1Au cours de la seconde moitié du xx^e siècle, l’irrigation dans le bassin Adour-Garonne a connu un développement rapide : les surfaces irrigables se sont accrues en moyenne chaque année de plus de 5 % entre 1970 et 1988 et de plus de 2 % entre 1988 et 2000, avant de diminuer légèrement et se stabiliser à partir de 2010 (DRAAF, 2021). Cette expansion a conduit à un déséquilibre croissant entre besoins et ressources dans la plupart de ses bassins hydrologiques. Les simulations du climat à l’échelle régionale (drias-climat.fr) et les modélisations hydrologiques (Ayphassoro et al., 2020), montrent que ce déséquilibre a toutes les chances de s’aggraver dans les prochaines décennies sous l’effet du changement climatique qui, par la modification des températures et des précipitations, entraînera une diminution de la ressource en eau et affectera la production agricole. Ces impacts du changement climatique, déjà visibles (Cour des comptes, 2023), vont s’accentuer, risquant d’exacerber les tensions autour de la ressource en eau.

• Landes de Gascogne : Landes de Roquefort, d’Arengosse et Hautes-Landes (Mira, 2021) ;

• collines molassiques : Adour amont (Rivière-Basse et Madiranais ; Ortega et Siestrunck, 2021) ; Lauragais tarnais (Gervasoni et Isaac, 2021) ;

• bas plateaux calcaires de Poitou-Charentes : bassin amont et moyen de la Boutonne (Roux, 2020).

3Un diagnostic agraire de six mois a été réalisé dans chaque région dans le cadre de mémoires de fin d’études à AgroParisTech en lien avec les chambres régionales d’agriculture (CRAO, CRANA et DRAAF, 2022). Ce diagnostic repose sur une approche globale et pluridisciplinaire et vise à expliquer les conditions et modalités du développement de l’agriculture en mettant en lumière les relations entre les transformations des écosystèmes, les modifications des techniques agricoles et l’évolution des conditions socio-économiques dans lesquelles ces changements se produisent (Dufumier, 1996 ; Mazoyer et Roudart, 1997 ; Cochet et Devienne, 2006). Il accorde une large place à l’étude des pratiques concrètes des agriculteurs en lien avec l’évaluation de leurs performances économiques en mobilisant le concept de système de production, qui s’applique à un ensemble d’exploitations ayant accès à une même gamme de ressources (terres, travail, équipement), placées dans un contexte socio-économique semblable et pratiquant la même combinaison de systèmes de cultures et de systèmes d’élevage (Reboul, 1976).

4La reconstitution de l’évolution de l’agriculture de la région, de manière globale mais aussi dans sa diversité, en saisissant le processus de différenciation des systèmes de production (Bergeret et Dufumier, 2002), s’est effectuée principalement grâce à des observations concrètes, lecture de paysage et nombreux entretiens approfondis auprès d’agriculteurs âgés ou retraités, acteurs et témoins de ces transformations. Elle a permis d’identifier les systèmes de production actuels (Cochet et Devienne, 2006) puis, sur cette base, de construire un échantillon raisonné de 40 à 50 exploitations agricoles auprès desquelles ont été conduits des entretiens technico-économiques approfondis visant à caractériser leur fonctionnement et à comprendre les causes et modalités de leur évolution. Cette démarche a permis d’expliquer la diversité des systèmes de production, de caractériser et comparer leur logique de fonctionnement et leurs performances économiques puis de poser des hypothèses quant à leurs perspectives d’évolution.

5Dans un second temps, la comparaison entre les régions étudiées a permis de dégager ce qui relève du général de ce qui relève du particulier (Gervais-Lambony, 2003) et fourni les clés de compréhension, d’explication et d’interprétation des processus à l’œuvre (Vigour, 2005 ; de Verdalle, Vigour et Bianic, 2012). Des étapes communes d’évolution ont ainsi pu être identifiées, qui se caractérisent par des transformations propres à chaque région.

I – Un climat et des ressources en eau contrastés

7Les régions étudiées présentent des différences sur le plan climatique. Dans les Landes et l’Adour amont, les précipitations sont abondantes (900 à 1 000 mm par an) mais inégalement réparties. Les étés sont chauds et assez secs ; le climat est marqué par des périodes de déficit hydrique d’une durée d’un à trois mois, qui interviennent de plus en plus souvent en dehors de la période estivale. Le Lauragais, situé plus à l’est, subit l’influence méditerranéenne : les températures y sont plus élevées et les précipitations plus faibles (700 à 750 mm par an). Les étés sont marqués par de fortes chaleurs et des périodes de sécheresse, avec des précipitations orageuses peu fréquentes et aléatoires. Le bassin de la Boutonne se caractérise par un climat océanique aux températures douces et à la pluviométrie moyenne (840 mm par an) avec des étés relativement secs ; il est marqué par un à deux mois de déficit hydrique chaque année entre le printemps et le début de l’automne.

8Les régions se différencient sur le plan de leurs ressources en eau. Les Landes forment un vaste plateau sableux, parcouru par un réseau de petites vallées. Les ressources en eau sont abondantes et facilement accessibles, le substrat formé d’une alternance de couches sableuses et d’assises argileuses constituant un vaste réservoir aquifère multicouches à faible profondeur. Les sols sableux se caractérisent par une faible réserve utile et une richesse en matière organique qui dépend du drainage naturel, depuis les sables noirs au cœur des plateaux, qu’il a fallu assainir avant de pouvoir les cultiver, aux sols blancs sur les versants des vallées bien drainés. L’irrigation y joue un rôle de première importance.

9Les petites régions agricoles de l’Adour amont et du Lauragais font partie des collines molassiques, situées au pied des Pyrénées. Sur les molasses, formations détritiques majoritairement sablo-argileuses provenant de l’érosion de la chaîne pyrénéenne, se sont formés des sols à la réserve utile faible à moyenne selon leur profondeur et leur composition en argile. Dans ce substrat imperméable et très sensible à l’action du ruissellement, les eaux ont modelé un relief de coteaux, marqué par une succession de collines étroites et allongées et de vallons drainés par de petits cours d’eau, qui se jettent dans des rivières principales plus ou moins abondantes. L’Adour, rivière pyrénéenne, a un débit assez important, qui est soutenu en été grâce à des ouvrages de stockage. Elle coule dans une large plaine alluviale où la rivière et la nappe alluviale fournissent des ressources en eau abondantes et facilement accessibles. Les rivières qui prennent naissance dans les collines molassiques, rivières des coteaux du Madiranais ou Girou dans le Lauragais, ont quant à elles un bassin versant réduit et un débit beaucoup plus modeste, particulièrement faible en été. La nappe captive, située à une très grande profondeur sous les molasses (Gonot, 2005), n’est pas accessible et l’irrigation n’est possible qu’avec l’aménagement de retenues collinaires destinées à stocker les eaux de ruissellement.

