1Les débuts du ski de randonnée se situent au début du xxe siècle en France lorsqu’en 1909 le docteur Payot, accompagné de guides, réalise la première traversée à ski entre Chamonix et Zermatt. Cet itinéraire en hiver a connu depuis une belle postérité au point d’être parfois victime de son succès par sa fréquentation. Le caractère novateur de cette initiative a surtout donné ses lettres de noblesse à une forme inédite de loisirs, l’itinérance à ski, considérée aujourd’hui comme la modalité classique de cette discipline.
2Cantonnée au statut de pratique de niche, réservée à un petit groupe d’adeptes, elle est restée longtemps un point aveugle des investigations sociologiques. Les effets du changement climatique, rendant aléatoire la présence de la neige dans les stations de sports d’hiver en particulier dans les Pyrénées (Spandre, François, Verfaillie et al., 2019 ; López-Moreno, Soubeyroux, Gascoin et al., 2021 ; Vlès, 2021), le ski de randonnée semble voué à un certain essor. Il permet en effet d’accéder aux espaces de la haute altitude garantissant un enneigement plus régulier.
3Cette pratique consiste à remonter les pentes de neige en montagne à l’aide de peau de phoque que l’on peut retirer ensuite pour profiter des plaisirs de la glisse lors de la descente.
4Le ski de randonnée appartient, pour la grande majorité de ses pratiquants, à la sphère des loisirs de pleine nature qui se démarque radicalement de l’univers des sports règlementés dans des espaces standardisés.
- 1 Cette catégorisation ne prend pas en compte ici les activités d’entretien physique (jogging, cultur (...)
- 2 Le processus d’intégration de l’escalade parmi les disciplines sélectionnées pour les Jeux olympiqu (...)
5Dans cette catégorisation des activités physiques 1, une distinction s’opère en premier lieu entre les pratiques de compétition officielle (sports) et celles sans compétition (loisirs). Une seconde dimension de différenciation intervient ensuite en fonction du degré d’intensité athlétique de la pratique selon un axe vertical avec en haut la performance et en bas la modération. Enfin, un axe horizontal oppose le niveau d’aménagement des espaces associé au degré d’incertitude et de sécurité lié à l’environnement et à l’autonomie des pratiquants. Les sports de compétition se situent sur la droite de cet axe et se déroulent dans des espaces normalisés et sécurisés avec une faible autonomie des pratiquants par rapport au milieu naturel. À l’opposé, sur la gauche de cet axe figurent les activités présentant un faible aménagement du milieu avec une incertitude élevée par rapport au milieu naturel avec une certaine prise de risques et nécessitant une autonomie des pratiquants. Ces activités n’obéissent pas aux mêmes principes d’organisation et aux mêmes logiques sociales et leurs pratiquants ne présentent pas les mêmes profils notamment du point de vue de la répartition par âge. Les sports de compétitions rassemblent très majoritairement les tranches d’âge les plus jeunes entre l’adolescence et les premières années de l’âge adulte correspondant au premier cycle de vie sportive. À l’inverse, les loisirs de pleine nature réunissent majoritairement des pratiquants plus âgés appartenant au second cycle de vie sportive (Pociello, 1999). De plus, les sports de compétition visent à la neutralisation des éléments du milieu naturel (vent, pluie, exposition à des risques naturels) pour garantir la stricte égalité des concurrents. Les loisirs de pleine nature au contraire se déroulent dans un milieu peu aménagé avec une prise en compte de l’exposition aux risques naturels avec une valorisation du jeu avec les éléments naturels. Enfin, la définition légitime des pratiques de pleine nature fait l’objet de débats éthiques entre les pratiquants eux-mêmes alors que pour les sports, elle se trouve strictement réglementée par les fédérations internationales ou le Comité international olympique 2. Seules les premières se prêtent à des analyses selon la théorie des champs sociaux de Bourdieu.
6Le ski de randonnée a bénéficié ces dernières années d’une certaine promotion par les stations elles-mêmes. Durant la crise sanitaire du covid, la fermeture des remontées mécaniques pendant l’hiver 2021 les a incités à proposer à leur clientèle la découverte de cette activité de même que la raquette à neige avec un certain succès.
7Si les variations du nombre des pratiquants ces dernières années sont difficiles à quantifier, les chiffres de vente des équipements spécialisés apportent quelques indications précieuses. Ils enregistrent une croissance notable au cours de la dernière décennie avec une progression accélérée depuis 2016 de 12 % par an alors que ce secteur ne représente que 10 % du marché global du ski. Certains acteurs du secteur situent même la croissance des ventes pour les dernières saisons autour de 40 % (Cazé, 2021). Ces évolutions sont également observées à l’étranger, en Europe comme aux États-Unis (Schlemmer et Schnitzer, 2021, Jackson, 2022).
Figure 1 – Catégories d’activités physiques
Source : Olivier Hoibian
- 3 Selon cette enquête, les skieurs de randonnées représentent 1 % de l’échantillon des 15 ans et plus (...)
