, sur la justification. À propos de la « subsistance dans le temps des personnes » et contre son acception comme une donnée inscrite une fois pour toutes dans la naturalité du corps propre, Boltanski propose ainsi d’« analyser les dispositifs dans lesquels les personnes sont amenées à rapprocher leurs actions présentes d’actions qu’elles ont accomplies dans d’autres situations passées et les procédures par lesquelles elles établissent une cohérence entre des actes associés de façon temporelle [...]. Ces procédures doivent pouvoir être traitées comme un cas particulier des procédures de justification ». En effet, poursuit-il, en écho au passage cité de Mikaël Pollack, « la question de la subsistance dans le temps ne se pose pas aux personnes dans toutes les situations ni dans tous les instants de leur vie. Elle se pose essentiellement à elles dans des situations bien particulières dans lesquelles un jugement doit être porté sur des actes qu’elles ont accomplis dans le passé et sur la relation entre ces actes passés et des actes plus récents [...] ou encore dans lesquelles un jugement doit être porté par anticipation sur des actes futurs dont on évalue la justesse probable [...]. De même la biographie et surtout l’autobiographie, qui visent à la reconstruction d’une vie qui se tienne, s’orientent par référence au jugement [...]. C’est ainsi, dans cette optique, la référence à la justice et à l’impératif de justification qui doit guider l’analyse des dispositifs et des procédures biographiques. » (Boltanski, 1990, p. 92)

16 À l’instar de ces amateurs qui intéressent tant Antoine Hennion et dont il reconnaît qu’ils ont été ses maîtres ès pragmatisme (Hennion, 2013).

17 Ce déplacement est analogue à celui que proposent Melvin Pollner et Don H. Zimmerman et qu’ils indexent justement à la notion de méthodographie : « Au lieu d’une ethnographie qui fasse l’inventaire des caractéristiques distinctives et substantielles d’un contexte social, l’instrument de recherche que nous proposons est une méthodographie qui analyse les pratiques par lesquelles ces caractéristiques substantielles sont rendues observables » (Pollner & Zimmerman, 1970). En l’occurrence, la « caractéristique substantielle » dont il s’agit n’est autre que l’identité ; c’est elle qui est constituée en chose « substantielle ».

18 En fait, le domaine de signification couvert par la notion d’épreuve est plus large encore. Dans le contexte qui est le nôtre, celle-ci est susceptible de désigner aussi bien les expériences éprouvantes constituant la matière de la mise en récit (qui sont en lien avec les « phénomènes de l’acculturation, de l’immigration et des rapports interethniques »), que la méthode biographique à laquelle il faut se plier et, enfin, la mise en intrigue singulière qui en résulte. Or, les désignant possiblement les uns et les autres, elle les relie au sein d’un continuum sémantique, ainsi que cela ressort de ses définitions successives. Une épreuve, c’est d’abord une « souffrance », un « malheur », soit quelque chose qui est à endurer et qui, en cela « permet de juger la valeur d’une idée, d’une personne ». C’est ensuite une « opération par laquelle on juge des qualités d’une chose », de sa résistance. Et cela se dit encore, « par métonymie, du résultat d’un essai », ainsi, d’une épreuve photographique (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, 1992).

19 Cette distinction est introduite dans la même page de conclusion à Temps et récit que la notion d’identité narrative (Ricoeur, 1985, p. 355).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michel Peroni, « Épreuves d’identité »SociologieS [En ligne], Grands résumés, mis en ligne le 13 mai 2025, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/24862 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13x5q

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Auteur

Michel Peroni

Université Lumière Lyon 2, France. Email : Michel.Peroni@univ-lyon2.fr

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