• 1 ecologie.gouv.fr/adaptation-france-au-changement-climatique.

1Dans un contexte où les mesures d’atténuation du changement climatique – visant à limiter l’augmentation des taux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et à orchestrer une transition énergétique – peinaient à être mises en œuvre depuis l’échelle internationale jusqu’aux échelles locales et à porter des fruits concrets, il s’est avéré indispensable d’actionner un second levier, celui de l’adaptation. Mais l’adaptation a d’abord suscité des réticences, étant soit assimilée à un renoncement aux efforts d’atténuation ou disqualifiée par la modestie et/ou la trivialité de l’objectif et des actions à mener (Bardou, 2009). Pourtant, face aux risques induits (ou aggravés) par le changement climatique (risques de canicule, d’inondation fluviale ou par ruissellement urbain, de submersion marine, de recul du trait de côte, etc.), l’adaptation apparaît aujourd’hui comme un registre d’action pertinent et a progressivement été intégrée dans les politiques publiques à l’échelle nationale comme communautaire. Cela s’est traduit en France par l’adoption en 2006 d’une stratégie nationale d’adaptation au changement climatique qui a été déclinée en 2011 en un premier plan national d’adaptation au changement climatique visant à « incorporer l’adaptation au sein de l’ensemble des politiques publiques 1 ». À l’issue d’un travail d’évaluation externe de ce premier plan, il a été décidé d’actualiser la politique nationale d’adaptation via un deuxième plan national d’adaptation au changement climatique validé en 2018. Il se donne notamment pour objectif une plus grande implication des acteurs territoriaux, dont le rôle en matière d’adaptation est crucial dans la mesure où « il s’agit de s’attaquer aux conséquences territoriales du changement climatique » (Garcia et Soubeyran, 2013, p. 152). À l’échelle de l’Union européenne, il faut attendre 2013 pour qu’une stratégie d’adaptation au changement climatique soit adoptée, stratégie qui a été mise à jour en 2021, notamment pour en renforcer l’opérationalité. Les territoires se trouvent ainsi confrontés à une « injonction de l’adaptation » (Berdoulay et Soubeyran, 2020) qui doit conduire l’aménagement à se transformer. Intégrer l’adaptation dans les politiques publiques d’aménagement permettrait d’anticiper les effets du changement climatique sur les territoires afin de rendre ces derniers moins vulnérables, plus résilients (Da Cunha et Thomas, 2017). Les acteurs de l’aménagement, élus comme praticiens, sont ainsi appelés à penser leurs projets dans cette perspective de l’adaptation (Rebelle, 2020).

• 2 Retour d’expérience des inondations du 14 au 17 octobre 2018 dans l’Aude, rapport CGEDD, mai 2019.
• 3 meteoconsult.fr/actualites-meteo/2018-10-15/48745-14-15-octobre-2018-inondations-catastrophiques-da (...)

7Les territoires qui servent ici de supports empiriques aux analyses sont deux communes du département de l’Aude, dans le sud de la France, Trèbes et Villegailhenc. Trèbes est une petite ville de 5 500 habitants située en première couronne de Carcassonne. Villegailhenc est pour sa part un gros village de 1 700 habitants situé en seconde couronne de Carcassonne. Ces deux communes ont été régulièrement inondées au fil de leur histoire (entre autres 1891, 1930, 1940, 1999). En 2018, sous l’effet des intenses précipitations tombées sur la région de Carcassonne (des cumuls de 250 à 300 mm en 12 h, et même 213 mm en 6 h à Villegailhenc 2, 296 mm en 8 h à Trèbes 3), les cours d’eau qui traversent ces deux communes, le fleuve Aude et son affluent l’Orbiel à Trèbes, le Trapel et son affluent le Merdeau à Villegailhenc, débordent et inondent violemment une partie du territoire de ces communes dans la nuit du 14 au 15 octobre. Si à Trèbes cette crue s’est avérée un peu inférieure à la crue de référence de 1891, à Villegailhenc, en revanche, elle a excédé la crue centennale et devient donc la nouvelle crue de référence dans le cadre de la révision du PPRi. À Trèbes, ce sont essentiellement les quartiers de l’Aiguille et du Faubourg, en rive droite de l’Aude, qui sont inondés, certaines maisons étant submergées sous plus de 2 m d’eau (fig. 2). En rive gauche de l’Aude, le centre-ville historique en position un peu surélevée n’est touché qu’à la marge tandis que le quartier Bonnecase est aussi inondé par le débordement du canal du Midi (l’Orbiel, en débordant, s’est jeté dans le canal, le faisant à son tour déborder). À Villegailhenc, en revanche, c’est le centre-bourg ancien, situé en rive droite du Trapel, qui est le plus touché (fig. 3). Les arbres et les voitures se sont entassés contre le pont de la RD 118 sur le Trapel, formant un embâcle qui a fait monter le niveau de l’eau à l’amont jusqu’à 4 m. Cela a causé d’importants dégâts à la voirie, aux réseaux et au bâti (fig. 1 et 2) avant que le pont ne finisse par céder et ne provoque une vague destructrice à l’aval.