8En France, la dernière étude de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) publiée en 2023 fournit quelques données sur les adeptes du ski de randonnée mais il s’agit d’une enquête déclarative sans contrôle sur la véracité des propos. De plus, les effectifs de l’échantillon sont très faibles, avec moins de 120 réponses, ce qui soulève des interrogations légitimes sur la fiabilité des résultats détaillés 3. Des études spécifiques s’avèrent donc indispensables pour préciser les caractéristiques de ce petit groupe de pratiquants. Dans la période récente, cette activité hivernale a suscité différentes recherches en sciences sociales et la publication de plusieurs articles ou de l’ouvrage Le ski de randonnée brouille les pistes en 2022 (Perrin-Malterre, Chanteloup et Gruas, 2019 ; Gruas, 2021 ; Hoibian, 2021 ; Reynier, Gruas et Perrin-Malterre, 2022 ; Hoibian, Gruas et Perrin Malterre, 2024).
9Les dépenses occasionnées par l’acquisition du matériel, les déplacements pour se rendre au pied des montagnes et les nuitées en refuges ont longtemps laissé penser que le ski de randonnée était réservé aux catégories sociales aisées, bénéficiant des plus hauts revenus. La croissance des effectifs laisse cependant imaginer un élargissement de l’éventail des classes sociales concernées. L’action des comités d’entreprise et des associations de promotions des loisirs de montagne (FFCAM, Fédération française des clubs alpins et de montagne ; FFME, Fédération française de la montagne et de l’escalade ; FSGT Montagne, Fédération sportive et gymnique du travail – section montagne, etc.) constitue également des leviers favorisant une certaine accessibilité sociale pour cette activité comme cela a pu être le cas pour d’autres activités de montagne (Hoibian, 2020). L’essor du ski de randonnée, même s’il reste circonscrit à des effectifs limités, s’accompagne-t-il d’une véritable démocratisation avec une présence significative des classes moyennes et populaires ? Bien qu’il s’agisse d’un groupe restreint, peut-on observer des principes d’unité mais aussi de différenciation en fonction des modalités de cette activité ?
Figure 2 – Montée de skieurs de randonnée en direction du Vignemale
Source : Pierre Meyer Entrepyr II
Figure 3 – Refuge des Oulettes de Gaube en hiver
Source : Pierre Meyer Entrepyr II
10L’ambition de cet article consiste à mieux comprendre les logiques sociales à l’œuvre dans l’adoption des différentes pratiques de loisirs et de vacances notamment pendant la période hivernale. Sur le plan théorique, les usages socialement différenciés du temps libre sont considérés comme s’inscrivant dans le cadre plus général de la sociologie des pratiques culturelles (Bourdieu, 1979 ; Coulangeon, 2016). En adoptant une définition élargie de la culture, inspirée de l’anthropologie (Cuche, 2004), les loisirs de montagne comme le ski de randonnée relèvent du registre des biens symboliques et participent à la structuration de l’espace des styles de vie selon des dynamiques de distinction sociale (Réaux et Cousin, 2006). Selon cette approche, l’intérêt pour les activités de loisirs relève du système des dispositions incorporées dès l’enfance dans le milieu familial ou lors des trajectoires sociales ultérieures (Darmon, 2016 ; Lahire, 2019). Elles sont le résultat de la construction des habitus et des rapports au corps et à la nature qui orientent ensuite les choix des individus dans leurs attitudes et leurs comportements, notamment dans leur inclinaison à s’orienter vers telle ou telle pratique culturelle (Boltanski, 1971 ; Bourdieu, 1997).
- 4 L’Observatoire a été fondé dans le cadre du programme transfrontalier « Entrepyr II » qui réunissai (...)
- 5 Il s’agit des refuges suivant : refuge Wallon, refuge des Oulettes de Gaube, refuge de la Glère et (...)
- 6 Le questionnaire comprenait 52 questions fermées uniques ou multiples dont quelques questions ouver (...)
11L’étude sur les skieurs de randonnée a été réalisée dans le cadre des activités de recherche de l’Observatoire transfrontalier des refuges des Pyrénées, créé en 2018 dans le cadre d’un programme européen transfrontalier pour les Pyrénées (POCTEFA 4). Les données exploitées ont été collectées « sur site » durant l’hiver 2019, entre février et avril, dans quatre refuges gardés de la zone centrales des Pyrénées 5. Les gardiens avaient été sollicités au préalable en donnant leur accord pour informer les usagers sur la possibilité de renseigner le questionnaire auto-administré à leur disposition 6. À l’issue de la saisie des réponses, 430 questionnaires ont pu être exploités en ne conservant que les seuls résidents français. Sur cet ensemble, près de 300 questionnaires concernaient les adeptes du ski de randonnée.
- 7 L’analyse des correspondances multiples (ACM) est une méthode d’analyse factorielle adaptée aux don (...)
- 8 Le principe de la classification ascendante hiérarchique est de rassembler des individus selon un c (...)
- 9 La procédure réalisée par le logiciel Spad 9.2 regroupe les individus de la population des skieurs (...)
