1L’exercice du métier de sociologue n’a certes jamais été aisé, tant l’objet d’étude de cette discipline est singulier et les obstacles épistémologiques consubstantiels à sa saisie, nombreux. Pourtant, ce ne sont pas les obstacles à la pratique de la sociologie déjà recensés (Bourdieu, 2002 ; Bourdieu, Chamboredon & Passeron, 2005) que nous nous proposons de revisiter dans cette réflexion, mais les écueils que la pratique de cette discipline laisse entrevoir sur les terrains africains. Partant d’une observation attentive des champs investis par la sociologie au Cameroun, nous tenterons de décrypter les écueils que cette pratique engendre en Afrique subsaharienne. Notre démarche consiste à mener une investigation sur la marge de liberté épistémologique dont dispose le sociologue africain dans l’exercice de son métier, marge saisie à l’aune de sa capacité à effectuer des choix en matière de thématiques de recherche ne subissant a priori aucune influence de la recherche sociologique conduite par des chercheurs occidentaux. Il s’agit donc ici d’une sociologie de la pratique de la sociologie en Afrique, qui s’insère dans le débat de la décolonisation des sciences sociales en général et de la sociologie en particulier. Le texte de Nadine Machikou et plus encore celui de Safar Zitoun, parus en 2024 dans la rubrique « Débats » de SociologieS, ont déjà contribué à enclencher ce débat. Tandis que la première plaide pour que les sciences sociales adoptent une posture plus engagée pour porter haut la voix des sans-voix dans « un monde abîmé », le second dresse un historique de la pratique des sciences sociales au Maghreb et au Moyen-Orient, mettant l’accent sur l’impact que le processus d’endogénéisation desdites sciences a finalement eu, à travers l’utilisation de l’arabe comme langue d’enseignement dans un contexte de rejet du colonisateur et de sa langue. Notre démarche montre plutôt que l’autonomisation de la pensée et de la pratique sociologiques peine à prendre corps en Afrique subsaharienne à cause de l’attrait que les thématiques retenues par la recherche occidentale continuent d’exercer sur les sociologues locaux.
2Notre réflexion s’appuie sur une méthodologie qui, dans son volet empirique, a consisté en une observation profonde de ladite pratique au cours des trente dernières années, durée pendant laquelle nous avons enseigné la sociologie dans différentes universités du Cameroun. Cette observation a porté non seulement sur les travaux des chercheurs dits séniors, mais aussi sur ceux des étudiants inscrits dans les cycles de recherche. Notre réflexion s’attachera à passer en revue quelques-uns des écueils identifiés et à montrer comment ceux-ci retardent l’éclosion d’une sociologie axée sur les réalités qui sont au centre des sociétés africaines.
3Une observation méticuleuse de la pratique de la sociologie mène au constat paradoxal que la marge d’initiative que s’aménagent les sociologues africains dans le choix des problématiques sur lesquelles ils travaillent est assez faible. On note, d’une part, une passivité de cette discipline, qui assiste en spectatrice résignée à l’activité de définition des priorités de recherche sur les terrains africains ; d’autre part et de manière corollaire, l’engouement des sociologues africains à s’engouffrer non seulement dans des problématiques de recherche conduites par des sociologues étrangers, mais aussi et davantage encore dans des projets de recherche sociale portée par des organisations internationales ou non gouvernementales, dont l’attrait principal est qu’elles mobilisent des financements qui aiguisent leur appétit du gain. Or, cette attractivité, fondée sur des motifs d’essence utilitariste, est rédhibitoire pour le développement d’une sociologie endogène, enracinée dans les sociétés africaines et dont elle écumerait les différentes configurations et espaces de l’épistémè du social quotidien. Elle détourne en effet les sociologues de ces dernières, tout en réduisant leur métier à sa plus simple expression, celle de chasseurs de financements. De la sorte, elle les contraint à suspendre en permanence leur propre entreprise heuristique, en fonction des orientations de recherche des autres, sans possibilité de s’emparer de manière pertinente des problèmes que soulèvent réellement les sociétés africaines réelles. Dès lors, se développe, de façon récurrente en Afrique, une sociologie extravertie. L’extraversion dont il est fait mention ici est d’abord à entendre en lien avec la paternité des thématiques de recherche retenues par la sociologie locale. Elle a ensuite partie liée avec les perspectives d’analyse retenues.