• 5 Lors de la journée « Informer et sensibiliser les acteurs de l’aménagement à la prise en compte du (...)

11Les propos du maire de Trèbes confirment cette prise de conscience provoquée par la catastrophe : « On a compris en 2018 que l’arc méditerranéen devenait de plus en plus vulnérable au changement climatique et que si on ne prenait pas ça en compte, on allait faire de graves erreurs 5 ».

• 6 Propos du directeur général des services de la ville de Trèbes lors du comité de pilotage de l’étud (...)
• 7 Entretien du 16/02/2022 avec le maire de Villegailhenc.

12Ainsi, après l’inondation d’octobre 2018, les élus des communes sinistrées ont souhaité s’engager dans une démarche visant à repenser et à recomposer le territoire de manière à garantir la sécurité des habitants et à leur permettre d’habiter à nouveau leur commune et leur quartier. Des « études de recomposition urbaine » ont été lancées, afin d’imaginer comment réaménager le territoire de ces communes en y intégrant pleinement le risque d’inondation dans un contexte de crise climatique. L’enjeu est ainsi de « dessiner le Trèbes de demain, surtout dans sa partie sud 6 », de « dessiner le futur Villegailhenc pour les années à venir 7 ». L’inondabilité est alors pensée comme une des caractéristiques majeures de ces territoires, dont il convient de faire un paramètre central de la réflexion en matière d’aménagement, en l’inscrivant dans une logique d’adaptation et de résilience.

• 9 Réunion publique du 04/04/2019 destinée à présenter à la population de Trèbes les objectifs de l’ét (...)
• 10 Entretien du 16/02/2022.

14Là où beaucoup d’élus locaux demeurent attachés au paradigme de la maîtrise (de l’aléa, de l’eau et plus largement de la nature) via notamment la construction d’ouvrages de protection, cet élu témoigne lui d’une prise de conscience du caractère illusoire de ces protections, et donc de la nécessité d’adapter l’aménagement en le pensant avec le fonctionnement des milieux naturels. L’architecte-urbaniste en charge de l’étude de recomposition urbaine de Trèbes, lui aussi, insiste sur la nécessité de concevoir un projet de réaménagement du territoire qui intègre pleinement les problématiques environnementales : « il nous faut être dans l’éco-logique, c’est-à-dire cette vision d’ensemble dans laquelle la vision hydraulique, liée à l’eau, est intégrée. Tout ce qu’on va faire, on le fait avec cette conscience-là de l’environnement, du climat 9 ». De même à Villegailhenc, le maire souligne que le cabinet d’architectes et de paysagistes retenu pour concevoir le projet de réaménagement du village l’a été notamment parce qu’il est « très porté sur le climat 10 ». La conscience de la nécessité de repenser l’organisation de l’espace dans un contexte de crise climatique semble partagée par les acteurs politiques et professionnels de ces deux études de recomposition urbaine suite à l’inondation catastrophique de 2018. Les inondations ne sont certes pas nouvelles sur ces territoires méditerranéens, mais elles sont aujourd’hui relues et reproblématisées à l’aune de la crise climatique. Celle-ci induit en effet une perspective de récurrence et d’intensité accrues des phénomènes extrêmes comme les inondations, largement documentée et médiatisée via les six rapports d’évaluation publiés par le GIEC entre 1990 et 2022.