12Comme dans le cas des enquêtes portant sur des activités se déroulant en autonomie, dans des espaces ouverts, la représentativité de l’échantillon est toujours délicate à établir (Lapierre 1980 ; Lefebvre, 2002 ; Suchet et Jorand, 2009). Le jeu des données rassemblées apparaît de très bonne qualité et les résultats obtenus ne présentent pas d’incohérence manifeste par rapport à d’autres études sur le ski de randonnée conduites dans la période récente dans les Alpes (Gruas, 2021 ; Kréziac, Reynier et Joy, 2022). Au-delà des propriétés communes à l’ensemble du groupe des skieurs de randonnée pyrénéens, des éléments de différenciation ont été identifiés. Ils ont fait l’objet, dans un second temps, d’un traitement statistique multidimensionnel. Les méthodes factorielles des analyses des correspondances multiples (ACM 7) et de classification ascendante hiérarchique (CAH 8) ont été utilisées conjointement en se référant à la démarche élaborée par Lebart, Morineau et Pinon (2000). Les analyses successives effectuées ont permis de construire une typologie des skieurs de randonnée en cinq classes relativement homogènes. Les regroupements se définissent selon la proximité relative des comportements correspondant à des collectifs tangibles, et vécus comme tels par les pratiquants 9.
- 10 Pour toutes les comparaisons avec la randonnée estivale dans les Pyrénées, voir Hoibian, 2020.
13Sur l’ensemble des questionnaires recueillis auprès des usagers des refuges, le ski de randonnée arrive largement en tête des activités pratiquées avec un peu plus de 65 % d’entre eux. La raquette à neige figure en deuxième position avec 28 % tandis que les autres activités, principalement la randonnée pédestre, se situent autour de 6 %. Du point de vue de la répartition selon les sexes, alors que le ski de randonnée est davantage adopté par les hommes avec 23,5 % de femmes seulement, la raquette à neige apparaît nettement plus féminisée avec un score de 46 %, proche de la randonnée estivale en montagne (43 % 10).
14La fréquentation des refuges des Pyrénées en hiver se distingue aussi de celle de l’été en fonction de la répartition selon les années de naissance. Si elle reste caractérisée par la forte présence de la tranche d’âge des 30 à 49 ans qui obtient le meilleur score, on observe cependant une diminution sensible des représentants des plus jeunes usagers mais aussi des plus âgés. Ces différences sont à mettre en relation avec les conditions plus rudes de la montagne en hiver ainsi que les dangers accrus du fait des risques d’avalanche et de chute sur la neige dure.
15Enfin, une autre caractéristique essentielle des usagers des refuges par rapport à l’été tient à leur plus grande familiarité avec la montagne. Cette population est, en effet, composée d’une forte proportion d’habitués qui s’adonnent dans leur majorité depuis plus de 10 ans à des activités hivernales et pour pratiquement un quart d’entre eux depuis plus de 20 ans. Ce groupe dispose d’un niveau d’expérience élevée avec près de la moitié se définissant eux-mêmes comme des pratiquants « confirmés » ou « experts ». Les taux d’affiliation à un club ou à une fédération sont d’ailleurs bien supérieures à ceux de l’été avec environ un usager sur deux mais toujours aussi peu d’intérêt par la compétition (3,5 %).
Figure 4 – Refuge de La Glère
Source : Olivier Hoibian
16Le groupe des skieurs de randonnée est composé d’une proportion de femmes assez réduite alors que les hommes représentent près de 77 % des pratiquants. Cette faible participation féminine s’observe dans la plupart des activités de loisirs exposant à des risques. Ce résultat est comparable aux écarts importants constatés dans l’enquête réalisée auprès des adhérents de la Fédération des clubs alpins français (Hoibian, 2009). Selon le degré de perception des dangers, les pourcentages varient de 18 % de femmes pour le parapente, 25 % pour le VTT et 26 % pour l’alpinisme alors que la simple randonnée pédestre obtient une répartition quasiment à parité. Différentes recherches menées sur la différenciation des sexes dans les activités de loisirs physiques soulignent, en effet, les variations en fonction du degré d’exposition de l’intégrité physique des pratiquants mais aussi du niveau de technicité des activités (Pénin, 2009 ; Soulé, 2017). La pratique du ski de randonnée implique l’acquisition de compétences relativement nombreuses et complexes dans la gestion de la prise de risque puisqu’elle se déroule en dehors des espaces balisés et sécurisés des stations. Il s’agit de se déplacer en autonomie, en repérant son itinéraire, tout en se gardant des dangers liés aux avalanches ou aux changements météorologiques. Un bon niveau de maîtrise des évolutions à ski sur des espaces non-damés, à la montée mais surtout à la descente, avec parfois la présence de pentes raides glacées et de barres rocheuses, s’avère également nécessaire.
Tableau 1 – Répartition des skieurs de randonnée selon les âges
Source : Olivier Hoibian
17Du point de vue des âges, les 30 à 49 ans sont les mieux représentés. Contrairement aux pratiques sportives fédérales des adolescents, les loisirs de montagne appartiennent au « second cycle de vie sportive » avec une forte participation des seniors (Pociello, 1999).
18L’âge moyen (42,5 ans) est cependant légèrement inférieur à celui des randonneurs en montagne pendant l’été (45 ans) du fait de la moindre présence des deux extrêmes des tranches d’âge, les plus jeunes et les plus âgés, nettement moins représentés.