4Certaines orientations retenues dans l’analyse des thématiques de recherche dévoilent un contenu laissant transparaître une proximité avec des préjugés qui ont longtemps marqué la perception des peuples du continent noir par une certaine pensée coloniale. Si nous prenons l’exemple de l’analyse des pratiques culturelles, laquelle oblige à la prise en compte des exigences de la diversité et de la relativité du fait culturel, les perspectives issues des pistes de lecture proposées sur les objets sociologiques identifiés comme scientifiquement pertinents travaillent à bannir culturellement les peuples qu’elles prétendent sauver de l’archaïsme. Cette posture d’analyse voile un phénomène de domination culturelle, car elle impose subrepticement, à son objet d’étude, une camisole de force culturelle et travaille à légitimer une lecture subjective du réel social africain.
5Appréhendée à partir de la posture de l’étude des identités des sociétés africaines, la pratique de la sociologie en Afrique laisse en effet constater la récurrence d’une option privilégiant des thématiques dont le choix est effectué ailleurs. Les objets et autres sujets priorisés par la recherche dégagent, s’ils sont cernés dans une posture critique de sociologie des identités culturelles, un parfum de coaching des populations appartenant à des aires culturelles trahissant l’humanité par leurs comportements, parce que révélant encore la présence et l’influence d’archaïsmes jusque-là décriés comme facteurs avérés de retards dans la progression de cette humanité. Les mutilations sexuelles, la dot, le lévirat, la polygynie, les mariages précoces, l’homophobie, pour ne citer que ces quelques exemples, mobilisent à souhait, sous la bannière des organismes internationaux, des agences de développement et autres cabinets d’expertise en développement, l’attention de la sociologie dite du développement ou de la famille en Afrique dans une perspective de récusation.
6Un regard sur le champ politique conduit à découvrir le degré de prégnance que les identités ethniques sont supposées avoir sur la construction des modes de gouvernance en Afrique. L’analyse des questions environnementales se construit, elle aussi, sous le prisme du regard culturellement ascendant de l’autre qui déteint sur les orientations que prennent les problématiques de recherche implémentées dans ce domaine.
7Le succès que les idées véhiculées sous le couvert de ces thématiques connaissent est, en partie, le fait de la mobilisation des sociologues locaux pour leur diffusion. Comme il est loisible de le constater, de telles orientations accordent de la primeur aux problématiques somme toute périphériques pour l’Afrique, mais priorisées par ceux qui financent les projets qui les promeuvent et qui fondent leur prétendue pertinence sur le fait qu’elles apportent la « civilisation ». C’est en réalité une sociologie implicitement prescriptrice de l’orthodoxie de l’heuristie dans ces sociétés. En ce sens, la structuration du champ de la recherche sociologique laisse constater un centre et une périphérie, les deux fonctionnant suivant la logique de l’asymétrie.
8Il est constitué d’institutions qui jouent le rôle central de conception des thématiques de recherche dans les sciences sociales en général et en sociologie en particulier. Il s’agit non seulement des organismes et agences internationales de développement, mais aussi des universités occidentales. Le travail de conception réalisé au sein de ces institutions est majoritairement l’œuvre de chercheurs occidentaux qui valident les thématiques de recherche qu’ils jugent pertinentes en fonction des politiques de recherche retenues par ces structures. Le centre occupe donc une position prééminente du point de vue épistémologique en se positionnant comme pôle par excellence de production de la réflexion sur les « priorités » de la recherche sociologique locale. La primauté des thématiques ainsi élaborées sur le terrain de la recherche se dévoile à travers la rapidité avec laquelle elles sont adoptées par les chercheurs locaux. Loin d’être la conséquence de la pertinence des orientations proposées, cette primauté a plutôt partie liée avec l’espoir des chercheurs locaux de capter les financements que drainent ces thématiques. De par cette primauté, le centre illumine le ciel de la recherche en sciences sociales en général, et celui de la sociologie en particulier, en procédant à la sélection des problématiques sur lesquelles l’investigation sociologique devrait porter et en précisant les orientations à privilégier au niveau de la périphérie.