• 11 Propos du maire de Trèbes, L’Indépendant, 14/10/2023.
• 12 Propos du directeur général des services de la ville de Trèbes lors d’une visite de terrain, 14/04/ (...)

15Cette conscience des risques de l’Anthropocène – nouvelle chez les élus de ces communes sinistrées – incite à privilégier de nouvelles réponses en matière d’aménagement, inspirées en particulier des notions d’adaptation et de résilience. Trèbes se veut ainsi « un laboratoire de la résilience urbaine 11 » face au changement climatique. Une telle posture signe un changement de paradigme : il s’agit de réfléchir différemment pour « corriger les erreurs du passé 12 » en matière d’occupation de l’espace, qui seraient comme révélées et stigmatisées par la catastrophe (Vinet, 2005). Les acteurs locaux prennent conscience que la vulnérabilité actuelle de leur territoire est la résultante directe de choix d’aménagement passés. On s’inscrit donc ici en rupture avec le modèle qui prévaut trop souvent après une catastrophe, celui de la reconstruction à l’identique, pour privilégier une recomposition urbaine qui intègre une éthique préventive, entendue comme « l’intégration dans les programmes de reconstruction de mesures de réduction des vulnérabilités associées à des actions de résorption des inégalités socio-économiques et territoriales » (Moatty, 2018, p. 397). Il s’agit de repenser l’organisation du territoire pour le rendre plus résilient et l’adapter au contexte de crise climatique, tout en le rendant plus inclusif et plus agréable à vivre pour tous ses habitants. Par quels acteurs un tel changement de perspective a-t-il été porté et construit ?

• 13 Entretien du 16/02/2022 avec le maire de Villegailhenc.

17Les deux communes ont souhaité être accompagnées dans ce processus, considérant qu’elles n’avaient « pas les compétences nécessaires 13 ». Elles ont pu s’appuyer sur les compétences et l’ingénierie de divers acteurs publics, en particulier la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) de l’Aude et l’agence technique départementale (ATD) de l’Aude. C’est ainsi le service « urbanisme » de la DDTM qui a rédigé les cahiers des charges pour les études de recomposition urbaine lancées suite à l’inondation de 2018, puis aidé les communes dans le choix d’une équipe de maîtrise d’œuvre. Les services de l’État ont en effet estimé que dans le contexte post-catastrophe, il était nécessaire d’inciter les communes sinistrées à amorcer sans tarder une réflexion sur la manière de recomposer leur territoire, et qu’ils devaient pour cela les accompagner de manière significative. À Villegailhenc, c’est ensuite l’ATD qui a aidé la commune à élaborer le cahier des charges pour recruter la seconde équipe de maîtrise d’œuvre, retenue en 2022 pour concevoir le projet définitif (sur les bases programmatiques esquissées par l’étude de recomposition urbaine). Les deux communes s’appuient également sur les compétences du Syndicat mixte des milieux aquatiques et des rivières de l’Aude (SMMAR) en matière hydraulique. C’est cet établissement public territorial de bassin (EPTB) qui assume la maîtrise d’ouvrage des diverses études hydrauliques réalisées en parallèle des études de recomposition urbaine et financées dans le cadre du deuxième programme d’actions de prévention des inondations (PAPI) de l’Aude qui court sur la période 2015-2022. Ces études hydrauliques ont pour but de déterminer si des travaux d’aménagement hydrauliques peuvent être mis en œuvre afin d’améliorer la situation dans ces communes, et ainsi d’affiner les choix de réaménagement urbain. En dépit de la volonté de privilégier une logique d’adaptation et de résilience du territoire à l’inondation en agissant avant tout sur les enjeux, agir pour modifier l’aléa demeure perçu comme nécessaire (et ce en redonnant plus d’espace à la rivière, nous y reviendrons).