10Le bassin de la Boutonne est situé sur la marge septentrionale du bassin aquitain. Sur ce plateau marno-calcaire se sont formés des sols argilo-calcaires dont la profondeur et la réserve utile s’accroissent avec la teneur en argile du substrat, depuis les groies superficielles caillouteuses aux groies profondes. Les ressources en eau sont limitées car, sauf dans la partie amont de la Boutonne, les aquifères karstiques sont situés à une grande profondeur. Les prélèvements pour l’agriculture s’effectuent essentiellement dans un aquifère superficiel peu productif, développé dans la frange altérée et fissurée de la couche marno-calcaire. Cet aquifère entretient des liens étroits avec la Boutonne : la nappe alimente la rivière en période d’étiage et la rivière alimente la nappe en période de crue ou en cas de prélèvements estivaux importants dans la nappe par pompage (Lemordant, 1998). Les points de prélèvement sont situés le long de la vallée de la Boutonne et dans la partie aval des vallées de ses affluents, là où la nappe est la plus productive.

11Ces ressources en eau contrastées entre les régions, tant sur le plan de la disponibilité que de l’accessibilité, ont joué un rôle déterminant dans le développement de l’irrigation (Gonot, 2005) qui aujourd’hui occupe une place très différente : moins de 13 % de la superficie agricole dans le Lauragais, le Madiranais ou la Boutonne mais 80 % dans la vallée de l’Adour ou les Landes (RA, 2020).

II – Les années 1950-1960 : intensification au sein des systèmes de polyculture-élevage et prémices de l’irrigation

12Dans toutes les régions étudiées, les agriculteurs mettent en œuvre dans les années 1950 des systèmes de production qui associent étroitement culture et élevage et reposent sur la traction animale. Les rotations font alterner les céréales à paille avec une plante sarclée, le maïs ou la betterave fourragère dans la Boutonne, et une légumineuse, la luzerne, sauf dans les Landes où les sols sont trop acides. Les agriculteurs cultivent également de la vigne pour la production de vin dans le Madiranais.

13À partir des années 1950, les agriculteurs qui en ont les moyens s’équipent de tracteurs puis de premières machines. Ils commencent à utiliser des intrants et adoptent des variétés et des races à plus haut potentiel de rendement. Ces transformations leur permettent d’accroître la production au sein de systèmes qui demeurent en polyculture-élevage. Sauf dans la Boutonne, où les conditions pédoclimatiques ne s’y prêtent pas, ce mouvement est largement basé sur le développement de la culture pluviale de variétés hybrides de maïs à partir de la fin des années 1950. Combinée à l’utilisation d’engrais et d’herbicides, elle permet de doubler les rendements pour atteindre 40-60 q/ha (Lerat, 1961) tandis que l’emploi du corn-picker allège considérablement le travail de récolte. Le maïs revient donc plus souvent dans les rotations et l’accroissement de sa production permet de développer l’élevage porcin et avicole, notamment le poulet fermier des Landes qui, élevé en liberté sous forêt, ne requiert qu’un faible investissement et connaît une expansion rapide. L’introduction des prairies temporaires dans les rotations permet quant à elle d’accroître la production de lait de vache, voire de chèvre dans la Boutonne. Ces transformations reposent sur des investissements que ne peuvent pas réaliser les plus petites exploitations, qui disparaissent au profit de l’agrandissement des exploitations plus grandes, mouvement qui se poursuivra jusqu’à aujourd’hui.

14Dans les Landes et le Lauragais, la spécialisation et l’irrigation démarrent avec la création de grandes exploitations agricoles. Dans les Landes, les incendies qui ont ravagé la forêt entre 1939 et 1949 poussent les pouvoirs publics à soutenir la création de clairières agricoles pare-feu (Dupuy, 1996). Des agriculteurs du nord de la France rachètent à partir de 1950 des terres incendiées pour créer de très grandes exploitations agricoles (de 250 à 800 ha) qu’ils équipent pour l’irrigation (forages et pivots hydrauliques américains) dès la fin des années 1950 afin de cultiver du maïs (80 à 100 q/ha ; Mira, 2021). La Compagnie d’aménagement des Landes de Gascogne, société d’économie mixte fondée en 1958, bénéficie de subventions publiques pour aménager des exploitations agricoles (50 à 70 ha) afin de les louer ou de les vendre, en particulier à des rapatriés d’Algérie (Mira, 2021 ; Papy, 1960) ; l’irrigation y est mise en place au milieu des années 1960. Dans le Lauragais, la loi sur le fermage et métayage de 1946, qui diminue l’intérêt de ce statut, conduit les propriétaires fonciers à vendre leurs biens. Les repreneurs sont majoritairement des pieds-noirs qui, selon leur capacité d’investissement, rachètent une à plusieurs métairies (jusqu’à 200 ha) avec des crédits subventionnés et se spécialisent dans les grandes cultures pluviales.

III – Les années 1970 : spécialisation et début de généralisation de l’irrigation pour la culture de maïs

15À partir du début des années 1970 se développent des équipements plus performants pour les cultures (moissonneuses-batteuses, ensileuses, pompes électriques et enrouleurs pour l’irrigation) et l’élevage (stabulation libre et salles de traite), provoquant un mouvement de spécialisation pour rentabiliser l’investissement dans ces équipements coûteux.

16L’irrigation continue à se développer, essentiellement pour la culture du maïs qui valorise très bien l’eau grâce à son efficacité photosynthétique, mais avec un rendement très sensible au déficit hydrique estival. L’adoption généralisée des variétés hybrides s’accompagne de l’expansion de la culture de maïs semence, culture intensive en travail et très rémunératrice, environ trois fois plus que le maïs grain (Mira, 2021 ; Poinsot et Faure, 2000). Certaines coopératives s’équipent de stations de semences dès la fin des années 1960 et proposent des contrats aux agriculteurs qui peuvent irriguer ou qui, dans l’Adour, ont accès à des sols à forte réserve utile.