19La répartition selon les catégories socioprofessionnelles montre une large ouverture de l’éventail des différents groupes professionnels. Cependant, certains sont nettement plus représentés que d’autres lorsqu’on les compare aux données de l’INSEE sur l’ensemble de la population française en 2019. Si l’on se réfère à la nomenclature agrégée en six classes, les différences apparaissent très marquées, notamment concernant la surreprésentation des cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) obtenant un score de 57,9 % au sein de ce groupe pour seulement 12,8 % au sein de la population française soient pratiquement 45 points d’écart.
Tableau 2 – Répartition selon les PCS (hors retraités)
Source : Olivier Hoibian
20A contrario, les professions intermédiaires et surtout les ouvriers apparaissent nettement sous-représentés par rapport à leur pourcentage dans la population active française avec respectivement des différences de – 8,8 points et – 11,2 points.
21Les données sur les secteurs d’activité indiquent une participation plus importante des membres du secteur privé avec près de 60 % des skieurs de randonnée. Cependant, si on rapporte ces résultats à la répartition dans la population française, le secteur public apparaît nettement surreprésenté avec plus de 40 % pour 20 % seulement dans la population active, soit 20 points de plus.
22Sur le plan des revenus comme des diplômes ou des catégories socioprofessionnelles, des variations importantes apparaissent avec plus de 70 % des skieurs de randonnée disposant de revenus supérieurs au revenu médian de 1 800 € (soit 20 points d’écart par rapport à la population française). Le plus fort contingent de ce groupe bénéficie de revenus moyens supérieurs entre 2 000 € et 3 100 € avec près de 46 % contre 36 % dans la population française (soit 10 points de plus).
23Les représentants des milieux aux revenus modestes (inférieurs à 1 500 €) sont nettement sous-représentés avec 10 points de moins que dans la population française. De leur côté, les très hauts revenus, au-delà de 4 000 €, rassemblent environ 10 % des skieurs de randonnée soit près de 4,5 points en dessous de leur score dans la population française.
24Les variations en fonction du diplôme apparaissent encore plus significatives. Le niveau d’éducation du groupe des skieurs de randonnée s’avère nettement supérieur à celui du reste de la population française. On observe en effet que les non-diplômés et les titulaires d’un CAP, BEP sont sous représentée au sein de ce groupe avec un écart très notable de plus de 40 points. Si les proportions des titulaires d’un baccalauréat ou d’un bac + 2 ou 3 sont assez proches, le fossé se creuse très sensiblement pour les plus diplômés avec, pour les bacs + 4 et davantage, 32 points en plus par rapport à la population française.
25Ces résultats confortent la thèse d’une relation forte entre le niveau d’éducation et la gestion d’informations complexes dans un milieu naturel changeant, impliquant une part d’incertitude et de risque, associée au degré de technicité des activités.
Tableau 3 – Répartition selon le niveau des revenus
Source : Olivier Hoibian
26Si le niveau des revenus pouvait être perçu comme le facteur principal de sélection sociale dans l’accès au ski de randonnée en constituant une sorte de barrière financière, le coût de la pratique s’avère pourtant nettement moins onéreux que celui des séjours aux sports d’hiver. Ainsi, les fractions les plus dotées en capital économique sont sous-représentées au sein de cette population et privilégient d’autres formes de loisirs plus élitistes et plus ostentatoires (Piquery, 2016). De plus, l’indicateur des revenus s’avère moins discriminant que celui des diplômes. Pour les niveaux supérieurs, les variations par rapport à la population française sont en effet nettement plus marquées pour ces derniers (32 points d’écart en plus pour les skieurs de randonnée).
Figure 5 – Refuge des Camporells
Source : CC Pyrénées catalanes
27Les fractions les plus dotées en capital culturel scolaire sont généralement surreprésentées parmi les adeptes des loisirs de pleine nature. Les activités de montagne comme le ski de randonnée, se déroulant dans un environnement non-aménagé, nécessitant l’utilisation des appareils de recherche des victimes d’avalanche et parfois les techniques de l’alpinisme, participent des logiques de distinction sociale propres aux représentants de ces groupes sociaux.
28La part la plus importante des skieurs de randonnée des Pyrénées est d’origine citadine avec près de la moitié de l’échantillon (47 %). Si l’on n’y agrège les habitants en zone périurbaine d’agglomération, la part des urbains atteints pratiquement les deux tiers d’entre eux (65,1 %). La proximité de la zone de résidence avec la montagne n’intervient donc que de manière marginale avec seulement 16 % de ce groupe qui réside en zone rurale de montagne. L’effectif est à peine supérieur pour les résidents en zone rurale de plaine. Les pratiquants d’origine rurale ne représentent donc qu’un peu plus d’un tiers de l’échantillon (34,9 %).
29L’origine géographique analysée à partir des codes postaux à l’échelle des départements souligne l’importance de la proximité des grandes agglomérations comme Pau pour les Pyrénées-Atlantiques (20 %), Toulouse pour la Haute-Garonne (16 %) ou de Lourdes pour les Hautes-Pyrénées (12 %). Le poids des urbains se trouve également attesté par les scores de l’Île-de-France (7 %) ainsi que pour le département de la Gironde avec Bordeaux (6 %).