• 14 Expression utilisée par Napoléon III au lendemain des inondations catastrophiques qui ont touché la (...)

23Les pouvoirs publics ont parfois recours à une solution radicale face à des formes d’occupation de l’espace inadaptées au risque et très vulnérables : la désurbanisation de certains pans du tissu urbain, qui passe par le rachat et la démolition de biens. Si ces opérations demeurent ponctuelles elles ont tout de même tendance à se multiplier ces dernières années en France, « devenant un registre d’action à part entière en matière de prévention des risques et d’adaptation au changement climatique » (Rode, Ribas Palom, Sauri et al., 2022). En désurbanisant, il s’agit de « faire la part de l’eau 14 », c’est-à-dire de redonner de l’espace à la rivière. Un tel choix fait écho par exemple au programme « Room for the river » mis en œuvre aux Pays-Bas depuis 2006 (Ribas Palom, Sauri Pujol et Olcina Cantos, 2018).

• 15 Entretien du 18 avril 2023 avec le directeur général des services de la ville de Trèbes.
• 16 Entretien du 18 avril 2023 avec le directeur général des services de la ville de Trèbes.

25À Trèbes, ce ne sont pas moins d’une cinquantaine de bâtiments qui seront rachetés et démolis, situés pour l’essentiel en rive droite de l’Aude dans les quartiers du Faubourg et de l’Aiguille (fig. 4), là où les hauteurs d’eau ont été les plus importantes (supérieures à 2 m dans les parties habitables pour des maisons à étage ou supérieures à 80 cm en l’absence d’espace refuge). Un tel choix, qui implique pour la commune « un manque à gagner d’environ 100 000 € chaque année 15 » du fait de la perte de ressources fiscales induite, est assumé par les élus afin de « maximiser la protection des populations 16 ». Localisée à proximité de l’Aude et endommagée lors de l’inondation d’octobre 2018, la piscine municipale a été démolie fin 2020 (fig. 5a et 5b), premier acte de la désurbanisation de la zone riveraine du fleuve.

• 17 Entretien du 14/02/2022 avec un représentant du SMMAR.

28Une étude hydraulique commanditée par le SMMAR a en effet démontré qu’en modifiant le profil topographique de l’Aude il était possible d’abaisser la lame d’eau du fleuve en crue de 40 à 60 cm pour des crues intermédiaires. Il a donc été décidé d’élargir le lit majeur de l’Aude en reprofilant la berge de rive droite dans la traversée de Trèbes. L’espace planté de micocouliers que l’étude de recomposition urbaine proposait de conserver, mais qui par son altimétrie élevée faisait obstacle au bon écoulement de la crue, devrait être supprimé au profit d’une berge décaissée en pente douce afin de créer une zone d’expansion des crues (fig. 7). Cet « élargissement ponctuel du lit mineur et du lit moyen permet de contrôler en cas de crue centennale une partie des écoulements dans ce lit, de favoriser le passage de l’eau et d’abaisser la ligne d’eau dans les secteurs habités 17 ». Ces travaux de recalibrage du lit de l’Aude seront financés dans le cadre du troisième PAPI de l’Aude (2023-2028). Il s’agit donc simultanément de réduire les enjeux présents en zone inondable et d’optimiser l’écoulement de la crue. Une zone d’expansion des crues de l’Orbiel devrait également être aménagée en amont de Trèbes (fig. 4). Actions sur les enjeux et sur l’aléa vont ici de pair.

• 18 Le fonds Barnier a été créé par la loi dite Barnier no 95-101 du 02/02/1995 relative au renforcemen (...)