9La périphérie est constituée de l’ensemble des chercheurs qui, dans la réalisation de leur métier de sociologue, sont sous l’influence de la recherche du centre. Par l’effet d’embrigadement qu’exerce sur elle cette tutelle, les sociologues locaux affichent un comportement attentiste et consommateur des problématiques de recherche des autres. Ce comportement privilégiant la consommation consiste non seulement en l’appropriation des positionnements épistémologiques de la recherche sociologique du centre, mais aussi en une recherche effrénée des indemnités engrangées à l’issue de la participation aux projets de recherche conduits sous l’autorité scientifique des chercheurs du centre. Dès lors, les collaborations qui se construisent entre ces derniers et leurs homologues locaux s’effectuent dans une logique, non pas d’échanges, mais de dirigisme et d’exécution des tâches consistant généralement en la conduite des étapes de collecte des données sur le terrain. Les chercheurs locaux deviennent ainsi des sortes de manutentionnaires scientifiques, qui sont, d’une part, épargnés du travail de structuration des recherches auxquelles ils prennent part, et auxquels on confie l’élaboration de l’analyse des données collectées sur le terrain d’autre part. En effet, les porteurs de projets exigent des chercheurs de la périphérie une totale adhésion aux orientations épistémologiques et méthodologiques prescrites par les projets qu’ils conduisent.
10L’influence que subit la recherche sociologique en Afrique depuis le centre est perceptible au niveau de la sélection des thématiques de recherche des chercheurs locaux. Si nous prenons la catégorie des sociologues séniors, une analyse de leurs choix de recherche permet de découvrir que les objets d’investigation prisés par ceux-ci affichent une proximité avérée avec les thématiques sur lesquelles travaillent les chercheurs du centre. Une fois que les chercheurs du centre travaillant sur ces thématiques débarquent sur le terrain en Afrique avec leurs projets de recherche, ces derniers attirent les chercheurs locaux qui s’y engouffrent, du fait non seulement de l’attrait financier, mais aussi d’autres avantages tels que les opportunités de mobilité professionnelle et les possibilités de publication dans des revues et maisons d’édition occidentales, ce qui est supposé leur conférer une certaine notoriété au sein du microcosme scientifique local. Cette influence n’épargne pas les sociologues juniors.
11Dans le champ de la recherche sociologique en Afrique, cette catégorie de chercheurs subit une triple précarité : heuristique, matérielle et psychologique qui la rend vulnérable. Cherchant à se frayer un chemin sur le terrain de la recherche, ils effectuent généralement leurs premiers pas sous le tutorat de sociologues séniors qui, comme nous venons de le souligner, subissent eux-mêmes l’influence de la recherche étrangère. Aussi les positionnements heuristiques des seconds dictent-ils, à leur tour, les choix des sociologues juniors, et finissent-ils par constituer, dans la majorité des cas, le socle de la construction des carrières de ces chercheurs cadets. Les schémas de recrutement des jeunes sociologues sont en effet multiples. Par exemple, un sociologue sénior, retenu comme chercheur associé dans un projet, peut faire appel à ses étudiants et les mobiliser dans la phase de collecte des données empiriques. Pour l’étudiant retenu, un tel appel est, d’un point de vue symbolique, porteur d’une forte signification, car il est, à ses yeux, un indicateur de la considération que son enseignant lui témoigne.
12Mais surtout, et c’est le deuxième volet de la précarité, cette invitation est une opportunité de gagner un peu d’argent dans un contexte de précarité matérielle chronique causée par une non-prise en charge des étudiants inscrits en cycle de recherche au Cameroun. Dès lors, comment convaincre le jeune qui, à travers cette décision du maître, bénéficie d’une bouffée d’oxygène, d’opérer un autre choix de recherche sortant de ce cadre ?