17Conséquence de l’augmentation très rapide de la productivité du travail agricole (Devienne, 2019), le prix des produits agricoles évolue défavorablement face à celui des intrants et des équipements (fig. 2). Afin de maintenir leur revenu, les agriculteurs qui ont une capacité d’investissement suffisante cherchent à accroître leur surface ou à développer des productions à plus forte valeur ajoutée par hectare, notamment grâce à l’irrigation. Ceux qui n’en ont pas les moyens voient leur revenu diminuer et lorsqu’ils cessent leur activité, leurs terres sont reprises pour l’agrandissement d’autres exploitations.

1. Des aménagements collectifs dans l’Adour et le Lauragais

18Dans certaines des régions étudiées, des ouvrages collectifs sont réalisés grâce à des subventions publiques. Dans la vallée de l’Adour, la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG) réalise au milieu des années 1970 les aménagements hydrauliques qui permettent aux agriculteurs d’accéder à l’irrigation. Grâce au revenu apporté par la culture de maïs semence, la majorité d’entre eux peut réaliser progressivement les investissements nécessaires à l’irrigation (canalisations enterrées, pompes et système d’arrosage) qui leur permet en retour d’en sécuriser les rendements. Les exploitations moyennes se lancent progressivement dans ce mouvement tout en conservant l’élevage bovin laitier, tandis que les plus grandes exploitations le réalisent rapidement en se spécialisant dans les cultures, avec le tiers de leur surface en maïs semence irrigué. Dans le Lauragais, la construction de trois retenues collinaires dans les années 1970 permet d’irriguer un périmètre de 6 000 ha qui bénéficie surtout aux agriculteurs à la tête des plus grandes exploitations déjà spécialisées qui se lancent dans l’irrigation de maïs grain ou semence cultivé en rotation avec le blé.

2. Le démarrage des aménagements individuels dans la plupart des régions

19Dans les Landes, la faible réserve utile des sols sableux et la facilité d’accès à l’eau incitent les agriculteurs à s’équiper pour l’irrigation afin de sécuriser leurs rendements. Ce mouvement est accéléré par la politique foncière des communes qui, pour tenter d’enrayer l’exode rural et diversifier leurs revenus, louent avec des baux de longue durée (30 ans) des parcelles forestières pour leur mise en culture. Entre 1970 et 1979, la superficie agricole de la région s’accroît ainsi de 11 % en moyenne, et jusqu’à 45 % dans les communes situées sur les larges plateaux au cœur des Landes. De nombreux agriculteurs parviennent à accroître leur surface et réalisent un forage pour irriguer du maïs et, dans les exploitations les moins grandes, de petites surfaces d’asperges, culture intensive en travail et très rémunératrice. La culture de maïs irrigué permet de développer l’élevage de poulets des Landes ou de vaches laitières (maïs ensilage) dans les exploitations petites et moyennes, tandis que les plus grandes exploitations se spécialisent dans la monoculture de maïs grain.

20Dans le Lauragais, quelques agriculteurs à la tête d’exploitations relativement grandes (plus de 50 ha) aménagent des retenues individuelles (30 000 à 80 000 m³) pour irriguer le maïs, grain ou semence, et se spécialisent en grandes cultures.

21Dans la partie amont de la vallée de la Boutonne, la culture de maïs est possible sur les terres de fond de vallée grâce à des travaux d’assainissement ; ailleurs l’irrigation est nécessaire. Quelques agriculteurs commencent dans les années 1970 à pomper dans la rivière pour irriguer les terres de fond de vallée et cultiver du maïs, pour l’ensilage dans les exploitations de taille moyenne spécialisées dans l’élevage bovin laitier et le grain dans les plus grandes exploitations spécialisées dans les cultures. L’irrigation demeure marginale (2 % de la SAU en 1979).

3. La plupart des exploitations n’ont pas accès à l’irrigation

22Sauf dans les Landes ou la vallée de l’Adour, la plupart des exploitations ne se lancent pas dans l’irrigation à cette époque. Le maïs continue à être cultivé en sec dans les étages agroécologiques les plus favorables avec des rendements inférieurs. Les plus grandes exploitations se spécialisent dans les cultures (céréales à paille, colza) tandis que les exploitations de taille moyenne conservent des productions à plus forte valeur ajoutée par hectare : élevage bovin laitier quand la culture de maïs en sec est possible, et, lorsque ce n’est pas le cas, élevage caprin laitier basé sur la luzerne (Boutonne amont), élevage bovin allaitant sur des prairies permanentes pour la production de veaux gras ou de broutards (Lauragais, Madiranais) ou vigne dans le Madiranais.

IV – De la fin des années 1970 au début des années 1990 : un essor spectaculaire et inégal de l’irrigation

23La sécheresse de 1976 incite de nombreux agriculteurs à mettre en place l’irrigation, le plus souvent de manière individuelle ou à l’échelle de petits collectifs. Le pompage en rivière, et de plus en plus dans les aquifères en profondeur, est facilité par l’arrivée sur le marché d’équipements accessibles pour des agriculteurs individuels, des pompes « fiables, robustes et amortissables sur une dizaine d’années » (Garin, Loubier et Campardon, 2013) ainsi que des enrouleurs, qui permettent de diminuer le travail et d’augmenter la superficie irrigable par actif.

24Ce développement est inégalement soutenu par les pouvoirs publics. Dans les Landes, les forages agricoles bénéficient à partir de 1983 de subventions du département (Gonot, 2005 ; Mira, 2021), ce qui n’est pas le cas dans les Deux-Sèvres où l’équipement, reposant sur la seule capacité d’investissement des agriculteurs, est surtout accessible aux plus grandes exploitations. Le stockage collinaire, qui requiert un investissement plus important, est lui aussi subventionné.

25L’irrigation est encore très largement destinée au maïs : grain, semence ou fourrage mais aussi maïs doux sous contrat, dont le prix est supérieur de 50 % à celui du maïs grain. La demande de maïs semence continue à augmenter avec l’essor de débouchés à l’exportation, mais l’irrigation devient une condition indispensable pour obtenir un contrat. L’instauration des quotas laitiers en 1984 freine la spécialisation laitière basée sur la culture de maïs fourrage irrigué.

1. Un essor rapide de l’irrigation qui diffère selon les ressources en eau des régions

26Dans les Landes, la vallée de l’Adour et dans les périmètres équipés d’ouvrages collectifs dans le Lauragais, la plupart des agriculteurs accèdent à l’irrigation au cours de cette période, aidés dans ce mouvement par la possibilité de développer des productions à forte valeur ajoutée.

