1Poser la question de ce que ce fut que « devenir Stendhal », c’est s’interroger en même temps sur l’homme et sur l’œuvre. Muriel Bassou le fait en adoptant une approche qui mêle sociocritique et philosophie. Elle énonce ainsi sa conviction : « Il n’y a pas d’incompatibilité entre l’invention de soi comme auteur et le partage avec autrui. » (p. 368).

2La première gageure de son entreprise est de repenser les concepts-clefs de la critique stendhalienne que sont le beylisme et l’égotisme, en les inscrivant dans la problématique générale des rapports interpersonnels. Muriel Bassou met à l’honneur la place prépondérante qu’occupe la notion d’amitié à la fois dans l’œuvre fictionnelle de Stendhal et dans ses écrits intimes, dont elle fait une analyse croisée. Cette notion articule en effet, comme l’indique la quatrième de couverture, « les questions de l’altérité, de l’intime et du dialogisme » qui sont au cœur de sa création. En réévaluant l’image ordinaire de celui qu’on a volontiers qualifié de « Monsieur Moi-même », Muriel Bassou s’inscrit dans les débats de la critique stendhalienne de façon originale, en insistant sur le fait paradoxal que l’écrivain « insulaire de l’île MOI » (Valéry) s’est formé dans un cercle d’amis.

3Les enjeux de son travail peuvent être synthétisés ainsi : il s’agit en premier lieu de dépasser l’idée selon laquelle toute l’œuvre de Stendhal serait marquée par un incurable égotisme, et cela passe par la mise en perspective d’un parcours sous influences ; puis d’éclairer les spécificités de l’amitié beyliste – dans le cadre d’une comparaison avec Rousseau – dans ses pratiques et ses préceptes ; enfin de considérer les œuvres en collaboration du jeune Henri Beyle, qui seraient le prolongement en acte d’une construction d’un soi et d’une œuvre au miroir de l’autre.

4À la suite d’une introduction dans laquelle est solidement historicisée la notion d’amitié, Muriel Bassou propose trois « parcours de l’amitié » (p. 30) chez Stendhal, celle-ci étant considérée tour à tour en tant qu’objet théorique, en tant que « pratique sociale » (p. 31) et enfin en tant que pratique littéraire.

5La première partie de l’ouvrage (« Lire, penser, écrire l’amitié ») est consacrée à la place qu’occupent l’amitié et la figure de l’ami dans le processus créatif de Stendhal, en suivant son parcours, de la lecture – celle d’Helvétius et des Idéologues notamment – à l’écriture. Elle cherche aussi à reconstituer un De l’amitié en creux, une « typologie stendhalienne de l’amitié » (p. 113) entée sur un imaginaire des nations, un langage stendhalien de l’amitié, et finalement la « possible unité du discours » (p. 31) de Stendhal sur ce sujet.

6Réinvestir le champ de l’interpersonnel, et réévaluer de cette façon l’égotisme stendhalien, consiste aussi à replacer l’écrivain au sein d’un contexte littéraire et social précis et d’un cercle d’influences et de fréquentations ; c’est également interroger « la figure d’autrui au sein même de l’écriture de soi » (p. 267), comme miroir et comme révélateur de l’intime. C’est l’enjeu de la deuxième étape du parcours (« L’art de vivre avec autrui »), qui pose la question de l’amitié stendhalienne en pratique et sous l’égide du « beylisme », cet « art de vivre heureux avec soi-même et les autres » (p. 31). Muriel Bassou envisage ici une nouvelle forme de sociabilité juvénile, au moment où s’invente l’adolescence (Anne Vincent-Buffault), une sociabilité liée à l’idée de génération, et plus que cela, de promotion, telle qu’elle apparaît dans le cercle de l’École centrale où se formalise la pensée d’une amitié beyliste. C’est là qu’apparaît le plus clairement la fonction de l’amitié dans la construction et la connaissance de soi, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain : les amis jouent le rôle de conseiller, de substitut au journal, de complice, et trouvent à se loger au cœur de l’intimité.

7Le point d’aboutissement de ce travail est aussi sa partie la plus riche. Muriel Bassou y aborde la question de l’écriture en collaboration, en particulier avec Crozet et Faure. L’intitulé de cette dernière étape du parcours (« Naissance de l’écrivain et collaboration littéraire ») explicite les liens (que mettait déjà en avant le sous-titre de l’ouvrage) entre amitié et formation littéraire, où l’autre apparaît véritablement comme un vecteur essentiel de la création, puisque c’est de la relation à autrui que naissent à la fois l’écriture et l’écrivain, au sein d’un scénario auctorial original : « l’égotisme à plusieurs » (p. 310). Au pan théorique que représentent les deux premières parties répond une mise à l’épreuve concrète de l’intuition de Muriel Bassou selon laquelle la naissance de l’écrivain est le résultat d’un dialogisme, qui consiste en une confrontation permanente avec la pensée et les écrits de l’autre. Elle s’appuie pour ce faire sur l’analyse précise des manuscrits de l’écriture en collaboration. Ainsi la boucle de la démonstration est bouclée : la collaboration est à la fois représentation (mettant en jeu l’ethos de la relation amicale) et pratique efficiente de l’amitié, dans son rapport avec la lecture, l’écriture et le « devenir » de l’écrivain.

8Ainsi pouvons-nous dire avec Muriel Bassou qu’il n’y a en effet « pas d’incompatibilité entre l’invention de soi comme auteur et le partage avec autrui » (p. 368). Il y a plutôt parfaite corrélation, l’invention de soi étant inséparable de la notion de dialogue à plusieurs échelles, avec les auteurs que lit Stendhal d’abord, avec le cercle de l’École centrale ensuite, avec le lecteur-ami enfin, invité ici à lire l’ouvrage de Muriel Bassou, dont l’intérêt et la richesse constituent un nouveau rendez-vous pour les happy few.