32Le rachat des habitations se fait à l’amiable par les communes, qui bénéficient pour cela du fonds de prévention des risques naturels majeurs (FPRNM, dit fonds Barnier 18). Seules les habitations étant éligibles au fonds Barnier, c’est aux communes qu’incombe la charge financière de racheter et de déconstruire les autres bâtiments qu’elles ne souhaitent pas laisser en zone inondable : piscine et camping municipal à Trèbes (l’école maternelle a été rendue éligible au fonds Barnier par une décision politique de l’État), quatre granges situées au cœur d’un îlot d’habitation qui sera déconstruit à Villegailhenc. Ces deux communes ne pouvant faire l’avance des sommes considérables que représentent les acquisitions et les déconstructions de logements éligibles au fonds Barnier, une convention a été signée avec l’établissement public foncier d’Occitanie : c’est lui qui achète les maisons et les déconstruit et fait donc l’avance des fonds, les communes le remboursant une fois qu’elles ont touché les aides du fonds Barnier.

• 19 Éric Daniel-Lacombe, réunion de travail sur site du 28/11/2023.
• 20 Entretien du 18/04/2023 avec le directeur général des services de la ville de Trèbes.

35À Trèbes, la réponse au premier enjeu passe par une réappropriation des berges de l’Aude qui auront préalablement été désurbanisées et reprofilées (II.1). L’étude de recomposition urbaine avait prévu d’y aménager un « parc des berges ». Cette idée d’aménager des espaces publics agréables, propices à la détente et à la promenade est conservée par la seconde étude réalisée par SCE comme par Éric Daniel-Lacombe, mais avec une topographie du site différente : création d’une pente douce vers le fleuve en lieu et place du mail de micocouliers surplombant l’Aude, ce qui permettra de retrouver un contact visuel avec le fleuve depuis la promenade piétonne et cyclable qui longera le chemin de la Lande et donc le quartier de l’Aiguille (fig. 7). Ce « quai, quand il sera submergé, sera notre nouvelle sirène d’alerte 19 ». Ces aménagements sont destinés à offrir de nouvelles aménités et de nouveaux usages aux Trébéens, et ainsi permettre une réappropriation du fleuve et de ses berges. L’objectif est de « vivre avec la rivière, de faire le pari que la rivière est une richesse 20 » pour le territoire et ses habitants. C’est ainsi la « connectivité sociale » (Kondolf et Pinto, 2017) à la rivière qui serait rétablie grâce à ces différents aménagements des berges de l’Aude. Ce réaménagement d’ensemble doit aussi être l’occasion de développer les mobilités douces au sein de la commune. Outre les cheminements développés sur les berges de l’Aude, la passerelle piétonne en encorbellement sur le pont qui traverse le fleuve, actuellement très étroite, sera réaménagée. Les déplacements des habitants entre le centre-ville et les quartiers du Faubourg et de l’Aiguille s’en trouveront facilités.

• 21 Entretien du 04/01/2023 avec la paysagiste conceptrice en charge du projet.
• 22 Entretien du 04/01/2023 avec la paysagiste conceptrice en charge du projet.
• 23 Entretien du 04/01/2023 avec la paysagiste conceptrice en charge du projet.