27Dans la vallée de l’Adour, les superficies irrigables atteignent leur maximum d’expansion au regard des ressources disponibles au cours des années 1990. Toutes les exploitations cultivent du maïs semence bien rémunéré, ce qui permet à une partie des exploitations petites et moyennes, qui cessent l’activité laitière à la suite des quotas, d’investir dans un bâtiment pour mettre en place un élevage avicole hors-sol dans le cadre de contrats que propose la coopérative locale à partir de 1985 (poulets, cailles puis palmipèdes gras). Les exploitations qui parviennent à s’agrandir se spécialisent dans les cultures, avec une surface relativement importante de maïs semence.

28Dans les Landes, les forages se multiplient à un rythme rapide tandis que les défrichements se poursuivent : entre 1979 et 1988, la superficie irriguée passe de 34 % à 71 % de la SAU, qui dans le même temps s’accroît de 15 %. L’irrigation permet aux agriculteurs de développer des cultures à forte valeur ajoutée : maïs semence, facilité par l’isolement qu’offrent les clairières agricoles, et asperges, que les agriculteurs combinent avec la culture de maïs grain destiné à la vente dans les plus grandes exploitations et à l’engraissement de poulets des Landes dans les exploitations plus petites. Les exploitations qui n’ont pu suivre ce mouvement conservent la production laitière, combinée à la culture d’asperges.

29Dans les régions où les ressources en eau sont moins abondantes, l’irrigation se développe mais demeure limitée en surface et très inégalement répartie entre les agriculteurs. Dans les collines molassiques, peu d’aménagements collectifs sont réalisés ; seuls quelques agriculteurs parviennent à investir dans la construction d’une retenue collinaire. Au total, une faible part de la superficie est irriguée (8 % de la SAU dans le Madiranais et 7 % dans le Lauragais). L’accès à l’eau permet aux agriculteurs d’irriguer environ 30 % de leur superficie pour cultiver du maïs, dont 10 à 15 ha de semence. Dans la Boutonne amont, 140 forages individuels sont réalisés entre 1978 et le début des années 1990. Seules les exploitations les plus grandes et les mieux situées, le long de la vallée de la Boutonne et de la partie aval de celle de ses affluents, peuvent se lancer dans l’irrigation. En 1988, 10 % des exploitations ont accès à l’eau et irriguent 7 % de la SAU pour la culture de maïs fourrage dans les exploitations laitières ou de maïs grain dans les exploitations plus grandes spécialisées dans les cultures.

2. Beaucoup d’exploitations n’ont pas accès à l’irrigation dans les régions aux ressources limitées

30La majeure partie des agriculteurs n’a pas accès à l’eau dans ces régions et a plus de difficultés à accroître la valeur ajoutée par hectare, et le quart d’entre eux cesse son activité. Avec l’instauration des quotas laitiers et de la prime de cessation d’activité laitière, de nombreuses petites exploitations arrêtent le lait ; pour maintenir leur revenu, certaines d’entre elles s’engagent dans l’élevage avicole, hors sol ou non (poulets, cailles, canards). Dans le Madiranais la production de vins d’appellation se développe rapidement car elle permet aux agriculteurs qui ont accès aux terroirs propices d’avoir accès à une culture rémunératrice.

31Les exploitations un peu plus grandes qui n’ont accès ni à l’irrigation ni à des terres propices à la culture de maïs pluvial arrêtent généralement l’élevage bovin laitier pour se spécialiser vers les grandes cultures lorsqu’elles peuvent s’agrandir, éventuellement avec des vaches allaitantes pour valoriser des prairies permanentes. Le tournesol et le colza remplacent souvent le maïs dans les rotations, car ces cultures moins exigeantes en eau bénéficient de subventions à partir du début des années 1980. Dans la Boutonne, la culture de luzerne sur les plateaux calcaires permet à certaines exploitations petites ou moyennes de se spécialiser dans l’élevage caprin laitier, profitant d’un débouché local pour le lait.

V – Les années 1992-2005 : tensions sur la ressource en eau et diversification des cultures irriguées

1. Des tensions croissantes sur la ressource en eau

32Le développement de l’irrigation s’est opéré sans véritable politique de gestion des ressources. Les autorisations de prélèvement en rivière ont souvent été distribuées au-delà des potentialités des cours d’eau (Gonot, 2005), tandis que les prélèvements individuels dans les eaux souterraines se sont multipliés sans contraintes, ces dernières faisant l’objet d’une appropriation privée liée au droit de propriété du sol (Conseil d’État, 2010). Les déséquilibres entre les prélèvements et les ressources se manifestent de plus en plus et les tensions s’exacerbent lors de la forte sécheresse de 1989 qui déclenche une véritable crise.

2. La loi sur l’eau de 1992 fige les situations historiquement acquises

33La loi sur l’eau de 1992 marque une reprise en main par l’État de la gestion de l’eau : l’eau est qualifiée de patrimoine commun de la nation et la protection de la ressource et des milieux aquatiques déclarée d’intérêt général. La loi vise une gestion équilibrée entre la préservation des écosystèmes et les différents usages de l’eau. Les ouvrages destinés aux prélèvements dans les nappes souterraines ou les eaux superficielles à des fins non-domestiques sont dès lors soumis à l’obligation de déclaration, et d’autorisation préfectorale dans les zones en déficit chronique (zones de répartition des eaux, ZRE), condition qui ne s’impose ailleurs qu’aux ouvrages les plus importants. Tous les points de prélèvement doivent être munis de compteurs d’eau. La loi introduit également une démarche de planification visant à une gestion intégrée de la ressource par bassin versant grâce à la mise en place d’un schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), qui peut se décliner en schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) à l’échelle des sous-bassins.

34Les régions étudiées sont classées en ZRE, comme plus de 75 % du bassin Adour-Garonne. Le SDAGE Adour-Garonne, adopté en 1996, définit pour les cours d’eau des débits de référence qui permettent au préfet d’imposer des restrictions de consommation ou des coupures. La recherche d’une gestion équilibrée est soutenue par des programmes d’investissement : l’Adour bénéficie de la réalisation d’ouvrages de stockage pour le soutien d’étiage estival.