30La répartition selon les anciennes régions d’avant 2016 permet de faire ressortir également la zone de chalandise constituée par l’Ouest atlantique. Elle s’étend des Pays-de-la-Loire, du Poitou-Charentes et surtout de l’Aquitaine avec un score global de 35 %, équivalent à celui de Midi-Pyrénées (35 %). Pour le Languedoc-Roussillon ou la région PACA, la concurrence des Alpes se manifeste pleinement avec une fréquentation nettement plus faible du massif des Pyrénées (respectivement 5 % chacune).
31Le ski de randonnée dans les Pyrénées attire ainsi, une population très majoritairement citadine, très masculine, dotée d’un capital culturel scolaire très élevé et de revenus relativement conséquents. La relative hétérogénéité de ce groupe, liée à la présence de l’ensemble du spectre des groupes professionnels, indique cependant que les logiques sociales à l’œuvre dans cet univers de pratiques ne relèvent pas de stratégies de conservation d’un strict « entre soi ». Elles se démarquent, par la même, de ce qui est observé pour les formes de loisirs privilégiés par les franges supérieures des élites sociales, caractérisées par le cumul des différentes espèces de capitaux (Waser, 1985 ; Piquerey, 2016 ; Pinson Charlot, 2019).
Tableau 4 – Répartition selon la zone de résidence
Source : Olivier Hoibian
Figure 6 – Répartition des usagers des refuges en hiver selon les anciennes régions
Source : Olivier Hoibian
32Ce constat fait naître différentes interrogations concernant les modalités de cohabitation de ces différentes catégories sociales. Au sein du groupe des skieurs de randonnée, observe-t-on des visions divergentes de la montagne et des formes de pratiques de cette activité ? A contrario, s’agit-il d’une population présentant une forte homogénéité dans ses représentations et dans ses comportements ?
33Les usagers des refuges des Pyrénées en hiver présentent un niveau d’expérience des activités de montagne nettement supérieur à ceux de la période estivale. Cela apparaît encore plus nettement pour le groupe des skieurs de randonnée. Ainsi, plus de 60 % d’entre eux se livrent à cette discipline depuis au moins 10 ans dont 38 % depuis 20 ans et plus. Pour près de 82 % d’entre eux, la pratique d’une autre activité de montagne leur a donné envie de découvrir cette discipline hivernale. Ils sont environ 57 % à posséder de compétences avérées en se situant eux-mêmes au niveau confirmé » ou expert. D’ailleurs, une majorité de presque 54 % déclare disposer d’une maîtrise suffisante du ski pour s’engager dans des pentes inclinées de 40 % et plus et seulement 8 % d’entre eux ne possèdent pas leur propre matériel. Le niveau d’affiliation à un club ou à une fédération s’avère particulièrement élevé avec un score de 65 %, principalement au bénéfice de la FFCAM, davantage tournée vers les activités de montagne que la fédération concurrente, la FFME, plus spécialisée dans l’escalade.
34Les adeptes des raids à ski, avec une itinérance comprenant au moins deux nuits en refuges, s’inscrivent dans la modalité classique du ski de randonnée qui concerne 70 % des skieurs interrogés. Le matériel privilégié répond bien à ce type de pratique avec près de 72 % qui utilisent des skis intermédiaires. Une grande majorité se situe d’ailleurs dans la catégorie des ascensions moyennes comprises entre 800 m et 1 200 m de dénivelé (61 %). Plus du tiers de ce groupe aborde des dénivelés de plus de 1 200 m et seulement 5 % se limitent à des ascensions de moins de 800 m.
Figure 7 – Refuge Wallon-Marcadau
Source : Olivier Hoibian
35Un des indicateurs les plus significatifs du partage des mêmes références collectives concerne la sécurité. Dans cette activité en autonomie, en dehors des espaces aménagés des stations, la sécurité de chaque participant dépend étroitement des compétences des autres membres du groupe. Les recommandations des fédérations de montagne en matière d’équipement s’avèrent d’ailleurs particulièrement respectées. Ainsi près de 90 % des skieurs de randonnée utilisent régulièrement le trio Arva (appareil de recherche en avalanche), pelle et sonde, ce qui confirme le degré très élevé d’appropriation des normes collectives en vigueur dans cet univers culturel.
36Les représentations collectives partagées au sein de ce groupe viennent corroborer cette forte homogénéité des skieurs de randonnée. Parmi les principales motivations qui réunissent plus de 95 % d’entre eux, la sensibilité à la beauté des paysages et à la montagne hivernale arrive en tête. Parmi les autres références très largement partagées, la recherche de la convivialité et le plaisir des belles courbes rassemblent pratiquement 90 % des suffrages. Une adhésion très élevée est également atteinte pour l’ascension des sommets comme pour s’éclater dans la poudreuse et, dans une moindre mesure, pour la recherche de la détente procurée par la montagne hivernale qui permet d’échapper aux pressions liées au stress de l’activité professionnelle et de la vie quotidienne.