38À Villegailhenc, si les choix d’aménagement retenus diffèrent quelque peu de ceux de Trèbes, ils répondent aux mêmes logiques d’ensemble. Travaux hydrauliques et réaménagement du territoire vont de pair. À l’emplacement des habitations déconstruites dans le centre-bourg, un « parc du Trapel » sera aménagé (fig. 8 et 12). Cet espace ouvert est conçu dans une logique de multifonctionnalité. Sa fonction première est bien d’assurer le libre écoulement des eaux en cas de crue et ainsi réduire le risque dans le village. Mais il s’agit aussi d’en faire un espace public de qualité et support de nouveaux usages : « Le ruisseau et ses abords deviennent la vitrine du village, son espace de respiration et son futur centre de vie pour les habitants » (Atelier Sites, Notice paysagère, 2021). L’articulation de ces deux logiques qui président aux réflexions pour le réaménagement du centre de Villegailhenc – une logique hydraulique, centrée sur la réduction de l’aléa, et une logique d’aménagement qui se veut plus globale – n’a rien d’évident. Cela suscite des rapports de force entre acteurs porteurs de ces visions distinctes mais qu’il faut parvenir à concilier. Les bureaux d’études en hydrologie, missionnés pour répondre à une commande de réduction du risque, proposent des aménagements hydrauliques jugés par l’équipe de maîtrise d’œuvre inadaptés au contexte urbain dans lequel ils s’inscrivent et ignorants des enjeux sociaux. Comme l’explique un membre de l’équipe de maîtrise d’œuvre, « c’est une bataille, […] chacun défend son objectif et son enjeu 21 ». À travers les propositions d’aménagement qu’elle fait à la mairie, l’équipe de maîtrise d’œuvre s’efforce donc de « trouver un point d’équilibre 22 » entre logique hydraulique, incontournable ici, et logique d’aménagement urbain global. Un des enjeux majeurs du réaménagement du village est d’éviter d’aboutir à « un village totalement disloqué 23 », scindé en deux entités disjointes et mal reliées de part et d’autre d’un grand espace vide à l’emplacement de l’espace désurbanisé (ce qui est le cas pour l’instant, fig. 11).

• 24 Entretien du 16/02/2022.

40À Villegailhenc également, la recomposition urbaine s’accompagne d’une relocalisation de plusieurs équipements et services publics : les ateliers municipaux, le foyer municipal et le bureau de poste, qui étaient jusque-là situés dans le centre ancien et ont été inondés, sont réimplantés à proximité de la mairie, de l’école et de la salle polyvalente (fig. 8). Le maire l’affirme sans ambages : « il n’était pas question de remettre ces services publics dans le centre ancien 24 ». De nouveaux équipements et services sont également implantés sur ce site afin de compléter cette centralité : la maison citoyenne qui regroupe la nouvelle salle du conseil municipal et des mariages, le bureau de la police municipale, un bureau pour accueillir les permanences de la Mission locale Ouest audois (MLOA) et de la maison France services. Le souhait de la mairie est aussi d’implanter sur ce site des services paramédicaux. Tous ces équipements publics et ces services contribueront donc à renforcer une centralité hors du centre ancien tout en réduisant la vulnérabilité du territoire à l’inondation avec ces relocalisations hors zone inondable. À proximité de cette nouvelle centralité et également hors zone inondable, il est prévu de développer des logements sociaux pour seniors – dits papy-lofts – et des logements en accession sociale (fig. 8). En privilégiant les logements sociaux pour personnes âgées, il s’agit de répondre à l’enjeu majeur du vieillissement de la population (entre 2008 et 2019, la part des plus de 75 ans à Villegailhenc est passée de 9,5 % à 11,3 % – chiffres de l’INSEE) en offrant des solutions aux personnes âgées de la commune qui ne peuvent plus rester dans leur maison inadaptée du vieux village mais souhaitent néanmoins rester dans la commune. Et en développant également des logements sociaux en accession-location plutôt dédiés aux jeunes, il s’agit d’offrir à cette catégorie d’âge des opportunités de logement (sachant qu’entre 2008 et 2019, la part des 15-44 ans à Villegailhenc est passée de 34,7 % à 31,2 % – chiffres de l’INSEE), et ainsi œuvrer à la mixité sociale et générationnelle de la commune. Non loin d’une des parcelles qui accueillera des papy-lofts, un lotissement de dix maisons a été terminé fin 2022. De l’autre côté du centre historique, à l’ouest cette fois, l’étude de recomposition urbaine a proposé l’aménagement d’un « quartier résilient » qui pourrait compter 78 logements (fig. 8). Toutefois, ce projet n’a pas encore été définitivement acté. Ce n’est qu’une fois que le PPRi de la commune aura été révisé qu’il sera possible de déterminer, au regard du nouveau zonage et du nouveau règlement, la faisabilité de cette extension urbaine voulue résiliente.