35La loi marque la fin de l’expansion de l’irrigation dans les régions étudiées, les autorisations de nouveaux prélèvements cessant progressivement d’être accordées. L’équipement en compteurs d’eau d’irrigation permet d’introduire une gestion quantitative, en attribuant entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 des volumes par exploitation, établis sur la base des déclarations de prélèvement des années précédentes. Dans la Boutonne, où le déficit est particulièrement marqué, l’attribution de ces volumes s’accompagne d’une réduction progressive de 30 % pour les agriculteurs qui prélèvent dans la nappe superficielle pour irriguer plus de 10 ha. Afin de diminuer les prélèvements estivaux dans la nappe d’accompagnement de la Boutonne et réserver la nappe plus profonde à l’eau potable, il est décidé de construire des réserves de substitution destinées à stocker de l’eau prélevée en hiver.

36Les situations historiquement acquises sont désormais figées. Dans les Landes ou la vallée de l’Adour, la majorité des agriculteurs a pu accéder à l’eau. En revanche dans les régions où la ressource est limitée, seule une minorité d’agriculteurs a eu accès à l’eau et il est devenu très difficile de réaliser une nouvelle réserve collinaire et impossible d’effectuer un nouveau forage.

3. De profondes modifications des conditions économiques

37Au début des années 1990, la surproduction de semences de maïs conduit les firmes semencières à réduire les surfaces contractualisées et à les concentrer dans les régions où les ressources en eau sont sûres et la productivité du travail la plus élevée, notamment grâce à l’utilisation des machines à castrer qui permet d’alléger considérablement un travail effectué jusqu’alors par une main d’œuvre saisonnière nombreuse et coûteuse. La généralisation de cet équipement s’accompagne d’une baisse du prix du maïs semence. Les surfaces contractualisées s’accroissent dans les Landes, tandis qu’elles diminuent dans l’Adour amont et le Lauragais.

38Sous l’impulsion de l’industrie légumière et des filières semencières, des contrats pour de nouvelles cultures à forte valeur ajoutée sont proposés aux agriculteurs : haricot vert, petit pois, carotte et semences potagères (carotte, betterave potagère, oignon). Ces cultures moins intensives en travail sont moins rémunératrices que le maïs semence mais présentent l’avantage pour certaines d’entre elles d’avoir des besoins en eau en dehors de la période d’étiage. Cette diversification des cultures irriguées n’est possible que pour les agriculteurs qui ont la sécurité d’accès à l’eau : les Landes, l’Adour et, dans une moindre mesure, le Lauragais.

39La réforme de la PAC de 1992 se traduit par une baisse du prix des céréales et des oléoprotéagineux, compensée par des aides à l’hectare basées sur le rendement moyen départemental par culture, en sec et en irrigué. Le maïs et le soja irrigués bénéficient d’une subvention élevée (entre 475 et 555 €/ha selon les régions étudiées, soit 40 % à 75 % de plus qu’en sec) qui contribue à leur maintien dans les assolements. La culture de blé dur est soutenue dans les zones traditionnelles de production comme le Lauragais grâce à une aide complémentaire de 345 €/ha.

4. De l’eau pour quoi faire ?

40Dans les Landes et la vallée de l’Adour, les agriculteurs adoptent progressivement des pivots et des tensiomètres, équipements qui permettent une gestion plus fine de l’irrigation et qui sont subventionnés dans les Landes. Sur une surface irriguée à 80 %, ils diversifient les cultures contractuelles rémunératrices : dans la vallée de l’Adour, les haricots verts, le maïs doux et le soja viennent remplacer une partie des maïs grain et semence, tandis que dans les Landes se développent les maïs semence et doux et, sur les sols sableux noirs, les haricots verts et petits pois en double culture ainsi que les carottes. Dans ces régions, les exploitations de plus de 100 ha sont spécialisées dans les cultures avec une part croissante de cultures irriguées sous contrat. Une partie des exploitations plus petites se maintient grâce à la combinaison de ces cultures avec une production à forte valeur ajoutée : élevage avicole hors sol, asperges vertes sous tunnel ou kiwis dans l’Adour et, dans les Landes, élevage avicole sur la base du maïs (poulet jaune des Landes) ou hors sol (canards prêts à gaver) ou élevage bovin laitier.

41Dans le Lauragais, l’accès à une retenue collinaire permet à partir de la fin des années 1990 d’obtenir un contrat pour des semences potagères. Beaucoup d’exploitations spécialisées en grandes cultures, plutôt les moins grandes d’entre elles, développent sur leur surface irriguée (20 à 25 % de la SAU) ces cultures intensives en travail, tandis que les exploitations qui ont conservé un élevage bovin allaitant privilégient la culture de maïs fourrage irrigué. L’irrigation, qui doit le plus souvent s’effectuer à l’enrouleur sur les fortes pentes, demande beaucoup de travail, trop pour les très grandes unités de production qui commencent à se développer. L’accroissement de la surface cultivée par actif s’accompagne d’une extensification en travail avec l’arrêt de l’irrigation, évolution que favorisent également le renchérissement de l’eau et le soutien dont bénéficient les cultures en sec comme le blé dur et le tournesol.

42Dans le Madiranais, l’accès à une réserve collinaire individuelle ne suffit plus pour accéder à un contrat de semence : les exploitations irriguent du maïs grain destiné à la vente ou du maïs ensilage pour l’élevage bovin laitier ou allaitant.

43Dans la Boutonne amont, à la suite de la réduction de 30 % des volumes autorisés, les surfaces irriguées reculent au profit des cultures pluviales : blé, tournesol et colza dans les exploitations spécialisées dans les cultures et cultures fourragères moins exigeantes en eau comme la luzerne ou le sorgho dans les exploitations avec élevage. Des économies d’eau sont également réalisées grâce aux compteurs : le volume utilisé pour le maïs diminue d’un tiers et passe à 2 000 m³/ha. L’irrigation est encore surtout destinée au maïs, qui occupe les deux tiers de la superficie irriguée, pour la production de grain dans les exploitations les plus grandes spécialisées dans les cultures et d’ensilage dans les exploitations d’élevage bovin laitier ou allaitant avec de l’engraissement. Certaines exploitations spécialisées en grande culture de taille moyenne, disposant de volumes d’eau limités, cherchent à mieux les valoriser grâce à des contrats de blé à haute teneur en protéines ou, à partir de 2003, de betteraves porte-graine, et/ou à la conversion en agriculture biologique.