Tableau 5 – Utilisation du trio « Arva, pelle, sonde »
Source : Olivier Hoibian
Tableau 6 – Multiactivité des loisirs sportifs
Source : Olivier Hoibian
37En dehors du ski de randonnée, ce groupe se caractérise par une appétence marquée pour les activités physiques. Il s’agit, en premier lieu, d’adeptes des loisirs de montagne pour plus de 98 % d’entre eux. La randonnée pédestre en été est plébiscitée par près de 86 % d’entre eux et dans sa forme itinérante pour pratiquement 60 %. Une majorité s’adonne à l’escalade (52,8 %) et dans une moindre proportion à l’alpinisme (45 %). Le vélo de montagne attire un tiers des skieurs de randonnée de même que le trail pour presque 27 % d’entre eux et le canyon pour pratiquement 20 %.
- 11 Pour une discussion sur l’omnivorité culturelle des skieurs de randonnée en France, voir Hoibian, G (...)
38En dehors des loisirs de montagne, ce groupe présente un profil nettement plus sportif que la moyenne des Français. En effet, près de 90 % d’entre eux se livrent à des activités physiques de manière régulière à raison d’au moins une fois par semaine pour 65 % des Français (enquête de l’INJEP, 2023). Les disciplines les plus prisées sont d’abord la course à pied (57 %) et le vélo (31 %) puis viennent la natation (22 %) et la gymnastique d’entretien (16,6 %). Les skieurs de randonnée appartiennent donc aux catégories sociales les plus diplômées qui présentent des dispositions particulières tournées vers l’entretien du corps. La multiactivité des loisirs physiques participe de l’affirmation de leur style. Comme cela est attesté par différentes recherches, ce sont également les fractions les plus attirées par la consommation des autres formes de loisirs cultivés comme les musées, le théâtre, les concerts, le cinéma, etc., manifestant une omnivorie culturelle (Coulangeon et Lemel, 2009 ; Lefevre et Ohl, 2012 11).
39La forte homogénéité des représentations et des comportements du groupe des skieurs de randonnée ne doit pas occulter pour autant certains indices de différenciation. Si la diversité des catégories sociales au sein de l’échantillon est finalement peu discriminante statistiquement du point de vue des représentations collectives et des comportements, certains tris croisés montrent néanmoins des variations significatives. Ce constat a conduit à soumettre les données rassemblées à des analyses multivariées pour tester l’hypothèse d’une diversité de profils.
40La méthode adoptée, présentée avec la méthodologie en introduction, consiste à associer l’analyse des correspondances multiples (ACM) à une classification ascendante hiérarchique (CAH). Les nombreux essais réalisés ont conduit à retenir huit variables actives. Ces premières variables jouent un rôle actif dans les traitements statistiques. Elles sont complétées par des variables illustratives en relation avec les caractéristiques sociodémographiques classiques (âges, sexe, lieu de résidence, catégorie sociale, etc.) mais aussi avec certains éléments de la pratique. Ces dernières permettent de préciser davantage les contours des différents profils définis par l’analyse statistique.
41Les huit variables retenues pour cette enquête sur les skieurs de randonnée des Pyrénées obtiennent une variance expliquée pour le premier axe de l’ACM de 13,7 % avec un taux modifié de Benzecri de 54,9 %. Pour les deux premiers axes, la variance cumulée est de 23,3 % avec un taux de Benzecri de 72,8 % pour atteindre le taux, considéré comme très significatif, de 83,3 % si on intègre le troisième axe.
Tableau 7 – Description des variables actives
Source : Olivier Hoibian
Tableau 8 – Description de la variance des trois premiers axes
Source : Olivier Hoibian
Figure 8 – Graphique des axes d’opposition
Source : Olivier Hoibian
Figure 9 – Graphique de la partition en cinq classes
Source : Olivier Hoibian
42Les graphiques réalisés à partir de l’ACM montrent que les deux premiers axes interviennent de manière importante sur l’ACM. Ils indiquent les oppositions structurantes du point de vue du niveau technique (débutant vs expert) et de l’engagement (degré de pente et dénivelé) des pratiquants. Le type de matériel utilisé et les lieux de pratique habituelle (stations de ski vs que nature) viennent compléter les éléments de différenciation et d’agrégation.
43La classification ascendante hiérarchique (CAH) permet ensuite de préciser la partition la plus pertinente d’un point de vue statistique. Des partitions en trois classes, cinq classes et sept classes sont recommandées par le logiciel SPAD 9.2. La répartition en cinq classes apparaît comme moins réductrice que la répartition en trois axes (débutant, compétiteurs puis autres skieurs de randonnée) qui attribue à cette dernière classe des effectifs très importants par rapport aux deux autres (62,9 %). De son côté, la partition en sept classes, introduit des divisions en sous-groupes qui présentent des caractéristiques souvent très proches les unes des autres. Ces indicateurs ont conduit à retenir la partition en cinq classes.
44La représentation graphique des axes 1 et 2 qui rend compte de 72,8 % de la variance selon le taux de Benzecri illustre bien la position noeudale occupée par les skieurs de randonnée classique (surligné en rouge dans la fig. 8) ainsi que les lignes de différenciation selon les autres modalités de la pratique. Si une forte proportion des pratiquants présente des caractéristiques communes, quatre autres pôles principaux de différenciation se détachent selon une structure d’opposition entre les compétiteurs, les néophytes et les experts ainsi qu’avec les clients des stations. L’axe horizontal représente le niveau technique des pratiquants alors que l’axe vertical traduit davantage leur rapport à la compétition.