13Enfin, et c’est la conséquence des deux premiers types de précarité ci-dessus identifiés, l’insertion d’un sociologue junior dans une équipe de recherche lui permet de recouvrer la sérénité et la quiétude internes. Elle est en effet un acte de réconfort, parce qu’elle apaise ses préoccupations quant à son avenir de chercheur et lui redonne confiance en soi. Elle le stabilise psychologiquement et le sort de la crainte d’un lendemain incertain, obstacle à son affirmation dans le champ de la recherche. En un mot, elle le sort de son statut de précarité dans son être. C’est dans cet environnement global qu’il convient d’inscrire le choix du sociologue junior africain. Pourtant, un tel choix n’est pas sans conséquences sur la pratique de sa discipline en Afrique.
14Le choix des axes de recherche est fonction des priorités préalablement définies par chaque société au niveau des instances gouvernementales auxquelles échoit cette responsabilité. Par conséquent, les processus au travers desquels ce choix s’opère constituent un indicateur du degré d’autonomie caractéristique de la recherche dans la société en question. Au niveau individuel, l’initiative de la décision d’investigation d’un objet scientifique quelconque appartient au chercheur dont le choix obéit à sa libre volonté de participer à l’enrichissement du patrimoine scientifique existant dans son domaine. Dès lors, travailler sur des problématiques pensées et élaborées par des chercheurs issus d’autres aires culturelles revient à se soustraire à l’obligation professionnelle de développer un esprit d’indépendance et d’en pratiquer le libre exercice sur son terrain de compétences. Une telle option est révélatrice du niveau de dépendance dont l’intelligence de la société, qui accepte ainsi l’influence des autres, fait l’objet, lorsqu’on la compare avec les autres sociétés.
- 1 Nous faisons ici référence à la façon dont les institutions internationales problématisent la ques (...)
15Elle est surtout participation à une entreprise de célébration de la supériorité des autres chercheurs et, conduit, chez les sociologues locaux, à la naissance de « vocations » fabriquées, réorientées pour les besoins de la circonstance, et dont la conséquence est qu’elles ne permettent pas toujours un épanouissement du chercheur qui en fait l’expérience. Dans ce cas précis, la conscience de sociologue prend naissance de deux manières. Dans le premier cas de figure, elle peut naître du fait que le maître veut continuer à utiliser son rejeton dans le cadre de ses propres travaux et procède à son enrôlement dans des thématiques qui sont étrangères à celui-ci. Dans le second, l’étudiant, après avoir pris goût aux maigres retombées financières dont il bénéficie de temps en temps, procède, sous l’influence de l’argent, à un réajustement de ses préoccupations de recherche dans le cadre de sa quête non seulement de financements, mais aussi de recrutements en vue de garantir son avenir professionnel. Aussi l’observation du champ de la recherche en sociologie laisse-t-elle découvrir un positionnement préférentiel des thématiques telles que le VIH/SIDA, les mutilations sexuelles, l’environnement, le genre, le travail des enfants, les conflits sur fond de violence identitaire, etc. Bref, cette recherche épouse totalement les thématiques privilégiées dans l’espace scientifique international et dont la particularité est qu’elles sont relayées par le discours social international1 : ce qui obère la pugnacité des chercheurs locaux.
16L’attitude de suivisme épistémologique que nous avons entrepris de mettre en évidence supra s’accompagne d’un comportement léthargique de la communauté de recherche en sociologie. Le non-exercice de l’autonomie au moment de la sélection des sujets de recherche produit un effet de divagation et d’errance de la recherche sociologique, qui se manifeste au niveau des contenus des travaux effectués. Les problématiques des sujets sur lesquels les chercheurs locaux travaillent ayant déjà été pensées par leurs concepteurs, les travaux effectués dans ce moule ne peuvent qu’adhérer à ce contenu. Ceux des chercheurs locaux qui pourraient être tentés de s’aménager des marges de liberté d’analyse s’autocensurent pour vite quitter une voie qui serait qualifiée de déviante.