5. Dans les collines molassiques et la Boutonne, la majorité des agriculteurs n’a pas accès à l’eau

44Dans les collines molassiques, beaucoup d’exploitations petites et moyennes, qui combinaient cultures en sec avec l’élevage bovin allaitant pour la production de broutards ou de veaux gras disparaissent. Comme auparavant, une partie d’entre elles parvient à se maintenir grâce à des productions à plus forte valeur ajoutée : élevage avicole hors-sol, ail sur de très petites surfaces, viticulture sous signe de qualité ou agriculture biologique, éventuellement avec une activité de transformation et de vente directe. D’autres parviennent à s’agrandir et abandonnent alors l’élevage pour se spécialiser dans les cultures (blé tendre, blé dur, colza, tournesol) en particulier dans le Lauragais où la plupart des terres sont labourables.

45Dans la Boutonne amont, seules les exploitations en élevage caprin laitier poursuivent une activité d’élevage sans irrigation grâce à la culture de luzerne, les autres disparaissent progressivement ou abandonnent l’élevage en s’agrandissant. Ces dernières mettent alors en œuvre la rotation tournesol ou colza/blé/orge sur une surface qui peut aller jusqu’à 250 ha. Face à l’évolution défavorable des prix agricoles, l’agrandissement est bien souvent le seul moyen de maintenir le revenu.

VI – De 2006 à aujourd’hui : de nouveaux enjeux pour la gestion de l’eau, des réformes de la PAC favorables à la diversification des cultures

1. Une réforme de la gestion des ressources en eau

46La loi sur l’eau et les milieux aquatiques de 2006 s’inscrit dans l’objectif communautaire de retour au « bon état » des eaux en 2015 (directive cadre sur l’eau de 2000). Elle cherche à promouvoir une gestion quantitative concertée dans les ZRE avec la mise en place d’organismes uniques pour la gestion collective de l’eau (OUGC). Une autorisation unique de prélèvement pour l’irrigation à l’échelle d’un bassin local leur est attribuée, qu’ils sont chargés de gérer et de répartir entre les irrigants. L’autorisation est fixée à la hauteur du volume maximum prélevable dans le milieu pendant la période d’irrigation, qui correspond à ce que celui-ci peut fournir huit années sur dix dans des conditions écologiques satisfaisantes (Erdlenbuch, Loubier, Montginoul et al., 2013), auquel vient éventuellement s’ajouter le volume stocké dans les réserves de substitution existantes ou dont la construction est prévue avant 2021.

47Dans la Boutonne, le retour à l’équilibre est prévu pour 2021 grâce à une diminution supplémentaire de 25 % du volume autorisé, dont les deux tiers doivent être fournis par le stockage hivernal. Les prélèvements dans le milieu au cours de la période d’irrigation doivent donc diminuer de 80 % par rapport à leur niveau de 2001 (Ayphassorho, Caude, Mathieu et al., 2015). La construction des réserves de substitution est subventionnée à 70 % par l’Agence de l’eau et la région, les 30 % restants étant à la charge des irrigants qui se regroupent à partir de 2012 au sein d’une coopérative. Les irrigants qui ne participent pas au projet voient leur volume d’eau diminuer progressivement jusqu’à s’annuler en 2021 : un tiers des irrigants spécialisés en grande culture font ce choix, parmi ceux qui avaient les plus petits volumes d’eau. Face à la forte opposition de la société civile, seule une partie des réserves a été réalisée ; le volume autorisé prévu a toutefois été maintenu.

48Dans les anciennes régions Aquitaine et Midi-Pyrénées, la profession agricole s’oppose à la gestion proposée qui conduirait à une sous-utilisation des ressources en eau réellement disponibles et à une forte réduction des volumes autorisés. Elle obtient de manière dérogatoire une gestion par les débits : le volume prélevable pour la période 2012-2021 est fixé au niveau du volume maximum prélevé les années antérieures (Ayphassorho, Caude, Mathieu et al., 2015), charge aux OUGC de mettre en œuvre si nécessaire des mesures d’intervention appropriées (tours d’eau, limitations) permettant de respecter les débits de référence. Dans l’Adour et les Landes, tous les irrigants se voient attribuer le même volume d’eau par hectare (1 800 m³/ha dans la vallée de l’Adour, de 2 800 à 3 500 m³/ha selon les zones dans les Landes).

2. Un changement des conditions économiques et climatiques

49La réforme de la PAC de 2003 introduit le découplage des aides à partir de 2006 pour les grandes cultures et la production laitière. Celles-ci sont désormais attribuées sur la base d’une référence historique (2000-2002) : les exploitations qui cultivaient du maïs ou des protéagineux irrigués obtiennent ainsi un droit à paiement élevé par hectare. Les agriculteurs peuvent toucher ces aides quelle que soit la production réalisée, y compris les légumes destinés à l’industrie, à partir de 2008.

50Le prix des produits agricoles continue à évoluer défavorablement face à celui des moyens de production, notamment entre 2013 et 2020 (fig. 2) : le prix de l’électricité, premier poste de dépense pour l’irrigation, augmente de 50 % entre 2010 et 2021 (fig. 4).

51Dans ce contexte, les agriculteurs cherchent à maintenir leur revenu en augmentant la valeur ajoutée par hectare ou en s’agrandissant lorsqu’ils le peuvent, tandis que de nombreuses exploitations continuent à disparaître : – 20 % entre 2010 et 2020 (RA 2010, 2020). Le découplage des aides et l’augmentation du prix de l’électricité diminuent l’intérêt économique du maïs grain irrigué, que les agriculteurs essaient de remplacer dans la mesure du possible par des cultures plus rémunératrices. Ce mouvement est confirmé par les statistiques, qui montrent une baisse de 44 % des surfaces de maïs grain irrigué dans le bassin Adour-Garonne depuis 10 ans. La palette des cultures possibles est beaucoup plus large dans les régions où l’eau est une ressource abondante et où les débouchés se sont développés. Sans irrigation, les possibilités d’accroître la valeur ajoutée par hectare sont peu nombreuses : disparition des exploitations et concentration de la production se poursuivent à un rythme rapide. D’après les derniers recensements agricoles, alors que la superficie irriguée reste à peu près stable entre 2000 et 2020 dans toutes les régions étudiées, la proportion des irrigants augmente (fig. 3), ce qui montre, dans un contexte où les transferts de volume entre agriculteurs sont restés limités, que l’irrigation a permis de freiner la baisse du nombre d’exploitations.