• 25 Entretien du 28/09/2022.
• 26 Propos du maire de Trèbes lors de la journée « Informer et sensibiliser les acteurs de l’aménagemen (...)
• 27 Propos du maire de Trèbes lors de la journée « Informer et sensibiliser les acteurs de l’aménagemen (...)

41Toujours est-il qu’avec ces extensions urbaines (toutes prévues en continuité de l’urbanisation existante), il s’agit, d’une certaine manière, de compenser les 38 logements déconstruits et restaurer l’attractivité démographique de la commune. En effet, au lendemain de l’inondation de 2018, la population de la commune a baissé sensiblement, perdant près de 200 habitants (soit environ 12 %), et les élus ont pu craindre que cette tendance n’aille en s’amplifiant, au risque de fragiliser les services publics, les commerces et le budget communal. L’aménagement de ces nouveaux quartiers et de ces logements est donc envisagé comme une réponse visant à redynamiser la commune tout en l’adaptant au risque. Comme l’indique le maire, l’objectif est de « récupérer les 200 habitants perdus et de croître un peu 25 ». Il souhaiterait ainsi que la population de sa commune se situe à terme entre 2 000 et 2 300 habitants contre 1 658 aujourd’hui. Si les choix de relocalisation répondent bien aux exigences d’un aménagement plus adapté au risque d’inondation, on peut toutefois constater la persistance d’une volonté de croissance démographique. Recomposer le territoire, en repenser l’organisation à l’aune de la crise climatique et de ses risques représente bien un nouveau paradigme visant à mieux articuler gestion du risque et aménagement afin de contribuer à la résilience du territoire. Mais le modèle de développement résidentiel visant à attirer de nouvelles populations demeure perçu comme incontournable, voire souhaitable. Cela rejoint le constat fait sur d’autres terrains – littoraux notamment – d’une « ambivalence des communes […] où malgré les risques et la perspective de changements climatiques, la volonté de bâtir […] reste prédominante par rapport à celle de penser un autre rapport à l’espace » (Tricot et Lolive, 2013, p. 227). Où l’on voit à quel point les élus sont démunis en termes d’imaginaire alternatif pour leur territoire. Repenser le territoire de manière plus résiliente aux risques ne pourrait-il pas justement être l’occasion d’engager une réflexion sur des alternatives au développement résidentiel ? Ce n’est certes pas simple dans la mesure où il faudrait pour cela renoncer à des façons de penser et de fabriquer les territoires profondément ancrés, aussi bien chez les élus, chez les professionnels de l’aménagement que chez les habitants. L’inondation de 2018 a pourtant fait bouger certaines lignes à cet égard puisque le maire de Trèbes a pour sa part pris conscience de l’impasse que constitue le modèle de développement quantitatif et consommateur d’espace. Ses propos sont éloquents : « Avant 2018, nous avions comme ambition de développer notre territoire quantitativement. Donc nous étions portés sur une croissance, une consommation foncière. Et puis 2018 est arrivé. On a été confronté à une réalité que nous refusions de voir 26. » Il considère désormais que « consommer du foncier à Trèbes, c’est une hérésie, il faut conserver des zones naturelles et des éponges. Tant pis si on ne gagne pas de population 27 ». Le temps de la post-catastrophe est donc, pour cet élu, celui d’une prise de conscience de la nécessité de changer de modèle de développement et d’aménagement de son territoire.

• 28 « Lancés en 2018, les contrats de transition écologique (CTE) traduisent les engagements environnem (...)
• 29 Entretien du 04/01/2023 avec la paysagiste conceptrice en charge du projet.