17Un dépouillement minutieux des thématiques sur lesquelles s’appesantissent la réflexion sociologique et les travaux effectués par la recherche sociologique locale conduit au constat que ceux-ci sont davantage féconds et prolixes sur des questions et objets qui ne sont pas au cœur de la vie des sociétés africaines en général et de la société camerounaise en particulier. Font très peu fortune dans les travaux de la sociologie locale : les conflits et autres luttes sociales orchestrés suivant des processus d’interaction dominés par les minorités privilégiées occupant des positions de pouvoir et d’enrichissement au sein des instances de l’État, ainsi que leurs divers alliés qui imposent leurs projets de société. Dans le même ordre d’idées, les stratégies de riposte initiées par les catégories sociales dominées pour donner la réplique aux acteurs dominants suscitent très peu l’objet l’intérêt de la réflexion sociologique locale. Cette situation fait le lit au développement d’une « sociologie du consensus » dont les tentatives d’analyse de la conflictualité sociale ont peine à se distancier d’une lecture privilégiant l’argument du dysfonctionnement social.
- 2 Les mouvements sociaux qui affectent les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest au Came (...)
18Si l’on met de côté les travaux menés par Jean-Marc Ela (1971 ; 1980 ; 1990 ; 1994) pour ce qui est du Cameroun, force est de reconnaître que les problématiques tournant autour des questions de domination, d’exploitation, de marginalisation, d’inégalités engendrées par les mécanismes sociaux d’accès aux richesses nationales ou de redistribution de celles-ci, de sous-emploi, donc de verrouillage des mécanismes permettant l’avènement de la mobilité sociale dans son versant ascendant, de discrimination dans l’octroi des emplois, d’accès aux soins de santé et à une éducation de qualité, de paupérisation de la paysannerie, de salariat, qui constituent en fait la matrice de la socialité quotidienne ordinaire en ce sens qu’elles fondent le socle des crises sociales qui affectent de nombreux pays africains, sont soigneusement évitées par les sociologues locaux dans leurs travaux. Au cours de la décennie 1990, marquée par la libéralisation des sociétés politiques africaines, un courant d’analyse desdites sociétés, la transitologie, a été développé par des politologues occidentaux, les chercheurs locaux se contentant de négocier leur intégration dans les projets de recherche initiés par leurs collègues occidentaux transitologues. Le déclenchement des crises, sous la barbe et au nez des sociologues, vient souvent rappeler la prégnance de cette attitude attentiste de la pensée et du travail sociologiques2.
19Mais le contournement, par les sociologues locaux, des champs heuristiques qui sont au cœur de l’effervescence sociale n’a pas pour unique cause l’influence que la recherche sociologique extérieure exerce sur celle locale. De même, la quête de retombées financières que garantit la participation aux projets de recherche conduits par les chercheurs étrangers ne saurait à elle seule fournir les clés de la compréhension de ce phénomène. C’est que ce contournement découle aussi de la crainte des sociologues jugés iconoclastes de se voir persécutés par les catégories sociales dirigeantes. En investissant les champs sociaux qui constituent les gîtes de la conflictualité sociale et en y produisant des travaux dont le contenu est critique, ces sociologues iconoclastes sont très vite taxés d’instigateurs de la révolte sociale. À cet égard, la distance observée par rapport à ces champs apparaît comme une attitude « réaliste » adoptée par des personnes qui ont opté pour le conformisme et, par conséquent, ont choisi la « sociologie du consensus ». Or, les principes de base de l’épistémologie tels que précisés par Gaston Bachelard (1967 ; 1968) nous enseignent que la science ne s’accommode pas du conformisme. Les postures d’analyse du social enseignées par Jean Ziegler (1980), lesquelles prônent une sociologie d’opposition, méritent d’être évoquées ici dans la mesure où elles militent en faveur d’un changement de positionnement épistémologique. En optant pour la voie du conformisme et du suivisme ou celle de la quête de la pitance, la pratique sociologique en Afrique se condamne à se consacrer aux faits sociaux résiduels et périphériques, laissant en friches les questions essentielles dont l’examen aurait conduit à sa maturation et à son affirmation.