VII – Les systèmes de production aujourd’hui

1. Dans les Landes et la vallée de l’Adour, l’irrigation généralisée permet des cultures à forte valeur ajoutée

52Dans ces régions, la quasi-totalité des agriculteurs ont accès à l’eau et irriguent presque toute leur surface. Ils privilégient les cultures contractuelles qui permettent de dégager une valeur ajoutée brute (VAB) supérieure à celle du maïs grain (fig. 5 et 6) : maïs semence (dont 20 % de la VAB/ha va à la rémunération de la main d’œuvre saisonnière) et légumes dans la vallée de l’Adour et sur les sables noirs des Landes. Dans les Landes où les débouchés sont très développés, les agriculteurs peuvent contractualiser la totalité de leur surface : le maïs grain a disparu des assolements, sauf lorsqu’il est destiné à l’élevage. Tel n’est pas le cas dans la vallée de l’Adour où celui-ci occupe au moins 30 % des assolements, part qui s’accroît avec la superficie de l’exploitation.

53De petites et moyennes exploitations agricoles (de 30 à 100 ha/actif familial [AF]) peuvent se maintenir grâce à des systèmes de production qui, combinant cultures contractuelles et productions à forte valeur ajoutée comme l’élevage avicole, sur la base du maïs produit (poulets des Landes) ou hors-sol (canards prêts à gaver ou gavage), ou les asperges (blanches ou vertes sous tunnel) permettent de dégager une valeur ajoutée et un revenu élevés par hectare (fig. 7 ; système de production [SP] 1 à 6). Leur revenu est peu dépendant des aides PAC (moins du tiers du revenu).

54Les exploitations plus grandes sont spécialisées dans les productions végétales. Dans les Landes, les cultures contractuelles permettent aux agriculteurs, sur une surface de 100 à 200 ha/AF, d’obtenir une valeur ajoutée et un revenu par hectare relativement importants, supérieurs sur les sables noirs grâce à la culture de légumes (SP 7, 8 et 9). Dans la vallée de l’Adour, les exploitations spécialisées en grandes cultures ont une superficie comprise entre 120 et 400 ha/AF. Les cultures contractuelles occupent 70 % de la surface dans les exploitations moyennes (110 à 130 ha/AF) dont le revenu par hectare est comparable à leurs homologues landaises (SP 8), mais seulement 30 % dans les exploitations les plus grandes (200-400 ha/AF) qui, avec 70 % de leur surface en maïs grain irrigué, dégagent un revenu par hectare moins élevé (SP 10).

55Dans les deux régions, la diversité des espèces cultivées demeure limitée : le maïs occupe deux tiers à trois quarts de la surface irriguée dans les exploitations landaises sur sables noirs qui cultivent des légumes, et plus de 80 % dans les autres systèmes de production. Les couverts hivernaux, devenus obligatoires dans le cadre du « verdissement » de la PAC en 2015, contribuent modestement à la diversité des espèces cultivées.

2. Dans les coteaux des collines molassiques et le bassin de la Boutonne, une minorité d’agriculteurs a accès à l’eau

56Dans le Lauragais, le Madiranais et la Boutonne, la minorité d’agriculteurs qui a accès à l’eau irrigue généralement moins de 30 % de la surface, le plus souvent entre 15 et 20 %, avec le risque de fréquentes restrictions estivales dans la Boutonne. Les possibilités de valoriser l’eau avec des cultures à forte valeur ajoutée sont moins nombreuses que dans les Landes ou dans la vallée de l’Adour. Dans le Lauragais, les agriculteurs qui ont accès à une réserve collinaire peuvent obtenir assez facilement des contrats pour la culture de semences potagères ou de semences de base de maïs, de céréales à paille et d’oléoprotéagineux. Dans la Boutonne, depuis l’installation en 2012 d’une station de semences, qu’avait suscitée le projet de construction de réserves, les agriculteurs peuvent obtenir des contrats pour des semences de betteraves et potagères, exigeantes en main-d’œuvre, et des semences de céréales et d’oléoprotéagineux, qui bénéficient de dérogation pour l’irrigation en cas de restriction. Ces contrats ne sont en revanche pas accessibles dans le Madiranais.

57Avec de faibles volumes d’eau, face à des sécheresses plus fréquentes au printemps et plus sévères en été, et confrontés à la faible VAB/ha du maïs grain irrigué (fig. 8), les agriculteurs sont nombreux à avoir modifié leur stratégie d’irrigation. Les semences potagères sont à la fois plus rémunératrices, moins gourmandes en eau et ont des besoins décalés dans le temps par rapport aux assecs estivaux (fig. 9). De petits volumes d’eau peuvent aussi être utilisés pour une irrigation d’appoint en cas de sécheresse lors de stades critiques pour la plante : blé au printemps, ce qui permet de sécuriser le rendement et d’obtenir une valeur ajoutée par hectare comparable à celle du maïs grain avec beaucoup moins d’eau, tournesol lors de la floraison ou vigne en été. Un tour d’eau permet également de sécuriser l’installation d’une prairie ou le démarrage d’un couvert en été qui peut alors jouer à plein son rôle agronomique de lutte contre les adventices et de fixation d’azote.

58L’irrigation permet de mettre en œuvre des systèmes de production qui dégagent un revenu par hectare relativement élevé et permettent de vivre sur des surfaces moyennes (fig. 10) : irrigation de maïs fourrage dans des systèmes d’élevage bovin laitier ou allaitant avec engraissement (SP 6 et 7) dans des exploitations de 65 à 110 ha/AF, de semences potagères ou de betterave dans des exploitations en grandes cultures (SP 8) dans la Boutonne ou le Lauragais (75 à 110 ha/AF) ou de semences de maïs de base et d’oléoprotéagineux dans le Lauragais (SP 16) sur de plus grandes surfaces (180 à 200 ha/AF). Dans la Boutonne, l’accès à de petits volumes d’eau (10 % de la superficie) permet de développer en agriculture biologique des rotations diversifiées, comprenant des porte-graines et des couverts complexes, et de dégager un revenu par hectare élevé sur une superficie peu étendue (SP 9). En revanche dans les plus grandes exploitations (90-200 ha/AF), seul le maïs grain est généralement irrigué : combiné avec des cultures en sec (SP 10, 11 et 12), il permet d’obtenir un revenu moyen par hectare qui demeure modeste. Ainsi, plus les exploitations sont grandes, moins les systèmes de production mis en œuvre sont intensifs en travail et moins ils permettent de valoriser l’eau, sauf lorsque la culture de semences peu exigeantes en travail est possible (SP 16).