45Cette modalité du ski de randonnée s’inscrit dans la forme de l’activité historiquement la plus stabilisée puisque ses origines peuvent être situées en France aux premières années du xxe siècle et sert de référence depuis. Elle se caractérise par la pratique du raid itinérant, défini par la réalisation de parcours de plusieurs jours en haute montagne hivernale. Les skieurs rassemblés au sein de cette classe privilégient l’usage de ski intermédiaire bien adapté à ce type de progression (83,6 % dans la classe pour 65,4 dans l’échantillon). Le niveau de compétence se situe majoritairement parmi les pratiquants confirmés avec une maîtrise de l’inclinaison des pentes moyennes, « de 30° à 40° (sans grande difficulté) ». Les membres de ce groupe valorisent essentiellement la pratique dans la nature à l’exclusion de la fréquentation des stations de sports d’hiver. Au sein de ce profil, le désintérêt pour les compétitions de ski alpinisme est le plus affirmé (99,2 % dans la classe contre 93,6 % dans l’échantillon). Les variables illustratives permettent de mieux cerner les contours de ce profil avec la prévalence de dénivelés moyens compris entre 800 m et 1 200 m et une pratique fréquente de la randonnée pédestre estivale. Le bénéfice d’une assurance apparaît comme le critère principal de l’adhésion à un club ou à une fédération.
Figure 10 – Sous la face nord du Vignemale
Source : Pierre Meyer Entrepyr II
46Ce profil réunit les pratiquants présentant des compétences élevées dans cette discipline avec un niveau expert conséquent (43,1 % dans la modalité contre 12 % dans l’échantillon). Ils s’adonnent à la fois au ski alpin et au ski dans la nature. Les raids à ski font partie des modalités appréciées de même que le taux d’affiliation aux clubs et aux fédérations avec des scores très élevés. Le matériel utilisé les distingue nettement des quatre autres profils avec un recours très fréquent aux skis larges bien adaptés à la pratique du freeride. Ils présentent également une expérience de la haute montagne hivernale qui leur permet des sorties avec une exposition aux risques d’avalanche de niveau 4 à 5, les plus élevés sur l’échelle des risques (60 % dans la modalité contre 34,6 % dans l’échantillon). Les variables illustratives montrent que les pratiquants de ce profil accordent une importance très significative à la réalisation de belles courbes avec des ascensions présentant un très fort dénivelé de 1 200 à 1 800 m. Ils consultent la météorologie de manière systématique (90,8 % dans la modalité contre 78,4 % dans l’échantillon) et sont bien équipés pour le matériel de sécurité. La prise de risque associé à cette modalité du ski randonnée rend compte de la forte proportion des hommes répondant à ce profil (90,8 % pour 76 % dans l’échantillon).
47Parmi les variables actives, l’intérêt pour la compétition est très largement partagé au sein de ce groupe dont l’homogénéité est nettement soulignée. Ainsi l’utilisation des skis ultralégers, parfaitement adaptée à la pratique compétitive, y est nettement privilégiée (45,5 % dans la modalité pour 14,8 % dans l’échantillon). Dans leur rapport aux autres modalités du ski, ils s’adonnent à toutes les formes de pratiques aussi bien sur les pistes des domaines skiables que dans la nature. Les variables illustratives soulignent l’importance accordée à la compétition mais aussi à la sollicitation des qualités athlétiques avec une attention particulière pour les fréquences cardiaques élevées, contrôlée par des capteurs. Les représentants de ce profil se recrutent majoritairement parmi les tranches d’âge les plus jeunes avec un taux important de pratiquants encore en cours d’étude.
48Ce profil se caractérise principalement par le degré de pente, relativement faible, envisagé. Manifestement, la prise de risque est nettement rejetée et le degré de dénivelé recherché est également très modestes avec moins de 800 m (28,6 % dans la modalité contre 4,6 % dans l’échantillon). Les membres de cette classe semblent rechercher des conditions de pratique du ski de randonnée privilégiant les plaisirs de la descente par rapport à la montée tout en restant dans les conditions de grande sécurité. Les pratiquants rassemblés dans ce profil s’adonnent au ski de randonnées selon des modalités assez similaires aux conditions rencontrées sur les domaines skiables et peuvent être rapprochés des clients des stations de sports d’hiver.
Figure 11 – Réfectoire du refuge des Oulettes de Gaube
Source : Pierre Meyer Entrepyr II
49Ce profil se définit d’abord par son taux très élevé de pratiquants qui ne sont pas propriétaires de leur matériel (84 % dans la modalité contre 8,5 % dans l’échantillon). Ce positionnement se trouve corroboré par le niveau de compétence déclarée par les membres de ce groupe qui se qualifie eux-mêmes de débutants (68 % dans la modalité contre 9,9 % dans l’échantillon). La faiblesse du niveau d’affiliation dans un club ou une fédération vient confirmer la cohérence des caractéristiques de ce profil (80 % de la modalité contre 33,9 % dans l’échantillon). Leurs expériences relèvent principalement du ski en station de sports d’hiver (44 % dans la modalité contre 18 % dans l’échantillon), de même que leur faible intérêt pour les prévisions météorologiques. Les variables illustratives montrent également des traits attachés au néophyte qui découvre le ski de randonnée avec une ancienneté qui se limite à moins de deux ans de pratique (32 % dans la modalité contre 7,8 % dans l’échantillon).