20Le phénomène de transhumance scientifique que nous venons de décrire ci-dessus n’est pas sans conséquences sur la pratique de la sociologie en Afrique. Nous les aborderons aussi bien au niveau de la densification de la discipline qu’à celui de la construction de l’identité du sociologue. Dans le premier cas, il est question de l’impact négatif que cette transhumance a sur le processus d’érection, puis de consolidation de champs de recherche indépendants dans le domaine de la sociologie, c’est-à-dire de production d’une réflexion sociologique novatrice portée par une pensée locale détachée de l’influence de la sociologie étrangère. Le deuxième quant à lui s’intéresse à l’identité scientifique du sociologue qui se prête ainsi à cette transhumance.
21L’instabilité dans la construction de pôles sur lesquels sont ancrés les travaux de recherche d’un chercheur conduit à un émiettement des savoirs et donne au volume de travail réalisé par ce chercheur, un caractère éphémère. Car, les recherches effectuées sous une posture ou trajectoire quelconque sont fonction de la durée du projet dans lequel est impliqué le chercheur local coopté. En conséquence, les chercheurs locaux cessent de travailler sur une problématique dès l’instant où le projet qui la développait est à son terme. Une fois qu’une thématique de recherche portée par un projet est abandonnée, les sociologues locaux vont à la recherche de nouveaux projets pour s’y faire engager à nouveau. Ce cycle se perpétue indéfiniment. Le temps consacré à la participation aux recherches portant sur des projets dont les objectifs et l’intérêt sont perçus ailleurs empêche l’éclosion et la maturation d’une réflexion de fond permettant de construire des champs d’une connaissance sociologique portée sur le réel social africain.
22Cette transhumance scientifique développe, chez le chercheur, un comportement de suivisme consistant en l’adhésion automatique aux problématiques de recherche proposées dans des projets de recherche « prêts à porter ». Dans le même ordre d’idées, elle empêche un enracinement du chercheur dans un domaine de compétence clairement circonscrit par lui-même et développe plutôt une destruction de sa personnalité à travers l’annihilation de sa capacité de penser. À force de travailler au rythme des projets, il perd le sens de l’initiative dans le choix de travail et devient une sorte de personne robot réduite à l’exécution de tâches dont l’ordonnancement est du ressort de compétence des initiateurs des projets. Par cette pratique, il devient un acteur important dans la pérennisation du schéma centre périphérie que nous avons évoquée ci-dessus.
23Au final, ces observations mettent en exergue l’effet boomerang que les initiatives extérieures de la recherche sociologique ont sur l’activité de recherche locale. Présentées comme des opportunités d’appui à la recherche sociologique locale et d’émulation à capitaliser par les sociologues locaux dans l’optique d’une mutualisation des résultats de la recherche, l’évaluation de leur implémentation sur le terrain de la recherche sociologique locale laisse plutôt découvrir un effet d’hibernation de celle-ci. Au lieu de la tirer vers le haut, elles travaillent plutôt à en retarder le raffermissement à travers, non seulement un travail de divertissement avec une priorité accordée aux problématiques de recherche qui offrent beaucoup trop d’intérêt à des objets qui cristallisent très peu l’attention sociale des populations locales concernées, mais aussi des orientations de lecture des phénomènes sociaux locaux davantage appréhendés sous des postures teintées d’un relent de parti pris. Dans cette perspective, la pratique du métier de sociologue en Afrique relève d’une pure gageure. Outre les obstacles épistémologiques qui étaient jusque-là reconnus comme consubstantiels à la pratique de la sociologie et qui sont la résultante de la spécificité de son objet d’étude, outre l’ostracisme social dont a souvent fait l’objet la sociologie à travers les interdictions de sa pratique dans les différents espaces où elle est pratiquée du fait que ses positions « dérangent » l’ordre social dominant de ces espaces, la pratique du métier de sociologue en Afrique génère en elle-même, des obstacles qui font obstruction à sa maturation. Ces obstacles, les sociologues locaux en portent l’essentiel de la responsabilité, eux qui, dans leur métier, choisissent l’attentisme et la délégation de leur compétence à une sociologie extérieure qui n’est pas intéressée par les questionnements capitaux à la survie des sociétés africaines.