59En sec, les revenus par hectare sont généralement inférieurs et les superficies par actif familial plus grandes (fig. 10). La vigne permet de dégager un revenu important par hectare et de se maintenir sur une surface inférieure à 30 ha/AF (SP 1). L’élevage bovin allaitant pour la production de veaux sous la mère dans le Lauragais [4] permet de mettre en valeur les prairies permanentes de fond de vallée ou sur les pentes fortes : cette production pourtant intensive en travail ne permet d’obtenir qu’un revenu modeste par hectare. L’élevage caprin laitier à base de luzerne dans la Boutonne permet grâce à un revenu élevé par hectare (SP 5 et 6) de se maintenir sur une superficie moyenne (50 à 100 ha/AF). La culture d’ail, sur de petites surfaces (2 à 3 ha), est également très rémunératrice (SP 15). La majorité des exploitations mettent cependant en œuvre des systèmes de production spécialisés en grandes cultures (colza, tournesol, blé tendre et parfois blé dur, orge, ou encore maïs précoce ou soja sur les sols les plus profonds) qui ne permettent de dégager qu’un revenu par hectare inférieur à 150 € : elles ne sont viables que sur de grandes superficies, jusqu’à 700 ha/AF (SP 14, 16, 18 et 19).

60Les systèmes de production de ces régions, avec ou sans irrigation, permettent d’obtenir un revenu qui demeure le plus souvent inférieur à 300 €/ha, à la différence de l’Adour amont et des Landes où, grâce à la place importante de l’irrigation et des cultures contractuelles, celui-ci dépasse généralement 300 € voire 400 €/ha ; ils sont donc mis en œuvre dans des exploitations de plus grande taille. Seuls les systèmes de production basés sur des productions à forte valeur ajoutée par hectare ont des performances économiques plus élevées : en sec grâce à de la vigne ou à un élevage caprin et, avec un peu d’irrigation, à des semences potagères, en conventionnel ou en agriculture biologique.

Conclusion : quel rôle à venir de l’irrigation ?

61L’étude du rôle de l’irrigation dans la différenciation et la situation actuelle des systèmes de production a permis de montrer son importance pour le maintien des exploitations grâce à l’accès à des cultures à forte valeur ajoutée, au maintien de l’élevage avec la sécurisation de la production de fourrages et à l’augmentation des rendements. Elle a permis le maintien de l’emploi et de certaines filières, voire le développement de certaines d’entre elles, comme les légumes dans les Landes. Cependant ce rôle positif est particulièrement sensible dans les régions où l’accès à l’eau est sécurisé et où ces cultures contractuelles à forte valeur ajoutée ont pu se mettre en place.

62Le développement de l’irrigation dans les régions où les ressources ne sont pas abondantes s’est effectué de manière très inégale, dépendant de la capacité des agriculteurs à investir dans des retenues collinaires ou des forages au cours d’un laps de temps assez court, entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990. Dans ces régions, seule une minorité d’agriculteurs a eu accès à l’eau, pour irriguer une petite partie de leur surface. La législation est venue figer ces inégalités en basant les autorisations sur l’historique de prélèvements des exploitations ou sur leur capacité de stockage individuelle ou collective. L’irrigation a permis à ces exploitations de se maintenir sur des surfaces moyennes. Dans le même temps, en sec, peu de systèmes de production permettaient aux exploitations de cette taille de se maintenir : la disparition de nombreuses exploitations et la concentration de la production dans des exploitations de grande taille créant peu de valeur ajoutée et de revenu par hectare ont été rapides. La comparaison des systèmes de production a permis de montrer que sauf lorsque les contrats de semences sont possibles, les exploitations les plus grandes qui disposent des quotas d’eau les plus importants ne sont pas celles qui valorisent au mieux l’eau, car elles produisent avant tout du maïs grain devenu de moins en moins rémunérateur, notamment face au renchérissement du prix de l’électricité. On assiste même à l’abandon de l’irrigation lorsque les exploitations atteignent une superficie importante.

63Le changement climatique remet en cause la place de l’irrigation dans les systèmes de production. Il se traduit à la fois par une diminution de la ressource en eau et par un accroissement des besoins de l’agriculture face à des épisodes plus fréquents de sécheresse et à une évapotranspiration accrue en raison de températures plus élevées. Il s’agira donc pour l’agriculture à la fois d’être économe en eau et de pouvoir compter sur une irrigation de complément afin de sécuriser les rendements lors des périodes de stress hydrique prononcé (Ayphassorho, Bertrand, Mitteault et al., 2020).

64Dans un récent rapport public (2023), la Cour des comptes souligne que les conflits d’usages vont nécessairement s’exacerber avec la diminution des ressources en eau et que si, parmi ces usages, le caractère prioritaire de la consommation d’eau potable fait consensus, tel n’est pas le cas pour l’irrigation agricole. Elle rappelle que ces conflits se cristallisent déjà depuis dix ans autour des projets de stockage car ils suscitent des inquiétudes sur la recharge des nappes, le fonctionnement des cours d’eau et l’équilibre des écosystèmes. L’exigence de sobriété qui s’impose à l’agriculture se renforcera donc à l’avenir.

65Notre étude a permis de montrer que les changements opérés par certains agriculteurs dans les régions aux ressources en eau limitées s’inscrivent déjà dans la recherche de systèmes plus résilients et économes en eau, grâce à l’agroécologie et à de nouvelles stratégies d’irrigation : adoption de variétés plus précoces et de nouvelles espèces cultivées, réduction des surfaces de maïs grain et accroissement de la diversité des cultures ; utilisation des disponibilités limitées en eau au profit de productions à forte valeur ajoutée (semences, fourrages pour l’élevage) et d’une irrigation de complément, non systématique et à faibles doses, pour sécuriser les rendements des cultures (céréales à paille, vigne…) ou le démarrage des couverts en été ; accroissement du taux de matière organique et de la vie biologique du sol afin d’accroître sa capacité d’infiltration et de stockage (agriculture de conservation avec enfouissement des couverts, couplage avec l’élevage…) ; amélioration de l’efficience de l’eau grâce à un pilotage plus fin de l’irrigation… Certains agriculteurs se lancent également dans la plantation d’arbres ou de haies visant à la fois à favoriser l’infiltration de l’eau et limiter les pertes par évaporation. Ces transformations profondes des systèmes de production constituent des voies d’adaptation intéressantes face à la nécessaire diminution de consommation d’eau de l’agriculture, qui s’imposera dans l’ensemble des régions étudiées. L’irrigation de complément participe de la résilience des systèmes de production : sa nécessité pose cependant la question de la répartition de l’eau dans les régions à ressource limitée où les inégalités d’accès sont grandes.