50Cette étude ciblée sur les pratiquants du ski de randonnée dans les Pyrénées apporte un éclairage inédit sur les logiques sociales à l’œuvre dans un univers culturel qui échappe aux investigations des enquêtes nationales du fait de leurs faibles effectifs.
51La pratique du ski de randonnée appartient bien, pour la grande majorité de ses adeptes, à la sphère des loisirs de pleine nature qui se démarque de l’univers des sports règlementés dans des espaces standardisés. Un petit effectif de pratiquants s’investit néanmoins dans une modalité à caractère compétitif : le ski-alpinisme qui relève pour sa part de la sphère des sports de nature en conservant un terrain d’exercice dans le milieu naturel peu aménagé.
52Parmi les skieurs de randonnée, si l’ensemble des catégories sociales est effectivement présent, des écarts importants se maintiennent néanmoins par rapport à la population française. Cependant, malgré ces disparités, ce groupe présente une forte homogénéité dans ses attitudes et ses comportements avec un haut degré d’appropriation des normes et des valeurs attachées à une culture montagnarde communément appréciée caractérisée par un « ascétisme électif et naturaliste ».
Figure 12 – Descente en direction du refuge des Oulettes de Gaube
Source : Pierre Meyer Entrepyr II
53Au-delà de ces facteurs d’homogénéité, une opposition structurée en quatre pôles peut être objectivée par l’analyse multivariée. Elle se dessine en effet selon le degré d’intensité de l’effort physique privilégié depuis la recherche de la performance jusqu’à celle d’une forme de modération. Entre ces deux pôles en opposition, la modalité de l’itinérance occupe une position cardinale par l’importance de ses adeptes. Cette structuration des différentes modalités se traduit par l’identification de cinq profils avec en son centre le ski de randonnée classique et à sa périphérie quatre autres groupements composés du côté de la modération par les néophytes ou les clients des stations et du côté de la performance, par les adeptes skis de randonnée engagé et par les sympathisants de la compétition, mais pour ces derniers en situation marginale compte tenu de leur faible nombre. Cette polarisation du ski de randonnée selon ces cinq profils traduit, de manière subtile, des usages de la montagne et des rapports au corps socialement différenciés.
54Pour rendre compte des disparités entre les représentants des différentes catégories sociales au détriment des classes moyennes et populaires, l’interprétation privilégiant la seule barrière économique se trouve relativisée. Le moindre coût du ski de randonnée par rapport aux dépenses occasionnées par un séjour en stations de sports d’hiver conforte au contraire la thèse du rôle des logiques de distinction à l’œuvre entre les différentes fractions de la classe dominante.
55En effet, si les évolutions récentes des matériels, notamment la baisse des coûts de l’équipement de la part de certaines chaînes commerciales de produits sportifs, mais aussi la diminution de l’enneigement des stations de sports d’hiver ont suscité une certaine diffusion du ski de randonnée, le degré de démocratisation de cette forme de loisir hivernal doit être questionné. L’éventail relativement ouvert des catégories socioprofessionnelles représentées ne doit pas masquer la surreprésentation des fractions les plus diplômés dans cet univers culturel comme dans la plupart des autres activités de montagne (Hoibian, 2008). Cette pratique de montagne permet aux représentants des fractions les mieux dotées en capital culturel scolaire « d’obtenir à un moindre coût économique le maximum de distinction, de distance, de hauteur, d’élévation spirituelle, à travers le sentiment de maîtrise à la fois de son propre corps et d’une nature inaccessible au commun » (Bourdieu, 1979).
56Contrairement aux stratégies d’appropriation et de privatisation des espaces des fractions les plus dotées en capital économique, visant à assurer « la permanence […] d’un processus d’agrégation – ségrégation qui est un des moteurs centraux de la vie sociale des hautes classes » (Pinçon-Charlot, 1996), il en va différemment pour les fractions cultivées des élites sociales. Il s’agit moins, pour ces dernières, de maintenir un strict entre soi que de faire prévaloir, aussi longtemps que possible, leur définition du bon usage de la montagne en tant que référence légitime. Du fait de leur position dominante au sein de cet univers culturel, elles sont en situation d’imposer aux nouveaux entrants leurs modes de sociabilité, leurs normes de comportement, leurs codes sociaux en fonction de leurs propres dispositions éthiques et esthétiques. Par une forme d’acculturation, fonctionnant comme un processus d’intégration mais aussi d’exclusion, elles sont en mesure de transformer leur propre vision du monde en valeurs universelles. Les freins à la démocratisation des loisirs de montagne semblent donc davantage liés à un processus de domination culturelle et symbolique qu’au seul facteur économique même si le coût de ces pratiques constitue aussi un élément de sélection sociale bien réel. Dans une perspective de démocratisation de cette forme de loisir, la barrière financière pourrait être levée par les actions des organisations à visée sociale. Les obstacles culturels et symboliques, inscrits dans les habitus et les dispositions, le plus souvent incorporés dès l’enfance, apparaissent plus difficilement surmontables en l’absence de véritables politiques publiques de socialisation précoce des enfants des milieux populaires à la nature et à la montagne.
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