43Même si le code de l’urbanisme parle de « démolition » de constructions et les assujettit à l’obtention d’un « permis de démolir », le vocable désormais utilisé est plutôt celui de « déconstruction ». Au-delà de l’acception philosophique initiale de la notion, le Larousse définit pour la première fois en 2004 la déconstruction comme le « démontage sélectif d’installations techniques ou de certains éléments d’une construction afin de valoriser les déchets et de réduire les mises à la décharge ». Dans le monde du BTP, le terme de déconstruction a largement remplacé celui de démolition à partir des années 2000, au moins dans la communication des entreprises, mettant en avant des pratiques plus respectueuses de l’environnement (Montgeard et Veschambre, 2014). Les déchets issus du BTP représentent le principal flux de déchets de l’Union européenne. Moins en produire et mieux les gérer constitue donc un enjeu majeur pour les acteurs de la construction. Il s’agit ainsi de promouvoir l’économie circulaire dans les territoires. C’est dans une telle perspective que sont pensées et mises en œuvre les déconstructions à Trèbes et Villegailhenc. Dans le cadre du contrat de transition écologique 28 que les deux communes ont signé avec Carcassonne Agglo, elles se sont engagées dans des missions de réemploi des matériaux de déconstruction. Ceux-ci ne sont plus considérés comme des déchets à mettre en décharge, mais comme des ressources à réutiliser pour les futurs aménagements, en particulier le réaménagement des espaces publics. L’équipe de maîtrise d’œuvre retenue à Villegailhenc a déjà eu l’occasion de porter une démarche de réemploi de matériaux in situ sur un autre projet, elle l’a donc ici intégrée dès le concours en faisant des propositions en ce sens : « soit pour faire les murs qui soutiennent les esplanades, les parties anciennes du village, soit de concasser […] des tuiles pour les intégrer à des bétons. Ils voulaient faire le mur du souvenir, donc là aussi on peut avoir ce travail de récupération des pierres 29 ». Le tissu urbain en renouvellement est alors envisagé comme une « mine urbaine » (Bastin, 2019) dans laquelle il convient de prélever des matériaux existants plutôt que d’en faire venir de nouveaux de l’extérieur. Une telle démarche, bien que modeste ici, contribue à « regarder autrement ce qui est démoli » (Leconte et Grisot, 2022, p. 40) et s’inscrit dans une logique d’urbanisme frugal s’employant à valoriser les ressources matérielles du territoire selon une approche circulaire et économe.

• 30 Entretien du 04/01/2023 avec la paysagiste conceptrice en charge du projet.

44À Villegailhenc, la recomposition spatiale du territoire est aussi saisie comme une occasion de lutter contre l’îlot de chaleur urbain et d’œuvrer en faveur de la biodiversité, et ce en désimperméabilisant et en végétalisant des espaces qui étaient jusque-là stériles car très minéraux. Il s’agit à la fois de « réintégrer le végétal comme élément […] qui rafraîchit l’atmosphère [et] de retrouver de la fertilité, […] un sol poreux 30 ». Les abords de la mairie et de l’école notamment devraient faire l’objet d’opérations de ce type (fig. 12), permettant de connecter la nouvelle centralité au parc du Trapel via des axes de déplacements doux végétalisés donc ombragés et plus agréables et confortables à emprunter pour les usagers.

• 31 Atelier Sites, Notice paysagère, 2021.

45L’écologie est placée au cœur du projet par ses concepteurs. Le vaste parc du Trapel aménagé au cœur du tissu urbain le long du cours d’eau et à l’emplacement des bâtiments déconstruits va ainsi « induire une dynamique d’un retour de la nature, va laisser place à une biodiversité qu’il faudra insuffler par le travail de palette végétale rustique locale à valeur ajoutée pour la faune locale 31 ». Ce projet de recomposition urbaine n’ambitionne pas seulement de réduire la vulnérabilité face au risque d’inondation et de reconstituer une zone d’expansion des crues, mais aussi de reconstituer au cœur du tissu urbain des milieux riches d’un point de vue écologique, aptes à « accueillir le vivant » (ChartierDalix, 2019), tout le vivant, c’est-à-dire où les humains et la nature pourront cohabiter (Radu, 2018). Il s’agit d’améliorer les conditions d’habitat lato sensu, pour les humains comme pour la faune et la flore, et ce grâce à une pensée plus écologique de la ville et de l’aménagement (Rode, 2023). Biodiversité, eau, risque, climat et qualités d’usages sont ici articulés dans le réaménagement de l’espace.